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Introduction

Dans un des articles pionniers traitant de l’infécondité volontaire, Veevers (1973) reprenait les mots de Dexter (1958) pour dénoncer l’« inattention sélective » dont ce phénomène faisait l’objet en sciences sociales. Les choses ont bien changé depuis dans les pays occidentaux qui ont vu fleurir de nombreuses études sur les personnes renonçant à la parentalité (Blackstone, 2019 ; Debest, 2012 ; Gillespie, 2000 ; Gotman, 2017 ; Kreyenfeld et Konietzka, 2017). Partant de l’infertilité, la recherche s’est finalement intéressée plus généralement aux childless, puis aux childfree. Ce faisant, elle a accompagné le changement de paradigme entourant l’absence d’enfant, qui est devenue une situation ambivalente, qui reste stigmatisée, mais plus automatiquement indésirable.

En dehors des contextes occidentaux, les travaux sur la famille et la population n’ont pas toujours suivi cette évolution. En Inde, l’étude de la non-parentalité n’a longtemps été abordée que sous l’angle de l’infertilité, elle-même associée à de mauvaises conditions de vie impactant la santé reproductive (Jejeebhoy, 1998 ; Patra et Unisa, 2021 ; Purkayastha et Sharma, 2021). Deux raisons peuvent l’expliquer. La première est que l’une des grandes préoccupations démographiques de la seconde moitié du 20siècle a été la croissance rapide de la population des pays dits du Sud. La deuxième est que les conséquences de la non-parentalité sont plus explicites dans certains contextes que dans d’autres. Une grande valeur sociale liée à la parentalité implique en effet une forte stigmatisation découlant de son absence. Ainsi, en Inde, il est difficile d’imaginer que cette situation puisse être désirée, ou même envisagée, si l’on peut faire autrement. Ceci est d’autant plus vrai pour les personnes socioéconomiquement désavantagées, en particulier si ce sont des femmes. Elles peinent à trouver d’autres formes de valorisation sociale et ont moins de ressources pour gérer les pressions ou leur résister (Riessman, 2000). Autrement dit, étant donné le gain de statut social que permet la maternité, ne pas en profiter semble forcément dû à un dysfonctionnement biologique.

Néanmoins, des changements suggèrent une évolution normative des façons de faire famille. Il est en effet plus facile pour les jeunes générations, en particulier les plus éduquées, de sortir quelque peu des sentiers battus et de créer de nouvelles formes de famille, notamment en dehors du ménage élargi (Dutta, 2016). En outre, si la grande majorité des mariages restent arrangés avec la famille, sans remettre ouvertement en question le caractère bien régulé des unions, les individus ont de plus en plus leur mot à dire dans le choix de leur conjoint·e. Une plus grande importance est accordée aux affinités et à la compatibilité des jeunes couples (Pradhan, 2018). Dans certains milieux urbains, l’institution familiale perdrait ainsi de sa force normative (Martenot, 2017), exacerbant chez les jeunes des tensions identitaires, entre un individualisme croissant et des attaches relationnelles fortes (Mitra et Arnett, 2021 ; Sinha et Tripathi, 1994).

Au sein de ces dynamiques qui traversent et changent les familles indiennes, émerge une sous-population de personnes se disant volontairement sans enfant, défiant de la sorte les normes procréatives dominantes. Ce groupe s’exprime sur les réseaux sociaux. Il est présent sur Facebook, sur Instagram ; il débat sur Quora, sur Reddit. Les sujets abordés y sont divers, mais celles et ceux qui ont fait ce choix discutent particulièrement de leurs motivations, de leur sentiment d’être stigmatisé·es, au mieux incompris·es. Internet et les réseaux sociaux deviennent alors un lieu de résistance. Ils permettent à ces individus de reprendre un certain contrôle sur la manière dont ils sont perçus, de s’affirmer comme acteur·ices dans la construction de leur identité. En prenant la parole, ces personnes établissent des contre-discours qui interrogent et tentent de renverser l’ordre normatif établi pour en bâtir un nouveau, où les représentations négatives dont elles font l’objet laisseraient place aux représentations positives qu’elles se créent.

Contribuant aux rares recherches sur des personnes volontairement sans enfant en Inde (Bhambhani et Inbanathan, 2018 ; 2020 ; Nandy, 2013 ; 2017 ; Riessman, 2000), notre étude interroge les mécanismes mis à l’œuvre lors des processus de redéfinition de l’identité pour gérer et résister à la stigmatisation. Dans la lignée des travaux de Moore (2014) et de quelques autres (Hintz, 2022 ; Hintz et Brown, 2019 ; 2020 ; Moore, 2021) traitant des interactions virtuelles entre personnes sans enfant dans d’autres contextes, notre recherche explore la place d’Internet comme terrain de négociation de cette identité socialement dévalorisée. En quoi est-elle imbriquée dans des enjeux de pouvoir vis-à-vis du groupe dominant ? En quoi constitue-t-elle une forme de résistance à la normativité procréative ? D’autres normes sont-elles remises en question ? Ces interrogations guident notre analyse du subreddit ChildfreeIndia, un lieu de discussion pour les Indien·nes volontairement sans enfant. À partir de ce groupe, notre recherche s’attelle plus largement à saisir le vécu des personnes sans enfant dans le pays le plus peuplé du monde et à comprendre si/comment elles peuvent gérer leur stigmatisation, voire y résister.

L’article est structuré de la manière suivante. Une première section développe les concepts de « pronatalisme » (Park, 2002), de stigmatisation et de résistance. Cette partie présente les normes procréatives dominantes au niveau global et au niveau indien, en soulignant leur aspect genré. Puis, elle s’intéresse au phénomène de l’infécondité volontaire en milieu pronataliste. Enfin, elle traite de la stigmatisation, en partant du cadre théorique proposé par Goffman (1963), pour ensuite explorer les théories de la résistance. Une deuxième section théorique expose les notions de communauté et d’identité en ligne. Elle s’ouvre sur une discussion décrivant l’importance des communautés en ligne pour les groupes marginalisés, en insistant sur leur hétérogénéité et leur fluidité. Dans un second temps, elle se concentre sur le cas spécifique des communautés virtuelles childfree en présentant les études empiriques existantes. Dans une troisième partie consacrée aux données et à la méthode, l’intérêt des réseaux sociaux comme source de données est d’abord discuté. S’en suit une explication de la sélection des données et de la méthodologie, composée d’une analyse de valence et d’une analyse thématique. Une quatrième partie est dédiée aux résultats. On y découvre que les discussions du groupe étudié se démarquent par une tonalité positive et traitent principalement de quatre thématiques : partenaire, raisons de ne pas vouloir d’enfant, conséquences négatives liées au statut de childfree et stérilisation. Une discussion analytique précède la conclusion ; les deux types de stratégies employées par les membres pour contrevenir à la normativité procréative — le travail sur l’identité et la résistance dans les interactions sociales — y sont discutés.

Pronatalisme, stigmatisation et résistance

Bien que les normes procréatives connaissent des évolutions, la parentalité reste un élément dominant des parcours de vie. Les personnes sans enfant sont considérées comme déviantes, ce qui les pousse à établir des stratégies de « gestion de l’information » (Goffman, 1963 ; Park, 2002) et de résistance à la stigmatisation (Morison et al., 2016 ; Riessman, 2000). Cette section est dédiée au développement de ces idées.

Normes procréatives

Morison et al. (2016) présentent trois éléments qui contribuent à faire de la parentalité une norme importante. Premièrement, avoir des enfants est censé être naturel : un impératif biologique auquel chaque être humain devrait se soumettre. Deuxièmement, la parentalité est vue comme une étape essentielle du développement à l’âge adulte pour les personnes hétérosexuelles, marquant une évolution genrée « normale ». Troisièmement, elle est considérée comme donnant un sens à la vie, participant ainsi au bien-être et à l’accomplissement de chacun·e.

Mais la normativité procréative ne se limite pas à vivre l’expérience de la parentalité. Dans toutes les sociétés, des normes régulent également le moment où cette expérience devrait être vécue (Settersten et Thogmartin, 2018) et le nombre d’enfants qui devrait en résulter. En outre, certaines descendances sont plus attendues que d’autres. Une lecture intersectionnelle a établi que la reproduction des groupes dominants a dans nombre de sociétés été encouragée au détriment de celle des groupes dominés, y compris en Inde (Frederick, 2017 ; Gillespie, 2000 ; Moore, 2014 ; Morison et al., 2016).

Les normes procréatives indiennes sont marquées par l’histoire démographique du pays. Durant la seconde moitié du 20e siècle, la population indienne croît rapidement, à l’instar de celle d’autres pays non occidentaux. Ce phénomène suscite des craintes au niveau international et incite le gouvernement à développer des politiques de contrôle des naissances dès l’indépendance du pays (Guilmoto et Kulkarni, 2004 ; Véron, 2002 ; 2006). La propagande étatique diffuse alors dans les médias de masse le modèle de la famille parfaite comprenant deux enfants, largement accepté actuellement (Guilmoto et Kulkarni, 2004 ; Harkavy et Roy, 2007). Dans certaines régions, des mesures d’exclusion de la vie politique ou de certains services de santé sont appliquées aux personnes ayant plus de deux enfants (Bhambhani et Inbanathan, 2020). Des compensations financières pour la stérilisation sont également proposées (Bhambhani et Inbanathan, 2020). Ne pas avoir « trop » d’enfants ne signifie cependant pas ne pas en avoir. Longtemps associée à la pauvreté et à une accumulation de désavantages, l’absence d’enfant est vue comme une rupture de l’ordre des choses. La parentalité est attendue. Elle représente un devoir (Nandy, 2017), un marqueur de normalité et de respectabilité (Bharadwaj, 2003 dans Nandy, 2017), et doit survenir dans le cadre du mariage pour que ce dernier soit accompli (Bhambhani et Inbanathan, 2020).

Les normes procréatives sont d’autant plus fortes pour les femmes, la maternité étant considérée comme faisant partie intégrante de leur identité (Bhambhani et Inbanathan, 2018 ; Letherby, 2002 ; Nandy, 2017 ; Gillespie, 2000). L’expertise religieuse, politique, scientifique et médicale a renforcé cette essentialisation des corps féminins, qui s’est immiscée dans la vie quotidienne et a associé l’identité sociale des femmes à celle de mères. Ainsi, Gillespie (2000 : 225) affirme :

« La forme de pouvoir la plus insidieuse est celle qui façonne les perceptions des individus de manière à ce qu’ils ne questionnent pas l’ordre social. Les idéologies de la maternité sont passées dans le discours populaire et dans le sens commun pour devenir une “vérité” et des “faits”, qui influencent les représentations sociales des femmes […]. Par conséquent, historiquement, prendre soin des enfants a été considéré comme ce que les femmes font et les mères ont été vues comme ce que les femmes sont. Cela a constitué le nœud central de la féminité normale et saine, le rôle social des femmes et, en fin de compte, la signification même du terme de femme ».

En Inde, la figure de la femme idéale et complète est celle d’une épouse hétérosexuelle et biologiquement apte à enfanter (Bhambhani et Inbanathan, 2018 ; Nandy, 2017). La maternité apporte des avantages dans la société (Riessman, 2000). Elle permet notamment d’accéder au statut valorisé de belle-mère, gardienne de la cellule familiale, qui bénéficie directement des normes procréatives et qui, dès lors, les reproduit (Riessman, 2000). Pour les femmes venant de milieux plus privilégiés, la pression à enfanter est également très forte, même si une maternité retardée au profit d’une éducation professionnelle est de plus en plus acceptée (Riessman, 2000).

L’infécondité volontaire

Malgré l’importance du pronatalisme, une proportion grandissante de la population renonce à la parentalité en choisissant ou acceptant de ne pas avoir d’enfant (Basten, 2009 ; Gillespie, 2000). Cela peut être le fruit d’une décision claire ou la résultante des contraintes et des opportunités de la vie. Renoncer à la parentalité est un processus variable entre individus et évolutif, ambivalent, chez une même personne (Matthews et Matthews, 1986 ; Rybińska et Morgan, 2019 ; Settersten et Thogmartin, 2018). Ainsi, le choix d’enfanter ne peut-il être considéré comme une notion binaire (Letherby, 2002). Il est parfois plus juste de parler de ne jamais avoir pris la décision d’avoir des enfants (Letherby, 2002). La recherche scientifique s’est largement penchée sur ce phénomène dans les pays occidentaux (Blackstone, 2019 ; Debest, 2012 ; Gillespie, 2003 ; Gotman, 2017 ; Kreyenfeld et Konietzka, 2017 ; Letherby, 2002 ; Miall, 1994 ; Veevers, 1973), et plus récemment dans certains pays du continent asiatique (Nakamura, 2007 ; Sobotka, 2021 ; Yang et Rosenblatt, 2008 ; Yip et al., 2015).

En Inde, l’absence d’enfant est considérée comme un fléau (Bhambhani et Inbanathan, 2018), associée à l’infertilité qui est fortement stigmatisée (Bharadwaj, 2003). Dans ce contexte, peu d’études existent sur les personnes renonçant à la parentalité. Parmi les chercheur·ses s’y étant intéressé·es, Riessman (2000) rapporte l’expérience de trois femmes mariées du Kerala volontairement sans enfant. Baudin et Sarkar (2021) mettent en évidence l’existence d’une population émergente de femmes hautement éduquées et sans enfant, sortant des schémas liés à l’infertilité et à la pauvreté. Bambhani et Inbanathan étudient la définition de leur identité et les raisons de leur choix chez des femmes (2018) et des couples (2020) indiens ne souhaitant pas d’enfant. Pour sa part, Nandy consacre sa thèse de doctorat aux outliers of motherhood, dont les femmes volontairement sans enfant font partie (Nandy, 2013 ; 2017).

Ces recherches suggèrent une évolution de la population des personnes sans enfant en Inde, avec une part croissante d’individus renonçant à la parentalité. Leur profil est généralement similaire ; ces individus sont hautement éduqués, de classe moyenne supérieure, urbains et désireux de se réaliser professionnellement. Le vécu, le ressenti de ces personnes est cependant peu étudié. Dans cette recherche, nous nous intéressons à ce que devient la stigmatisation lorsque la non-parentalité est vécue par ces individus socioéconomiquement avantagés. Nous analysons comment ils construisent un contre-discours aux normes dominantes et identifions les stratégies mises en place pour les contrer. La prochaine sous-section traite donc de stigmatisation, mais aussi de résistance.

Stigmatisation et résistance aux normes procréatives

Les expériences normatives sont généralement désirées car elles amènent une valorisation sociale. Les individus ne les vivant pas sont souvent stigmatisés (Settersten et Thogmartin, 2018). Devenir parent·e est l’une de ces transitions apportant un gain de statut social indéniable. Par opposition, les personnes sans enfant représentent l’altérité (Letherby, 2002). Quand elles ne sont pas perçues comme responsables de leur situation, elles peuvent éventuellement susciter de la compassion. En revanche, quand elles renoncent à cette expérience ou la rejettent, elles prennent le risque d’être considérées comme immatures et/ou égoïstes (Letherby, 2002 ; Park, 2002). L’existence d’un différentiel genré dans le poids des normes procréatives implique que les conséquences de leur violation sont d’autant plus importantes pour les femmes, qui endossent majoritairement la responsabilité reproductive (Blackstone et Stewart, 2012). Plus que les hommes, elles violent leur « impératif moral » (Hintz et Brown, 2020). Plus que les hommes, elles transgressent. Plus que les hommes, la société les marginalise.

Plusieurs études traitant de l’infécondité et de sa stigmatisation partent du cadre théorique proposé par Goffman (1963 ; notamment Hintz et Brown, 2019 ; Morison et al., 2016 ; Park, 2002 ; Remennick, 2001 ; Riessman, 2000). Le sociologue considère que la stigmatisation se construit dans les interactions sociales. Il aborde le stigmate comme un décalage entre l’identité attendue d’une personne et son identité réelle. Le stigmate peut être visible ou caché, rendant les individus « discrédités » ou « discréditables ». Les personnes discréditables, dont les sans enfant font partie, ont plus de marge de manœuvre dans la gestion de l’information concernant leur identité stigmatisée. Elles peuvent décider de cacher ou de dévoiler leur situation, partiellement ou totalement, en fonction des contextes dans lesquels elles se trouvent.

L’une des critiques faites à cette théorie est que le système normatif définissant le stigmate semble accepté et partagé par tout le monde dans une société donnée. Ainsi, une personne stigmatisée saura qu’elle n’est pas « normale », l’intériorisera, s’en sentira diminuée, et cherchera des moyens de réduire les conséquences sociales négatives liées à sa différence. Or certain·es auteur·ices insistent sur la « nature contestée du stigmate » (Kusow, 2004 : 180). Ne pas prendre ceci en considération reviendrait à mettre les personnes socialement oppressées dans une position passive, « laissant peu de place à l’exploration de formes plus autonomisantes d’agentivité » (Frederick, 2017 : 132). Ces recherches préfèrent souligner la capacité à résister à l’ordre normatif (Riessman, 2000), voire à contre-stigmatiser le groupe dominant (Kusow, 2004). Certaines personnes ne voulant pas d’enfant se dressent en effet contre l’injonction à la parentalité. Une autre critique est d’ordre contextuel. Riessman (2000), dans son étude des femmes sans enfant au Kerala, soulève que la frontière discrédité·e/discréditable se base sur l’existence d’une vie privée et indépendante du reste de la société. Elle note que, pouvant être pertinente dans des contextes occidentaux, cette condition peut ne pas être très réaliste dans d’autres configurations. Par exemple, en Inde, cacher des informations sur son infertilité dans de petits villages ou dans des zones urbaines pauvres où règne la promiscuité n’est pas une chose aisée.

A l’instar d’autres auteur·ices traitant des personnes marginalisées, Riessman (2000 : 122) privilégie le « langage féministe de la résistance » comme grille de lecture des stratégies employées par les groupes minoritaires. Ces stratégies peuvent être organisées mais, souvent, elles se manifestent à travers l’everyday resistance (concept issu de l’« infrapolitique » de Scott, 1987 ; Frederick, 2017 ; Riessman, 2000). Ces pratiques challengent les rapports de pouvoir, parfois de manière invisible, mais souvent de façon transformative. Elles peuvent s’épanouir au sein de groupes sociaux structurés, de communautés, en l’occurrence celles qui se constituent depuis quelques années sur les réseaux sociaux. De plus en plus, ces espaces participent au changement social, dans des domaines personnels et intimes comme celui du mariage (Titzmann, 2013) et, ici, de la procréation.

De childless à childfree : la construction de communautés

Comment internet peut-il devenir un terrain de négociation identitaire et de résistance ? Pour le comprendre, cette section discute de notions définissant les identités collectives en ligne comme celle de communauté. La co-construction de l’identité des personnes childfree est également abordée, ainsi que le rôle des rhétoriques discursives sur l’autolégitimation et sur la gestion/résistance à la stigmatisation. Les études présentées ne sont pas spécifiques à l’Inde, mais elles ouvrent la voie à notre analyse.

Internet comme lieu de soutien et de résistance

Comme pour d’autres populations marginalisées, internet et les réseaux sociaux représentent un espace et une ressource importantes pour les individus childfree (Morison et al., 2016). Moore (2014) affirme que, pour ces personnes, le terme même de childfree est historiquement et contextuellement situé dans les communautés en ligne, en particulier parce qu’elles leur permettent de se réunir. Peu nombreux et ne rentrant pas dans les normes sociales établies, ces individus n’auraient pas l’opportunité de se rencontrer hors ligne, manquant ainsi l’opportunité de co-construire leur identité (Moore, 2014 ; Morison et al., 2016). Internet et les réseaux sociaux participent au développement de communautés transnationales dédiées à ces personnes de sensibilité similaire (Basten, 2009). Elles leur donnent l’occasion de discuter, de se soutenir, de partager des informations, de débattre, de se légitimer et, potentiellement, de développer des stratégies de résistance (Basten, 2009 ; Morison et al., 2016).

À ce stade, il est important de souligner que, dans leur sens classique, les notions de communauté et de culture, en ce qu’elles suggèrent d’essentialisant, d’englobant et d’immuable, sont imparfaites. Kozinets (2015 : 10) affirme qu’il faudrait en réalité les comprendre comme des notions fluides et évolutives, aux frontières poreuses, des « identités liquides baumaniennes ». Ce même auteur propose la notion de consocialité, décrivant des contextes relationnels précis, où des personnes pas forcément proches sont liées par ce qu’elles « ont en commun » plutôt que par « ce qu’elles sont » (Kozinets, 2015 : 11). Appartenir à une communauté en ligne est donc à appréhender comme un engagement variable en termes d’intensité et de temporalité. Les « membres » ont des pratiques diverses et changeantes. Certain·es ne participent même jamais activement à la vie en ligne de la communauté, se contentant de regarder ce qu’il s’y passe. Ces personnes sont d’ailleurs les utilisateur·ices majoritaires de Reddit (Amaya et al., 2021).

Les groupes virtuels cachent donc une grande hétérogénéité. La communauté childfree n’échappe pas à cette règle. N’étant pas une « entité fixe et monolithique » (Moore, 2014 : 171), elle est composée de plusieurs courants (Basten, 2009 ; Moore, 2014 ; Morison et al., 2016). Certains se veulent des groupes de soutien, d’autres sont plus radicaux, voire parfois agressifs envers les parent·es ou les enfants (Basten, 2009 ; Moore, 2014). La définition et l’acceptation de la dénomination childfree sont également variables, ce qui en fait une « identité contestée » (Moore, 2014 : 176 ; Morison et al., 2016).

Se définir et se raconter sur Internet : rhétoriques discursives des identités childfree

La question de l’autodéfinition de leur identité est cruciale pour les populations marginalisées (Courchêne, 2003 ; Harding, 1992). Se réapproprier les termes est un moyen de se raconter soi-même, de renverser les discours dominants et de créer une nouvelle normativité, certes restreinte à un espace défini, mais qui peut avoir une influence à l’extérieur de celui-ci. Moore (2014) cite trois mécanismes mis en place par les personnes childfree qu’elle étudie sur LiveJournal pour construire leur identité à travers le discours. Le premier, la « dénomination », décrit le processus de revendication d’une appellation (« childfree », « intentional non-parent », « aunt »). Le deuxième, la « négociation », est le mécanisme de définition du soi et des autres qui nécessite une reconnaissance de fondements idéologiques partagés. Le troisième, la « représentation », est le processus de co-construction discursive du groupe comme un ensemble cohérent défendant des causes communes. La représentation peut avoir lieu en ligne ou hors ligne et se fait à travers le partage de valeurs fondamentales du groupe (Moore, 2014).

Morison et al. (2016) considèrent également les discours comme un moyen de se positionner contre la stigmatisation et la normativité procréative. Dans leur étude de sites Internet, ces autrices repèrent deux types de discours justifiant la position des personnes volontairement sans enfant. D’un côté, la rhétorique du « choix » de ne pas procréer est développée. Les arguments avancés sont ceux du caractère personnel que revêt une telle décision, ou de la justification de cette dernière comme mûrement réfléchie, voire moralement supérieure à celle d’enfanter. De l’autre, la rhétorique du « non-choix » s’emploie à déresponsabiliser ses utilisateur.ices en présentant leur situation comme hors de leur contrôle. Elle minimise leur implication en les considérant comme des personnes childfree, soit par essence — born that way — soit par circonstances — les coûts de la parentalité étant insoutenables (Morison et al., 2016). D’après les chercheuses, la rhétorique du choix a une plus grande propriété transformative, car elle remet directement en question l’ordre social établi.

Notre recherche s’inscrit dans la continuité de ces travaux. Elle propose de s’intéresser au contexte si singulier de l’Inde, où il n’existe pas encore d’étude sur la construction des identités en ligne des personnes volontairement sans enfant.

Données et méthode

Les réseaux sociaux comme source de données

Les réseaux sociaux sont une source de données de plus en plus utilisée dans la recherche, qu’elle soit quantitative ou qualitative, en démographie, en sociologie, en psychologie, en sciences politiques ou encore en santé publique.

Reddit est une source particulièrement bien représentée dans les études scientifiques. Ceci est notamment lié à l’anonymat qui est la règle sur ce réseau. Si la possibilité d’être anonyme encourage parfois des comportements inappropriés, voire agressifs, des recherches mettent en évidence la plus grande intimité qu’elle accorde (Bernstein et al., 2011 dans Ammari etal., 2019). En effet, les réseaux anonymes permettent d’étudier des problématiques particulièrement sensibles ou marginalisantes comme les troubles alimentaires (Sowles et al., 2018), l’usage de substances (Arshonsky et al., 2022 ; Lea et Jungaberle, 2020 ; Zhan et al., 2019) ou encore le célibat involontaire (Maxwell et al., 2020). Ne pas révéler son identité contribue indubitablement à une plus grande liberté d’expression. De plus, l’absence de chercheur·ses évite toute intervention externe dans le choix des sujets abordés, ainsi qu’un certain biais de désirabilité sociale (Fiesler et Proferes, 2018 ; Bhambhani et Inbanathan, 2020). L’étude des plateformes virtuelles donne donc accès à des dimensions de la vie des populations marginalisées difficilement saisissables avec d’autres méthodes (Amaya et al., 2021 ; Caplan et al., 2017).

Reddit, la « page d’accueil d’Internet », est par ailleurs l’un des sites les plus populaires au monde (1,7 milliard de visites en mai 2022 selon Statista [2022]), et ce, particulièrement en Inde qui en est le sixième pays utilisateur (Similarweb, 2022). La plateforme détient quantité de données qu’elle peut mettre à disposition (Amaya et al., 2021). Son fonctionnement est simple : le réseau social permet la création de groupes — des subreddits — traitant de divers sujets. La majorité d’entre eux sont publics. Il est possible pour les membres d’y publier des posts et de commenter ceux d’autres membres.

Plusieurs subreddits sont dédiés à la non-parentalité volontaire : Childfree, Actuallychildfree, Truechildfree ou encore Antinatalism. Childfree est celui qui rassemble le plus de membres (environ 1,5 million en septembre 2022) et a déjà été utilisé comme source de données dans d’autres recherches académiques (Hintz, 2022 ; Hintz et Brown, 2019 ; 2020 ; Moore, 2021). Contrairement à ce que pourrait suggérer la rareté des recherches sur les personnes childfree en Inde, il existe une forte demande pour ce genre de groupes en ligne dans le pays (Basten, 2009). À notre connaissance, aucune étude sur le sujet n’analyse les données fournies par les réseaux sociaux en tant que telles. Le subreddit ChildfreeIndia offre une belle opportunité à cet égard.

Subreddit ChildfreeIndia : récolte et sélection des données

Le subreddit ChildfreeIndia existe depuis le 21 mars 2019 et comptait 1741 membres au moment de l’extraction des données. Les échanges y ont lieu en anglais, ce qui nous indique à la fois que les discussions transcendent les régions de cet immense pays multilingue et qu’elles se tiennent entre individus de milieux instruits, l’anglais étant un marqueur social d’éducation.

Les données utilisées pour cette recherche ont été récoltées le 30 août 2022. Tous les posts en ligne au moment de l’étude (n=225) et leurs commentaires associés ont été extraits depuis la création du groupe ChildfreeIndia. Les posts (n=105) partageant des liens vers d’autres sites, articles, vidéos, les posts automatiques, les posts d’invité·es phares venu·es répondre à des questions et les posts renvoyant à d’autres plateformes sociales ont été écartés de l’analyse dans la mesure où il ne s’agit pas de discussions entre les membres de la communauté. L’échantillon final est composé de 120 posts.

Méthode

Une analyse de valence a d’abord été effectuée sur l’intégralité des posts et commentaires associés dans le but d’analyser la teneur des discours du subreddit. Une analyse thématique a ensuite été réalisée sur les posts sélectionnés d’après les directives de Braun et Clarke (2006). Une lecture initiale approfondie des posts a permis une familiarisation avec les données. Un premier codage a été établi de façon systématique. À partir de ces codes, des thèmes ont été créés. Les données pertinentes ont été attribuées à chaque thème. Les thèmes ont été revus, définis et nommés. Plusieurs allers-retours entre les données, le codage et les thèmes ont été réalisés afin de garantir la robustesse de l’analyse.

L’unité d’analyse est le post, bien qu’aient également été passés en revue les commentaires associés. Le traitement de ces derniers s’est fait de la manière suivante : après une lecture attentive de tous les commentaires, un résumé de leur contenu général a été indiqué dans une sous-catégorie « contenu des commentaires » pour chaque post ; certains commentaires plus originaux ou particulièrement pertinents ont été choisis pour illustrer et étayer le propos de l’analyse.

Les données de Reddit sont publiques et anonymes. Cela étant, des précautions supplémentaires ont été prises afin de ne pas révéler l’identité des membres du subreddit ChildfreeIndia. En plus de se retreindre aux données en ligne au moment de l’étude, l’analyse reste globale en s’abstenant de recréer les profils des utilisateur·ices ou de les lier au contenu des posts. Le but est de conserver l’anonymat de chacun·e, tout en ouvrant une porte sur les discussions et débats généraux du groupe. Les citations sont paraphrasées en français pour éviter que l’on puisse les retrouver via un moteur de recherche et les pseudonymes des utilisateur·ices ne sont jamais révélés (Ammari et al., 2019 ; Bruckman, 2002 ; Kozinets et al., 2014 ; Moore, 2014 ; Proferes et al., 2021).

Résultats

Profils et analyse de valence

Bien que les données du subbreddit soient anonymes, une partie des membres donnent des informations sur leur profession, leur âge et leur genre dans leurs posts. Parmi les 120 publications, les 71 qui incluent des détails sur le genre de leur auteur·ice montrent une légère prédominance masculine (62 %). La moyenne des âges (qui vont de 19 à 38 ans) se trouve autour de 26-27 ans d’après les informations disponibles dans 61 posts. Quant à la catégorie socioprofessionnelle, confirmant ce que suggère l’utilisation de l’anglais, elle est située autour de la classe moyenne supérieure dans 27/30 publications y faisant mention[1]. Par ailleurs, de petits sondages lancés sur le groupe par des membres les interrogent par exemple sur leur lieu de résidence. Ces informations ne sont pas représentatives au sens strict — les répondant·es ne sont d’ailleurs pas forcément les mêmes personnes que les auteur·ices des posts — mais elles renseignent sur les profils présents dans la communauté. Les petits sondages indiquent que la majorité des répondant·es vivent en Inde (139/160), que le Sud du pays est bien représenté (72/138) et qu’un intérêt existe chez beaucoup pour le mouvement FIRE[2] (93/135) bien qu’il ne s’agisse pas de la raison principale de leur volonté de ne pas avoir d’enfant.

Comme toute communauté virtuelle, le subreddit est hétérogène dans la composition de ses membres. Childfree modéré·es et antinatalistes plus radicaux·ales s’y côtoient, partageant dans leur multiplicité la remise en question du pronatalisme dominant. Le groupe prend toutefois position pour une définition positive et tolérante. Elle le décrit comme un lieu de soutien et de discussion tout en explicitant que les choix reproductifs de chacun·e, parent·e ou non-parent·e, doivent y être respectés.

L’analyse de valence réalisée sur les posts et commentaires associés vient confirmer leur caractère positif (Figure 1). Les mots les plus utilisés sont chargés positivement, comme le démontre l’usage de « love » (98 occurrences), « free » et « happy ». Ces termes renvoient à des représentations positives du mode de vie sans enfant. Pour ce qui est des mots porteurs d’une valence négative, les plus utilisés « hard » et « difficult » semblent décrire la difficulté d’être sans enfant dans un environnement pronataliste. La tonalité est donc peu agressive, montrant que ce groupe reste dans la bienveillance.

Figure 1

Analyse de valence réalisée sur les 120 posts et commentaires associés (lexique Bing dans Liu, 2015)

Analyse de valence réalisée sur les 120 posts et commentaires associés (lexique Bing dans Liu, 2015)

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Analyse thématique

L’analyse thématique révèle quatre thèmes principaux présentés dans le tableau 1. Les catégories sont non exclusives et développées dans cette sous-section. Les résultats soulignent notamment des tensions entre la volonté de faire des choix de vie individuels, de manière indépendante, et les difficultés d’assumer cette position dans une société où les valeurs familiales sont fortes.

Tableau 1

Classification thématique des 120 posts

Classification thématique des 120 posts

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Partenaire

À la lecture du subreddit ChildfreeIndia, l’élément le plus frappant est le nombre de posts consacrés à la recherche d’un·e partenaire. Arranger des rencontres est une affaire importante en Inde (Agrawal, 2015 ; Kaur et Dhanda, 2014 ; Titzmann, 2011 ; 2013). En plus des applications de rencontre (dating apps), il existe des sites de rencontres matrimoniales qui suivent une longue tradition de petites annonces dans les journaux indiens. Ils connaissent un véritable essor depuis leur création dans les années 1990 et viennent concurrencer les recherches dans les réseaux familiaux en déclin (Agrawal, 2015 ; Titzmann, 2013). Le public visé par ces plateformes est celui des jeunes Indien·nes de classe moyenne supérieure globalisée et mobile, dans la mesure où elles leur permettent de dépasser leur dispersion géographique, de « compresser l’espace » (Kaur et Dhanda, 2014 : 275). La recherche de partenaire peut être circonscrite à de nombreux critères dont la religion et la caste. Certains sites sont spécialisés (second mariage, plus de 40 ans, caste particulière). Pourtant, ni les applications ni les sites matrimoniaux n’offrent d’opportunités suffisantes aux personnes ne voulant pas d’enfant. C’est en tout cas ce que mentionnent plusieurs membres du subreddit ChildfreeIndia. L’utilité d’une plateforme de rencontre spécialisée y est d’ailleurs débattue. Certain·es en viennent même à se plaindre de la place que prennent les posts de recherche de relation amoureuse au sein du groupe. D’autres au contraire y ont trouvé leur partenaire.

La plupart du temps, les membres ont ou recherchent une histoire de « long terme », « monogame » et « stable ». Le mariage est souvent évoqué, bien qu’il ne s’agisse pas du seul modèle de relation perçu comme possible et que certain·es le rejettent. Des questionnements sur la différence entre mariage et cohabitation émergent, et ce, en particulier pour les personnes sans enfant. Passer par un mariage arrangé est une éventualité discutée — même si l’efficacité de ce type de recherche est fréquemment remise en cause pour les personnes sans désir d’enfant. Il n’est guère question de relations peu sérieuses ou plus atypiques que la cohabitation hétérosexuelle hors mariage. Un seul post mentionne le polyamour et personne ne semble dans, ou à la recherche d’une relation homosexuelle par exemple. Pour autant, l’ouverture au féminisme et aux personnes LGBTIAQ+ est indiquée à quelques reprises.

La représentation dominante du couple est romantique. Ceci est illustré par le nombre d’occurrences du mot « love ». Une grande importance est accordée au partage d’intérêts communs, à l’intimité, au soutien et à l’écoute. On fait référence à l’autre comme à « the one ». On cherche la « confiance », « l’investissement émotionnel », la « communication », la « connexion » avec l’autre. La relation doit avoir « du sens » et/ou donner « du sens à la vie » :

« Mon rendez-vous idéal serait un repas aux chandelles sur la plage […] Tu brillerais au clair de lune, sous un magnifique ciel nocturne, tandis que les vagues enverraient une brise dans les ondulations de tes cheveux ».

Tous ces éléments ne sont pas sans rappeler les sites de rencontres matrimoniales, où les jeunes classes moyennes supérieures priorisent les critères de compatibilité avec leur futur·e partenaire en utilisant un vocabulaire similaire (Agrawal, 2015 ; Kaur et Dhanda, 2014).

En revanche, malgré la place croissante accordée au companionship, l’homogamie (de caste, de religion, de région, de langue, de classe) reste importante pour une partie des utilisateur·ices de ces sites (Agrawal, 2015 ; Kaur et Dhanda, 2014 ; Titzmann, 2013). Alors que les jeunes cherchent un·e partenaire qui leur correspond sur un plan personnel, leur famille donne relativement plus de valeur aux critères communautaires (Titzmann, 2013). Un compromis naît alors entre les désirs des un·es et des autres. Ce semi-conformisme est ce que Shukla et Kapadia (2007 dans Titzmann, 2013 : 78) appellent l’« individualisme orienté vers la famille ». À l’opposé, au sein du subreddit ChildfreeIndia, les critères de religion ou de caste sont absents des conversations, si ce n’est pour souligner leur manque d’importance. Rares sont les personnes religieuses ; la plupart des individus évoquant ce sujet se décrivent comme athées ou agnostiques et tolérant·es envers les croyances de leur (futur·e) partenaire.

Cette conception progressiste se retrouve également sur les questions de genre. L’indépendance est souvent recherchée chez les femmes, par exemple. On dévie un peu de la figure de la new Indian woman, très présente sur les sites de rencontres matrimoniales. Cette représentation est celle d’une femme globalisée, semi-occidentalisée, qui jongle entre ses ambitions personnelles et les valeurs familiales qui « dans de nombreux discours, font partie intégrante de l’identité culturelle indienne » (Titzmann, 2013 : 78-79). En renonçant à la maternité, les femmes du subreddit ChildfreeIndia récusent une part primordiale de ces valeurs familiales. Cela ne veut pour autant pas dire que leur famille n’a pas d’influence sur leur comportement. Il n’est pas rare que les membres parlent de l’impact de leur famille sur leur vie amoureuse. Des inquiétudes quant au jugement de leurs proches sont exprimées à plusieurs reprises.

Raisons

Les raisons évoquées pour ne pas avoir d’enfant peuvent se classer dans les rhétoriques discursives de Morison et al. (2016). Dans la rhétorique du choix, deux catégories sont mises en lumière. La première est la volonté de se consacrer à soi ou à son couple et considérer cela comme un choix de vie légitime. Ne pas avoir d’enfant permet de disposer de plus de ressources pour réaliser ses passe-temps (hobbies), voyager ou préparer sa retraite anticipée (FIRE). Certain·es se disent heureux·es de leur « liberté » et de leur « indépendance », voire pas prêt·es à sacrifier leur vie à élever des enfants après avoir vu « l’enfer qu’ont vécu [leurs] propres parent·es » ou leurs proches. Ne pas s’encombrer avec des obligations inutiles ressort comme l’une des raisons principales d’une telle décision. Un membre déclare ainsi :

« Si j’ai une compagne, je veux me dédier à elle ; je ne veux pas partager mon amour ; je veux profiter de chaque moment avec elle […] ; je veux partir en voyage avec elle ; passer mes journées à refaire le monde avec elle ; je ne veux pas changer les couches ou annuler mes plans à cause des crises d’un bébé ».

Toujours dans la rhétorique du choix, la deuxième catégorie souligne le fait que la décision de rester sans enfant peut être moralement supérieure à celle de devenir parent·e. Cette position renverse les considérations selon lesquelles les personnes sans enfant seraient immatures et égoïstes, pointant plutôt leur sens des responsabilités. Les membres du subreddit présentent leur choix comme réfléchi, le bien-être de l’enfant étant pris en compte. Certains individus expliquent par exemple qu’ils seraient de mauvais parents parce qu’ils ont vécu des traumatismes ou qu’ils sont en détresse psychologique. Contrairement à d’autres, ils estiment prendre la peine de se poser ces questions, et en cela, ils s’estiment plus altruistes.

La troisième catégorie regroupe les arguments concernant l’état du monde et est classée dans la rhétorique du non-choix. Il est inenvisageable de mettre au monde un enfant au milieu d’une crise environnementale dans un pays déjà « surpeuplé » :

« Ne pas avoir d’enfant est la solution aux problèmes d’environnement et de population. Nous sommes déjà responsables de l’extinction des espèces animales et je n’ose pas imaginer l’état de notre nation déjà surpeuplée dans quelques décennies ».

Finalement, l’absence d’instinct parental ou d’intérêt pour les enfants est aussi catégorisée dans la rhétorique du non-choix. Certaines personnes expliquent qu’elles n’ont pas besoin d’enfant pour leur accomplissement personnel ou qu’elles ne se sont jamais vues en avoir, en essentialisant leur situation :

« Avoir des enfants ne comblerait aucun vide […]. Je n’ai jamais voulu en avoir, même lorsque j’étais jeune. Ce n’est pas dans ma nature ».

D’autres n’hésitent pas à parler de leur « haine » envers les bébés ou les enfants d’un certain âge : « dès qu’ils commencent à marcher et parler, ils me font péter un plomb ».

Il est intéressant de noter que c’est plus la manière de justifier sa décision que l’argument en soi qui est classée dans ces catégories. Selon la rhétorique employée, les arguments du coût environnemental des enfants ou du manque d’inclination pour eux peuvent passer dans la catégorie du choix moralement supérieur :

« C’est plutôt vous les gros égoïstes. Vous avez décidé d’avoir des enfants au milieu d’une pandémie et d’une crise environnementale. Mais c’est votre choix alors […] gardez votre morale pour vous ».

Conséquences négatives

Ce thème regroupe les posts évoquant les impacts négatifs du statut de childfree, à commencer par les représentations sociales de ses membres. Si quelques personnes affirment bénéficier du soutien de leurs proches, elles ne semblent pas être en majorité. Elles expriment le plus souvent le sentiment d’être perçues comme anormales, égoïstes ou immatures.

Des discussions sont ainsi lancées, partant d’une appréhension de certaines personnes à annoncer leur position à leurs parent·es et visant à recueillir l’expérience d’autres membres de la communauté. Le sentiment d’être « dénigré·es » ou « humilié·es » est évoqué. La décision de ne pas enfanter est remise en question par les proches, n’est pas prise au sérieux, est considérée comme une phase qui n’est pas viable à long terme, dans la mesure où « une bonne famille est nécessaire à une vie équilibrée ». Les femmes se sentent généralement plus stigmatisées : « en Inde, les problèmes seront plus importants pour les femmes ». Par ailleurs, il est plutôt conseillé de vivre dans les grandes villes pour échapper un peu à la marginalisation.

Ces discours peuvent lourdement peser sur les membres du subreddit :

« Il n’est pas toujours facile d’ignorer les critiques de ma famille et de ma belle-famille. Leurs remarques me font parfois me demander si je ne suis pas une horrible personne ».

« Pour les personnes sensibles et attentionnées, choisir ce mode de vie implique d’abandonner sa santé mentale ».

Le groupe est donc aussi un lieu d’échange de conseils et de stratégies pour gérer la stigmatisation : « ignorer », « ne pas se justifier », « cacher la vérité », « diminuer les contacts », « être clair·e et ferme », « mettre des limites », « être fort·e psychologiquement » ou « ne pas s’en soucier ».

Un autre élément qui ressort est la peur de la solitude. L’isolement ressenti est associé au fait que les individus du groupe se sentent incompris et mis de côté. Ils peinent à trouver des personnes qui partagent leur point de vue dans leur entourage. L’existence du subreddit est donc une chance en tant que telle, mais également une opportunité pour de réelles rencontres, amicales ou amoureuses. Malgré cela, des membres voient leur solitude actuelle et à venir comme une fatalité : « il est difficile de trouver quelqu’un·e de childfree en Inde », « le fait de ne pas vouloir d’enfant refroidit les potentiel·les partenaires ». Tout ceci fait craindre la période de la vieillesse où personne (enfant, partenaire, réseau) ne serait potentiellement là pour en prendre soin. En Inde, cela a une incidence particulière étant donné l’absence d’un véritable État social.

Stérilisation

La stérilisation est le sujet de conversation principal des posts mentionnant la régulation des naissances. Obtenir cette intervention sans être parent·e est difficile dans beaucoup de régions du monde (Hintz et Brown, 2019, étudient par exemple la stigmatisation de ce phénomène sur le subreddit Childfree). Mais les restrictions d’accès à la stérilisation pour les personnes sans enfant relèvent plus souvent de pratiques médicales que de politiques gouvernementales. En Inde, en revanche, le gouvernement a établi des recommandations qui limitent l’accessibilité à cette opération. Il est conseillé au corps médical de ne la pratiquer que sur des personnes déjà mariées ayant au moins un enfant (National Health Mission, 2006). Ces recommandations ne font pas office de loi, mais semblent suivies par une grande partie des médecins auxquels ont dû faire face les personnes du subreddit. Les membres cherchant à se faire stériliser interrogent la communauté sur les démarches à entreprendre et les documents à rassembler pour pouvoir se faire opérer de manière « sûre » et « sans jugement ». Des contacts de médecins « ouvert·es d’esprit » sont demandés et des expériences personnelles sont racontées. L’accès à cette intervention semble plus compliqué pour les femmes.

Par ailleurs, la famille est parfois incluse dans la sphère de la régulation des naissances. Ceci est illustré par un jeune homme annonçant qu’il a obtenu « l’approbation de sa mère » pour se faire stériliser.

Discussion

De manière générale, les résultats montrent que la position de sans enfant volontaire est rarement remise en cause sur le subreddit ChildfreeIndia. Les membres sont pourtant conscient·es que leur choix pourrait affecter négativement leur vie personnelle ; ou intériorisent ce discours dominant. Leur conviction surpasse cependant la conscience/l’intériorisation de ces risques, sans pour autant qu’il s’agisse d’une position facile à tenir. À travers des pratiques quotidiennes de résistance, les membres font pencher l’ordre normatif établi. Au point de parfois renverser le sens de la stigmatisation et d’« imputer de la culpabilité et de l’infériorité morale » au groupe dominant (Killian, 1985, dans Kusow, 2004 : 193).

Deux types de stratégies sont mis en place dans ce but : le travail sur l’identité et la résistance dans les interactions sociales (Frederick, 2017). Elles sont non exclusives et peuvent varier selon le contexte (travail, famille, etc.). Souvent, elles s’utilisent alternativement suivant les ressources que les individus ont à disposition à différents moments.

Le travail sur l’identité

Le travail sur l’identité regroupe les stratégies visant à déconstruire la stigmatisation liée à l’identité sociale des individus concernés. Il s’agit de « créer, présenter et entretenir des identités personnelles en accord avec le concept de soi et qui le confortent » (Snow et Anderson, 1987 dans Park, 2002 : 31). Ces stratégies sont à l’œuvre quand les membres discutent des raisons de leur non-parentalité volontaire, parlent de leur vie de couple ou encore de leur recherche de partenaire. Elles réévaluent la validité de la position des personnes stigmatisées. Ces dernières se conseillent et se rassurent quand elles ont des doutes sur leur identité, les « initié·es » guidant les membres plus novices (Becker, 1963). Plusieurs stratégies de redéfinition de l’identité se distinguent. Elles naviguent entre des formes d’adaptation et de résistance plus frontales et sont plus ou moins transformatives. Elles peuvent passer d’une minimisation de sa responsabilité, comme dans les rhétoriques du non-choix, à une remise en question ouverte de la normativité procréative (Morison et al., 2016).

Une première stratégie consiste en la « pensée résistante » (Riessman, 2000) : les personnes stigmatisées tentent de sortir de la honte qui devrait être liée à leur état. En réexaminant des événements passés, en leur attribuant un sens différent, plus léger, les membres du subreddit ChildfreeIndia rejettent le blâme qu’on voudrait leur faire ressentir. Ce sont les « normaux·ales » qui ont des représentations biaisées, qui ne se rendent pas vraiment compte des enjeux personnels ou globaux à l’œuvre au moment de prendre la décision d’enfanter. Il faut les ignorer, ne pas les prendre au sérieux. Il faut éviter d’accepter leurs discours, et parfois, s’élever au-dessus d’eux.

« Challenger les stéréotypes » habituellement associés aux personnes porteuses d’un stigmate particulier (Marcussen et al., 2021) est une autre façon de refuser la stigmatisation. Cela peut passer par des positions défensives ou offensives. Dans le premier cas, il s’agit de démentir les accusations de déviance. Dans notre étude, il existe un rejet des stéréotypes liés à l’immaturité, à la froideur et à l’égoïsme. Le bien-être de l’enfant et les questions environnementales sont pris en considération, pour souligner au contraire l’altruisme et la connaissance des enjeux globaux des membres. La décision de ne pas enfanter est présentée comme mûrement réfléchie et n’impliquant pas que soi. Quand le couple est discuté, de manière cohérente, une grande attention est portée à l’autre, à sa réalisation personnelle, à l’amour qu’on lui porte ou voudrait lui porter, renversant à nouveau les stéréotypes associant les personnes sans enfant à la froideur et à l’égoïsme. Quant aux stratégies plus offensives, comme celle consistant à « condamner la personne qui condamne » (Park, 2002 ; Sykes et Matza, 1957), elles sont aussi employées par les membres du groupe. En l’occurrence, les dominant·es sont perçu·es comme égoïstes et immatures en suivant les prescriptions sociales sans réfléchir, en voulant reproduire leur lignée coûte que coûte, en ne pensant ni à l’enfant, ni à l’Inde, ni à la planète. Dès lors, la majorité est parfois jugée avec condescendance et décrite comme conservatrice, notamment parce qu’elle enferme les femmes dans leur rôle reproductif. Une sorte de « dévaluation mutuelle » se construit alors entre les identités dominantes et dominées (Kusow, 2004 : 194).

Une autre stratégie de non-internalisation du stigmate, le « recadrage », consiste à changer la signification de sa situation qui passerait « d’un fardeau à un privilège » (O’Donnell et al., 2011 : 1362). Le « recadrage » est une idée dominante du groupe étudié. Ne pas avoir d’enfant est une bénédiction plutôt qu’un drame, parce que les personnes qui font ce choix ont le temps et l’énergie de se consacrer à une multitude d’activités, à leur carrière, à elles-mêmes (Park [2002 : 35] l’appelle la stratégie de « l’épanouissement personnel »). Au niveau du couple, ces discours s’emploient à se détacher des valeurs habituellement associées au mariage. Les membres du subreddit cherchent avant tout une romance et toutes les autres conditions d’une union (la caste, la religion, la famille) ont moins d’importance, voire sont ouvertement rejetées.

Enfin, l’identité collective du groupe est décrite positivement. Contrairement aux normes familiales prescriptives et sévères auxquelles font face les membres de ChilfreeIndia, leur subreddit ne se veut pas prosélyte ou haineux. La description du groupe en est la preuve. Il est présenté comme une entité qui laisse à chacun·e sa liberté dans ses décisions. Son but est de n’oppresser personne et de promouvoir une société sans discrimination. La valorisation du couple en soi, qui « donne du sens à la vie », entre en jeu dans cette description positive. Les membres sont bienveillant·es les un·es avec les autres, s’encouragent dans leur recherche de partenaire, se donnent des conseils, se réconfortent sur leur identité. L’analyse de valence montre également que les mots les plus utilisés sur le groupe sont chargés positivement.

Les stratégies de résistance dans les interactions sociales

Au-delà de la redéfinition de l’identité sociale marginalisée, les stratégies de résistance peuvent se manifester dans les interactions sociales. Les membres du subreddit ChildfreeIndia s’interrogent quant aux pratiques à employer pour faire face à l’incompréhension de leurs proches ou pour se sortir de situations sociales pesantes. Ces stratégies peuvent éviter la confrontation ou alors y faire face.

Dans la première catégorie de stratégies, certaines s’appliquent à cacher le stigmate ou à éviter les « rencontres mixtes » dans le but de s’épargner les conflits inutiles ou, au mieux, les malaises (Goffman, 1963). Elles peuvent passer pour de la résignation ou du conformisme. Dans certaines situations, elles permettent pourtant de faire des pauses dans des luttes plus directes, ou représentent de réelles ruptures avec ce qui est attendu socialement (voir Frederick, 2017 et Riessman, 2000). Au sein du groupe, éviter de révéler son non-désir d’enfant est une stratégie souvent mentionnée. Des personnes vont parfois dire qu’elles envisagent la parentalité à terme (passing) ou qu’elles y réfléchiront plus tard. L’évitement peut aussi prendre place après la révélation du stigmate. Les communications avec la famille peuvent être diminuées ou interrompues, ce qui peut être vu comme une véritable rupture normative dans le contexte indien. On peut aussi éviter le sujet en refusant de répondre ou de se justifier. En termes de relations amoureuses, des discussions sur le groupe ont lieu pour savoir à quel moment d’une relation il serait idéal de révéler ce « stigmate » : au tout début pour crever l’abcès et s’éviter tout encombrement inutile bien que ça puisse paraître grossier ? Ou après qu’un certain lien ait commencé à se créer malgré le possible rejet auquel on pourrait faire face ?

Outre les stratégies d’évitement et de dissimulation, d’autres formes de résistance exposent par moments plus directement les personnes porteuses de stigmates. La révélation de son identité stigmatisée a une dimension stratégique dans la mesure où elle met les « normaux·ales » dans le malaise de devoir gérer l’interaction « mixte » (Goffman, 1963). Elle peut également avoir un effet thérapeutique pour les personnes marginalisées (Miall, 1994). Dans certains cas, les membres reçoivent effectivement du soutien de la part de leurs proches lorsque leur décision est révélée. Mais quand leur choix d’un mode de vie alternatif est rejeté par leurs proches, cela peut aussi être vécu comme une façon de renforcer leur identité, d’assoir leur position.

Une fois cette position révélée, sa défense dans les interactions sociales peut passer par la parole ou les actes (Riessman, 2000). Les membres du subreddit conseillent quelquefois de ne pas ignorer les proches, mais de leur répondre. Cette stratégie peut être utilisée pour dédramatiser la situation, mais aussi pour remettre en question les normes procréatives de manière plus directe. En outre, des mesures concrètes sont discutées. Dans le groupe, plusieurs membres veulent se faire stériliser ou l’ont déjà fait. Au-delà d’un simple moyen de contraception, il s’agit d’un acte de défiance direct envers les institutions du mariage et de la famille. En mettant un terme définitif à leur vie féconde sans avoir accompli leur devoir reproductif, ou en cherchant à le faire, les membres du groupe entrent en conflit avec l’ordre social. Ces individus challengent les practicien·es, les recommandations du gouvernement, leur propre famille. Dévoiler son désir de stérilisation suffit pour générer de la résistance. Subir l’intervention implique une rupture totale vis-à-vis des injonctions procréatives et de la stigmatisation qui en découle.

Un autre type de résistance interactionnelle consiste en la création « d’espaces sûrs » pour « s’entourer de personnes soutenantes » (Blackstone et Stewart, 2012) à l’abri du jugement social. Internet facilite la rencontre des Indien·es volontairement sans enfant, comme le montre le subreddit étudié. Il s’agit d’un espace bienveillant qui leur permet entre autres d’organiser et/ou de relayer des rencontres sécurisées dans la vie réelle. Ainsi, une volonté de communauté plus organisée se dessine chez certain·es, que ce soit en matière de soutien (notamment dans les vieux jours) ou de militantisme.

Conclusion

En étudiant les interactions des membres du subreddit ChildfreeIndia, cette recherche visait à mieux comprendre la réalité de personnes sans enfant en Inde. Les profils des membres ont été décrits. Une analyse de valence a fait ressortir la tonalité positive des discours de cette communauté, tandis que l’analyse thématique a mis en évidence quatre sujets principalement abordés sur le subreddit. Une discussion analytique s’est centrée sur les différentes stratégies employées par les membres du groupe pour gérer leur stigmate et contrevenir à la normativité procréative.

Comme toute recherche sur les réseaux sociaux, ce travail présente des limites de représentativité. Les individus prenant la parole sur le subreddit ChildfreeIndia sont une sous-population particulière de personnes volontairement sans enfant en Inde. De profils socioéconomiquement avantagés et suffisamment convaincus pour lancer activement des discussions sur le groupe, leur capacité de résistance aux normes procréatives est certainement plus importante que celle du reste de cette sous-population. Une autre limite vient du potentiel biais de désirabilité sociale qui peut exister entre les membres du groupe, chacun·e recherchant l’appréciation d’autrui (Caplan et Purser, 2019). Cela pourrait créer une affirmation exagérée dans l’identité et dans les pratiques. En outre, l’anonymat garanti par la plateforme ne permet pas d’inclure systématiquement dans l’analyse certaines variables pourtant pertinentes (comme le genre, l’âge ou la région). Lorsque ces informations sont mentionnées dans les posts, la méthodologie choisie ne s’emploie pas à les lier aux discours étudiés. Ainsi, si elle donne une idée générale des discussions du groupe, elle manque en revanche de les ancrer dans le vécu des utilisateur·ices, notamment par souci de protection de leur identité. Des entretiens avec les membres seraient un complément utile à cette recherche. Ils contribueraient à un approfondissement de la compréhension des données récoltées, en les situant dans le parcours de vie des membres.

Sur les réseaux sociaux, le travail sur l’identité collective et l’échange de stratégies interactionnelles sont au cœur de la gestion et de la résistance à la stigmatisation. Certaines pratiques sont défensives, d’autres plus offensives. Toutes, en revanche, ont une portée transformative et apportent légitimité et valorisation aux membres du subreddit ChilfreeIndia. La simple existence de cet espace virtuel permet aux personnes hésitantes de normaliser leurs questionnements et d’interroger les normes procréatives en place dans la société indienne. Ne pas se sentir seul·e dans ses errements ouvre déjà la voie à la déstigmatisation et à la résistance.

Les recherches traitant de la non-parentalité volontaire s’attardent habituellement sur les pays à basse fécondité. Étudier les personnes renonçant à la parentalité dans le pays le plus peuplé du monde est donc particulier. S’il est vrai qu’Internet et les réseaux sociaux sont une ressource conséquente pour toutes les communautés sans enfant volontaires, ils représentent en Inde « le premier point de référence de ce mode de vie » (Bhambhani et Inbanathan, 2020). En outre, l’implication de l’entourage dans les décisions reproductives a un impact relativement important dans le contexte indien. La peur de la solitude, notamment amoureuse, est un autre élément qui apparaît de manière singulière. Certaines caractéristiques de cette communauté semblent en revanche transcender les frontières vers une plus grande individualité, mais également un plus grand souci pour les causes globales. D’un côté, la notion de choix, centrale dans la vision occidentale de la conscience de soi et de son autonomie (Morison et al., 2016), l’intérêt pour des phénomènes comme le FIRE, ainsi que l’attrait pour sa liberté et sa réalisation personnelle représentent des points communs d’importance. D’un autre côté, les soucis écologiques et de considération de l’enfant sont des inquiétudes partagées de manière transnationale.