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Le nombre de migrant.e.s internationaux dans le monde s’élève à 281 millions, soit 3,6% de la population mondiale (United Nations, 2020). Ce chiffre sous-estime toutefois le nombre total de personnes touchées par ces migrations, telles que les membres de la famille restés au pays, les enfants et petits- enfants nés dans le pays de destination (i.e. les deuxième et troisième générations) qui entretiennent des relations à distance avec leurs familles d’origine, et celles et ceux impliqués dans les migrations circulaires. Les populations des pays d’immigration se caractérisent par une diversité croissante d’origines nationales, par une féminisation des arrivées et par une complexité des trajectoires administratives (Alba et Foner, 2014, 2015; Vertovec, 2007). Les mouvements migratoires et les configurations familiales des migrants sont façonnés par des contraintes et opportunités sur les plans législatif et juridique ainsi que par les contextes sociaux et politiques tant des pays de départ que d’accueil (Delcroix et al., 2022; Alba et Foner, 2014).

Au Canada, en 2021, la population des immigrants s’élevait à 8,3 millions d’individus, soit près du quart (23%) de sa population totale (Statistique Canada, 2022). Dans la province du Québec, 34% des enfants nés en 2022 ont au moins un parent né à l’extérieur du Canada et les prévisions sont à la hausse (ISQ, 2023).

La population immigrante au Canada se distingue de celle de la plupart des autres pays du fait du système de sélection en vigueur. Les critères de sélection varient selon le statut à l’arrivée : travailleurs qualifiés, travailleurs temporaires, étudiants internationaux, demandeurs d’asile, etc. De manière générale, les immigrant.e.s sélectionné.e.s possèdent des niveaux de scolarité relativement élevés, ce qui, selon les autorités canadiennes, doit faciliter l’employabilité de ces individus, notamment dans des secteurs où la main d’œuvre fait défaut. Les attentes sont donc élevées au sein de la population immigrante qui compte accéder facilement et contribuer au marché du travail. Or, les enjeux institutionnels liés à la non-reconnaissance des diplômes et des expertises acquises dans les pays d’origine rendent l’intégration socioprofessionnelle des immigrant.e.s particulièrement difficile. Ces dernier.ère.s sont souvent contraint.e.s, du moins dans un premier temps, d’accepter des emplois ne correspondant pas à leur qualification et à des revenus parfois nettement inférieurs à ceux qu’ils et elles escomptaient à partir de leurs qualifications et des niveaux de vie observés dans le pays d’accueil. Ces enjeux sont largement documentés au Canada (Cornelissen et Turcotte, 2020; Bélanger et Vézina, 2017; Malambwe, 2017; Boudarbat et Ebrahimi, 2016). Ils sont aussi observés en Belgique où Demart et al. (2017), à partir d’une enquête réalisée en 2016-2017, montrent que, malgré des hauts niveaux de qualifications, la majorité des Afro-descendant.e.s sont en situation de déclassement par rapport à leurs compétences. Les variables discriminantes sont le lieu d’obtention du diplôme (i.e. dans le pays d’origine) et l’absence de reconnaissance ou d’équivalence du diplôme dans le pays d’accueil. Ces dimensions s’ajoutent aux discriminations liées au sexe, à l’appartenance ethno-raciale et à d’autres caractéristiques plus diffuses telles que l’âge, la nationalité, la génération d’immigration, etc. Les conséquences sont multiples et peuvent s’avérer particulièrement lourdes pour les personnes et les familles immigrantes tant au moment de leur arrivée que par la suite, y compris pour les seconde voire troisième générations qui portent en elles le poids des difficultés rencontrées par leurs parents (Gervais et al., 2021; Ichou, 2014). Des travaux concernant la mise en œuvre de politiques migratoires telle que la détention ou l'expulsion d'un parent (Griffiths, 2017; Hamilton et al., 2019) soulignent à quel point cela affecte l'environnement familial (Schapiro et al., 2013; Suarez‐Orozco et al., 2002). Par exemple, Hamilton et al. (2019) ont souligné que le statut irrégulier de parents qui ont immigré aux États-Unis peut avoir un impact important et négatif sur la vie de leurs enfants qui, nés aux États-Unis, sont pourtant Américain.e.s.

Afin de mieux comprendre les trajectoires de familles migrantes et les contributions aux sociétés d’appartenance, nous identifions trois questions qui se posent dans les articles du présent numéro et les associons à trois axes :

  • Axe 1. Changements familiaux. Comment la migration transforme-t-elle les familles immigrantes ? Les articles s’intéressent notamment aux contraintes auxquelles les différents membres de la famille font face.

  • Axe 2. Participation et intégration. Quels sont les facteurs (individuels, familiaux, sociétaux) influençant les processus de participation et d’intégration des familles à la société d’accueil ou d’origine ? Les articles rendent compte de procédures administratives dans les trajectoires migratoires qui façonnent les dynamiques familiales dans le pays d’accueil. Les études empiriques présentées sont des exemples où les processus d’intégration aux multiples facettes modulent les formes de participation (économique, sociale, culturelle, citoyenne, entre autres) des immigrant.e.s à la société d’accueil.

  • Axe 3. Effets sur les enfants. Quelles sont les conséquences de la migration sur le bien-être des enfants ? Les articles abordent les effets du stress migratoire sur la parentalité et la réaction des différents membres de la famille face aux défis qui se posent.

Si les immigrant.e.s participent à plusieurs domaines de la société qui les accueillent, leur intégration peut se faire de manière douloureuse, pendant une durée plus ou moins longue après leur arrivée. Certains membres de la famille peuvent même vouloir quitter le pays de destination. Le processus d’intégration des un.e.s peut être un processus d’exclusion pour d’autres. Enfin, le fait que la participation des individus et des familles ne garantit pas leur intégration montre que cette dernière concerne la société dans son ensemble (Schnapper, 2007) et la réceptivité sociale, c’est-à-dire la contrepartie sociétale impliquée dans le processus d’intégration (Piché, 2016). Les contributions des différents articles révèlent la diversité et la complexité du processus d’intégration et ses effets sur les familles de migrant.e.s.

Des lacunes dans les reconnaissances et dans les pratiques sociales, gouvernementales et politiques, justifient la pertinence de poursuivre les réflexions sur les familles immigrantes. Ces réflexions, sans ignorer les résultats des travaux existants, adressent des aspects insuffisamment explorés, comme déjà relevé, par exemple, en 2022 dans un numéro thématique de la revue internationale Enfances Familles et Générations, intitulé « Stratégies familiales et l’accès aux droits en contextes migratoires », co-dirigé par Catherine Delcroix, Josiane Le Gall et Elise Pape. Dans le présent numéro, l’objectif principal est de rendre compte comment des événements des trajectoires familiales des immigrant.e.s, avant leur arrivée et après leur installation dans le pays d’accueil, influencent leur participation à la société. Nous mettons l’accent sur les trajectoires familiales des immigrant.e.s pour mieux comprendre les enjeux dans le processus d’immigration et d’intégration dans divers domaines de la société d’accueil. Provenant de divers champs disciplinaires, les auteur.e.s des articles scientifiques mènent des recherches en sociologie, anthropologie, psychiatrie sociale et transculturelle, littérature, psychologie, travail social et histoire. Pour chacun des articles, nous introduisons les problématiques, données, méthodes et résultats empiriques qui s’articulent autour de trois grands axes que nous formulons en questionnements.

Axe 1 : Changements familiaux. Comment la migration transforme-t-elle les familles immigrantes?

Les familles immigrantes, à leur arrivée dans les pays d’accueil, sont confrontées à de nouvelles conditions de vie sur les plans socioéconomique et politique (Hook et Glick, 2020). Elles se trouvent également à devoir faire face à des procédures administratives et à des contraintes juridiques selon le statut d’immigration qui leur a été attribué. Par conséquence, quelle que soit leur situation, les familles doivent relever de nombreux défis afin de s’adapter aux nouveaux environnements qui se présentent à elles. Or, ceux-ci peuvent véritablement transformer les familles. Anna Goudet, dans son article intitulé « Migrer en couple : évolutions des dynamiques conjugales et redéfinition des priorités face aux épreuves migratoires » et publié dans ce numéro, met en évidence les conséquences qui peuvent découler de ces défis d’adaptation, en plaçant la focale sur les discriminations vécues par les femmes minorisées et sur leurs effets, au cours du temps, sur les dynamiques conjugales. En se basant sur 25 entretiens individuels de type « récits de lieux de vie » réalisés auprès de personnes immigrantes de diverses origines, cohabitantes et apparentées, installées dans la région de Montréal et sélectionnées dans la catégorie des « travailleurs qualifiés » par le Québec, Anna Goudet analyse les liens entre les parcours conjugaux et migratoires à partir de la gestion de l’argent dans le couple. Plus précisément, elle s’intéresse à la façon dont cette gestion affecte d’autres dimensions de la vie familiale et conjugale (les arbitrages résidentiels entre conjoints, l’emploi avant l’immigration et au moment de l’entrevue, le partage des tâches domestiques) en tenant compte de différentes caractéristiques sociodémographiques. L’auteure observe ainsi que des arrangements conjugaux ont pu prévaloir dans le pays d’origine en fonction de normes, mais que ceux-ci changent après l’installation dans le pays d’accueil, en lien par exemple avec les tâches domestiques et la participation sur le marché du travail. Anna Goudet identifie ainsi trois manières de « faire couple » en migration : par le projet conjugal, la complémentarité conjugale et la mutualité conjugale. Celles-ci dépendent à la fois de l’idéal conjugal, de la confrontation aux épreuves migratoires et de la redéfinition des priorités des conjoint.e.s. Les épreuves migratoires redéfinissent la notion de « réussite » du projet migratoire pour ces couples, qui priorisent de façon accrue le bien-être familial. Le parcours migratoire devient un moteur possible d’inégalités au sein des couples, au détriment le plus souvent des conjointes.

Le nouvel environnement de vie peut aussi aller de pair avec un changement de normes et des attentes de l’un ou des deux membres du couple. La migration transforme la famille à travers les intentions de fécondité et la naissance d’un enfant. Jacqueline Schneider, dans son article intitulé « Immigration, désirs d’enfant et projets familiaux : étude sur les parcours de vie de femmes sud-asiatiques récemment immigrées à Montréal », montre comment les politiques d’immigration et les instabilités de statut légal tels que le refus d’une demande d’asile peuvent inciter les femmes à annuler leur projet de grossesse voire à avorter. En particulier, elle s’intéresse aux intentions des femmes sud-asiatiques récemment immigrées à Montréal, d’avoir un enfant. Elle s’interroge sur les modalités de conciliation de participation de ces familles dans plusieurs sociétés à la fois. Pour y répondre, Jacqueline Schneider a mené une recherche ethnographique pendant treize mois (janvier 2015-janvier 2016) dans un quartier montréalais. Elle a procédé au recrutement de femmes enceintes, originaires d’Asie du Sud récemment immigrées, depuis moins de dix ans et, ayant vécu au moins une partie de leur grossesse à Montréal, l’accouchement et la période du postpartum. Pour ce faire, elle a recouru à des organismes communautaires et à des soignantes du service de santé, lesquelles se chargeaient du premier contact avec les potentielles participantes, ainsi que par le bouche-à-oreille. Elle a ainsi réalisé des entrevues biographiques centrées sur la périnatalité et a procédé également à des études de cas auprès de couples. Enfin, elle a complété ces entrevues par des observations participantes menées dans plusieurs espaces de sociabilité du quartier où s’est déroulée la recherche. Elle conclut que, dans leur parcours de vie, les femmes élaborent une identité et des choix en référence à des appartenances transnationales, elles-mêmes façonnées par les lois migratoires et le statut d’immigration. Elle souligne aussi que les enjeux structurels liés au statut migratoire et à d’autres sources de discrimination affectent la reproduction à travers les souhaits et les réalisations de fécondité.

Les expériences selon le statut migratoire peuvent également jouer un rôle important dans le processus de construction des identités, les désirs d’enfants et de la réalisation des projets de fécondité dans le pays d’accueil.

Ainsi, dans leur article intitulé « Être parent à l’intersection de différents contextes socioculturels : l’expérience de mères réfugiées originaires du Moyen-Orient au Québec, Canada », Caroline Clavel, Liesette Brunson et Thomas Saïas examinent la situation de femmes réfugiées au Québec en s’intéressant à leur expérience de la parentalité. Les auteur.e.s appréhendent cette problématique en référence à plusieurs dimensions. En premier lieu, il s’agit de tenir compte du contexte de la migration forcée provoquant souvent anxiété, traumas et deuils chez ces immigrantes réfugiées. En effet, le contexte dans lequel se trouvent ces femmes s’étend aussi à l’univers administratif et législatif de la migration, qui peut limiter fortement le champ des possibles et créer instabilité et sentiment de vulnérabilité de la part des immigrantes.

Par ailleurs, le poids des incertitudes liées au statut de réfugiée, conjugué avec les méandres administratifs auxquels ces femmes font face pour stabiliser leur situation joue inévitablement sur leur exercice de la parentalité. Enfin, Caroline Clavel, Liesette Brunson et Thomas Saïas étudient les défis d’ordre culturel en matière d’éducation que ces mères ont rencontré alors qu’elles se trouvaient dans une situation de grande précarité. Les auteur.e.s font références aux deux contextes socioculturels que sont la société d’accueil et la société d’origine. Les auteur.e.s explorent l’expérience de la parentalité des mères réfugiées vivant avec un enfant âgé entre 0 et 5 ans à partir d’une série d’entretiens semi-structurés portant sur leurs valeurs, leurs objectifs parentaux, et les défis rencontrés en tant que mères depuis l'arrivée dans le contexte socioculturel québécois. Caroline Clavel, Liesette Brunson et Thomas Saïas font référence plus spécifiquement au concept d’éléments culturels dissonants, en référence à l’individualisme qui prévaut au Québec en contraste avec la contribution collective aux soins des enfants par le voisinage notamment, et sur les effets sur le bien-être des familles. Les auteur.e.s soulignent aussi le fait que, pour les immigrant.e.s, la famille élargie est souvent absente dans le pays d’accueil alors qu’elle est particulièrement présente au quotidien dans le pays d’origine. Suivant une approche écoculturelle, les auteur.e.s s’intéressent aux éléments du quotidien familial, aux valeurs et objectifs parentaux ainsi qu’aux rapports aux services de la société d’accueil.

L’article de Malika Danican, intitulé « L’influence des relations familiales dans le processus migratoire : le cas de l’émigration guadeloupéenne avec le BUMIDOM (1963-1981) », repose quant à lui sur l’approche des parcours de vie comme cadre d’analyse afin de saisir les liens entre trajectoires sociales, développement individuel et contexte sociohistorique de migrant.e.s guadeloupéen.ne.s. L’auteure a mené des entretiens individuels semi-directifs de type récits de vie auprès de 24 résident.e.s en Guadeloupe (migrant.e.s de retour) et 7 en France hexagonale. Son objectif était d’étudier le rôle des liens familiaux dans les choix d’émigration des Guadeloupéen.ne.s vers la France hexagonale en tenant compte des raisons, motivations et conditions de départ, incluant la préparation à l’émigration. Les perceptions individuelle et familiale des sociétés d’origine et d’accueil au moment du départ ont également été abordées. L’auteure rend compte de la tension vécue entre indépendance et appartenances à propos de la question du projet de retour des migrant.e.s guadeloupéen.ne.s. Cela n’est pas sans rappeler le fait que l’analyse empirique des processus d’intégration se mesure dans le temps, mais aussi dans les différents domaines de la vie sociale (Schnapper, 2007). L’auteure précise aussi qu’il existe une distinction entre les aspects objectifs et subjectifs des rôles sociaux vécus par les individus.

Axe 2 : Participation et intégration. Quels sont les facteurs influençant les processus d’intégration et de participation des familles à la société d’accueil ou d’origine ?

L’argumentaire de l’axe 1 rappelle que la migration transforme les familles immigrantes et permet d’expliciter certains mécanismes associés aux transformations. Il importe de remarquer que ces changements se produisent dans un écosystème qui est dynamique, et dont l’observation permet d’identifier des éléments qui influencent les processus d’intégration de ces familles. Ces facteurs sont étudiés dans la série d’articles de l’axe 2.

Dans son article intitulé « Migrer en couple : évolutions des dynamiques conjugales et redéfinition des priorités face aux épreuves migratoires », Anna Goudet montre aussi comment la sphère familiale apparait comme un lieu de protection et de résistance face aux inégalités structurelles rencontrées pendant le processus d’immigration par des membres de la famille d’immigrant.e.s au statut de « travailleur.euse.s qualifié.e.s », notamment pour faire face aux défis de leur nouvelle vie, en particulier concernant leur cursus scolaire et celui de leurs enfants. Par contraste, deux autres articles du présent numéro étudient les conditions des familles immigrantes en contexte d’urgence (demandeur.euse.s d’asile et réfugié.es).

Dans un article intitulé « "Avec ma femme, on dormait à la rue, elle était enceinte, il faut pas lâcher ! " Des transformations familiales à l’épreuve des procédures de demande d’asile en France », Naoual Mahroug s’interroge sur les relations entre des événements de vie, des procédures de demandes d’asile, et les réaménagements spatiaux d’un centre d’hébergement. Son travail s’appuie sur un terrain ethnographique de deux ans (2018-2019) au sein d’un Centre d’Hébergement d’Urgence pour Migrant.e.s (CHUM) et d’un Centre de Premier Accueil (CPA) gérés par une association en région parisienne. À partir d’observations et d’entretiens informels, Naoual Mahroug montre que les événements familiaux tels que la grossesse, la mise en couple et la naissance d’un enfant dans un centre d’hébergement pour demandeur.euse.s d’asile influencent les procédures de l’asile en France. En effet, au fil du temps que prennent les procédures d’asile, des changements familiaux peuvent avoir lieu, ce qui ouvre la voie à de nouvelles situations. Les statuts de demandeuses d’asile des femmes apportent de l’incertitude quant à leur devenir, mais la réalisation de projets familiaux leur permet l’accès à des droits et à des informations auprès des professionnel.le.s des centres d’accueil et offrent ainsi une voie vers plus d’autonomie de ces femmes.

L’article de Patricia Bessaoud-Alonso, intitulé « Jeux d’alliances, continuité et effacement des origines », étend la réflexion sur les transformations familiales vers des générations subséquentes. L’auteure suit plusieurs générations d’une famille andalouse établie dans la région d’Oran (Algérie) au dix-neuvième siècle. Celle qui devient le « pilier » de cette famille connait le veuvage d’un jeune colon juif alsacien en 1917 et un autre mariage, avec un musulman. Malgré sa mixité culturelle et religieuse, la famille se range résolument du côté des pieds noirs, groupe qui « se construit à l’arrivée en métropole comme une forme de régionalisme hors-sol ». Certains repères mémoriels sont effacés au fil des générations, notamment par des enjeux d’alliance et par les prénoms. Par le croisement des archives et des photographies familiales avec les récits des descendant.e.s des générations subséquentes jusqu’à la cinquième, on suit les parcours sinueux de la transmission de la mémoire à travers les générations et en même temps, l’éloignement inéluctable de l’Algérie. Le mythe familial du pays perdu ne les interpelle plus; cependant, le contexte actuel de la société française fait revivre d’une autre façon la conscience du passé familial et de leurs propres identifications multiples. Finalement, on voit que pour les générations plus jeunes, généralement de classe moyenne, le manger et tout ce qui l’entoure (mets, cuisine, langage, disposition des convives, etc.) demeurent « un fil invisible les reliant à une terre définitivement perdue ».

En lien avec un autre type de cadre institutionnel, Malika Danican décrit aussi, dans son article intitulé « L’influence des relations familiales dans le processus migratoire: le cas de l’émigration guadeloupéenne avec le BUMIDOM (1963-1981) », comment de jeunes guadeloupéen.ne.s saisissent l’opportunité de migrer en France hexagonale à travers un programme mis en place par le gouvernement entre 1963 et 1981 destiné à combler les besoins en main d’œuvre de la métropole. L’auteure montre comment les projets migratoires individuels, bien qu’exprimés sous une forme émancipatrice, sont en réalité étroitement liés aux dynamiques familiales tant dans le lieu d’origine – la Guadeloupe des années 1960 - que dans les relations transnationales – entre la France métropolitaine et l’île. Suivant des parcours différenciés selon le genre, les migrant.e.s relatent un parcours souvent difficile, voire déchirant, où, séparé.e.s de leurs familles, ils et elles tentent de se (re)construire dans un environnement supposé représenter leur propre pays, mais dans lequel les migrant.e.s sont identifié.e.s et s’identifient eux-mêmes et elles-mêmes comme étranger.ère.s. Les liens forts conservés avec la famille d’origine restée sur place façonnent significativement les parcours des migrant.e.s dont un grand nombre finit par retourner en Guadeloupe une fois atteint l’âge de la retraite. Ainsi, même si les discours de ces migrant.e.s « de retour » marquent une réelle volonté de se détacher d’un cadre familial souvent pesant à l’origine, ils montrent aussi le souci de ces dernier.ère.s de resserrer les liens familiaux en retournant « à temps » pour profiter de leurs parents vieillissants. Ne se sentant jamais intégré.e.s dans la métropole comme citoyen.ne.s français.e.s à part entière, ils et elles ne voient pas l’intérêt d’y rester définitivement. On peut donc dire ici que les liens familiaux transnationaux ont fortement joué sur les processus d’intégration du fait de l’imaginaire partagé au sein de la société guadeloupéenne quant aux bénéfices de la migration. La désillusion que vivent les migrant.e.s n’est que très peu, voire pas du tout, partagée au sein de leur famille puisqu’ils et elles doivent cultiver le mythe de la réussite par la migration.

Axe 3 :  Effets sur les enfants. Quelles sont les conséquences de la migration sur le bien-être des enfants ?

Les effets du stress migratoire sur la parentalité et la réaction des différentes composantes et membres de la famille face à ces défis ont été analysés dans l’axe 3. De façon plus particulière, l’emphase est mise sur le vécu et les perspectives des enfants. Ces derniers, sans être les initiateurs des décisions de migration, sont parmi les personnes qui en subiront longtemps les conséquences.

Prudence Caldairou-Bessette, Laurence Ouellet-Tremblay, Lucie Nadeau et Mélanie Vachon choisissent d’aborder dans leur article, intitulé « Approche herméneutique de l’expérience des enfants de familles migrantes lors de la consultation en santé mentale jeunesse : fragilité, apprivoisement par l’art et réenchantement du monde », la perspective des enfants qui consultent en santé mentale jeunesse (SMJ) à Montréal. Les enfants sont nés au Canada ou à l’étranger, mais leurs parents sont immigrants au Québec à la suite d’une migration forcée pour la plupart. Les auteures analysent les traumatismes vécus par ces enfants âgés de moins de 14 ans, en lien avec les difficultés vécues par la mère en particulier. Leur méthode est originale, car elle intègre l’art et le jeu comme moyen d’expression et « d’apprivoisement du trauma ». Leur approche pour la collecte et l’analyse combine la psychiatrie transculturelle, la psychologie humaniste et l’interprétation des données par la création littéraire. Elles distinguent les générations d’immigration (enfants migrants de première et de deuxième générations), l’âge des enfants, les origines nationales des parents (pouvant être d’origines mixtes) et les motifs de consultation en santé mentale pour les enfants.  Ces méthodes ont permis d’explorer comment le sentiment d’appartenance se compare entre les parents et les enfants, selon le genre, l’appartenance à une minorité visible, une religion, etc. Notons que les auteures recommandent des actions afin de porter un soin plus particulier aux mères ayant vécu des violences dans le processus migratoire et d’intégration dans la société d’accueil. Leur approche permet aussi de rendre compte de l’effet bénéfique de ces consultations pour les enfants qui arrivent à s’exprimer, à être entendus et accompagnés tout en tissant des liens de confiance et de reconnaissance avec les intervenant.e.s des centres en santé mentale jeunesse. Cependant, l’accompagnement des familles se complique lorsque la durée prévue dans les structures de l’intervention est écoulée et provoque un nouveau sentiment d’abandon vécu par les enfants et leur famille. Cela peut montrer le caractère dangereux de l’idéalisation des interventions, mais aussi le rôle positif qui pourrait être lié à la possibilité de négocier davantage la durée de l’intervention en fonction des besoins d’accompagnement des enfants, mais aussi des familles. Enfin, les auteur.e.s terminent par cette phrase riche de sens: « L’art peut soutenir cette tension entre fragilité et idéalisation dans son potentiel de recréer le monde pour l’enfant. »

L’article de Prudence Caldairou-Bessette et collègues et celui de Naoual Mahroug, permettent dans des contextes différents de souligner également le rôle de repère et d’accompagnement significatif que jouent les intervenant.e.s auprès des enfants et des adultes. Ces articles interrogent par ailleurs les limites du système lorsque la durée de l’intervention fixée par les structures est écoulée. Enfin, notons que l’article de Patricia Bessaoud-Alonso montre aussi comment les enfants participants à l’étude, issus de parents ayant vécu dans des contextes de guerre et d’exil, sont porteurs d’histoire et reconstruisent leur propre monde à travers des processus de participation et d’intégration dans une société en changement.

Conclusion

Ce numéro se situe dans un contexte où les inégalités de niveau de vie augmentent (Piketty, 2019) et où la migration donne lieu à un processus de participation, à des degrés variés, aux différentes dimensions de la société d’accueil (éducation, emploi, communautaire, civique, citoyenne, linguistique et identitaire), sans pour autant abandonner toute forme de participation à sa société d’origine. Celle-ci peut prendre forme par les liens transnationaux et par la migration de retour comme observé dans l’article de Malika Danican, par les voyages de retour pour raisons familiales et les comparaisons de présence d’un soutien familial en lien avec les choix d’agrandissement de la famille comme relevé dans celui de Schneider. L’objectif de ce numéro était de contribuer à rendre compte de comment des événements des trajectoires familiales des immigrant.e.s, avant leur arrivée et après leur installation dans le pays d’accueil, influencent leur participation à la société d’accueil. Encore une fois, soulignons que la participation des familles ne garantit pas leur intégration, comme les recherches décrites dans les articles du présent numéro le montrent. Les transformations familiales sont la résultante de facteurs non seulement liés au passé familial avant la migration, mais aussi aux facteurs liés à la société où les migrant.e.s arrivent, dont la bureaucratie entourant la migration et l’installation, les services fournis ou pas aux familles migrantes, la non-reconnaissance des qualifications et de l’expérience de travail, la discrimination, etc. Ces facteurs « externes » à la famille peuvent conditionner les relations et la qualité de vie à l’intérieur de la famille.

Des questions restent en suspens pour de futures recherches. Est-ce que le sentiment d’être perçu comme faisant partie de la société se distingue pour les parents et les enfants, pour les hommes différemment des femmes? Et qu’advient-il en cas de sentiment de ne pas être reconnu alors qu’on participe aux différentes dimensions de la vie sociale? Un individu peut en effet travailler ou étudier, vivre une vie de famille, etc. tout en se sentant en décalage par rapport à la société d’accueil, décalage pouvant être entretenu par des discours publics stigmatisants. Comment cela affecte-t-il la vie familiale et les parcours des différents membres, notamment les jeunes qui ont grandi dans la société d’accueil? Le fait de vivre séparément entre deux pays peut représenter un type d’arrangement familial durable pour des couples et des enfants (Beauchemin et al., 2018). Comment ces réseaux familiaux transnationaux influent à la fois sur les trajectoires migratoires et sur les processus d’installation et d’insertion dans la ou les sociétés d’accueil? Enfin, les processus migratoires comportent de multiples aspects et différents types de sources de données collectées dans le pays d’accueil mais aussi dans les pays d’origine, et éventuellement de transit, peuvent permettre des analyses complémentaires. Les études à partir de données quantitatives, trop souvent de nature transversale, ont l’avantage de fournir des portraits statistiques détaillés, mais présentent des limites pour la compréhension de la complexité des parcours migratoires au fil du temps comme un processus multidimensionnel. Par contraste, des données quantitatives longitudinales (multisites ou non) permettraient l’analyse de trajectoires familiales en lien avec d’autres dimensions, telles que l’évolution de la situation professionnelle, des lieux de résidence, la durée depuis l’arrivée, en lien avec des processus de reconnaissance de leur appartenance et contribution à la société d’accueil.

Les articles du présent numéro auront cependant montré l’intérêt de connaître les approches et résultats issus de recherches dans différents champs disciplinaires, résultant de collaborations multidisciplinaires, et menées dans des lieux variés. Ils auront permis aussi de rendre compte des stratégies d’adaptation et d’intégration au cours du temps en fonction des histoires pré- et post-migratoires, au prisme de la famille.