Abstracts
Résumé
Cette contribution[1] examine l’impact des possibilités d’extension de la fertilité féminine ouvertes par le don d’ovocytes sur les significations de l’« âge limite de la maternité », dans le contexte suisse où cette technique est interdite. En me focalisant sur les expériences de femmes recourant au don d’ovocytes en cas d’infertilité liée à l’âge, je montrerai comment cette technique ouvre un espace de contestation et de négociation des limites biologiques de la fertilité. La première partie examine l’utilisation des normes biologiques et statistiques du déclin de la fertilité dans le cadre du diagnostic; la deuxième montre comment les significations des limites d’âge se transforment au fil du parcours de procréation médicalement assistée (PMA); la troisième met en lumière quelques stratégies utilisées pour reconfigurer l’« horloge biologique ».
Mots-clés :
- Don d’ovocytes,
- fertilité,
- âge,
- biologisation,
- maternité
Abstract
I will examine the impact of extending female fertility, possible through oocyte donation, and more specifically the impact on the meaning of an age limit for maternity in Switzerland, where this technology is prohibited. By focusing on the experiences of women who turn to oocyte donation because of age-related infertility, I will show how this technology opens the door to disputes and discussions on the biological limits of fertility. In the first section, I will examine how biological and statistical standards on the decline in fertility are used for diagnosis. In the second section, I will show how the meaning of age limits is transformed as assisted reproductive technology (ART) develops. In the third section, I will highlight some of the techniques used to reset the biological clock.
Keywords:
- Oocyte donation,
- fertility,
- age,
- biologization,
- maternity
Article body
Trop âgés pour être parents? Récemment, une réponse affirmative a été donnée à cette question par un tribunal italien ayant pris la décision de retirer à un couple la garde de leur fille de trois ans et de la donner à l’adoption. Lors de la naissance de cette dernière, conçue dans une clinique étrangère spécialisée en médecine reproductive, les parents étaient âgés de 57 et 70 ans (Vasireddy et Bewley, 2013; Gulino et al., 2013). Largement relayée par les médias, cette décision suscite majoritairement l’indignation (Dumont, 2013; Montabert, 2013) et illustre de manière dramatique la tension entre droits reproductifs des individus et volonté étatique de protéger le bien de l’enfant. En permettant de prolonger la fertilité féminine au-delà de la ménopause, les techniques médicales de reproduction telles que le don d’ovocytes ou la vitrification des ovules donnent un sens nouveau à la question des limites d’âge de la maternité et suscitent de nombreux débats (Campbell, 2011) où bien de l’enfant, motivations des parents, et spécifiquement de la mère, relations intergénérationnelles et rôle de la médecine reproductive se trouvent mis en question.
En Suisse, comme dans d’autres pays, les cas de grossesses postménopausales sont fortement médiatisés et débattus, et ce, d’autant plus que le don d’ovocytes y est interdit, contrairement à son pendant masculin, le don de sperme. Pourtant, loin des cas extraordinaires de grossesses postménopausales, l’âge moyen des femmes commençant un traitement de procréation médicalement assistée ne cesse d’augmenter – 36,4 ans selon les dernières statistiques (SSMR 2012) – et un nombre croissant de femmes dans la quarantaine se rendent à l’étranger pour recourir au don d’ovocytes[2]. Si le phénomène des maternités tardives n’a ni l’ampleur statistique, ni la nouveauté, ni le caractère homogène que lui attribuent les médias (Bessin et Levilain, 2012), je soutiens en suivant Friese et al. (2006, 2008), que les « potentialités » (Taussig et al., 2013) d’extension de la fertilité féminine ouvertes par le don d’ovocytes participent à un processus de reconfiguration des limites d’âge de la maternité et des définitions du vieillissement reproducteur.
Cette contribution vise à mettre en lumière la manière dont ces potentialités sont déterminées par le contexte suisse caractérisé par l’illégitimité du recours transfrontalier au don d’ovocytes, due en partie au soupçon d’illégalité qui entoure cette technique (Bühler, à paraître), mais également à la panique morale associée aux grossesses postménopausales considérées comme des abus de la médecine reproductive. Comment sont définies les limites d’âge de la maternité (Löwy, 2009) et comment les femmes recourant à cette technique négocient et normalisent (Thompson, 2005; de Jong, 2009) son utilisation en cas d’infertilité liée à l’âge? Il s’agira d’examiner ces questions en m’appuyant sur un matériau empirique collecté dans le cadre d’une étude de terrain réalisée en Suisse entre 2011 et 2013[3] en me focalisant spécialement sur les perspectives et les expériences de ces femmes. Le don d’ovocytes soulève un double enjeu en ce qui concerne, d’une part, la construction de la filiation et de la reproduction du modèle familial hétéronormatif et bilatéral; d’autre part, l’âge et le vieillissement reproducteur. Pour des raisons heuristiques, j’ai choisi de me concentrer sur cette deuxième dimension qui demeure relativement peu étudiée de manière approfondie. Plus précisément, je mettrai en lumière les effets des possibilités ouvertes par le don d’ovocytes sur les parcours de PMA et les significations d’un « âge limite de la maternité » et montrerai comment elles ouvrent un espace de contestation et de négociation où l’« horloge biologique » peut être, dans une certaine mesure, reconfigurée. La première partie de mon article se concentre sur le moment du diagnostic et sur l’utilisation des normes biologiques et statistiques du déclin de la fertilité. La deuxième partie souligne l’importance du parcours de PMA sur la définition de limites d’âge. La troisième partie examine quelques stratégies utilisées pour reconfigurer « l’horloge biologique ».
1. Ouvrir un espace de potentialités
Le don d’ovocytes est actuellement la technologie reproductive la plus couramment utilisée pour agir sur les limites biologiques de la fertilité féminine liées au vieillissement. Les récents progrès réalisés en cryopréservation ovocytaire ouvrent des possibilités alternatives au don d’ovocytes (Cobo et al., 2011), mais leur développement est encore émergent. Alors que le don de sperme est une pratique relativement ancienne – le premier cas médical rapporté date de 1894 (Englert et al., 2004) – la technique du don d’ovocytes n’a été rendue possible que par les développements de la fécondation in vitro (FIV), et la première grossesse obtenue, en Australie, date de 1983 (Lutjen, 1984; Sauer et Kavic, 2006). Utilisé dans un premier temps pour permettre aux femmes souffrant de baisse prématurée de la réserve ovarienne d’avoir un enfant, le don d’ovocytes a été employé de manière croissante et avec de très bons taux de succès par des femmes de plus de 40 ans souffrant d’infertilité liée à l’âge (Forman et al., 2011). En substituant les ovules d’une femme jeune à ceux d’une femme plus âgée, cette technique permet en effet théoriquement à toute femme de devenir enceinte indépendamment de sa période de fécondité (Konrad, 2006). Elle permet ainsi de dissocier les fonctions reproductives utérine et ovarienne, c’est-à-dire de créer une séparation entre des ovules considérés comme vieillissants et un utérus qui resterait sans âge.
La littérature socioanthropologique sur le don d’ovocytes a largement étudié la manière dont cette technique met en question le modèle de parenté exclusif, bilatéral, lié par des liens de sang et assimilant engendrement et filiation (Fine, 2002) qui domine dans les sociétés européennes. En introduisant un tiers dans la conception d’un enfant, cette technique crée une rupture sans précédent entre les fonctions gestationnelle et génétique de la maternité (Cadoret, 2010). étudié tant du point de vue des donneuses (Konrad, 2006 ; Orobitg et Salazar, 2005; Bestard et Orobitg, 2009) que des couples receveurs (Konrad, 2006; Thomspon, 2005; Kirkman, 2003, 2008; Bergmann, 2010, 2011), ces travaux ont mis en lumière les processus de biologisation et de socialisation à l’oeuvre dans la construction de la parenté à l’aide du don d’ovocytes, ou pour reprendre les termes de Bestard et Orobitg (2009), le travail de désubstantialisation des donneuses et le travail de resubstantialisation des receveuses.
L’impact du don d’ovocytes sur l’âge limite de la maternité et les définitions du vieillissement reproducteur demeure relativement peu exploré de manière centrale, mais des recherches à ce sujet tendent à se développer. Les travaux de Carrie Friese et al. (2006, 2008) et Szewczuk (2012) contribuent de manière importante à l’étude des expériences et significations de l’infertilité liée à l’âge et de la maternité tardive dans le cadre du recours au don d’ovocytes et de la PMA en général. La régulation de l’accès aux techniques médicales de reproduction en fonction de l’âge est étudiée par Rozée (2010) qui montre comment la norme procréative de la maternité avant 40 ans entraîne un important recours transfrontalier aux techniques médicales de reproduction, ainsi que par Thompson (2005) et Friese et al. (2006) qui analysent comment les normes biologiques du vieillissement reproducteur sont utilisées de façon croissante pour réguler l’accès aux techniques médicales de reproduction. Löwy (2009), quant à elle, montre comment les politiques nationales de reproduction déterminent « l’âge de procréer » et met en évidence de manière particulièrement éclairante sa dimension genrée dans le contexte de l’accès à la PMA.
Les techniques médicales de reproduction sont connues pour déconnecter sexualité, procréation et filiation, mais elles ouvrent également des possibilités grandissantes de découpler la procréation du temps et de l’âge. La dimension potentiellement féministe et subversive des possibilités ouvertes par l’extension de la fertilité féminine est mise en avant par les chercheuses étudiant la PMA. En effet, l’usage du don d’ovocytes offre un moyen de contester la relation forte entre jeunesse et fertilité féminine. Alors que l’inégalité dans les « calendriers de fécondité » (Bessin et Levilain, 2012) est constitutive des rapports de genre, il permettrait de « […] déstabiliser le partage entre hommes vieillissants, mais toujours fertiles et femmes vieillissantes “castrées” » (Löwy, 2006 : 157) et de libérer les femmes des aspects les plus oppressants de l’horloge biologique (Thompson, 2005). Il contribue également à la transformation des normes d’âge et de vieillissement s’inscrivant dans une vision plus flexible et déstandardisée du cours de la vie (Friese et al., 2006, 2008; Jones et Higgs, 2010), voire à subvertir l’ordre normatif associé aux âges de la vie (Russo, 1999) et à rendre « queer » la maternité (Pridmore-Brown, 2009).
Le langage de la « potentialité » est utilisé de manière croissante pour parler des possibilités ouvertes par la biomédecine. Gardant une certaine ambiguïté, il permet de parler des bénéfices attendus de certaines technologies, mais est également associé aux anxiétés qu’elles soulèvent. Ainsi s’y articulent des visions utopiques et dystopiques des futurs ouverts par les biotechnologies, à la fois en termes de limitations et de réalisation de potentiels (Taussig et al., 2013). Il a ceci de spécifique qu’il permet de parler de ce qui devrait ou pourrait exister, mais n’existe pas encore et peut-être n’existera jamais. Dans ma contribution et en me basant sur Taussig et al. (2013), je le comprends comme une possibilité latente ouverte au choix humain et comme un espace à la fois imaginaire, discursif et matériel où ce « qui est » devient susceptible d’être transformé et reconfiguré.
Cependant, ces potentialités sont déterminées par tout un réseau d’acteurs institutionnels, médicaux et politiques qui font qu’elles ne sont pas accessibles à tout le monde de la même manière. Comme nous le verrons dans la suite du texte, les potentialités de reconfiguration de limites d’âge de la fertilité ouvertes par le don d’ovocytes sont principalement accessibles en Suisse à des femmes « blanches » (Lavanchy, 2014) en couple hétérosexuel, ayant suffisamment de moyens financiers et de ressources en général pour recourir à des traitements reproductifs en Suisse et à l’étranger. Cet accès différencié participe paradoxalement de la reproduction de privilèges (Ginsburg et Rapp, 1995; Pollock, 2003) de femmes qui sont par ailleurs exclues de l’accès à la PMA par la loi suisse.
2. Cadre de l’étude et aspects méthodologiques
En suivant l’approche développée dans les travaux réalisés sur les technologies reproductives (Franklin, 1997; Thompson, 2005), mon étude adopte une position constructiviste, inspirée par l’étude sociale des sciences et les études de genre, et la combine avec une ethnographie multisite (Marcus, 1995; Hine, 2007). Cette approche qualitative permet de mettre en perspective les discours, les pratiques et les idées individuelles qui façonnent mon objet d’étude et de suivre ses transformations dans divers contextes. Mon analyse prend appui sur trois sortes de matériaux 1) des entretiens qualitatifs de type ethnographique (Sherman Heyl, 2002; Beaud et Weber, 2003); 2) des observations; 3) divers documents textuels.
Quarante-deux entretiens ethnographiques de deux à trois heures ont été menés auprès de 35 couples ou femmes seules. Le choix de procéder à l’entretien seule ou en couple et celui du lieu de la rencontre ont été laissés aux personnes participantes. Trois modes de recrutement ont été utilisés : premièrement, mon réseau personnel et le principe dit de la boule de neige; deuxièmement, Internet et divers forums dédiés à la PMA; troisièmement, l’unité de médecine reproductive (UMR) du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV), après avoir obtenu l’autorisation de la commission d’éthique. Tous les entretiens ont été enregistrés et transcrits. Les données identifiantes, telles que le nom et le lieu d’habitation, ont été anonymisées. La profession a été remplacée par une fonction de titre équivalent.
En suivant une logique inductive, j’ai commencé dans un premier temps par rechercher des couples hétérosexuels en cours de traitement reproductif ou ayant eu un enfant par ce moyen. Dans un deuxième temps, alors que mon questionnement sur les relations entre âge et PMA s’affirmait, j’ai cherché à rencontrer des personnes proches de la quarantaine ou en voie de recourir à un don d’ovocytes. J’ai revu plusieurs fois les personnes qui étaient en cours de traitement, idéalement avant le don d’ovocytes, durant la grossesse et après la naissance de l’enfant afin de saisir en profondeur leurs représentations et d’étudier leur évolution en fonction du parcours. Au total, et jusqu’à présent, les personnes que j’ai rencontrées peuvent être divisées en trois groupes en fonction de leur âge et du recours à la PMA avec leurs propres gamètes ou avec un don d’ovocytes. Le premier groupe comprend 14 femmes âgées de 36 à 41 ans, dont les partenaires ont de 31 à 63 ans. Quatre d’entre elles sont toujours en traitement et trois se posent la question d’un don d’ovocytes, trois ont pris la décision d’arrêter le traitement en raison d’absence de résultat positif, six ont eu un enfant et une femme, enceinte en 2012, a depuis accouché. Le deuxième groupe comprend 8 femmes qui ont décidé de recourir à un don d’ovocytes. Elles ont en moyenne de 38 à 46 ans, et leurs partenaires, de 30 à 55 ans. Deux sont en cours de traitement, une a arrêté, et cinq ont eu un ou deux enfants. Pour ces deux groupes, l’âge constitue une question fortement thématisée. Le troisième groupe comprend 13 femmes âgées de 25 à 35 ans et leurs partenaires de 30 à 43 ans. Bien que l’âge soit rarement un facteur d’infertilité dans ce groupe, il est tout de même souvent apparu dans les entretiens, notamment en rapport à un sentiment d’urgence généré par le temps qui passe et la répétition des échecs.
Afin de saisir les enjeux soulevés par le don d’ovocytes et les grossesses tardives d’un point de vue légal et médical, j’ai mené 18 entretiens d’environ une heure, avec des expertes et experts du domaine de la médecine reproductive. J’ai rencontré sept gynécologues de la reproduction, un biologiste de la reproduction à deux reprises, trois psychologues, un juriste, un bioéthicien, une responsable de santé publique chargée des questions de PMA et deux intermédiaires entre des couples suisses et cliniques espagnoles, dont une à plusieurs reprises. Des observations de type ethnographiques ont été effectuées durant les entretiens et lors de conférences et séances d’information dans des hôpitaux universitaires et en dehors. Une analyse de contenu thématique de textes médicaux, légaux et scientifiques vient enrichir ces données et permet également d’étudier la manière dont les relations entre âge et PMA sont constituées dans les discours experts. Finalement, la consultation régulière de forums dédiés à la PMA offre la possibilité de suivre le développement de réflexions et discussions suscitées par le recours aux techniques médicales de reproduction.
3. Le don d’ovocytes, une technique interdite
La Loi sur la procréation médicalement assistée (LPMA) est entrée en vigueur en 2001 en réponse à une initiative[4] lancée en 1992 par le président de la Société suisse de bioéthique, membre du Parti démocrate chrétien suisse (PDC), et soutenue par ce qu’Engeli (2010) appelle la coalition « contre nature[5] ». Dénommée « Pour une reproduction respectant la dignité humaine », cette initiative vise à interdire toute fécondation extracorporelle. Elle illustre bien le climat de méfiance envers les nouvelles technologies qui a prédominé les débats précédant la création de la Loi. Orientée vers le bien de l’enfant, la LPMA met en application l’article constitutionnel 119, adopté en 1992, visant à protéger la dignité humaine, la personnalité et la famille des abus en matière de PMA et de génie génétique. Interdisant notamment la congélation et le don d’embryons, le don d’ovocytes, le diagnostic préimplantatoire (DPI), le développement de plus de trois embryons pour d’autres raisons que l’induction d’une grossesse, et la maternité de substitution, elle fait partie des cadres législatifs les plus restrictifs d’Europe avec ceux de l’Allemagne et de l’Autriche (Zech et Zech, 2003). Interdisant le don d’ovocytes au nom du principe de droit romain mater semper certa est (Manaï, 2008 : 262), mais autorisant le don de sperme dans le cadre du mariage, elle consacre « […] une politique restrictive centrée sur la méfiance envers les pratiques médicales et sur une naturalisation des nouvelles technologies reproductives fondées sur la différenciation des rôles maternel et paternel[6] » (Engeli, 2010 : 230).
La Loi fait actuellement l’objet d’une révision afin d’y intégrer le DPI, et en décembre 2012 une initiative parlementaire[7] a été déposée demandant que l’interdiction du don d’ovules soit supprimée. De leur côté, les médecins de la reproduction ont pris position sur cette question en adressant une lettre ouverte aux parlementaires fédéraux (De Candolle et De Geyter, 2011) demandant que le don d’ovules soit autorisé dans le cadre restreint des limites des indications médicales « […]comme la perte prématurée de la fonction ovarienne due à une maladie, à un traitement anticancéreux ou encore pour prévenir la transmission de maladies génétiques graves » (De Candolle et De Geyter, 2011). Cette restriction contribue implicitement à l’établissement de deux groupes d’usagères potentielles. Le premier comprend les femmes « jeunes » – c’est-à-dire âgées de moins de 40 ans, sachant que l’insuffisance ovarienne prématurée est définie médicalement comme survenant avant cet âge (Christin-Maître et Braham, 2008; Belaisch-Allart et al., 2008) – souffrant d’une dysfonction qualifiée de pathologique et dont le recours au don d’ovocytes est considéré médicalement et socialement comme légitime. Le deuxième concerne les femmes âgées de plus de 40 ans, dont le déclin de la fertilité est considéré comme « normal » et « naturel ». Les entretiens menés avec les experts et expertes m’ont permis d’observer que cette différenciation repose sur une distinction entre les catégories de la « pathologie » et de la « convenance », associée à une économie de la responsabilité qui fait des femmes jeunes les victimes de dysfonctions pathologiques que la médecine reproductive se doit d’aider et des femmes plus âgées, les responsables du report de leur maternité, et par conséquent de leur infertilité.
Pourtant, la LPMA ne mentionne pas explicitement de limite d’âge au-dessus duquel l’accès au traitement devrait être restreint. Sous l’article 3, orienté vers le bien de l’enfant, on peut lire : « La procréation médicalement assistée est réservée aux couples qui, en considération de leur âge et de leur situation personnelle, paraissent être à même d’élever l’enfant jusqu’à sa majorité » (LPMA, art 3.2.b.). La formulation adoptée dans cet article de loi est neutre du point de vue du genre – il s’agit d’un couple, et non d’un homme et d’une femme – et n’indique pas de limite d’âge spécifique. En effet, l’âge limite du couple est corrélé à l’âge de la majorité, fixé, en Suisse, à 18 ans, période correspondant au temps pendant lequel les parents sont légalement responsables de leurs enfants. Ce choix indique que le souci du bien de l’enfant devrait être pris en considération quand il s’agit de déterminer l’âge limite des parents, mais signale également le refus de préciser explicitement une limite d’âge arbitraire, laissant ainsi une marge d’interprétation aux médecins chargés d’appliquer la Loi.
Si la Loi est formulée de manière neutre, le message d’explication l’accompagnant (Message 1996) établit quant à lui explicitement une distinction entre l’âge limite de la maternité et celui de la paternité. En raison de l’interdiction du don d’ovocytes, la détermination du premier est laissée « aux limites naturelles de la ménopause », qui peut varier grandement au sein de la population, alors que le deuxième est conçu en termes légaux et en termes de responsabilité envers l’enfant. L’interdiction du don d’ovocytes produit ainsi une différenciation genrée des limites d’âge de la parenté. Bien que la paternité soit pensée comme limitée, la différenciation entre limite légale et limite biologique répond aux « représentations culturelles d’une masculinité indépendante de l’âge et d’une féminité incompatible avec le vieillissement » identifiées par Löwy (2009) et Moguérou et al. (2011).
L’interdiction du don d’ovocytes a ainsi pour conséquence de naturaliser les limites d’âge de la maternité en laissant à la « biologie » le soin de les déterminer et repose implicitement sur une distinction entre « pathologie » et « convenance » qui contribue à naturaliser le vieillissement reproducteur et à l’exclure du champ de la médecine reproductive. Cependant, le recours transfrontalier au don d’ovocytes entraîné par cette interdiction permet d’augmenter l’âge reproductif en dépit du déclin de la fertilité, comme le note Bergmann (2011) dans son étude sur des patientes et patients allemands recourant au don d’ovocytes au-delà des frontières nationales. Cette technique médicale de reproduction déstabilise ainsi le fondement naturel sur lequel se base la détermination de l’âge limite de la maternité et oblige les médecins à redéfinir les contours de la « pathologie » et de la « convenance ».
4. Quand les ovules ont un âge
Et à la suite de ça, ils m’ont fait un examen pour voir la réserve ovarienne, vu que j’avais 38 ans. Le résultat a montré que j’avais une mauvaise réserve ovarienne. Le médecin m’a dit que j’avais les ovaires d’une femme de 46 ans. […] Est-ce qu’à 38 ans, avoir une insuffisance, est-ce que c’est une maladie ou pas? Est-ce que c’est la nature?
Nadège, 3-11-2011
Le gynécologue me fait le contrôle et il me demande : « Vous avez fait vos piqûres? » et je réponds oui. Et il me dit : « Mais vous avez quel âge? » Je réponds que j’ai 34 ans. Il me dit d’un ton méprisant : « Mais vous n’avez qu’un ovule, vous voulez faire quoi avec un ovule? Et moi, je suis là : « Mais c’est juste le paradis d’en avoir un quoi! » Il me dit : « À votre âge, vous devriez en avoir au moins 7 ou 8! »
Émilie 21-6-2012
Ces deux extraits d’entretien illustrent la tension entre âge chronologique et âge ovarien établie dans le cadre de la médecine reproductive où un grand nombre d’ovules de bonne qualité est associé à la jeunesse et à la fertilité, alors qu’un petit nombre d’ovules de moins bonne qualité est associé à l’âge et au déclin de la fertilité. Si historiquement la cessation des menstruations, signe de la ménopause, marque la séparation entre les parties reproductive et non reproductive de la vie des femmes, en médecine reproductive, c’est « l’âge » des ovules qui devient associé à la capacité reproductive féminine (Thompson, 2005; Friese et al., 2006). En effet, les études scientifiques montrent que la fertilité féminine décline bien avant que la ménopause ne soit définitivement installée (Heffner, 2004), rendant les chances de conception moindres avec le temps, et ce, indépendamment de la présence encore régulière des menstruations. Le déclin de la fertilité est évalué au travers de l’examen de la réserve ovarienne, terme médical désignant la qualité et la quantité des ovocytes, évaluées hormonalement et à l’aide d’examens ultrasonographiques (Klein et Sauer, 2001).
L’évaluation de la fonction ovarienne est déterminante pour la suite du parcours de procréation médicalement assistée. Traduites en probabilités statistiques de chances de grossesse, les normes biologiques de la réponse ovarienne sont utilisées pour recommander une FIV avec les propres ovules de la patiente ou avec les ovules d’une donneuse (Thompson, 2005; Friese et al., 2006). En effet, contrairement aux idées reçues et en dépit des recherches en biologie reproductive allant dans ce sens (Powell 2004, 2007; Tilly et Telfer, 2009; White et al., 2012) les techniques médicales de reproduction demeurent jusqu’à aujourd’hui sans grande efficacité face au vieillissement ovarien (Belaisch-Allart, 2010). Une FIV permet éventuellement d’accélérer le processus de procréation, mais n’agit pas sur la qualité des ovules, et son efficacité diminue avec l’âge, faisant du don d’ovocytes une solution de choix pour pallier le déclin de la fertilité (Belaisch-Allart, 2010).
Si le sens donné aux limites d’âge de la fertilité prend diverses formes selon les parcours individuels, deux types d’expériences et d’attitudes peuvent néanmoins être identifiés. Premièrement, celles de femmes qui ont commencé leur parcours avant quarante ans avec leurs propres ovules et pour qui l’âge devient un problème avec le temps et la répétition des échecs; deuxièmement, celles de femmes qui se sont tournées vers la médecine reproductive plus tard et ont été immédiatement confrontées au diagnostic d’insuffisance de la réserve ovarienne et orientées vers le don d’ovocytes. Cette distinction est proche de celle identifiée par Friese et al. (2006) entre les récits des « mamans de la onzième heure » (eleventh-hour moms) qui ont essayé dans un premier temps de concevoir avec leurs propres ovules et pour qui le don d’ovocytes représente un signe d’échec et de renoncement, et les récits des « mamans miracles » (miracle moms) qui ont eu recours à cette technique alors qu’elles pensaient que leur corps ne serait plus capable de générer une grossesse et insistent sur la dimension extraordinaire de leur expérience.
4.1 Face aux normes biologiques du déclin de la réserve ovarienne
Les causes d’infertilité sont médicalement objectivées lors de la pose du diagnostic. Cette période d’investigations, qui peut durer plusieurs mois, correspond à une étape particulière du parcours de PMA où la tension entre âge chronologique et âge ovarien est particulièrement exacerbée. Il s’agit souvent d’une première confrontation douloureuse aux effets de son propre vieillissement dans une société orientée vers la jeunesse, où le vieillissement en général est perçu négativement et doit être combattu (Vincent, 2007; Lafontaine, 2009), ceci spécialement quand il concerne les femmes, dont la valeur est associée à la jeunesse et à leur potentiel reproducteur (Barrett, 2005; Löwy 2006). Le cas suivant permet de mettre en évidence la manière dont cette tension est vécue et interprétée.
Danièle a 46 au moment où je la rencontre. Elle m’a contactée par Internet suite à un appel à participation que j’avais déposé sur un forum. Je l’ai rencontrée trois fois dans un petit café, la première fois juste avant son second voyage dans une clinique espagnole, la deuxième fois alors qu’elle était enceinte de cinq mois et la troisième fois en compagnie de son enfant âgé de 6 mois. Elle a rencontré son actuel mari alors qu’elle avait 41 ans. Ils décident rapidement d’avoir un enfant et après quelques mois d’essais infructueux, Danièle consulte sa gynécologue habituelle qui l’adresse directement à un centre de PMA spécialisé. Dans un premier temps, le sperme de son mari est examiné et l’urologue leur annonce qu’ils ont 30 % de chances de succès. Dans un deuxième temps, c’est sa réserve ovarienne qui est évaluée. Le premier contrôle échographique donne de bons résultats, la gynécologue pouvant constater la présence d’un grand nombre de follicules, signe d’une réserve ovarienne suffisante. Le deuxième rendez-vous avec la gynécologue, à l’opposé, se passe mal. Alors que le couple s’est préparé à de bonnes chances de réussite, cette dernière leur annonce en se basant sur les taux hormonaux qu’en ayant recours à une FIV avec les ovules de Danièle, le couple n’a qu’un pour cent de chances d’avoir un enfant et qu’elle ne peut par conséquent rien faire pour eux. Elle les engage alors à se tourner vers un don d’ovocytes.
Danièle commence ainsi son parcours de PMA de manière très classique par des examens qui font partie d’une routine, lui donnant l’impression qu’elle est prise en charge comme n’importe quelle patiente, jusqu’à ce que les résultats de sa réserve ovarienne viennent signifier la fin des possibilités médicales de reproduction en Suisse. Alors que son âge chronologique – 44 ans lors du premier contact avec un centre de PMA – est connu des médecins, l’évaluation des paramètres biologiques de sa fertilité lui donne de l’espoir. En effet, la focalisation sur les normes biologiques du déclin de la fertilité, qui peuvent varier grandement d’une personne à l’autre, permet d’individualiser les limites d’âge et, dans une certaine mesure, de les découpler de l’âge chronologique. Cependant, à l’annonce du refus de traitement, les taux d’hormones signifiant un déclin de la réserve ovarienne sont corrélés à l’âge chronologique de Danièle, lui faisant prendre conscience avec brutalité que son âge compte.
Cette première phase de traitement se caractérise par un flou des médecins quant aux limites entre pathologie et convenance, qui correspond à une sorte de zone grise propre à l’infertilité liée à l’âge, mais plus largement aussi au processus du vieillissement (Mykytin 2008; Jones et Higgs, 2010). Ce flou se retrouve chez les médecins rencontrés. Certains d’entre eux situent la limite de la pathologie à 40 ans, d’autres, plutôt à 45, alors que pour les derniers, c’est l’âge de la ménopause, fixé à 50 ans, qui signifie la fin définitive des possibilités reproductives. De même pour ce qui est des centres de PMA, les politiques d’accès varient et peu affichent des limites d’âge claires. Pour les femmes dans la quarantaine, le critère ultime reste l’examen de la réserve ovarienne ou, en d’autres termes, l’âge des ovules.
Le manque de clarté quant à d’éventuelles limites d’âge et les faux espoirs donnés par les premiers examens effectués a été très mal vécu par Danièle :
Aux autres, tu dis : « Oui, c’est normal, vous avez l’âge », mais là, tu dis : « Foutez-moi la paix avec votre âge! » C’est un deuil qu’il faut faire, même en y ayant réfléchi avant. Je pense qu’au moment où ça arrive, c’est vraiment la fin. Pour moi, c’est facile de dire non quand il y a encore une possibilité quelque part. Mais quand tu dis non et qu’il n’y a plus rien, c’est un vrai non tout d’un coup. Tu te dis : « Non, maintenant, c’est vraiment fini, terminé. » Tout d’un coup tu te dis : « Je ne vaux plus rien aux yeux de la société, parce que je ne suis même pas capable de faire un gamin. » Tout d’un coup, en pleine figure, on te dit : « Non, vous, c’est fini. » […] Surtout que maintenant il y a des moyens. Si on était encore à une époque où la FIV n’existait pas, ils diraient : « Voilà, effectivement, c’est comme ça, si vous ne pouvez pas tomber enceinte naturellement, il n’y aura pas d’autres possibilités. » Mais là, on a une possibilité et il y a quand même ce deadline qui est là, qui te dit : « Ah ben non, c’est fini, Madame, vous avez vu votre âge? » D’accord mon âge, mais moi je me sens bien dans ma tête, moi je ne me sens pas 46 ans, ni dans ma mentalité, ni dans mon physique, ni dans ma manière d’être, je me sens mieux qu’à 20 ans! Alors oui, on sait que le corps a des limites, mais pour le moment on est en train de les repousser ces limites, alors donnez-nous une chance!
Danièle, 25-06-12
Cet extrait illustre d’abord la tension entre possibilités techniques et absence de ces possibilités associées respectivement à l’espoir et au désespoir. Pour Danièle, la connaissance de possibilités techniques rend l’imposition de limites d’âge arbitraire et rend très difficile l’acceptation de la fin du traitement signifiant l’impossibilité d’avoir des enfants associée à une perte d’utilité sociale, dans une société où la maternité apparaît comme une « condition de réalisation d’une femme complète » (Fine, 2002 : 27-28). La technique du don d’ovocytes ouvre un espace de contestation des limites dites naturelles de la fertilité tout en lui permettant de se réinscrire dans un script hétéronormatif. En présence de cette possibilité, l’âge ovarien, utilisé par les médecins pour fixer des limites au traitement, perd de sa pertinence et devient un facteur biologique parmi d’autres, mais pas plus déterminant que d’autres étant donné qu’une grossesse est toujours possible.
En second lieu, cet extrait permet aussi de montrer une tension entre diverses formes d’âge. L’âge que Danièle ressent ne correspond ni à l’âge chronologisé ni à celui biologisé que lui renvoient les médecins. Ce décalage, source d’une confrontation douloureuse, ouvre également un espace propice à la dénaturalisation des limites d’âge de la fertilité où ces dernières deviennent dans une certaine mesure sujettes à un choix – recourir à la technique ou non – et est utilisé comme une ressource pour légitimer le recours au don d’ovocytes et contrer le stigmate du vieillissement (Friese et al., 2008), comme je le montrerai par la suite.
4.2 Évidences statistiques
Dans le cadre de la phase diagnostique et d’orientation du traitement, les normes biologiques du déclin ovarien sont traduites en termes statistiques de chances de grossesses. Indépendamment de l’âge chronologique, ces données statistiques donnent une réalité tangible au déclin de la réserve ovarienne et jouent un grand rôle dans l’orientation du parcours.
Ces statistiques ne sont pas directement associées à l’âge, dans le sens où l’accent n’est pas mis sur le fait d’être trop âgée ou d’avoir un déclin de la réserve ovarienne trop avancé, mais sur les chances de grossesses, donnant au choix « don d’ovocytes » ou « FIV avec ses propres ovules » un caractère d’évidence, comme le montre l’exemple de Nadège. Elle a 41 ans quand je la rencontre accompagnée de son enfant de quelques mois. Elle a répondu à un appel à participations lancé sur un forum, et je la retrouve dans sa maison nouvellement construite. Elle me dit :
Et puis là, le gynéco que je remercie mille fois de m’avoir dit vraiment en face : « On peut bien refaire une FIV, mais vous avez 4 % de chance de réussite… et vous avez 60 % si vous allez faire un don d’ovocytes en Espagne. » Je n’ai pas eu besoin d’une seule seconde de réflexion, pour moi c’était l’évidence, il fallait aller là-bas.
Nadège, 3-11-2011
Également, Valérie qui a 42 ans quand je la rencontre pour la première fois me raconte :
On a fait toute la batterie des tests standards : spermogramme, des taux, les hormones, tout ça. Elle a évoqué tout de suite le don d’ovocytes. Elle m’a dit : « Bon, vous pouvez naturellement tomber enceinte, mais les chances que ça s’accroche… » Elle a sorti tout plein de statistiques montrant qu’a priori j’avais 5 % de chances de tomber enceinte naturellement, et qu’à mon âge, c’est 2 à 3 % pour que ça reste. Ça fait 2 à 3 % de 5 %! […] Donc finalement, le don d’ovocytes, ça reste la solution, d’un point de vue absolument pratique et matériel on va dire, sans toutes les autres considérations, c’est ce qui offre la possibilité d’avoir un enfant potentiellement le plus sain possible. Et elle l’a confirmé en disant : « Les taux avec le don d’ovocyte, donc l’ovule d’une femme plus jeune, c’est des taux de grossesse normaux, on est à 50-60 %. » Donc bien sûr, il y a toujours le risque que ça ne marche pas, il y a le risque de fausse couche, mais au moins il y a des chances… Enfin, ça n’a rien à voir [avec] entre 2-3 % de 5 % et 50 à 60 %... Même 50 %, c’est énorme! C’est 10 fois plus!
Valérie, 7-10-2011
La présentation des options de traitement en termes statistiques produit deux effets. D’une part, elle efface les effets du déclin ovarien en remplaçant une substance reproductive par une autre – les ovules trop âgés de la receveuse versus les ovules jeunes de la donneuse – procédé qui permet d’augmenter significativement les chances de grossesses. Dans ce sens, l’effet antiâge (Mykytyn, 2008) du don d’ovocytes est mis en avant. Par un processus de substitution (Squier 2004), cette technique permet d’effacer le temps passé et d’offrir des chances de grossesse équivalentes à celles d’une femme de 10 à 20 ans plus jeune. Paradoxalement, l’effacement des effets du vieillissement ovarien le confirme en même temps, vu qu’il faut pour cela recourir aux ovules d’une donneuse. Néanmoins, la juxtaposition des statistiques permet de présenter les deux traitements comme de simples options et invisibilise le travail requis pour effectuer cette substitution tant du point de vue de la donneuse que de la receveuse.
D’autre part, présenter ainsi la technique du don d’ovocytes fait plus qu’offrir l’espoir d’une possibilité de grossesse. La présentation conjointe des deux statistiques permet de se focaliser non sur le vieillissement ovarien, mais sur les chances de grossesse, sur le fait d’avoir un enfant « sain », comme le dit Valérie. C’est le but du traitement qui est mis en avant et non les moyens pour y parvenir. La quasi-certitude de ne pas avoir d’enfants avec ses propres ovules se trouve mise en balance avec la quasi-certitude d’en avoir avec les ovules d’une autre femme. La traduction des chances de grossesse en termes statistiques associée avec chacune des techniques, ainsi que l’écart important entre les deux types de chiffres sert à transformer ce qui n’est qu’une probabilité statistique en une évidence qui permet de rationaliser et d’orienter le choix vers la technique qui offre le maximum de chances d’avoir un enfant. Ces évidences statistiques produisent ainsi un déplacement de la question de l’âge amenée par les normes biologiques du vieillissement ovarien – Est-ce trop tard? Suis-je trop âgée pour avoir un enfant? – à la question du désir d’enfant – Est-ce que je veux vraiment un enfant? –, faisant référence au fait qu’en dépit d’une substance reproductive déclinante, la possibilité d’une grossesse demeure bien réelle.
5. Trop âgée pour continuer, trop jeune pour arrêter?
Si, comme le soulignent Bessin et Levilain « la baisse de la vigilance contraceptive au cap des 40 ans semble à l’origine d’un grand nombre de grossesses tardives » (2012 : 92), dans le contexte de la PMA, la notion du déclin de la fertilité prend un sens bien différent. Il a en effet pour conséquence très concrète l’absence de l’enfant désiré et la poursuite de traitements – souvent peu fructueux – de PMA. Comme on l’a vu plus haut, la possibilité du don d’ovocytes associée à l’espoir ouvre un espace de dénaturalisation des limites d’âge de la fertilité. Cependant, à l’opposé du parcours de Danièle, le parcours de Charlotte permet de montrer comment les limites de la baisse de la fertilité liée à l’âge peuvent être utilisées pour légitimer la fin d’un parcours devenu trop pesant et trop long. Je rencontre une première fois Charlotte et son partenaire sur leur lieu de travail, alors qu’elle a 39 ans. En parcours de PMA depuis cinq ans, comprenant deux FIV et de nombreux transferts, elle s’interroge sur la suite du traitement et un éventuel recours au don d’ovocytes :
Je n’ai pas envie de refaire les piqûres, je n’ai pas envie de refaire tout ça pour de nouveau peut-être encore avoir des résultats négatifs… Je me dis : « Ça n’a pas marché à 38 ans. À 40 ans, ça ne va pas mieux marcher. » […] Il faut accepter le fait aussi que ces ovocytes soient trop vieux maintenant, alors que j’en ai encore beaucoup, et ça ce n’est pas forcément évident. Il y a quand même une incidence, se dire : « Ben voilà, je suis obligée de faire appel à un don… »
Charlotte 20-05-2011
Lors d’un deuxième entretien quelques mois plus tard, son désir d’arrêter les traitements s’est affirmé :
À un moment donné, il y a une réalité quoi. Il faut se faire une raison. Ça ne sert à rien de vivre tout le temps dans le déni et de me dire : « Ah! c’est super, ça va marcher un jour, je ne sais pas quand… » Pour l’instant, je suis plutôt en phase d’acceptation et de deuil. Je vois ma vie différemment, j’ai envie de m’orienter vers des projets différents, parce que là je reste toujours dans l’attente d’avoir un enfant et je me sens coincée finalement. C’est pour ça que je me dis que quand ce sera fini, vraiment, je serai libre de mes choix totalement… et là ça sera un soulagement malgré tout, parce que quand ça fait 5 ans… c’est peu, mais c’est beaucoup entre 30 et 40 ans.
Charlotte 20-12-2011
Le choix de Charlotte illustre comment le type de parcours de PMA, et notamment sa durée, peut déterminer le sens donné aux limites d’âge. En effet, pour elle, comme pour de nombreuses femmes qui ont commencé leur traitement de PMA avant 40 ans, l’âge n’est pas directement associé au diagnostic d’infertilité, mais devient problématique au fil du traitement et des échecs en raison du déclin de la fertilité. Alors que dans les cas de Danièle, Valérie et Nadège, l’option se présente en termes d’un choix entre une probabilité très restreinte d’avoir des enfants sans don d’ovocyte et une probabilité bien plus importante d’avoir un enfant avec cette technique, dans le cas de Charlotte, il s’agit plutôt du choix de continuer ou non un traitement devenu paralysant. Ici, plus d’espoir ouvert par une possibilité technique, mais l’espoir d’un enfant, sans cesse déçu, associé au calendrier imposé par les traitements de FIV et au sentiment d’avoir mis le reste de sa vie en attente. Dans ce cas, les limites biologiques de la fertilité ne sont plus contestées, mais utilisées comme une norme extérieure permettant de se libérer du traitement et de faux espoirs qui lui sont associés. Ce cas se rapproche de ceux étudiés par Tain (2001) où l’échec de la médecine reproductive est utilisé pour confirmer des choix de vie et « inventer de nouveaux parcours plus égaux avec les hommes » (Tain, 2009 : 6).
Il est à noter que malgré de longs parcours de PMA et la répétition des échecs, les limites biologiques de la fertilité ne sont pas toujours invoquées pour légitimer l’arrêt du traitement. Au contraire, souvent, c’est le sentiment de « ne pas être assez vieille pour renoncer », pour reprendre les mots d’Agathe, qui prédomine. Elle a 39 ans au moment où je la rencontre par l’intermédiaire de l’unité médicale de reproduction du CHUV. En couple depuis dix ans, son parcours de PMA, commencé cinq ans auparavant, n’est pas linéaire et elle a changé de nombreuses fois de centres. Elle vient de se soumettre à toute une série d’examens diagnostiques dans ce service et son dernier rendez-vous médical a été particulièrement difficile. La médecin lui a annoncé qu’elle ne pouvait rien pour elle, car son pourcentage de grossesse correspondait à 1 % de « miracle ». Agathe exprime avec beaucoup d’acuité le renvoi à un âge biologique trop avancé, le sentiment que « son temps est passé », qui contrastent avec le sentiment de paraître jeune – ce que ses amis et les clients avec qui elle travaille lui renvoient constamment – et de se sentir jeune intérieurement. La possibilité technique du don d’ovocytes, et les potentialités d’extension de la fertilité qui lui sont associées, lui renvoie le sentiment que malgré le discours négatif de la médecin, il y a encore une probabilité d’être enceinte et qu’elle est trop jeune pour renoncer :
Non, moi, je dis non. Je dis non parce que moi, je me sens jeune, regardez mon t-shirt, ma mère ne portait pas ça à 40 ans. Bon, c’est la mode, les gens ont évolué comme ça, on est différents. Mais je ne me sens pas… non, ça vient trop vite pour moi, je ne peux pas accepter qu’on me dise que je suis trop âgée, bien que c’est clair, c’est deux choses différentes l’âge biologique et l’âge… […] Et les autres me disent : « Mais quand même, à ton âge, c’est pas possible, attends il y a des femmes de 45, 50 ans qui font des enfants, c’est pas possible, attends avec les moyens d’aujourd’hui, c’est pas possible, tu n’as pas tout fait, va voir ailleurs. » Alors, j’ai une conscience, je me dis que peut-être je n’ai pas tout fait, ce n’est pas encore le moment d’arrêter, fais gaffe, tu es encore jeune.
Agathe, 11-06-2012
Dans ce cas, la possibilité du don d’ovocytes produit un glissement d’une potentialité à l’obligation morale de la choisir (Tausig et al., 2013) et rend difficile, voire impossible, d’accepter la fin du traitement. Ce d’autant plus que le sentiment d’être jeune est très fort et renforcé par l’entourage. Peur d’arrêter trop tôt, de regretter, de ne pas avoir tout tenté, ces sentiments sont exacerbés par la connaissance des possibilités techniques du don d’ovocytes permettant d’induire une grossesse en dépit d’une substance reproductive déclinante. Cette potentialité exacerbe le décalage entre vieillissement ovarien et sentiment d’être jeune. En mettant en lumière l’arbitraire de limites d’âge, elle permet de faire de l’âge des ovules un facteur biologique parmi d’autres et de se baser sur le sentiment de jeunesse pour légitimer la poursuite du traitement. La structure ouverte (open-ended) des traitements de PMA, incitant à poursuivre les essais et à renégocier constamment les limites du traitement faisant de ce dernier une fin en soi, est très bien analysée par Franklin (1997) et Thompson (2005). Concernant l’étude de l’âge dans le contexte de la PMA, ceci a d’intéressant que le moment du parcours où les résultats de la réserve ovarienne deviennent déterminants et orientent vers un don d’ovocytes change le sens donné aux limites biologiques de la fertilité, comme je l’ai montré ci-dessus, mais également que les limites mêmes que les personnes se fixent se modifient au fil du parcours.
Nadège, par exemple, a rencontré son mari alors qu’elle avait 23 ans et lui 25. Ils avaient pris la décision de ne pas avoir d’enfants. C’est seulement suite à un accident de contraception qu’une discussion sur le sujet s’est amorcée et qu’ils ont commencé à essayer d’avoir un enfant, alors que Nadège avait 36 ans. Elle insiste sur le fait que pour elle, il était très important de se réaliser sur le plan personnel avant même de pouvoir imaginer avoir un enfant. Elle s’exprime ainsi sur les limites d’âge au traitement :
C’est difficile de se dire : « Jusqu’où je serais allée? » Parce qu’au début, quand on a commencé à vouloir un enfant, on m’aurait parlé du don d’ovocytes... d’ailleurs on avait vu une émission et je me rappelle que j’avais dit : « On n’arrivera jamais là. » C’était impensable. Même contre nature. Éthiquement. […] Donc, plus on avance dans un parcours, dans des difficultés, plus on modifie nos objectifs. Moi, je me disais : « Pas après 40 ans », à 35 ans. Après, le temps passe et je me sens toujours aussi jeune qu’à 35.
Nadège, 3-11-2011
La perception de limites d’âge acceptables se modifie au fil du traitement et des difficultés rencontrées. Plus particulièrement, les limites d’âge que les couples imaginaient ne pas atteindre deviennent moins importantes avec le temps, alors que s’affirme leur désir d’enfant, but et justification principale du traitement. La possibilité technique d’étendre la fertilité féminine et la dénaturalisation des limites d’âge opérée par le recours au don d’ovocyte rend très arbitraire l’imposition de limites d’âge basées sur d’autres critères. Le parcours de Danièle est également très éclairant à cet égard. Lors du premier entretien, elle me dit très clairement que si elle a un premier enfant, à 47 ans, elle n’envisage pas d’utiliser les embryons pour une deuxième grossesse. Par ailleurs, elle insiste sur la limite de 50 ans, limite de la ménopause au-delà de laquelle la maternité deviendrait difficile à gérer :
Un don d’ovocytes avec une limite à 40 ans, je ne l’aurais pas accepté. Cinquante ans, tu sais qu’en général on est quand même en ménopause à 50 ans, après, oui, il te reste peut-être encore 20 bonnes années à vivre, mais à 50 ans tu as peut-être juste envie de faire autre chose que de pouponner aussi, puis de t’occuper d’un gamin qui va entrer dans l’adolescence… Il faut aussi savoir comment APRÈS. Je veux dire, le bébé qui a 6 mois, ça va bien s’il dort bien, mais à 16 ans, quand t’en as 66, faut assurer derrière aussi quand même. C’est pour ça que moi, j’aimerais faire ces 3 transferts, on arrivera vers 47 et ça sera fini.
Danièle, 13-02-12
Lors du deuxième entretien, alors qu’elle est enceinte, ses propos tendent à relativiser les normes d’âge, l’essentiel étant pour elle d’avoir un enfant indépendamment de son âge. Elle me dit que si à l’âge de 55 ans elle avait à nouveau envie d’un enfant, elle renoncerait peut-être, mais pour d’autres raisons que son âge. Lors du troisième entretien, Danièle accompagnée de son petit bébé confirme cette vision et porte un autre regard sur les limites qu’elle s’était fixées au départ. Ayant vécu la grossesse et la naissance de son enfant comme un « miracle » et « du bonheur », elle n’arrive plus du tout à envisager de détruire ou donner les embryons restants, qui sont passés du statut indéterminé d’embryons à celui de potentiels frères et soeurs de son enfant. Alors même qu’elle a accouché prématurément suite à une complication grave de la grossesse ayant mis sa vie et celle de son bébé en danger, elle exprime son intention ferme de « donner une chance » aux quatre embryons restant, même si ce choix comprend une probabilité d’avoir des jumeaux, et ce, malgré les risques pour sa santé et les avis plus sceptiques des médecins et de son entourage qui a eu très peur de la perdre. Elle justifie cette décision en termes de « droit à la vie », un droit sacré, auquel elle se sent obligée de donner une chance :
Un droit à la vie, mais ils SONT vivants, ils sont congelés, mais il SONT vivants, c’est 4 cellules, mais qui ne demandent qu’à se multiplier, et je peux pas leur dire non. J’ai décidé que vous n’aviez pas votre chance, de quel droit je peux dire ça? Ça n’engage que moi, mais vraiment je ne PEUX PAS […] Je ne peux pas imaginer que quatre petits embryons pourraient devenir quatre petits bouts d’chou comme ça et que je n’en fasse rien. Dans cette histoire, j’ai complètement lâché tout, je me dis que si ça doit se faire, ça se fera dans de bonnes conditions. Moi, je fais entièrement confiance à, je m’en remets beaucoup à Dieu et à la Nature, et à tout ce qu’il y a autour et je me dis que si ça doit bien se terminer pour D* d’avoir une petite soeur ou un petit frère, ou deux ou trois, j’en sais rien, ça se fera bien. Et puis, si ça ne doit pas se faire bien, que ma santé ou la santé du bébé soit en danger, ça ne prendra pas dès le début. Vraiment, je suis convaincue de ça.
Danièle, 28-03-2013
Ainsi, le changement de perception du statut des embryons, le fait que leur potentialité de vie se soit incarnée dans son premier enfant, lui fait changer d’avis sur les limites d’âge qu’elle s’était fixées. Le devenir de ces embryons et leur droit à la vie deviennent plus importants que son âge et les risques qui lui sont associés statistiquement. À nouveau, c’est en termes de potentialités que les choix sont pensés. Elle s’en remet à une instance supérieure – Dieu ou la Nature – qui décidera si ces potentialités doivent se réaliser ou non. En privilégiant le droit à la vie de ses embryons et le droit de son enfant à avoir des frères et soeurs, elle soumet les limites d’âge et les risques qui lui sont associés à cette instance supérieure, se déchargeant ainsi dans une certaine mesure de la responsabilité d’aller au-delà des limites biologiques de la fertilité et des risques de grossesse associés statistiquement à son âge.
6. Reconfigurer l’horloge biologique
L’horloge biologique est un concept hétérogène qui émerge dans les années 1970 en lien avec l’engagement croissant des femmes dans le monde du travail et la tendance à reporter la maternité (Friese et al., 2006). Il recouvre à la fois l’idée que la fertilité féminine décline et est limitée dans le temps, désigne un sentiment d’urgence qui « réveille » les femmes et les incite à faire un enfant avant qu’il ne soit « trop tard », et pointe le décalage entre divers types d’horloges ou de calendriers, tels que professionnel ou de couple, comme l’ont très bien décrit Bessin et Levilain (2012). En son coeur, la question centrale est « How old is too old? » (Heffner, 2004) Alors que la technique médicale de reproduction du don d’ovocytes permet de dénaturaliser les limites d’âge de la fertilité, quels autres registres sont utilisés pour justifier et légitimer les limites d’âge de la maternité? En d’autres mots, si l’horloge biologique perd son fondement biologique, dans quel domaine et avec quelles conséquences est-elle déplacée? Telles sont les questions que j’aimerais examiner dans cette dernière partie.
Un premier constat commun à la majorité de mes interlocutrices est le fait de se sentir jeune, tant intérieurement que dans le regard des autres. Ce décalage entre âge biologique et l’âge tel qu’il est ressenti et expérimenté dans les interactions sociales permet de légitimer le recours au don d’ovocyte en contrant le stigmate de l’âge, et ce, même en cas de déclin de la réserve ovarienne lié au vieillissement. Ce décalage crée ainsi un espace où les limites biologiques de la fertilité peuvent être contestées, tout en renforçant paradoxalement l’association entre jeunesse et potentiel reproductif.
Un deuxième élément rapporté est le besoin de « se sentir prête ». Ce sentiment peut être associé à des étapes d’un parcours de vie qui doivent être réalisées avant de pouvoir mettre en place un projet d’enfant, comme l’exprime par exemple Nadège :
Nous, c’est venu après la maison. On a eu plusieurs projets : professionnels, le couple, quelques voyages, construire la maison. Et c’est une fois que la maison a été construite que oui, pourquoi pas avoir un enfant? J’avais l’impression de m’être bien réalisée au niveau professionnel et puis j’avais besoin de me réaliser dans autre chose, et c’est là qu’a émergé l’idée. […] Mais je pense que c’est complètement personnel, c’est peut-être le besoin de se réaliser là-dedans qui fait qu’on se sent prêt à passer à l’acte. Il peut venir autant à 20 ans qu’à 30 ou à 40. Je trouve que c’est un peu discriminatoire de poser un âge, parce qu’il y a des personnes à 30 ans ou 25 ans qui sont déjà vieilles dans leur tête et d’autres à 50 qui sont jeunes.
Nadège, 3-11-2011
Nadège déclare à la fois que le sentiment d’être prête est lié à des étapes du parcours de vie qui font que le projet d’enfant ne peut se réaliser qu’une fois celles-ci accomplies. Dans ce sens, elle suit l’ordre des étapes de la vie incluant une période normative « d’infertilité » désirée (Bessin et Levilain, 2012; Szwewczuk, 2012) et correspond aux critères socialement requis pour avoir un enfant. En même temps, elle « personnalise » le sentiment d’être prête indépendamment de l’âge chronologique. C’est l’âge « dans la tête » qui compte. Cette idée d’un âge « mental » lié à une trajectoire de vie et à un cheminement personnel se retrouve chez un grand nombre de mes interlocutrices.
Le parcours de Valérie est éclairant à cet égard. Elle met en perspective la décision d’essayer d’avoir un enfant à 42 ans avec sa trajectoire de vie et une carrière qui l’a beaucoup occupée, mais avant tout avec un travail psychothérapeutique qui lui a permis de « faire le deuil du moment idéal » et de se sentir prête intérieurement : « Je pense que même il y a 2-3 ans, je n’étais pas prête, parce qu’il fallait que je fasse ce travail sur moi, ce travail psychologique, que je me remette en question pour que je me sente prête » (Valérie, 07-10-2011). Ce travail psychothérapeutique lui permet de se distancer d’un modèle maternel source de souffrances personnelles. L’insistance sur la dimension singulière des parcours en lien avec un cheminement intérieur et la thématisation des relations avec ses propres parents, qui apparaît dans de nombreux entretiens, me semble constituer un bon exemple du déplacement de « la norme de la bonne succession des générations […] sur le terrain individuel des relations psychologiques entre mères et filles », identifié par Fine, Moulinié et Sangoï (2009 : 68). Ce déplacement peut induire une psychologisation de la responsabilité féminine de l’infertilité comme l’ont très bien montré Rozée et Mazuy (2012), mais dans les cas que j’ai analysés, il est plutôt utilisé pour justifier le report de la maternité et légitimer le recours au don d’ovocyte en cas d’infertilité liée à l’âge, en déconnectant le désir d’enfant de l’âge chronologique. Cet âge « mental » est ainsi corrélé avec un désir d’enfant pensé comme une affaire personnelle s’inscrivant dans une « recherche de l’expression de soi » propre aux nouvelles configurations familiales (Cadoret, 2011).
Les propos de Danièle exemplifient très bien ce point. Elle insiste non seulement sur un « âge mental », mais également sur des changements plus globaux qui rendraient « l’âge physique » moins déterminant. Lors de notre deuxième rencontre, elle me dit :
J’ai l’impression qu’on va vers un âge mental et non plus un âge physique. Du fait aussi de toutes les limites que la médecine a pu repousser. […] Je crois qu’il y a une grande part de psychologie là-dedans, de motivation, de comment on se sent, de comment on a envie d’être, de comment on a envie d’aller. Et puis l’âge physique, oui, il fait partie de la vie, mais pour moi, c’est pas le plus déterminant. C’est pas une contrainte, jusqu’à un certain point, parce que moi je trouve qu’effectivement, faire un bébé à 65… mais je ne peux pas me permettre de juger ces personnes qui le font parce que de toute façon quand on est dans cette démarche-là, on ne SENT pas qu’on a 65 ans.
Danièle, 03-05-2012
Orientée vers le futur, Danièle propose une lecture de changements de normes d’âge où « l’âge mental » prendra le dessus sur « l’âge physique ». L’insistance sur l’aspect mental de l’âge lui permet de diminuer l’importance de l’âge chronologique, « qui n’est pas senti », pour déterminer l’âge limite de la maternité. Cette distinction s’articule à la dichotomie entre subjectif et objectif, c’est-à-dire entre le jugement extérieur que 65 ans est un âge trop avancé pour avoir un enfant, et le vécu subjectif de l’âge qui fait que la personne qui a un enfant à cet âge-là ne le « sent » pas. Ainsi, si un jugement est possible d’un point de vue extérieur, dès que le point de vue intérieur de la personne et son propre parcours sont pris en compte, il devient plus difficile, voire impossible de juger. Lors du premier entretien, cette perte d’importance de l’âge physique au profit d’un âge mental est articulée un peu différemment, dans le sens où Danièle imagine que les changements sociaux de normes d’âge se matérialisent dans la biologie elle-même et que par conséquent l’âge chronologique ne pourra plus être corrélé de la même manière au vieillissement biologique :
Alors peut-être aussi que l’âge est en train de muter, l’âge de la fin de la fertilité est en train de bouger aussi. Moi j’en suis persuadée, parce que le corps s’adapte de toute façon. Il s’adapte depuis des millions d’années, il n’y a pas de raison qu’il s’arrête maintenant en 2012. Donc, on verra en l’an 2300 jusqu’à quel âge, mais je trouve qu’il y a une évolution qui se fait aussi de ce point de vue-là. […] Le corps va devoir se modifier aussi au niveau de la structure cellulaire, au niveau du physique, au niveau de l’énergie. Si on commence de plus en plus à faire les premiers enfants à 40 ans…
Danièle, 13-02-12
S’appuyant sur une perspective de type évolutionniste, elle adopte ainsi une vision de la nature flexible, en évolution, et modelée de près par les modifications sociales. Elle perçoit sa situation encore marginale actuellement, comme à l’avant-garde de la future normalité à la fois sociale et biologique de l’âge reproductif. Cette biologisation du changement social donne un caractère inéluctable aux transformations des limites biologiques de la fertilité et lui permet de légitimer encore plus fortement son parcours.
Plus pragmatique, Valérie insiste quant à elle sur les critères de santé physique qui rendent apte à s’occuper d’un enfant et qui peuvent être plus ou moins indépendants de l’âge chronologique :
Je pense que ça devrait évoluer avec la longévité. Moi, je me dis qu’une femme de nos jours a une espérance de vie en tout cas de 70 ans, où on peut estimer qu’on sera encore bien. Après, bien sûr, on commence à aller sur l’âge, mais bon, si on a son enfant à 40 ans, à 70 ans, il a 30 ans, ça va. Il n’a plus besoin de nous pour sa survie on va dire. Donc, c’est plutôt ça la limite. […] Et c’est sûr que si je ne me sentais pas en bonne santé, si je me savais malade d’une maladie dégénérative comme la sclérose en plaques, je ne m’avancerais pas dans des choses comme ça. […] Si c’est pour donner la vie et de ne pas être là sur une certaine durée en tout cas, l’espérance de vie statistique on va dire.
Valérie, 07-10-11
Plutôt que les limites biologiques de la fertilité, ici c’est l’espérance de vie et le fait d’être en bonne santé qui priment. Ce raisonnement a ceci d’intéressant que c’est celui qui est utilisé dans la Loi pour invoquer une limite d’âge et qui est explicitement mis en oeuvre dans les cliniques de PMA pour décider des limites d’âge de la paternité. C’est une logique de care, dans le sens d’une capacité à prendre soin d’autrui, qui est mobilisée, impliquant d’être en bonne santé pour pouvoir s’occuper de son enfant au minimum jusqu’à sa majorité, âge où « sa survie » ne dépend plus des soins de ses parents. Cette logique produit un déplacement de la question des limites d’âge sur la capacité physique a s’en occuper qui, s’il permet de légitimer les grossesses de femmes après 40 ans en bonne santé, produit d’autres exclusions, notamment des femmes en situation de handicap ou souffrant de maladie chronique.
Conclusion : ovules vieillissants, mères sans âge?
La technique médicale de reproduction du don d’ovocyte introduit la potentialité d’une déconnexion sans précédent entre fertilité et âge, une forme d’agelessness où l’impact de l’âge sur la fertilité ne compterait plus. Cependant, l’étude des parcours et réflexions de femmes confrontées à l’infertilité liée à l’âge permet de montrer que dans leurs parcours de PMA, l’âge compte énormément. Par le diagnostic, il prend la forme biologisée du vieillissement des ovules, signifiant la fin des possibilités médicales reproductives en Suisse et confrontant de manière douloureuse aux effets du déclin de la fertilité. L’âge compte et les femmes rencontrées sont loin de la libération de la tyrannie de l’horloge biologique promise par cette technique. Pourtant, si l’âge compte, il compte différemment, du moins pour une minorité de femmes privilégiées ayant accès à ces possibilités. En effet, la possibilité technique du don d’ovocyte permet de dénaturaliser les limites de la fertilité liées au vieillissement ovarien. En rendant arbitraire l’imposition de limites d’âge basées sur d’autres critères que la biologie, elle ouvre un espace de contestation et de négociation de l’âge limite de la maternité. Dans ce nouvel espace de potentialités ouvert par une possibilité technique, la signification des limites d’âge de la fertilité se transforme de manière plastique et individualisée au fil des parcours. Ce n’est plus l’âge physique qui compte, mais l’âge mental, le fait de se sentir prête dans sa tête, c’est aussi un état de bonne santé, et donc un âge du care, relativement indépendant d’un âge chronologique, ou finalement des changements de normes sociales imaginés comme se matérialisant dans la biologie elle-même. Ces reconfigurations de l’horloge biologique permettent de légitimer le recours au don d’ovocyte dans un contexte marqué par la panique morale autour des grossesses postménopausales, mais ils constituent aussi les traces d’une normalisation croissante de l’extension de la fertilité féminine par les techniques médicales de reproduction.
Appendices
Notes
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[1]
Je remercie vivement Anne Lavanchy, Nina Aron et Virginie Stucki pour nos discussions enrichissantes, leurs suggestions et leurs commentaires toujours pertinents, ainsi que Marilène Vuille et Maryvonne Charmillot pour leur relecture de versions précédentes de ce texte. Un grand merci également à Cathy Herbrand, Jérôme Courduriès et aux relecteurs anonymes pour leurs remarques pertinentes et constructives.
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[2]
Le don d’ovocytes étant interdit et échappant aux statistiques sur la procréation médicalement assistée, son ampleur est difficile à chiffrer. En se basant sur les données de l’Office fédéral de la statistique (OFS) pour le nombre de naissances vivantes selon l’âge de la mère, on voit que le nombre de femmes âgées de 45 à 50 ans a passé de 54 en 1982 (sur un total de naissances vivantes de 74 916) à 324 en 2012 (sur un total de 82 164) et que le nombre de mères âgées de plus de 50 ans a passé de 0 en 1982 à 14 en 2012.
-
[3]
Cette recherche s’inscrit dans le cadre d’un projet financé par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS) pour une durée de trois ans (2010-2013). Intitulé Fertility and Family in Switzerland. Local Processes of Reproduction and Kinship in Transnational Contexts of Biomedical Technologies, ce projet est coordonné par la professeure Willemijn de Jong (Department of Social and Cultural Anthropology, University of Zurich).
-
[4]
« Les citoyens peuvent demander par une initiative populaire qu'une modification de la Constitution fédérale qu'ils proposent fasse l'objet d'une votation populaire. Pour que l’initiative aboutisse, elle doit recueillir les signatures de 100 000 citoyens actifs dans un délai de 18 mois. » (http://www.bk.admin.ch/themen/pore/vi/index.html?lang=fr)
-
[5]
La coalition « contre nature » est une alliance entre partis de gauche et de droite « mélangeant protection des femmes, protection des embryons et peur de l’eugénisme » (Engeli, 2 010 : 244).
-
[6]
De plus, le rapport coût-bénéfice des FIV étant jugé insuffisant, ces dernières ne sont pas remboursées par l’assurance-maladie de base. Seuls les examens nécessaires au diagnostic et trois inséminations sont remboursés, créant ainsi un accès différencié à la PMA selon les moyens financiers des patients et patientes.
-
[7]
12.487 – Initiative parlementaire – Autoriser le don d’ovules www.arlament.ch/f/suche/pages/geschaefte.aspx?gesch_id=20120487 (02-12-2013)
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