Article body

Introduction

Joan Scott plaidait dans les années 1980 pour que le genre prenne valeur de « catégorie utile d’analyse » (Scott, 1986; 2009). Un peu plus tard, Margaret M. Gullette (2004) militait de son côté pour que l’âge soit, lui aussi, élevé au rang de catégorie analytique. Longtemps menées en parallèle, les études sur les âges de vie et sur le genre convergent davantage depuis quelques années, mais laissent encore de vastes territoires à découvert (Soland, 2001; Taefi, 2009; Diasio, 2012). Si plusieurs chercheur.e.s ont ouvert la voie, il reste du chemin à parcourir pour que le genre et l’âge soient véritablement traités comme des rapports sociaux à la fois distincts et interreliés, voire « mutuellement constitutifs » (Bilge, 2009). Certaines analyses axées sur les trajectoires individuelles, les phases ou les transitions du cycle de vie traitent encore le sexe comme une simple variable qui n’exige pas de problématisation. De leur côté, les approches féministes intersectionnelles prennent soin d’articuler le genre avec d’autres rapports sociaux (classe, « race », etc.), mais négligent fréquemment l’âge (Rennes, 2016). D’autres études, encore, perdent de vue le fait que grandir et vieillir génèrent des catégories et des trajectoires qui sont le résultat d’interactions de sexe et d’âge (Danely et Lynch, 2013; Van de Velde, 2015). Bref, des historien.ne.s le disent (Charles, 2011; Kramer, 2017 ; Beaumier dans ce numéro) et des sociologues le confirment (Bessin, 2014 ; Legrand et Voléry, 2013) : l’arrimage entre genre et âge pourrait être resserré.

Or, manier — simultanément — ces deux formes de catégorisation sociale fait ressortir les similarités qu’elles partagent, les différences qui les séparent et les interactions qui les associent. Comme le genre, l’âge se voit régulièrement naturalisé, voire « biologisé », structure l’organisation collective et les trajectoires individuelles, génère des rapports de pouvoir complexes, initie des normes et des représentations très sensibles aux contextes spatio-temporels considérés (Jyrkinen et McKie, 2012; Hearn, 2001; Greig, 2014). Pour M. Lamboley, l’âge fait donc partie des principaux systèmes d’oppression, à l’égal du patriarcat, du capitalisme, de la « suprématie blanche » ou de l’hétérosexisme (Lamboley et al., 2014). Tout n’est pas qu’affaire de similitudes, cependant. Des spécificités importantes émergent aussi. Le genre demeure relativement fixe tandis que l’âge est nécessairement mobile et fluctuant : s’il est possible de changer de sexe ou de genre, on passe obligatoirement d’un âge à un autre, d’une phase de vie à une autre. Les catégories d’âge sont en outre plus relatives que celles liées au genre : un individu peut être simultanément déclaré « jeune » et « vieux » selon l’âge de ses interlocuteurs ou les contextes considérés (Jaspard et Massari, 1987; Rennes, 2009). Enfin, bien davantage que pour le sexe, l’ambivalence caractérise le principe même des distinctions basées sur le nombre d’années vécues : les critères d’âge peuvent être jugés acceptables ou discriminatoires, favoriser la protection ou l’exclusion sociale, déboucher sur l’égalité ou l’iniquité (Caradec et al. 2009; MacNicol, 2009).

Partant de là, ce numéro de la revue Enfances Familles Générations propose plusieurs pistes. Explorer les interactions entre rapports d’âge et de genre révèle autant les constructions sexuées des âges que des trajectoires de vie structurées par le genre. Saisir, dans leur ensemble, les rapports sexués d’âge ou de génération déplace le regard vers des adultéités et des vieillesses encore négligées. Cela incite à raffiner, à l’aune de l’âge, l’analyse des masculinités. Cela permet de mieux évaluer l’impact des évolutions démographiques, des normes culturelles, des régimes d’éducation ou de retraite, des filets de sécurité sociale, des migrations ou encore de la médicalisation des corps (Kergoat, 2010).

Articuler l’âge et le genre mène aussi, tout naturellement, à mieux tenir compte du temps qui passe. L’analyse des trajectoires féminines ou masculines, de l’évolution des rapports (inter)générationnels ou encore des temporalités sexuées en matière de travail, de famille, de loisir, de sexualité, fait nécessairement sentir le poids du temps qui passe. Ce numéro réunit donc à la fois des contributions de sociologues et d’historien.ne.s. La chose paraît d’autant plus pertinente que, au cours des quatre dernières décennies, ces deux groupes ont suivi des chemins différents pour aboutir au même constat : le caractère profondément social des sexes/genres et des âges de vie, tout comme celui des frontières aussi mouvantes que structurantes qu’ils génèrent. L’histoire et la sociologie se croisent pourtant assez peu sur ce terrain, malgré un décloisonnement récent (Rennes, 2016). Sans prétendre les faire dialoguer de manière systématique, ce numéro propose quelques avancées en ce sens.

Saisissant à bras le corps ces questions, l’article de Marie-Laurence B. Beaumier évalue comment l’histoire et la sociologie articulent le genre et l’âge depuis les années 1960, tout particulièrement au Canada et au Québec. Elle dresse d’abord un bilan rapide des travaux sur les cycles de vie dans leur ensemble ainsi que sur les divers âges de vie. Saluant le déclin des approches androcentriques des parcours de vie, elle plaide pour l’analyse plus poussée de l’asymétrie des calendriers féminins et masculins. Applaudissant la prise en compte des dimensions sexuées de l’enfance et de la jeunesse, elle déplore l’intérêt encore mitigé que suscitent l’adultéité et la vieillesse, tant pour les femmes que pour les hommes. M-L. Beaumier braque ensuite le projecteur sur un autre type de phase de vie, la parentalité. Le terrain paraît en effet particulièrement propice aux analyses imbriquant le genre et l’âge. Beaucoup, cependant, traitent la maternité et la paternité en silos étanches, oubliant que l’une et l’autre se forgent au fil de leurs interactions. Beaucoup, aussi, se concentrent sur les premières étapes de la maternité et de la paternité : les grossesses, les accouchements et les soins aux nourrissons des jeunes mères, le rôle de pourvoyeurs des pères dans la force de l’âge. En ressortent alors des parentalités souvent tronquées, des cycles familiaux fréquemment incomplets, des parents ou des enfants qui ne semblent pas vieillir. Sur d’autres plans tout de même, des avancées sont à signaler. En sociologie surtout, la notion de parentalité s’affranchit des prescriptions de genre et d’âge, des normes hétérosexuelles et des filiations biologiques pour explorer la monoparentalité, la pluriparentalité, la coparentalité, l’homoparentalité ou la transparentalité. En histoire, les études sur la grand-parentalité articulent le genre et l’âge en renouvelant les analyses de la féminité, de la masculinité, des solidarités familiales et des rapports intergénérationnels.

L’état des recherches ainsi esquissé, les pages suivantes exposent les arrimages genre/âge que les contributions de ce numéro établissent pour des contextes et des sujets aussi variés les uns que les autres. Les premiers s’étendent de l’Inde coloniale et de la France du XIXe siècle au Québec et au Sénégal actuels en passant par la Suisse contemporaine. Les seconds englobent la lecture intersectionnelle d’un parcours de vie masculin, le genre des solidarités intergénérationnelles, de la dépendance adulte problématique ou des pensions de vieillesse tout comme les mobilités des retraitées ou d’enfants de parents séparés, la maladie des hommes vieillissants (cancer de la prostate), sans oublier les temporalités trans.

Construire l’articulation

Combiner l’analyse d’un âge de vie à celle d’un sexe constitue une première étape dans l’articulation des rapports d’âge et de genre. En sociologie comme en histoire, elle a d’ailleurs donné lieu à de très nombreux travaux, tout en occasionnant certains déséquilibres. Si la jeunesse constitue depuis longtemps un champ de recherche très prisé pour chacun des deux sexes, la vieillesse demeure moins populaire tandis que l’âge adulte émerge tout juste comme objet d’étude. Ironiquement, la (sur)valorisation du modèle de l’homme productif dans la force de l’âge en escamote le caractère foncièrement masculin, tout en retardant une véritable problématisation de l’adultéité. L’étude des versions féminines et masculines d’une phase de vie précise n’a donc rien perdu de sa pertinence.

Dans ce numéro, un auteur en particulier illustre cette approche. Adoptant un point de vue identitaire, Louis Braverman expose comment une maladie du vieillir propre aux hommes, le cancer de la prostate, télescope les conceptions de la masculinité. L’analyse éclaire tout à la fois les pratiques des soignant.e.s et les expériences des patients en France : seuils d’âge utilisés pour évaluer la pertinence d’une opération, phallocentrisme et hétéronormativité des traitements contre l’impuissance, sentiment pour certains hommes de vieillir brusquement en perdant leur virilité, réinvention pour d’autres de leur identité de genre et d’âge. Cette « maladie de l’homme vieillissant » constitue donc un terrain très propice aux études encore trop rares sur l’identité et la vieillesse masculines, en général, sur la santé et la sexualité des hommes à cet âge, en particulier (Kampf et al., 2013; Thompson, 2018). Discrète et toujours peu discutée dans l’espace public, cette maladie offre un contraste saisissant avec ses pendants féminins. Beaucoup plus voyants et attirant l’attention des médecins dès le XIXe siècle, les cancers de l’appareil génital féminin soulèvent en effet très tôt des débats enflammés sur la sexualité et la moralité des femmes en âge de se reproduire ainsi que sur la perte de féminité due aux hystérectomies préventives (Löwy, 2013).

Plus récemment, d’autres études ont plutôt pris le parti d’articuler les rapports d’âge et de genre en confrontant les versions féminine et masculine d’une phase de vie donnée. C’est le cas de Sherry Olson et Peter Holland. À partir des lettres envoyées de 1886 à 1909 par des filles et des garçons de 6-19 ans à l’hebdomadaire néo-zélandais, l’Otago Witness, ces deux auteurs brossent un portrait des tâches et des emplois de ces jeunes, de leurs problèmes de santé et de leurs métamorphoses physiques, de leur quotidien et de leurs perceptions d’eux-mêmes. Anne Perriard, aussi, sonde les dimensions sexuées d’un âge de vie spécifique. Elle dévoile le caractère profondément genré de cette figure de « l’adulte indépendant » qui imprègne si fort les politiques de réinsertion du Canton de Vaud, en Suisse. Si le recours à l’aide sociale est considéré comme la marque d’une dépendance problématique à l’État pour les adultes de 18 à plus de 60 ans, d’autres formes de soutien public sont pourtant jugées acceptables : les bourses décernées aux jeunes adultes des deux sexes pour acquérir une formation, les allocations familiales versées aux mères seules avec enfants de moins de 16 ans, les rentes-ponts versées avant la retraite légale à d’ex-travailleur.se.s jugé.e.s un peu trop âgés pour le marché du travail, à des mères sans expérience d’emploi à plus de 50 ans ou à des femmes vieillissantes confrontées à une séparation. Remplacer les prestations d’aide sociale par des bourses, des allocations ou des rentes-ponts vise à sortir certaines femmes et certains hommes de la catégorie des adultes problématiques. Pourtant, cette pratique renforce la dépendance et les inégalités qu’ils affrontent du fait de leur âge et de leur genre.

D’autres travaux prennent une voie encore différente pour construire l’articulation entre âge et genre : ils choisissent d’étudier les parcours de vie en faisant ressortir leurs dimensions féminines ou masculines. C’est le cas par exemple de la contribution de Caroline Henchoz. Celle-ci analyse la réforme en Suisse de l’assurance-vieillesse et survivant (AVS) qui remplaça en 1997 la rente de couple par deux rentes individuelles. Contrairement aux attentes, cette réforme ne débouche pas sur beaucoup d’égalité. Assurer aux femmes un revenu de vieillesse individuel n’augmente pas automatiquement leur pouvoir économique, et ne renverse pas nécessairement les rapports de pouvoir au sein d’un couple. L’explication est à la fois simple et subtile. Si l’État helvétique ne soutient plus le vieux principe du pourvoyeur masculin, il persiste à traiter le couple marié comme une unité économique où dépenses et revenus sont équitablement répartis. Or, le revenu des épouses durant tout leur parcours de vie, avant autant que pendant la retraite, demeure perçu comme secondaire et reste affecté aux dépenses courantes ou au care. C. Henchoz rappelle ainsi qu’il ne suffit pas de promouvoir l’égalité hommes/femmes à un moment donné. Il faut tenir compte des parcours de vie sexués dans leur ensemble.

Le texte de Benoît Hachet saisit lui aussi l’âge dans la durée pour faire ressortir des effets de genre. Ancré dans la France d’aujourd’hui, il éclaire les temporalités expliquant que des parents séparés optent, ou pas, pour une résidence alternée avec leurs enfants. C’est la combinaison de l’âge et du genre, tant des parents que des enfants, qui module au fil du temps le choix d’une telle organisation familiale. De manière générale, les enfants résident plus souvent chez leur mère en vertu du principe selon lequel les compétences parentales des femmes sont jugées supérieures à celles des hommes. La résidence alternée devient cependant plus courante lorsqu’ils grandissent, avant d’être à nouveau réévaluée lorsqu’ils expriment à l’adolescence des préférences. L’âge des deux parents joue également, ne serait-ce que parce qu’il les situe à un moment dans leur trajectoire professionnelle, plus ou moins favorable à la conciliation travail/famille, ou encore à une époque donnée, plus ou moins propice au partage des tâches parentales entre femmes et hommes. Bref, conceptions sexuées de la parentalité, avancée en âge des enfants, rapports à l’emploi structurés par le genre et vieillissement des parents se chevauchent et s’entrechoquent ici en un ballet complexe.

Chaudement recommandé par le compte rendu d’Élise Feller associé à ce numéro d’EFG, le livre de Peggy Bette[1] met également l’accent sur l’enchaînement des phases de vie pour saisir les rapports de genre et d’âge. P. Bette traite ainsi le veuvage des Françaises de la Première Guerre mondiale comme une phase de vie qui, dans ce contexte bien particulier, s’étire pour beaucoup d’entre elles du début de leur adultéité jusque dans leur vieillesse. D’abord campées en jeunes femmes, mariées et mères depuis peu, on les voit ensuite composer avec l’évolution des pratiques du deuil, des possibilités d’emploi, des formes de soutien et de leurs propres militances au fil de leur avance en âge. Cette façon presque longitudinale d’appréhender le veuvage féminin est d’autant plus appropriée que la guerre allonge cette étape de vie, beaucoup plus qu’il n’est coutume au début du XXe siècle.

Campé dans l’histoire de la France du XIXe siècle, l’article de Stacey Renee Davis positionne aussi la vieillesse dans le prolongement des parcours individuels, en la traitant dans ses versions tant masculines que féminines. Il faut dire que son sujet s’y prête tout particulièrement. C’est sur la base des persécutions subies trente ans plus tôt pour avoir critiqué le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte que des milliers de citoyennes et de citoyens âgés reçoivent en 1881 une pension en guise de réparation. Surgissent alors des silhouettes d’hommes et de femmes dont la vieillesse difficile est présentée — et perçue — comme la conséquence directe d’une jeunesse et d’une maturité saccagées par les représailles politiques (exil, emprisonnement, dislocation familiale, ostracisme, etc.). Un peu comme le livre de Peggy Bette sur le veuvage féminin d’ailleurs, l’article de S.R. Davies fait ainsi écho à l’historienne Helen Yallop qui invite à dissocier le vieillir et la vieillesse, à explorer l’avancée en âge comme un processus sexué, sans nécessairement constituer les dernières années de vie en une phase spécifique et définie (Yallop, 2016). Toutes ces auteures ont ainsi le mérite de camper des jeunes filles qui vieillissent, des femmes adultes qui prennent de l’âge et des femmes âgées qui ont été jeunes.

Faire interagir les inégalités

Bien que les impacts de l’âge et du genre soient davantage reconnus (Arber et al., 2003 ; Bessin, 2014 ; Rennes, 2016), les travaux axés sur les inégalités sociales prennent encore trop rarement en compte le fait que les positions dominantes sont le produit conjoint d’un système de genre et d’un système d’âge (Langevin, 1999). Plusieurs montrent pourtant bien à quel point les rapports de genre et d’âge s’imbriquent et interagissent dans l’élaboration des inégalités sociales durant toute la vie des individus (Legrand et Voléry, 2013). On le voit par exemple au sujet des pratiques récréatives, relationnelles et intergénérationnelles (Dorfman, 2013 ; Octobre, 2014).

C’est cette perspective qu’adopte Mathilde Bigo. Elle analyse la retraite et la vieillesse de femmes installées en Bretagne sous l’angle de leur mobilité résidentielle, avant l’entrée en maison de retraite. Il en ressort une mobilité très marquée par les rapports de sexe qui dotent ces femmes de pensions plus faibles que les hommes, ne favorise pas l’obtention d’un permis de conduire, les entraîne à la suite d’un mari retraité ou les encourage à se rapprocher de leurs enfants. La retraite peut néanmoins aussi conférer une réelle liberté de mouvement à celles qui vivent sans conjoint ou renégocient leurs relations de couple pour faire valoir leur choix de résidence. Plus âgées, le temps rebrasse les cartes et génère une nouvelle forme de mobilité résidentielle, destinée cette fois à tempérer les effets du vieillissement au féminin. Un veuvage, une santé plus fragile ou l’isolement accentuent la préférence des femmes pour un environnement urbain, les font opter pour un logement mieux adapté ou moins cher, les incitent à revenir en terrain connu et choisi.

Pour sa part, l’article de Sadio Ba Gning met en relief les inégalités de génération et de genre qui s’imbriquent dans la prise en charge des aîné.e.s au Sénégal, à l’heure où le vieillissement démographique s’accélère. À l’heure aussi où les époux peuvent avoir de 15 à 20 ans de plus que leurs épouses, ce qui débouche sur des taux de veuvage féminin très élevés. S’appuyant sur plusieurs dizaines d’entretiens menés auprès de parents âgés et d’aidant.e.s des deux sexes, il sonde les diverses asymétries qui structurent ces solidarités intergénérationnelles. La tendance à valoriser le soutien financier des hommes et à minimiser les services rendus par les femmes de la famille caractérise ainsi les relations d’aide entre (beau)fils et (belle)mère, entre (belle)fille et (beau)père. L’aide fournie aux (beaux)parents âgés induit également des jeux de pouvoir entre les fils aînés et les fils cadets, entre les (belles)filles et les aidantes rémunérées qu’elles engagent. Les aides attendues et fournies aux parents âgés renforcent donc des statuts sociaux déjà définis selon le genre et la position dans la lignée familiale et se perpétuent dans leur complémentarité et interaction.

Brouiller, négocier et faire éclater les normes

Beaucoup d’auteur.e.s remettent aujourd’hui en question la hiérarchie sociale qui se fonderait « mécaniquement » sur le genre et certains marqueurs liés à l’âge comme le nombre d’années vécues, la retraite, la grand-parentalité, etc. (Arber et Ginn, 1995 ; Arber et al., 2003 ; Caradec, 2012). Les femmes qui recourent à un don d’ovocytes, par exemple, négocient en fait les limites biologiques de leur fertilité, réinitialisent jusqu’à un certain point leur horloge biologique et contestent « la relation forte entre jeunesse et fertilité féminine [tout en contribuant] à rendre “queer” la maternité » (Bühler, 2014 : 26-27). Un brouillage similaire des normes d’âge s’observe dans les dernières étapes de vie. Legrand et Voléry (2012 : 10) notent que, en matière de vieillissement, les « distinctions sociales et sexuées seraient désormais davantage une affaire de subjectivité et d’expériences intimes. La composante sociale et sexuée du vieillissement résiderait alors dans les modalités d’un travail biographique permettant de réorganiser sa vie — matérielle, sociale, mais aussi relationnelle et psychique ». Selon Rose-Marie Lagrave, cette confrontation à de nouvelles réalités physiques et sociales permet même à certaines femmes âgées de brouiller les codes sociaux dominants en faisant, par exemple, rimer vieillesse et désir sexuel :

Exclues du regard désirant masculin auquel fréquemment elles se sont conformées, elles peuvent aussi expérimenter le regard désirant féminin, moins prisonnier des codes sociaux dominants, en s’apercevant que l’hétérosexualité a été une norme qui a canalisé leur désir. À ce titre, il y a dans l’expérience de la vieillesse quelque chose qui l’apparente à l’adolescence. Les normes sociales et sexuelles sont déstabilisées, deviennent incertaines et imprévisibles dans la manière de rencontrer sexuellement l’autre, tout comme elles sont souvent encore largement indéterminées à l’adolescence. Ce sont deux âges de disponibilité, d’indécision et de possibles bifurcations dans les orientations sexuelles (Lagrave 2009 : 121).

Swapna M. Banerjee discerne elle aussi des normes d’âge et de genre négociées, pour un contexte cependant très différent. Relevant résolument le défi de l’intersectionnalité, elle démontre l’émergence dans l’Inde coloniale d’une nouvelle forme de masculinité qui imbrique rapports de genre et d’âge, mais également de « race », d’ethnicité et de classe. Complexes et parfois inédits, les contours de cette masculinité sont saisis à travers le parcours d’un penseur bengali très influent, Rabindranath Tagore (1861-1941). Enfant, son sexe et son milieu aisé lui valent de nombreux privilèges et une éducation soignée malgré sa rébellion contre les écoles coloniales, tandis que son statut de fils le place sous la férule stricte de son père. Adulte, Tagore s’impose à son tour en pater familias, épouse une enfant de 11 ans et organise le mariage de ses propres filles à un âge tout aussi précoce. Son parti pris en faveur d’une nouvelle « modernité coloniale » lui fait cependant transgresser plusieurs normes sociales. Il développe une réelle intimité avec sa jeune épouse et ses enfants, supervise de près l’instruction de ces derniers indépendamment de leur sexe, élabore une pédagogie très différente des principes occidentaux, favorise l’éducation des filles et agit en père symbolique de tous ses élèves. Entre son enfance et sa maturité, entre sa vie familiale et sa vie publique, il y a donc continuum : le modèle d’une masculinité à la fois paternelle, éducatrice et intellectuelle qui conforte les normes de genre et d’âge tout en se permettant d’en transgresser certaines.

Enfin, la contribution d’Alexandre Baril fait à la fois éclater les catégories binaires du genre et les conceptions cisgenristes des âges de vie. S’appuyant sur son expérience d’homme trans ainsi que sur une perspective amalgamant les approches intersectionnelles, queer et crip, il éclaire les temporalités des personnes transgenres et transsexuelles, pour en démontrer les spécificités. Ces temporalités marginalisées s’écartent, par exemple, des perceptions cisgenristes du cycle de vie où se succèdent enfance-jeunesse-adultéité-vieillesse, sans possibilité de retour en arrière : les traitements hormonaux d’une transition physique induisent en effet une « deuxième jeunesse », qui se vit tant sur le plan physique (apparition de nouvelles caractéristiques sexuelles) que social (découverte de soi, intégration d’une nouvelle auto-identification de genre, etc.). La masculinité des hommes trans posant problème à tout âge, ils sont davantage ébranlés par la norme cisgenriste qui associe vieillissement et perte de virilité. A. Baril souligne également la lenteur et l’attente qui caractérisent les temporalités trans, ralenties par les démarches nécessaires à toute transition (délais indus d’accès aux soins, procédures complexes de changement d’état civil, etc.). Enfin, il réfléchit à ce « temps de surexposition » publique, caractéristique des trajectoires de vie trans. Impatientes d’afficher une identité longtemps dissimulée ou niée, les personnes en transition y contribuent certainement. Mais cette phase de surexposition découle aussi du sensationnalisme des médias, obnubilés par un moment précis, celui des changements de sexe et des corps en transition. Du coup, l’identité présente des personnes trans se trouve reléguée dans l’ombre.

Conclusion

L’analyse conjointe des rapports de genre et d’âge progresse, mais à petite vitesse et demeure encore dans l’angle mort des perspectives intersectionnelles. Si les recherches actuelles reconnaissent désormais le genre et l’âge comme des systèmes qui interagissent constamment — que ce soit en se confortant ou en se télescopant — elles abordent encore trop rarement les rapports de pouvoir et les inégalités cumulatives qu’ils génèrent. Cette perspective appelle ainsi à réviser des études passées sur le genre, notamment celles pour qui ce concept repose sur la distinction entre les différences biologiques des sexes et les rapports sociaux qui leur donnent sens. Plusieurs études récentes (Achin et al., 2009 ; Rennes, 2016) tout comme certains articles dans ce numéro montrent en effet que les différences biologiques des sexes sont elles aussi construites, ce qui questionne la pertinence d’une telle distinction. Une prise en compte systématique de l’articulation du genre et de l’âge permet ainsi de mieux comprendre comment les corps et les identités de genre sont socialement produits et générés. Elle ouvre également de nouvelles perspectives de recherches, tant au regard des processus genrés favorisant le développement de caractéristiques physiques sexuées, que des codes sociaux dominants qui façonnent les expériences hétéronormatives (Lagrave, 2009). Ce numéro d’Enfances Familles Générations consacré aux âges de vie, au genre et aux temporalités appelle ainsi en définitive à multiplier les études qui arriment l’âge au genre, tant en histoire qu’en sociologie.