Abstracts
Résumé
Cet article décrit l’option conjugale « mixte » des descendants d’immigrés d’origine maghrébine, sahélienne et turque en France. Il articule les facteurs culturels et sociaux contribuant au choix conjugal. L’enquête Trajectoires et Origines (INED-INSEE, 2008) fournit des résultats statistiques concernant les options conjugales (couples endogames ou mixtes) et permet de les confronter aux couples entre Français sans ascendance migratoire. Les « couples mixtes » se démarquent des couples endogames et aussi des couples témoins. Tandis que pour leur mise en couple (lieux de rencontres, cohabitation hors mariage) ils correspondent au groupe témoin, ils ressemblent plus aux couples endogames en ce qui concerne leur situation résidentielle et leur inscription religieuse.
Mots-clés :
- descendant d’immigrés,
- option conjugale,
- couple mixte,
- couple endogame,
- enquête Trajectoires et origines
Abstract
This article describes the marital option ‘mixed couple’ for North-African, Turkish and Sahelian descendants of immigrants in France. It links the cultural and social factors contributing to marital choice. The survey Trajectoires et Origines (INED-INSEE, 2008) provides statistical data on marital options (endogamous or mixed couples) and allows us to compare them with couples where both are French by origin. Mixed couples differ from the endogamous and also from French couples. They are similar to the French control couples with respect to their marital status (unmarried cohabitation) and to where they met each other, but on the other hand, they are closer to endogamous couples as regards their residential situations and religious beliefs.
Keywords:
- descendants of immigrants,
- marital option,
- mixed couple,
- endogamous couple,
- survey Trajectoires et origines
Article body
I. Introduction[1]
Les études sur la mixité conjugale se sont progressivement diversifiées ces dernières années en France. Elles interrogent davantage les critères qui concourent à sa définition, tels que la nationalité, l’appartenance ethnoculturelle ou la religion, et tiennent plus explicitement compte de la dimension sociale, notamment en termes d’homogamie des couples (Santelli et Collet, 2003). Elles postulent moins une mixité de fait qu’elles posent la question de ses conditions de réalisation comme dépassement des appartenances héritées (Collet et Philippe, 2008).
Les études statistiques sur les couples mixtes en France se sont surtout intéressées aux couples entre Français, Françaises et personnes étrangères, ou entre Français.es et personnes immigrées. Ces travaux ont initialement utilisé le concept d’assimilation, définie comme « la résorption de spécificités migratoires et culturelles » (Tribalat et al., 1996 : 254), puis plus récemment ont renouvelé cette approche en considérant qu’il fallait prendre en considération l’hétérogénéité de la société française pour comprendre l’exogamie des immigrés (Safi, 2008). Au fond, il s’agit toujours de s’interroger sur la propension à l’intégration de ces populations en supposant que le mariage avec un membre de la population majoritaire en est un indicateur majeur.
S’intéresser aux conjugalités mixtes des descendants d’immigrés relève d’un autre questionnement. En effet, les dimensions juridique et migratoire devenant secondaires[2], il s’agit plutôt d’analyser leurs options conjugales. Se mettent-ils en couple avec un conjoint du même groupe, supposé partager une même origine et un même univers culturel (qu’il ait grandi en France ou dans le pays d’origine des parents) ou choisissent-ils un conjoint en dehors du groupe (couple mixte)? Cela revient à s’interroger sur la manière dont ces jeunes adultes arbitrent entre l’héritage culturel de leurs parents immigrés et leurs aspirations personnelles en tant que personnes ayant grandi avec les références de la société française. En d’autres termes, cela conduit à s’intéresser à l’élaboration du choix conjugal de ces jeunes entre les déterminismes familiaux (origine culturelle et sociale des parents, valeurs et normes transmises) et leurs conditions sociales (lieu de résidence, niveau d’études, emploi occupé). Ces interrogations sont indéniablement liées à la question de leur place dans la société, leur position sociale et les inégalités dont ils peuvent être victimes, mais aussi à la façon dont ils expriment une préférence identitaire.
Pour notre part, nous nous sommes intéressées aux choix conjugaux des descendants d’immigrés d’origine maghrébine, sahélienne et turque, qui représentent une grande partie des descendants d’immigrés en France aujourd’hui en âge de vivre en couple. Bon nombre d’idées reçues circulent à leur sujet. Cible des discours politiques soulignant sans cesse leur différence et leur déviance, il est temps de regarder de plus près leur situation sociale et leur comportement conjugal. Leurs parents représentent aujourd’hui près de 4 immigrés sur 10 en France[3]. Malgré les différences entre ces courants migratoires (tant dans les pays d’origine que dans l’histoire migratoire), on peut observer qu’ils partagent une tradition patriarcale propice à pratiquer le mariage endogame lignager[4]. Ces pratiques se perpétuent dans le pays d’immigration sous une forme plus ou moins fortement réinterprétée, mais on constate également l’existence de couples mixtes tolérés, voire acceptés, par les parents pour certains, vivant dans le secret ou malgré l’opposition des parents pour d’autres (Collet et Santelli, 2012).
Une fois installées en France, ces familles ont aussi partagé le plus souvent la même condition ouvrière, même quand elles étaient issues d’un milieu plus favorisé dans leur pays d’origine. Ces populations immigrées ainsi que leurs descendants sont plus gravement touchés par le chômage et la précarité des conditions de vie. Parmi les hommes originaires des pays retenus ici, le taux de chômage peut s’élever à plus du double de celui enregistré pour la population majoritaire (Beauchemin et al., 2010 : 56).
Cet article vise à mieux décrire la réalité conjugale mixte des descendants d’immigrés en postulant qu’elle représente une option conjugale parmi d’autres. De la sorte, il vise aussi une meilleure compréhension de l’articulation entre facteurs culturels et sociaux de la mixité conjugale. Car les identités culturelles dans les sociétés post-migratoires sont également socialement construites. Les individus en fonction de leurs conditions sociales se perçoivent plus ou moins fortement inscrits dans leurs appartenances culturelles. Selon leur vécu, ils privilégient ces dernières ou, au contraire, s’en éloignent. Les types de choix conjugaux sont un bon indicateur de ces processus, ils attestent de la cohabitation de populations d’origine différentes dans la société française et d’une plus ou moins forte indifférenciation des appartenances culturelles. À ce titre, c’est la question de leur intégration qui est posée, mais en renouvelant les termes du débat : il ne s’agit pas d’évaluer une capacité, mais plutôt de comprendre leurs choix conjugaux au regard de la place qu’ils occupent dans la société française.
Jusqu’à présent, nous avons traité de ces choix conjugaux en mobilisant un matériau d’enquête qualitatif, ce qui nous a permis de saisir, d’une part, la persistance de la norme de l’endogamie et, d’autre part, la construction progressive du choix conjugal à partir de la socialisation préconjugale (Santelli et Collet, 2012). Les facteurs familiaux, culturels et sociaux y contribuant ont pu être dégagés, et c’est en référence à ces derniers que nous proposons aujourd’hui d’en vérifier la portée à partir d’un traitement statistique.
L’enquête Trajectoires et Origines. Enquête sur la diversité des populations en France (INED-INSEE, 2008) procure des données inédites pour explorer cette question. Réalisée auprès d’environ 22 000 personnes, cette enquête (nommée TeO dans la suite de l’article) s’intéresse aux conditions de vie et aux trajectoires sociales des individus en fonction de leurs origines sociales et de leur lien à la migration vers la France métropolitaine. Pour les descendants d'un immigré ou d'un parent né dans un DOM, le champ représentatif de l'enquête est limité aux individus nés après 1958, soit les individus âgés de 18 à 50 ans au moment de l’enquête. Les enquêtes réalisées avant les années 1990 en France ne permettaient pas de distinguer les Français selon leur rapport à l’immigration. La précédente enquête sur les immigrés et leurs enfants, Mobilités géographiques et insertion sociale (MGIS, INED-INSEE, 1992), comportaient des limites de taille concernant l’échantillon des descendants d’immigrés : seuls les descendants d’immigrés nés en France, âgés de 20 à 29 ans, de nationalité française au moment de l’enquête et d’origine espagnole, algérienne ou portugaise avaient été interrogés. D’autres enquêtes plus récentes ne fournissent pas assez d’informations sur les caractéristiques du conjoint ou de la conjointe.[5]
Dans la première section de l’article, nous définirons d’abord la population des « Français, descendants d’immigrés », car dans l’état actuel des recherches il n’y pas unanimité à ce sujet. Nous préciserons également ce que nous entendons par option conjugale (section II). Ensuite, dans les sections qui vont suivre, nous soulignerons d’abord la spécificité des descendants d’immigrés dont les deux parents sont originaires des trois pays du Maghreb, des pays de l’Afrique sahélienne ou de Turquie[6] par rapport aux descendants d’immigrés d’autres origines. Dans quelles proportions sont-ils en couple et parmi ceux qui sont en couple, quel est le taux de couples mixtes par rapport à d’autres options conjugales possibles (section III.1)? Puis, nous comparerons les différentes options conjugales entre elles et par rapport aux couples composés de deux conjoints français sans ascendance migratoire. Nous passerons en revue des questions classiques en sociologie de la famille (enchaînement des événements conjugaux, lieux de rencontres, homogamie) et pertinentes pour notre population (lieu de résidence, références religieuses) (section III.2). Une dernière section proposera une régression logistique qui établira la probabilité d’être en couple mixte selon les caractéristiques sociales et conjugales des descendants d’immigrés[7].
2. Les options conjugales des descendants d’immigrés : quelles définitions?
Avant de commencer l’analyse statistique à proprement parler, il importe de définir clairement la population étudiée : les descendants d’immigrés. Les enjeux définitionnels sont de taille dans la mesure où ils engagent des questions sociologiques de fond, notamment la prise en compte du processus de socialisation. Cette section précise également les différentes options conjugales retenues dans cet article.
Premièrement, le terme « descendant » s’est progressivement imposé dans le champ de la recherche ces dernières années et a été repris par l’administration publique française : la définition couramment utilisée par l’Institut national d’études démographiques (INED) et l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) considère comme étant « descendant d’immigré » toute personne née en France ayant au moins un parent immigré.
Dans notre cas, nous considérons comme descendants d’immigrés uniquement les individus dont les deux parents ont immigré – du même pays ou de la même aire géographique –, sous-groupe qui représente plus des deux tiers de l’ensemble des descendants d’immigrés (DI). Leur pourcentage est variable selon l’ancienneté du courant migratoire : les DI d’origine algérienne et tunisienne sont proportionnellement les moins nombreux à avoir deux parents immigrés, respectivement 68 % et 62 %; les DI d’origine turque sont les plus nombreux (90 %), les DI d’origine marocaine et d’origine sahélienne représentent, quant à eux, 78 % et 77 % (TeO, 2008). Selon que les individus ont un ou deux parents immigrés, le processus de socialisation peut se révéler très différent. De plus, dans la grande majorité des cas, l’autre parent est issu du groupe majoritaire sans ascendance migratoire. La mixité conjugale du couple parental permet une plus forte – ou totale – immersion dans le groupe majoritaire (par le lieu de vie, les pratiques sociales, les valeurs transmises, éventuellement le patronyme, etc.) et donne lieu à des proportions de couples mixtes nettement plus élevées (Hamel et al., 2010).
Deuxièmement, nous définissons les descendants d’immigrés non pas seulement en fonction de l’immigration, mais aussi de leur socialisation en France. Ainsi, nous considérons que la population des descendants d’immigrés est composée non seulement des individus nés en France, mais aussi d’individus venus enfants et ayant grandi en France. Alors que du point de vue de la statistique officielle, ces derniers sont des immigrés (ils sont nés étrangers à l’étranger), ils sont des descendants, du point de vue sociologique, dans la mesure où leur socialisation dans et par la société française ne les distingue guère de ceux qui y sont nés. Lorsque ces enfants immigrés ont été scolarisés dans le système éducatif français depuis leur jeune âge (scolarité primaire), ils disposent notamment d’un cadre de référence commun avec ceux qui sont nés en France. Certes, le cadre législatif fixant les conditions d’entrée et de séjour des immigrés impose sa définition, mais d’un point de vue sociologique, il est plus judicieux de considérer ces immigrés arrivés jeunes comme des descendants d’immigrés, comme c’est le cas dans des publications anglo-saxonnes (Timmerman et al., 2009).
L’enquête TeO montre qu’un cinquième des immigrés âgés de 18 à 60 ans vivant en France métropolitaine est arrivé avant l’âge de 10 ans. Les immigrés originaires de l’Afrique sahélienne sont un peu moins nombreux dans ce cas (9 %), mais les autres groupes d’immigrés retenus pour cette étude sont proches ou supérieurs à la moyenne (Maroc et Tunisie, 19 %; Algérie et Turquie, 25 %) (Beauchemin et al., 2010 : 14). Notons par ailleurs qu’ayant immigré en tant qu’enfant, ils ne sont pas intervenus sur la décision de l’émigration. Ayant grandi dans une famille immigrée, une partie de leurs frères et soeurs a pu naître sur le territoire français. Leurs parents ont transmis des valeurs du pays d’origine, mais ont dû composer avec le double système de référence de leurs enfants[8].
Dans le cadre de cet article, les individus immigrés avant ou jusqu’à l’âge de 10 ans sont donc agrégés aux individus nés en France de deux parents ayant immigré, et ce, quelle que soit leur nationalité au moment de l’enquête. Ils sont effectivement un peu moins souvent de nationalité française que ceux nés en France, mais ont effectué une partie de leur scolarité dans le cycle primaire. Ainsi, ils ont atteint des niveaux d’études supérieures dans des proportions comparables aux DI nés en France et sont globalement plus souvent diplômés d’études supérieures que les immigrés arrivés à l’âge de 11 et plus. Au moment de l’enquête, ils sont cependant un peu plus âgés, et donc un peu plus souvent insérés dans la vie active que les DI nés en France.
Notre acception de la notion de « descendants d’immigrés » met donc l’accent sur la dimension générationnelle et sur le processus de socialisation. Par opposition, les individus dont les deux parents sont nés en France métropolitaine de nationalité française sont des descendants de parents français non immigrés; ils seront appelés « Français sans ascendance migratoire » ou, dans les analyses statistiques, « groupe témoin ». Ces derniers n’ont pas de lien de filiation direct avec l’immigration, en revanche leurs grands-parents peuvent avoir immigré en France.
Le traitement des données de l’enquête TeO, à partir de cette acception, permet de saisir les spécificités des descendants d’immigrés d’origine maghrébine, sahélienne[9] et turque (nommés dans la suite de l’article « DI étudiés ») par rapport aux autres groupes de descendants, d’une part, et par rapport aux Français sans ascendance migratoire, d’autre part. L’échantillon s’élève à un effectif observé de 13 055 individus parmi l’ensemble des personnes âgées de 18 à 50 ans ayant participé à l’enquête (18 864 individus). Les immigrés arrivés après l’âge de 10 ans et les individus du groupe majoritaire autres que les Français sans ascendance migratoire, tels que les descendants de rapatriés, d’expatriés ou de Français nés à l’étranger et quelques autres catégories (très faibles effectifs), n’en font donc pas partie. Les descendants de deux parents immigrés représentent 11 % de cet échantillon, dont 5 % correspondant aux DI étudiés. Le taux des descendants de couples mixtes s’élève à 7 %. La population témoin, qui comporte des personnes sans ascendance migratoire, représente la grande majorité, à savoir 82 %[10].
On verra, dans un premier temps, dans quelle proportion ces descendants d’immigrés vivent en couple et quelle est l’origine de leur conjoint-conjointe. Dans un deuxième temps, nous nous intéresserons plus spécifiquement à leurs options conjugales, à savoir les différents types de couples qu’ils sont susceptibles de former. Ils et elles peuvent former un couple avec :
Une descendante ou un descendant d’immigrés (même pays ou même aire géographique d’origine des parents, né.e en France ou arrivé.e avant l’âge de 11 ans) [DI avec DI; option 1];
Une personne immigrée originaire du pays d’origine des parents (ou de la même aire géographique, arrivée après l’âge de 10 ans en France[11]) [DI avec immigré; option 2];
Une Française, un Français sans ascendance migratoire [DI avec témoin; option 3];
Toute autre personne qui a une ascendance migratoire[12] [DI avec autre; option 4].
Ces options conjugales seront comparées les unes aux autres et mises en perspective par rapport au groupe témoin des Français sans ascendance migratoire. Selon l’acception retenue pour cet article, sont considérés « couples mixtes » uniquement les couples formés par les DI étudiés avec une personne du « groupe témoin » (option 3). L’option 4 comporte également des couples mixtes, mais construite comme catégorie résiduelle, elle regroupe une variété de situations rendant l’analyse de la mixité moins pertinente. Pour ces raisons, elle ne figure pas dans les tableaux sauf dans le premier.
Les deux premières options conjugales sont tributaires de la norme de l’endogamie promue dans les groupes minoritaires, qu’elle soit lignagère ou réinterprétée en termes de proximités culturelles (Santelli et Collet, 2012). Cependant, elles ne recrutent pas sur le même marché matrimonial. L’option 2 correspond à des mariages transnationaux, privilégiant la proximité culturelle du point de vue des origines à celle de la socialisation commune dans un même contexte national. Toutefois, pour l’administration française, les partenaires étant de nationalité différente, leur couple est susceptible d’être comptabilisé comme mixte dans la statistique officielle. Selon la définition retenue dans cet article, la différence de nationalité n’entre pas en ligne de compte pour définir la mixité, car ces couples se vivent comme endogames quelle que soit la nationalité des partenaires.
Ces définitions préliminaires étaient nécessaires, elles révèlent à quel point la réflexion théorique n’est pas stabilisée dans ce domaine et qu’il ne suffit pas de nommer les réalités sociales pour qu’elles deviennent intelligibles. Laissons maintenant la place aux analyses statistiques tout en gardant à l’esprit qu’elles n’ont de sens qu’à la lumière des définitions que recouvrent les catégories construites.
3. Les caractéristiques conjugales des descendants d’immigrés d’origine maghrébine, sahélienne et turque
La présente section s’intéressera aux options conjugales des DI étudiés. Dans un premier temps, elle cherche à montrer la spécificité de ces derniers par rapport aux autres descendants. Ensuite, elle se poursuit en comparant les différentes options conjugales : premièrement, les DI étudiés en couple mixte se distinguent-ils des deux autres options, et deuxièmement, leurs caractéristiques les rapprochent-elles des personnes en couple du groupe témoin? Les résultats présentés se limitent aux individus vivant en couple cohabitant au moment de l’enquête, qu’ils soient mariés ou non[13].
3.1 Moins souvent en couple et moins souvent en couple mixte
Avant d’aller plus loin dans l’analyse de la réalité conjugale, arrêtons-nous sur le fait de vivre en couple (Tabl. 1, première colonne). Il s’avère que les DI étudiés vivent moins souvent en couple (44 %) que les DI « autres » (54 %), que les descendants de couples mixtes (53 %) et que les personnes du groupe témoin (61 %). Certes, les DI étudiés sont globalement plus jeunes, notamment les DI d’origine sahélienne, que les DI « autres » ou en comparaison à la population témoin, mais en vérifiant la part des couples à l’intérieur de différentes tranches d’âge (18-25, 26-35, 36-50), il s’avère que les DI étudiés vivent moins souvent en couple – et ce, quelle que soit la tranche d’âge – que tous les autres groupes de descendants. Ceci est lié au fait qu’ils vivent plus souvent chez leurs parents, les hommes encore plus que les femmes, et les plus jeunes évidemment plus que les plus âgés. Pour expliquer cela, il faudrait effectuer des analyses qui dépassent le cadre de cet article. Se pose notamment la question de savoir si le fait de vivre moins souvent en couple est lié à leur condition sociale, à une difficulté particulière à trouver un conjoint-conjointe ou à prendre leur autonomie (en quittant le domicile parental) sans être en couple, légitime aux yeux des parents.
La comparaison entre les DI étudiés et les autres groupes de descendants révèle aussi une plus faible propension des premiers à former des couples mixtes avec un conjoint-conjointe sans ascendance migratoire. Ainsi, ils ne sont que 24 % à former un couple avec un, une partenaire relevant du groupe témoin et 15 % avec un « conjoint autre ». Au total, 39 % ont formé un couple mixte. Ils sont autant à former un couple avec des immigrés originaires du même pays ou de la même aire géographique (39 %), et 22 % vivent en couple avec une descendante ou un descendant d’immigrés dont les parents sont originaires d’un même pays ou d’une même aire géographique (cf. tabl. 1, autres colonnes). Les couples mixtes sont donc moins nombreux que les couples endogames (61 %). L’union avec des immigrés originaires du même pays est notamment très répandue parmi les descendants d’immigrés d’origine turque (65 %) et sensiblement moins répandue parmi les descendants d’immigrés algériens (26 %).
Les DI d’origine algérienne se distinguent par une répartition équilibrée de leurs options conjugales : ils forment des couples mixtes dans des proportions plus élevées que les autres DI étudiés (sans pour autant atteindre les proportions des DI « autres »). Ainsi, ils sont 30 % à être en couple avec un conjoint-conjointe du groupe témoin et 17 % avec un conjoint « autre ». Ce résultat semble traduire à la fois l’ancienneté de l’immigration algérienne en France et la proximité entretenue avec son univers culturel, et le pays d’origine, car l’option endogame est également maintenue dans des proportions fortes. Ils sont 27 % à avoir des conjoints DI et 26 % des conjoints immigrés.
Les descendants d’immigrés « autres » et les descendants des natifs des DOM, en revanche, forment nettement moins souvent un couple avec une personne immigrée et nettement plus souvent avec un individu du groupe témoin que les descendants d’immigrés de référence. Les descendants de couples mixtes, quant à eux, concluent presque exclusivement des unions avec des membres de la société majoritaire. Le groupe témoin sans ascendance migratoire conclut, quant à lui, à hauteur de 84 % des unions en son sein; tout autre choix apparaissant nécessairement dans la catégorie « autres » (16 %). Ce pourcentage est aussi un indicateur de mixité du point de vue du groupe témoin, les conjoints pouvant être des descendants d’immigrés ou des étrangers.
Ainsi, les descendants d’immigrés d’origine maghrébine, sahélienne et turque marquent une spécificité par rapport aux autres descendants d’immigrés : ils maintiennent l’union endogame dans des proportions nettement supérieures. Certes, cette endogamie évolue vers une « homogamie socio-ethnique » (Collet et Santelli, 2012) – elle n’est plus celle ayant cours dans les sociétés d’origine –, mais elle exprime une préférence pour une conjointe, un conjoint de même origine.
3.2 Des réalités conjugales différentes selon l’option conjugale
Ayant pu montrer que les descendants d’immigrés étudiés se caractérisent par une moindre propension à vivre en couple et à former un couple mixte, on voudrait maintenant approfondir la réflexion en fonction des différentes options conjugales. Les couples mixtes (option 3) seront comparés aux couples formés entre deux DI (option 1) et aux couples entre un DI et une personne immigrée (option 2), d’une part, et aux couples entre deux conjoints-conjointes du groupe témoin, d’autre part.
On abordera cette question en évoquant les aspects classiques de l’analyse du choix conjugal (Bozon et Héran 2006), à savoir l’enchaînement des événements conjugaux (mise en couple et mariage), les lieux de rencontres, l’homogamie ou l’hétérogamie des couples. Nous compléterons cette analyse en nous intéressant à leur localisation urbaine et à l’importance accordée à la religion.
Avant de procéder à l’analyse selon la typologie des options conjugales, attardons-nous quelques instants sur les caractéristiques sociodémographiques de ces différentes options (cf. tabl. 2). En ce qui concerne la répartition par âge, l’option DI/DI concerne des DI relativement plus jeunes, alors que les DI en couples mixtes sont plus âgés. La part des femmes DI est plus élevée pour l’option DI/immi et nettement moins élevée pour l’option DI/témoin. Ainsi, six DI sur dix en couple mixte sont des hommes. Ce résultat semble exprimer le contrôle social exercé sur les femmes, moins libres de choisir un conjoint en dehors du groupe.
Quant à l’origine nationale, les options DI/DI et DI/témoin concernent avant tout des DI d’origine algérienne et marocaine. Les DI d’origine turque correspondent à un cinquième de l’option DI/immi, mais ils sont aussi représentés dans les autres options. Les DI ayant immigré avant l’âge de 11 ans sont proportionnellement un peu plus nombreux dans l’option DI/immi que dans les autres options (41 %), tout en étant de 35 % dans l’option DI/témoin. La part des enquêtés ayant un diplôme supérieur au baccalauréat est particulièrement faible dans l’option DI/immi, alors que dans les autres options, elle est équivalente à celle des couples entre deux conjoints-conjointes du groupe témoin (dans la suite du texte « couples témoin/témoin »). La part des actifs occupés est également particulièrement faible dans l’option DI/immi, mais on doit noter qu’elle est aussi relativement plus faible dans les deux autres options par rapport aux couples témoin/témoin.
Commençons l’analyse de la réalité conjugale par une réflexion sur le statut matrimonial des couples. Nous nous sommes intéressées à la chronologie des événements (mariage ou cohabitation). La cohabitation est devenue le mode dominant d’entrer dans la vie de couple dans la société majoritaire (Déchaux, 2007), ensuite certains couples décident de se marier, alors que d’autres restent en dehors de la forme institutionnelle sur une plus longue période, d’autres enfin demeurent partenaires. On peut faire l’hypothèse que les DI en couple mixte suivent le comportement du groupe majoritaire et qu’ils connaissent comme eux des proportions élevées de couples non mariés ou cohabitants avant le mariage.
Le tableau 3 confirme le comportement très différent des DI en couple mixte par rapport à ceux des DI ayant choisi d’autres options conjugales, sans pour autant suivre le comportement des couples témoins. Ils sont 52 % à cohabiter sans être mariés, contre 39 % des couples témoins. Et ils ne sont que 34 % à avoir cohabité avant de se marier, contre 49 % des couples témoins. Ils sont donc globalement peu concernés par le mariage. Le contraste est surtout saisissant au regard des autres options conjugales. Les couples DI/DI représentent 83 % et les couples DI/immi sont encore plus nombreux (89 %) à se marier avant de cohabiter ou durant le même mois de la cohabitation. Ce résultat confirme la vivacité de l’institution matrimoniale parmi les couples endogames. Pour les couples mixtes, en revanche, le non-respect de la norme de l’endogamie s’accompagne d’une mise à distance de la forme institutionnalisée du couple.
Intéressons-nous à présent aux lieux de rencontres des couples. Cet indicateur, bien établi depuis les travaux de M. Bozon et F. Héran à la fin des années 1980, et repris dans un livre en 2006, fait le lien entre les modes de sociabilité et la formation conjugale. Certains lieux étant homogènes du point de vue des caractéristiques sociales des individus qui les fréquentent et permettent de fait des rencontres entre personnes qui partagent des affinités[14]. On peut élargir l’approche en faisant l’hypothèse que les lieux de rencontres expriment non seulement une sociabilité différenciée selon l’appartenance sociale, mais illustrent aussi l’usage de sociabilités spécifiques en fonction de l’orientation culturelle de l’option conjugale. Nous proposons une lecture des lieux de rencontres en distinguant cinq occasions de rencontre différentes. Elles traduisent chacune la plus ou moins grande place laissée à l’initiative personnelle, ce qui témoigne d’un rapport particulier au choix conjugal : la sphère familiale, les relations amicales, les lieux sélectifs, les lieux festifs et les lieux publics[15]. Pour cette raison, on peut penser que les couples endogames (option 1 et 2) se rencontrent plus souvent par l’intermédiaire de la famille, alors que les couples mixtes sont susceptibles de se rencontrer plutôt dans des lieux sélectifs (travail, études) ou dans des lieux publics.
Et de fait, on constate une forte polarisation entre les occasions de rencontre des couples endogames, d’une part, et celles des couples mixtes et des couples témoins, d’autre part (cf. tabl. 4); qui a également été constatée dans une autre étude relative à la mixité des populations immigrées (Collet et Régnard, 2011). Les rencontres des couples entre un DI et un conjoint immigré se réalisent pour la grande majorité (58 %) dans la sphère familiale. Les couples entre DI enregistrent également un fort pourcentage pour la sphère familiale (24 %), mais ces derniers se sont majoritairement rencontrés dans un lieu public (39 %). Les couples mixtes, quant à eux, se sont rencontrés, conformément à l’hypothèse formulée, principalement dans des lieux sélectifs et publics pour presque les deux tiers d’entre eux. Les lieux sélectifs apparaissent comme nettement plus marquants (30 %) que pour les couples entre DI (17 %). Les lieux de rencontres des couples mixtes sont tendanciellement les mêmes que ceux des couples témoins, ils confirment ainsi une sociabilité des couples mixtes proche de celle de la société majoritaire.
Ces différents lieux permettent des rencontres entre personnes qui sont socialement proches. Il convient donc de compléter cette analyse en regardant l’homogamie ou l’hétérogamie des couples. Il est aujourd’hui largement établi que le choix conjugal ne se fait pas au hasard, mais réunit des personnes qui se ressemblent socialement (Bozon et Héran, 2006). Dans notre étude, cet indicateur est intéressant, car il permet de croiser une réflexion sur l’option conjugale par rapport à un groupe d’appartenance et les critères plus sociaux qui interviennent lors de la formation conjugale. L’analyse proposée se base sur l’homogamie des diplômes en distinguant deux niveaux d’homogamie : l’homogamie inférieure (les deux conjoints ont un niveau d’études inférieur ou égal au baccalauréat) et l’homogamie supérieure (les deux conjoints ont un niveau d’études supérieur au baccalauréat); et deux niveaux d’hétérogamie : l’hypogamie (la femme a un niveau d’études supérieur à son conjoint[16]) et l’hypergamie (la femme a un niveau d’études inférieur à son conjoint[17]).
L’homogamie est clairement le mode conjugal le plus répandu, quelle que soit l’option conjugale, les couples homogames (de niveaux inférieurs et supérieurs) représentent de 74 % à 82 % des couples (cf. tabl. 5). L’homogamie inférieure est particulièrement répandue chez les couples DI/immi, ils sont moins souvent homogames au niveau supérieur et moins souvent hétérogames que toutes les autres options. Les DI en couples mixtes ont des taux d’homogamie et d’hétérogamie proches des couples témoins. Notons aussi que les couples DI/DI forment des couples homogames au niveau supérieur dans les mêmes proportions que les couples mixtes et n’enregistrent pas un taux très différent des couples témoins.
En ce qui concerne les couples hétérogames, on constate que les couples hypogames sont plus nombreux que les couples hypergames sauf chez les couples DI/immi. En d’autres termes, les femmes diplômées ont tendance à s’unir plus souvent que les hommes diplômés à des conjoints d’un niveau d’études inférieur au leur. Ce résultat confirme les données générales disponibles par ailleurs (Guichard-Claudic et al., 2009). Il est en quelque sorte une conséquence de la meilleure réussite scolaire des femmes par rapport aux hommes, décalage qu’on constate également chez les descendants d’immigrés (Brinbaum et al., 2010). Ainsi, l’hypogamie est plus fréquente que l’hypergamie parmi tous les couples qui se sont formés avec des conjoints présents en France. Elle est cependant un peu moins fréquente parmi les couples formés entre DI que parmi les couples mixtes et les couples témoins.
Intéressons-nous à présent à des questions moins classiques de l’analyse conjugale, celle du lieu d’habitation des couples d’abord et de l’importance accordée à la religion dans la vie conjugale ensuite. En ce qui concerne le lieu d’habitation déclaré au moment de l’enquête, on peut émettre l’hypothèse que les couples mixtes habiteraient moins souvent que ceux des autres options conjugales en zone urbaine sensible (ZUS)[18].
Les pourcentages des couples composés au moins d’un descendant d’immigrés résidant en zone urbaine sensible (ZUS) sont très élevés en comparaison aux 2 % des couples témoins vivant en ZUS (cf. tabl. 6). Les couples entre DI sont 21 % à y résider et les couples entre un DI et un conjoint immigré, plus d’un tiers (35 %). La proportion des couples mixtes à vivre en ZUS est certes nettement moins élevée (11 %) que celle des autres options conjugales des DI, elle reste néanmoins forte. Bien que l’on ne puisse pas établir un lien de cause à effet entre le lieu d’habitation au moment de l’enquête et l’option conjugale, on constate néanmoins que les DI, selon leur option conjugale, ne vivent pas aux mêmes endroits. On peut y voir la marque des ségrégations ethniques et sociales existant en France, mais il ne faudrait pas surévaluer cet effet. Les populations immigrées et leurs descendants sont surreprésentées dans les centres urbains (notamment en région parisienne, lyonnaise et marseillaise), et aussi parmi les habitants des ZUS, mais ne sous-estimons pas le fait que 65 % des couples formés entre un DI et un conjoint immigré et 79 % des couples entre DI ne déclarent pas une adresse en ZUS.
Un autre questionnement porte sur l’importance accordée à la religion. Pour les DI pris en considération dans cette analyse, il s’agit dans la grande majorité des cas de la religion musulmane[19]. Un croisement entre les deux variables : l’importance de la religion lors de l’éducation familiale et l’importance accordée dans la vie courante aujourd’hui ont permis de saisir au plus près cette question. Compte tenu des résultats obtenus dans nos études qualitatives (Santelli et Collet, 2012), on peut supposer que les DI étudiés ont eu une éducation religieuse et maintiennent la croyance dans la vie adulte dans des proportions plus importantes que le groupe témoin. Les DI en couples mixtes, en revanche, se situant entre les deux groupes, pourraient avoir connu dans une moindre mesure une éducation religieuse et déclarer une moindre importance aujourd’hui par rapport aux DI en couple endogame. La réalité conjugale mixte pourrait contribuer à accorder moins d’importance aux valeurs et pratiques religieuses.
En effet, on constate très clairement une plus forte inscription religieuse des descendants d’immigrés en comparaison de la population témoin (cf. tabl. 7). Les DI en couples mixtes expriment une importance accordée à la religion en quelque sorte à mi-chemin entre les couples endogames et les couples témoins. Ils sont plus nombreux que les DI en couple endogame à ne pas avoir connu d’éducation religieuse et ils sont également nombreux ceux pour qui cela n’a plus d’importance. En revanche, ils sont nettement plus nombreux que les couples témoins à avoir connu une éducation religieuse et ils sont deux fois plus nombreux à y accorder de l’importance aujourd’hui. Leur inscription religieuse est moindre que celle des DI en couple endogame, mais non pas dans des proportions auxquelles on aurait pu s’attendre. Dans ce domaine, ils ne ressemblent pas non plus aux couples témoins.
En conclusion de cette section, ce sont des considérations nuancées qui s’imposent. Car chaque option conjugale des descendants d’immigrés d’origine maghrébine, turque ou sahélienne apparaît dans sa spécificité sociale et culturelle.
Les couples entre descendants d’immigrés et immigrés (DI/immi, option 2) se situent majoritairement en bas de l’échelle sociale. Ils sont à la fois majoritairement homogames au niveau inférieur et nombreux à résider en zone urbaine sensible. Choisir un conjoint, une conjointe dans le pays d’origine des parents peut être le signe d’un accès au marché matrimonial français plus difficile[20] que pour les descendants d’immigrés des autres options. Compte tenu de l’arrivée du conjoint-conjointe d’un pays étranger, ces couples ne cohabitent pas avant le mariage. Mais ce fait semble aussi correspondre à une norme culturelle, consistant à ne pas cohabiter avant que le mariage soit célébré. On constate par ailleurs que ces couples se sont connus majoritairement par l’intermédiaire de leurs familles et que les individus enquêtés relevant de cette option sont nombreux à accorder de l’importance à la religion.
Les couples entre deux descendants d’immigrés (DI/DI, option 1), tout en ayant eux aussi privilégié un conjoint, une conjointe de même origine, se distinguent pourtant nettement des couples de l’option 2. Ils se situent socialement plus haut dans l’échelle sociale. Ils forment des couples homogames au niveau supérieur au même titre que les couples mixtes ou les couples témoins, d’une part, et ils vivent moins souvent dans les ZUS, d’autre part. Ils rencontrent leurs partenaires nettement moins souvent par l’intermédiaire de la famille et plus souvent dans des lieux publics. Ce dernier fait est le signe manifeste qu’ils se sont connus librement et ont fait valoir à la fois ce libre arbitre et leur sentiment amoureux pour justifier leur union, et ce, quelquefois malgré des résistances familiales. Cependant, ils conservent des comportements qui les rapprochent davantage des couples de l’option 2 que des autres options conjugales. Comme ces derniers, ils sont très nombreux à ne pas avoir cohabité avant le mariage et à déclarer accorder de l’importance à la religion.
Les couples mixtes entre descendants d’immigrés et conjoints du groupe témoin (DI/témoin, option 3) sont ceux qui ressemblent le plus aux couples témoins, tout en gardant des spécificités. Ainsi, ils connaissent la même répartition sociale (approchée par les niveaux de diplôme) que les couples témoins et rencontrent leurs futurs conjoints dans les mêmes types de lieux. Ils sont nombreux à cohabiter avant le mariage et encore plus nombreux à ne pas se marier tout en cohabitant. Cependant, ils s’en distinguent sur d’autres aspects, ce qui en fait une catégorie à part, se situant à mi-chemin entre les populations issues de l’immigration et la société majoritaire. Les couples mixtes résident plus souvent en ZUS. Quant à l’importance accordée à la religion, les DI en couple mixte y font référence beaucoup plus souvent que les couples témoins.
4. Les chances d’être en couple mixte
Nous poursuivons l’exploration de la réalité conjugale mixte en évaluant la contribution des différents critères étudiés à la probabilité d’être en couple mixte (DI avec témoin; option 3) ou non. Nous avons fait le choix d’isoler cette option conjugale et de l’opposer à tout autre cas de figure[21]. La régression logistique permet de mesurer les effets propres des variables, « toutes choses égales par ailleurs »[22], sur le fait d’être en couple mixte. Plusieurs modèles de régression ont été testés intégrant progressivement de nouvelles variables. Au final, nous avons retenu le modèle présentant les principales variables démographiques ainsi que quelques autres variables liées plus spécifiquement à la formation conjugale et aux caractéristiques de notre population[23].
Seules certaines variables se sont révélées significatives. Les DI hommes ont 1,8 fois plus de chances d’être en couple mixte que le profil de référence. L’éducation morale plus soutenue des filles et la proscription du mariage d’une musulmane avec un non-musulman transparaissent à travers ce résultat[24]. Les DI ayant un niveau scolaire équivalent au baccalauréat ont deux fois plus de chances et ceux ayant un niveau supérieur au baccalauréat, 1,7 plus de chances de former un couple mixte que le profil de référence. La poursuite des études diversifie les fréquentations sociales et contribue ainsi à ouvrir le champ des possibles conjugaux. On constate ainsi que le fait d’avoir connu son conjoint dans le cercle familial produit 4,2 fois moins de chances d’être en couple mixte. En revanche, l’âge, le fait que l’union actuelle soit la première union ou encore le lieu de résidence n’ont pas d’incidence sur le fait d’être en couple mixte.
La régression montre également l’influence de l’origine nationale. Toutes les origines autres qu’algérienne ont moins de chances de former un couple mixte. Alors que les écarts des DI d’origine marocaine et tunisienne par rapport au profil de référence ne sont pas significatifs, les DI d’origine sahélienne et d’origine turque forment des couples mixtes dans des proportions nettement moindres (5 fois moins pour les premiers et l4 fois moins de chances pour les seconds). Pour les DI d’origine sahélienne, on peut évoquer la plus forte ségrégation résidentielle, ils sont les plus nombreux à indiquer une adresse en ZUS, mais également le fait qu’ils sont relativement plus jeunes que les autres groupes. En ce qui concerne les DI d’origine turque, des études qualitatives ont montré qu’ils restent fortement orientés par rapport à leur groupe d’origine et ceci pas seulement en France (Autant-Dorier, 2006), mais également en Belgique (Timmerman et al., 2009) et en Allemagne (Kalter et Schroedter, 2010). Globalement, les immigrés turcs sont arrivés plus tardivement en France que les populations maghrébines, ils ont également maintenu une forte cohésion communautaire et se distinguent aussi dans leur rapport historique à la France étant donné qu’ils n’ont pas été sous administration française.
L’éducation religieuse pendant l’enfance, mise en perspective par rapport à l’importance que le descendant d’immigrés y accorde aujourd’hui, se révèle un facteur influençant fortement le fait d’être en couple mixte. En effet, ceux qui ont reçu une éducation religieuse tout en y accordant moins d’importance aujourd’hui ont finalement plus de chances d’être en couples mixtes (3 fois plus) que ceux qui n’ont pas reçu d’éducation religieuse et qui n’y accordent toujours pas d’importance aujourd’hui (2,3 fois plus).
Au final, c’est un critère qui relève de la vie conjugale à proprement parler qui se démarque comme étant le plus déterminant. Les DI en couples cohabitants ont 17 fois plus de chances, et les couples ayant cohabité avant le mariage, 9,5 fois plus de chances d’être en couple mixte. L’introduction de cette variable a annulé l’effet de la variable sur l’union actuelle/première union. C’est donc bien autour de la non-officialisation de l’union par le mariage que se construit la principale distinction des couples mixtes. Quand les DI cohabitent ou ont cohabité avant le mariage, ils ont une très forte probabilité de le faire avec une personne qui n’est pas de même origine.
La régression logistique a permis de confirmer la prégnance de certaines caractéristiques des DI en couple mixte. Alors que certaines variables se sont révélées peu significatives, d’autres au contraire révèlent plus fortement la réalité des couples mixtes.
5. Pour conclure : des différences culturelles au prisme des réalités sociales
Les descendants d’immigrés d’origine maghrébine, sahélienne et turque représentent une grande partie des descendants d’immigrés dans la France d’aujourd’hui, ils sont en tout cas les plus visibles dans l’espace public et médiatique, visés par les discours politiques mettant en cause leur participation à la société française. Il s’agit d’une population jeune ayant atteint pour majoritairement l’âge de vivre en couple. Au lieu de nous limiter à une analyse en fonction des origines des parents ou en comparant simplement les couples mixtes aux couples de la population française sans ascendance migratoire, nous avons fait le pari de distinguer trois options conjugales. L’analyse minutieuse de leur réalité conjugale et des facteurs pouvant expliquer l’option « couple mixte » a révélé que toute vision binaire entre « nous » et « eux » ou entre ceux qui seraient « intégrés » et ceux qui ne le seraient pas doit être définitivement considérée comme caduque.
La population de notre étude forme moins souvent des couples mixtes que toutes les autres populations considérées (les descendants d’immigrés d’autres provenances, les descendants des DOM et les descendants de couples mixtes). Et ils sont aussi plus nombreux à faire venir leurs conjointes, leurs conjoints des pays d’origine (ou de l’aire culturelle) de leurs parents et à choisir en France un conjoint-conjointe qui leur ressemble culturellement. Ce fait ne diminue pas pour les jeunes couples, au contraire il semble se confirmer. Cependant, il ne faudrait pas se limiter à cette première analyse.
Les descendants d’immigrés d’origine maghrébine, sahélienne et turque sont à considérer dans leur diversité interne et notamment en fonction de leurs différentes options conjugales. À travers ces dernières, ils combinent leurs positions sociales dans la société française, l’héritage culturel et religieux légué par leurs parents et leurs aspirations personnelles et sociales. L’analyse a notamment montré que les couples mixtes, tout en se rapprochant des couples composés de deux Français-Françaises sans ascendance migratoire quant à leurs lieux de rencontres et leur mode de vie conjugal (cohabitation hors mariage), ne s’alignent pas à tout point de vue sur leur comportement. Ainsi, ils s’en distinguent par des spécificités sociales (vivre en ZUS) et culturelles (importance de la religion).
Les couples endogames composés de deux descendants d’immigrés sont toutefois très proches des couples mixtes en ce qui concerne leur position sociale. Ils se répartissent entre les quatre formes d’homogamie/hétérogamie presque dans les mêmes proportions que les couples mixtes et les couples formés de Français-Françaises sans ascendance migratoire. Soulignons surtout qu’ils se situent autant en haut de la hiérarchie sociale des couples (homogamie supérieure) que les couples mixtes. Le fait de s’unir à un descendant d’immigrés comme eux ne relève donc pas d’un classement social, mais bien d’une option culturelle. Plus marqués par l’éducation religieuse, plus attachés à maintenir les valeurs qui s’y rattachent, ils font le choix de perpétuer l’héritage familial, tout en s’individualisant (diminution nette des rencontres dans le cercle familial). Cependant, pour les raisons religieuses et culturelles soulevées, les femmes sont plus nombreuses à choisir cette option conjugale que les hommes.
En revanche, l’expérience des couples transnationaux est différente. S’impose l’idée que le maintien de certaines pratiques culturelles, notamment le mariage arrangé en famille, se perpétue en l’absence d’autres options possibles. Leur position en bas de l’échelle sociale les amène à négocier leur position conjugale selon des règles importées du pays d’origine de leurs parents. Pour certains et certaines, il s’agit de se résoudre à se positionner sur le marché matrimonial au pays d’origine à défaut de trouver un conjoint, une conjointe en France. Le sujet touchant aux différences en termes d’autonomie décisionnelle entre les femmes et les hommes descendants d’immigrés d’origine maghrébine, sahélienne et turque mériterait d’être approfondi. La distinction entre les diverses options conjugales des descendants d’immigrés a permis de poser au fond la question de l’articulation entre les dimensions sociale et culturelle dans les manières de participer à la société française. À l’issue de cette étude, on peut dire que plusieurs variantes coexistent. Pour les individus appartenant aux classes moyennes ou populaires « protégées » (emplois faiblement qualifiés, mais stables), leur participation sociale peut se combiner avec l’abandon des spécificités culturelles (option 3) ou avec son maintien (option 1). Dans ce dernier cas, le culturel est une dimension parmi d’autres caractéristiques sociales, au même titre que dans d’autres milieux, la haute bourgeoisie par exemple (Wagner, 2008) ou, comme on peut le supposer, dans certains milieux religieux pratiquants. Quand les individus se situent en bas de l’échelle sociale (emplois peu/non qualifiés, précarité salariale, exclusion sociale) et qu’ils vivent en ZUS, il peut également y avoir abandon ou maintien de spécificités culturelles. Alors que les premiers rejoignent les couches précarisées de la société majoritaire, les seconds auraient tendance à ériger leurs spécificités culturelles en contre-valeurs de la société majoritaire, dont certaines enquêtes commencent à rendre compte (Kepel, 2012; Amghar, 2011). Précisons que la grande majorité n’adhère pas à un courant religieux sectaire, mais l’expérience vécue de l’exclusion et le sentiment de non-reconnaissance semblent favoriser des choix culturels en décalage des valeurs des populations majoritaires de la société française, processus bien retracé dans le récit autobiographique d’Younès Amrani il y a quelques années déjà (Amrani et Beaud, 2005). Ces jeunes adultes puisent alors leurs repères dans les valeurs des pays d’origine de leurs parents, alors que ces dernières s’appuient sur des visions réifiées qui ne correspondent plus aux aspirations de la majorité des jeunes générations qui vivent dans ces sociétés.
Appendices
Notes
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[1]
Nous remercions Corinne Régnard et Bertrand Lhommeau pour leur relecture attentive et leurs précieux conseils.
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[2]
Nés et/ou ayant grandi en France, ils ont toujours vécu dans la société française et possèdent dans la très grande majorité des cas la nationalité.
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[3]
Lors du recensement de la population de 2007, sur les 5,3 millions d’immigrés, 1,6 million sont originaires du Maghreb, 140 000, des trois pays : Mauritanie, Sénégal ou Mali, et 230 000, de Turquie.
-
[4]
Il s’agit d’une pratique matrimoniale consistant à établir une union entre membres d’un même clan, telle qu’elle a été étudiée par les anthropologues à la suite des travaux de Claude Lévi-Strauss (L’Homme, 2000). Les pratiques de mariages endogames lignagers connaissent de fortes variations culturelles selon les populations considérées, ces dernières sont cependant d’une faible incidence pour l’analyse menée dans le cadre de cet article.
-
[5]
L’enquête Étude de l’histoire familiale (EHF – INSEE, 1999) ou l’enquête Histoire de vie (HDV INSEE, 2003).
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[6]
Il s’agit de la population étudiée plus spécifiquement, dite « DI étudiés » dans la suite du texte. Leurs parents ont immigré en provenance de ces pays et étaient étrangers en arrivant. Ces derniers ont néanmoins pu acquérir la nationalité française par la suite, avant ou après la naissance de leurs enfants.
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[7]
Dans la réalisation du travail statistique, à partir du logiciel SAS, nous avons été efficacement secondées par Marilyne Goutagny, ingénieure d’études, Plate-forme DATA SHS, à l’Institut des Sciences de l’Homme à Lyon. Qu’elle en soit vivement remerciée.
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[8]
Certes, les enfants plus âgés sont aussi concernés par ce double système de référence, mais ils ont été socialisés plus longtemps au pays d’origine.
-
[9]
Les pays de l’Afrique sahélienne sont la Gambie, le Sénégal, le Mali, la Mauritanie, la Guinée, la Guinée Bissau, le Burkina Faso, le Niger et le Tchad. Plus de neuf sur dix descendants d’immigrés ont des parents originaires du Sénégal, du Mali ou de Mauritanie. Leurs effectifs par nationalité étant faibles, ils ont été regroupés.
-
[10]
Les effectifs ont été pondérés par rapport au recensement de la population française.
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[11]
Sont compris dans les options 1 et 2, les couples de descendants d’immigrés d’origine maghrébine ou sahélienne formés avec une personne dont les parents ou elle-même n’est pas strictement du même pays, mais de la même aire géographique (p. ex. Algérie et Tunisie ou Tunisie et Maroc; Guinée et Sénégal ou Sénégal et Mauritanie).
-
[12]
La catégorie « autres » regroupe des descendants de couples mixtes (c’est-à-dire d’un parent immigré), des immigrés et des descendants d’immigrés qui proviennent d’autres pays que ceux du champ d’investigation et des « Français autres », tels que les Français nés à l’étranger, les enfants d’expatriés ou de rapatriés. Les conjoints-conjointes des enquêtés peuvent être des « Français autres », bien que ces catégories ne font pas partie de l’échantillon.
-
[13]
Ces couples correspondent pour 87 % des DI étudiés à une première union, tandis que c’est le cas pour 78 % du groupe témoin.
-
[14]
L’une des principales caractéristiques des relations affinitaires est qu’elles sont homophiles (Degenne et Forsé, 1994 : 43).
-
[15]
Les différentes modalités d’origine dans l’enquête TeO étaient – pour la sphère familiale : chez des parents, de la famille; dans une fête de famille, un mariage; le jour du mariage; – pour les relations amicales : lors d’une fête entre amis; chez l’un des conjoints; – pour les lieux sélectifs : sur le lieu de travail; des études; dans une association, un club; par internet; par une agence, une annonce; dans un lieu de culte; – pour les lieux festifs : dans une boite; dans un bal; dans une fête publique; dans un lieu de vacances; – pour les lieux publics : dans le voisinage; un lieu public; dans un lieu autre. Ces regroupements sont les mêmes que ceux effectués par le groupe d’exploitation de TeO (Collet, Santelli, 2012).
-
[16]
La femme a un baccalauréat ou un diplôme de l’enseignement supérieur alors que son conjoint ne détient aucun diplôme, le BEPC (brevet d’études de premier cycle) ou un diplôme professionnel de type CAP (certificat d’aptitude professionnel) ou BEP (brevet d’enseignement professionnel). Seuls les couples accusant un décalage important entre leurs niveaux d’études sont considérés comme hétérogames. Ainsi, les couples où l’un des partenaires a un baccalauréat et l’autre un diplôme du supérieur sont définis comme homogames.
-
[17]
La femme n’a aucun diplôme, un BEPC ou un diplôme professionnel de type CAP ou BEP alors que son conjoint détient un diplôme égal ou supérieur au baccalauréat.
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[18]
Définition selon l’INSEE : « Les zones urbaines sensibles (ZUS) sont des territoires infra-urbains définis par les pouvoirs publics (loi du 14/11/1996) pour être la cible prioritaire de la politique de la ville, en fonction des considérations locales liées aux difficultés que connaissent les habitants de ces territoires. » L’indicateur ZUS utilisé ici a été calculé par Bertrand Lhommeau, statisticien à l’INSEE, membre du groupe d’exploitation TeO, il consiste à distinguer les adresses qui relèvent d’un territoire classé en ZUS des autres.
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[19]
Parmi les descendants d’immigrés, quelques-uns se déclarent de religion juive, ils sont respectivement 2 % parmi les DI algériens et les DI marocains, et 14 % parmi les DI tunisiens. Ils sont néanmoins minoritaires par rapport à la majorité se déclarant musulmans.
-
[20]
La forte proportion des jeunes hommes célibataires parmi ceux qui résident dans les cités de banlieue en est une des expressions, en particulier parmi les plus précaires (Santelli, 2007).
-
[21]
Pour rappel, une, un DI en couple mixte avec un, une DI « autres » ou une, un DI de couple mixte ne sont pas considérés comme relevant de la catégorie de couple mixte étudié ici.
-
[22]
Formule consacrée utilisée dans ce type de modélisation statistique.
-
[23]
Les résultats prennent sens par rapport à la situation de référence statistiquement majoritaire, celle d’une femme, descendante d’immigrés d’origine algérienne, âgée de 26-35 ans, d’un niveau d’études inférieur au baccalauréat, ayant rencontré son conjoint en dehors du cercle familial, n’habitant pas en ZUS, vivant dans le cadre d’une première union conclue sans que le couple ait cohabité au préalable et ayant eu une éducation religieuse tout en y accordant toujours de l’importance aujourd’hui.
-
[24]
La situation inverse n’est pas vraie. Selon le Coran, l’homme musulman est autorisé à se marier avec une femme non-musulmane d’une autre religion monothéiste. Cette distinction culturelle et sexuée est fortement intériorisée et fait peser un interdit plus fort sur les femmes que sur les hommes.
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