Abstracts
Résumé
L’objectif de cet article est de montrer que l’utilisation et l’analyse des données sur la langue à partir du recensement canadien par les acteurs scientifiques et politiques se sont faites la plupart du temps selon une perspective fondée sur l’ethnicité et l’origine des ancêtres. Cette perspective « ethnicisante » a grandement contribué à la construction sociale, politique et scientifique des groupes linguistiques, au Québec en particulier, ainsi qu’à une consolidation de leurs frontières. L’article établit de quelle façon, grâce aux données linguistiques et au champ disciplinaire de la démolinguistique, se sont opérés les processus de définition et de catégorisation des principaux groupes linguistiques que l’on connaît aujourd’hui. En raison de l’évolution importante de la composition ethnoculturelle de la population au cours des quarante dernières années, l’article montre qu’il est nécessaire de revoir le paradigme traditionnel ethnicisant des groupes linguistiques et de faire une place importante à un nouveau paradigme centré sur la langue et sur une mesure inclusive de la diversité des identités et des pratiques linguistiques multiples.
Mots-clés :
- Groupes linguistiques,
- langue,
- recensement,
- catégorisations,
- frontières ethnolinguistiques
Abstract
This paper aims to show that the use and analysis of language data from the Canadian census by the various scientific and political actors have generally been carried out from the perspective of ethnicity or ancestral origin. Such an “ethnicizing” perspective has largely contributed to the social, political and scientific construction of language groups, particularly in Quebec, and to the consolidation of their boundaries. Through language data and the field of demolinguistics, this paper shows the ways in which processes of definition and categorization have occurred in relation to language groups as we know them today. Due to the significant change in the ethno-cultural composition of the population over the past forty years, the article shows that there is a need to review the traditional ethnicizing paradigm of language groups and to make room for a new paradigm focused on language and on a more inclusive measure of the diversity of identities and multiple linguistic practices.
Keywords:
- Linguistic groups,
- language,
- census,
- categories,
- ethnolinguistic frontiers
Article body
Introduction
Au Canada, et au Québec en particulier, la langue, l’ethnicité et même la religion ont traditionnellement constitué des dimensions interreliées et souvent indissociables d’un même phénomène, la langue étant, sous divers aspects, un indicateur de la nationalité et un important symbole identitaire (Arel 2002).
Lors du recensement de 1871, mené peu après la création de la Confédération en 1867, les Canadiens originaires des îles Britanniques et ceux d’origine française formaient respectivement 61 % et 31 % de la population. Alors même que la Confédération s’érigeait sur la base de cette dualité linguistique et culturelle, c’est en 1901 que des questions sur la langue furent posées pour la première fois dans le cadre du recensement. En plus des questions sur la religion, l’origine raciale et le lieu de naissance des parents, on commença à poser des questions sur la langue maternelle et sur la capacité de parler le français et l’anglais. Bien que la population canadienne se soit depuis lors grandement diversifiée sur les plans ethnique, culturel, linguistique et religieux, principalement en raison de l’immigration, l’anglais et le français, devenus langues officielles en 1969, sont demeurés les principales langues de convergence et d’intégration à la société canadienne.
En raison de facteurs démographiques, sociaux et politiques, plusieurs questions linguistiques ont été ajoutées aux recensements de la population de 1971 à 2001. Pour l’essentiel, l’ajout de ces questions visait à mesurer l’évolution de l’usage et de la vitalité des deux langues officielles du pays ainsi qu’à étudier celle des caractéristiques sociales, culturelles et économiques de leurs locuteurs. En particulier, ces nouvelles questions permettaient de prendre la mesure de phénomènes démographiques et démolinguistiques exerçant une influence sur l’évolution des communautés de langue officielle au Canada. C’est notamment en utilisant des renseignements émanant du recensement que les communautés et les groupes de défense de la langue française au pays ont revendiqué et continuent de revendiquer des droits et des mesures politiques afin de contrer le déséquilibre démolinguistique croissant en faveur de l’anglais au Canada.
L’objectif général de cet article est de montrer de quelle façon, grâce aux données censitaires sur la langue, se sont opérés les processus de définition et de catégorisation des principaux groupes linguistiques que l’on connaît aujourd’hui, processus qui ont largement contribué à l’interprétation normative des rapports intergroupes et ethnolinguistiques dominants au Canada. Plus spécifiquement, il montre que l’utilisation et l’analyse des données linguistiques du recensement canadien par divers acteurs sociaux se sont faites la plupart du temps selon une perspective fondée sur l’ethnicité et sur l’origine des ancêtres. Sous l’effet conjugué de certains facteurs politiques, sociaux et scientifiques, un paradigme d’« ethnicisation » des catégories et des groupes linguistiques est apparu au fil des ans et prévaut encore aujourd’hui, particulièrement au Québec. Ce paradigme, qui suppose l’existence de groupes linguistiques homogènes aux frontières étanches, a été particulièrement soutenu et renforcé par la discipline scientifique de la démolinguistique, laquelle a pris son envol au cours des années 1960 et 1970.
Bien que l’on assiste à une transformation progressive de certaines frontières des collectivités linguistiques, notamment en raison du plurilinguisme, les processus de catégorisation et de construction des groupes linguistiques qui prévalent encore restent pour la plupart aveugles devant la croissance du pluralisme et de la mixité linguistique[2]. L’évolution du nombre de questions et la richesse croissante des outils statistiques disponibles en matière de statistique linguistique témoignent cependant avec force de la nécessité de revoir le paradigme traditionnel ethnicisant des groupes linguistiques et de faire une place importante à un nouveau paradigme centré sur la langue et sur une mesure inclusive de la diversité des identités et des pratiques linguistiques multiples.
Cet article se décline en quatre grandes parties. La première présente le cadre théorique qui sert d’assise à un examen critique du paradigme d’ethnicisation des catégories linguistiques et de son opérationnalisation sous forme de groupes ethnolinguistiques étanches et mutuellement exclusifs, grâce à l’analyse et à la présentation des données du recensement canadien. La deuxième partie décrit le contexte historique, sociopolitique et juridique qui a mené à l’ajout de questions sur la langue dans le recensement canadien et l’importance relative des divers facteurs ou dimensions (religion, origine ethnique et langue) ayant contribué au fil du temps à définir, voire à construire, les populations de langue française et de langue anglaise au pays.
Le champ scientifique de la démolinguistique, dont la raison d’être première consiste à étudier les caractéristiques et les comportements démographiques de groupes linguistiques, a grandement contribué à diffuser et à promouvoir une certaine lecture ethnicisante des groupes et des dynamiques linguistiques, en particulier au Québec, lecture qui a eu et continue d’avoir beaucoup d’échos au sein des milieux politiques et médiatiques. Le rôle de la démolinguistique dans le processus de mise en science des données linguistiques du recensement et dans la construction sociale des groupes linguistiques fait l’objet de la troisième section de l’article.
La quatrième partie de l’article met en lumière les limites et les enjeux importants associés à une telle vision ethnicisante et statique des catégories et des groupes linguistiques dans leur acception traditionnelle. Elle présente certaines alternatives qui ont été proposées depuis près de 30 ans et qui visent à favoriser une approche inclusive de la diversité des identités et des pratiques linguistiques. L’alternative au paradigme ethnicisant consiste à mettre en valeur la prise en compte de la diversité linguistique intra-individuelle et l’abandon de la gestion classique et traditionnelle des réponses multiples. Elle vise également à mettre l’accent sur une approche centrée sur la langue plutôt que sur des groupes linguistiques mutuellement exclusifs aux frontières étanches[3].
La construction des groupes et des relations ethnolinguistiques
Au fil des ans, les recherches et les analyses utilisant les statistiques sur la langue et les groupes linguistiques au Canada ont essentiellement traité ceux-ci comme « des entités réifiées […] caractérisées par une homogénéité interne intrinsèque et des frontières externes » (Brubaker 2004 : 8, notre traduction). C’est ce que Brubaker nomme le phénomène du groupism − que l’on peut traduire par « substantialisme » (Juteau 2015) –, c’est-à-dire « la tendance à considérer des groupes aux frontières supposément bien délimitées comme étant des composantes élémentaires de la vie en société […] et des unités fondamentales de l’analyse sociale » (Brubaker 2004 : 8, notre traduction, nous soulignons). Cela sous-entend que, grâce aux processus de collecte et d’analyse des données statistiques, les catégories et les groupes linguistiques qui ont intégré le discours de sens commun au Canada tendent à être « naturalisés, essentialisés et traités comme “en-soi” permanents » (Juteau 2015 : 157).
Or, une telle approche repose sur une perspective qui conçoit l’ethnicité et les groupes ethniques ou ethnolinguistiques comme figés dans le temps et l’espace plutôt que sur une perspective selon laquelle leur existence découle d’une construction dynamique des rapports sociaux d’inclusion et d’exclusion. Dans la tradition sociologique, Weber, au début du XXe siècle, a en effet abordé la construction d’identités ethniques et nationales dans le contexte de rapports oppositionnels entre collectivités. Sa vision fournit des éléments importants pour comprendre le mode de génération des communautés (et des associations en général) et l’articulation des mécanismes de consolidation des solidarités qui entraînent l’exclusion de ceux par rapport à qui le sentiment de former une communauté prend sa signification.
Selon Weber, la relation de communalisation – c’est-à-dire une relation sociale qui se fonde sur le sentiment subjectif (traditionnel, émotionnel ou affectif) des individus d’appartenir à une même communauté – ne fait pas référence à des collectivités dont l’existence serait, pour ainsi dire, un en-soi. Il y a toujours un rapport oppositionnel à d’autres groupes. Il en va de même pour l’ethnicité, qui se manifeste et prend son sens dans ces contacts où l’exclusion des autres groupes en fait sa raison d’être. Ainsi, c’est par le processus d’« oppositions conscientes à des tiers » que des signes distinctifs – peu importe lesquels, pourvu qu’ils soient apparents – sont « exploités ou mis en valeur comme symboles de distinction (de marques ethniques), voire d’inclusion pour ceux qui les possèdent et d’exclusion pour ceux qui en sont dépourvus » (Weber 1971 [1922] : 414). Cette construction de frontières et ce rapport de différenciation des identités (McAll 1991 : 7) constituent donc un processus dynamique et non statique. Cela nous amène à la distinction entre les groupes et les catégories.
Nombre d’utilisateurs des statistiques censitaires sur la langue et sur l’ethnicité traitent les catégories et les groupes linguistiques et ethniques comme des synonymes. Pourtant, comme le souligne Brubaker (2004 : 12, notre traduction), « si nous considérons qu’un groupe sous-entend l’existence d’interactions mutuelles, d’une reconnaissance et d’une orientation mutuelles entre les membres qui en font partie, alors une catégorie n’est pas un groupe en soi, mais, tout au plus, constitue-t-elle une base potentielle pour la formation d’un groupe ». Il importe donc d’examiner la façon dont les catégories sont utilisées, traitées et transformées sous forme de groupes. C’est un élément clé qui sera abordé plus loin.
La transformation au fil du temps de ces catégories en groupes exclusifs, par les institutions et par les organismes gouvernementaux ainsi que par divers acteurs politiques, sociaux et autres groupes d’intérêt, est la manifestation visible d’un système formalisé de pratiques de catégorisation. Grâce à un tel processus ou à de telles pratiques, les acteurs et les institutions en position d’autorité disposent d’« un pouvoir symbolique légitimé, ce qui inclut le pouvoir de nommer, d’identifier, de catégoriser et d’établir l’identité des choses et des individus » (Bourdieu 1991 : 105, notre traduction), reflétant les intérêts de divers groupes sociaux et politiques. Bourdieu (ibid.) précise également « qu’en structurant les perceptions qu’ont les agents sociaux du monde social, l’action de nommer contribue à établir la structure du monde, et cela de façon d’autant plus importante que le rôle et le statut de celui ou ceux qui nomment sont reconnus, c’est-à-dire légitimés ».
Plusieurs chercheurs ont mis en lumière le fait que les recensements nationaux alimentent et soutiennent l’idée selon laquelle les sociétés sont « constituées de groupes ethniques, raciaux et culturels distincts et mutuellement exclusifs » (Brubaker 2004 : 67 ; Kertzer et Arel 2002 ; Nobles 2000). À cet égard, Goldberg (1997 : 29-30) utilise l’expression de « nomination à l’existence ».
Comme le soulignent Kertzer et Arel (2002 : 2), « le recensement fait beaucoup plus que simplement refléter la réalité sociale ; il joue un rôle majeur dans la construction de cette réalité », témoignant ainsi d’une construction discursive bidirectionnelle. Les recensements contribuent à diviser les populations nationales en sous-catégories démographiques, sociales et culturelles soi-disant homogènes et distinctes dont beaucoup se voient à leur tour converties en catégories identitaires séparées. Les classements de catégories sont eux-mêmes des produits sociaux (Juteau 2015 : 67) et, dans le cas qui nous occupe, soit les groupes ethnolinguistiques et les catégories identitaires qui leur sont associées, ce n’est pas tant le point d’arrivée qui est intéressant que le point de départ (ibid. : 147), à savoir la mise au jour « des diverses facettes empiriques et discursives du processus qui [les] génère » ainsi que l’influence d’un tel processus sur la construction sociale des rapports ethnolinguistiques.
Le recensement : les premières questions sur la langue et les groupes ethnolinguistiques
L’ajout de questions sur la langue dans le recensement canadien de 1901 aurait été influencé en partie par les expériences américaine et britannique. Dans les recensements européens, l’ajout d’une question sur la langue maternelle durant la seconde moitié du XIXe siècle visait principalement à préciser la mesure de la nationalité dite ethnique ou culturelle (Arel 2002 ; Gaffield 2000 ; Houle et Cambron-Prémont 2015).
L’ajout de questions sur la langue dans le recensement canadien de 1901 avait pour objectif principal de mieux dénombrer les Canadiens français dans les différentes provinces et les territoires (Gaffield 2007 : 437). Selon ce dernier (2000 : 256), la question sur la langue maternelle de ce recensement a été posée dans un contexte où émergeait une « science de la langue » en Europe et en Amérique du Nord. Dans la littérature de la fin du XIXe siècle, le terme « langue maternelle » avait plusieurs sens. Le sens le plus répandu l’associait à une communauté linguistique définie sur une base ethnique ou raciale. L’appartenance à une communauté ethnique ou raciale élargie déterminait ainsi la langue maternelle de ses membres. Lors du recensement de 1901, les agents recenseurs avaient comme directive d’interpréter la langue maternelle comme étant « la langue première, la langue de sa race ; mais pas nécessairement la langue dans laquelle on pense ou que l’on parle le plus aisément ou que l’on utilise principalement pour converser » (ibid., notre traduction).
Malgré la présence de questions sur la langue maternelle et sur la connaissance du français et de l’anglais dans le recensement canadien depuis 1901, on a peu utilisé les données recueillies sur ce sujet entre 1921 et 1961 pour dénombrer les Canadiens d’origine française et d’origine anglaise ainsi que les autres groupes qui, par l’immigration, ont contribué à la croissance de la population canadienne[4]. La plupart des spécialistes donnèrent plutôt la priorité à l’origine ethnique ou « raciale » comme principale variable ethnoculturelle et comme marqueur identitaire.
Lors de sa création en 1963, le premier ministre canadien Lester B. Pearson avait présenté la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme (la Commission B et B) comme une grande enquête sur les relations entre les communautés francophones[5] et anglophones du Canada, menée dans le but de parvenir à un véritable partenariat entre les deux cultures[6]. Bien que les membres de la Commission B et B étudièrent effectivement ces relations principalement à partir des données du recensement de 1961 sur l’origine ethnique, cette commission ainsi que la Loi sur les langues officielles de 1969 qui en découla eurent comme conséquence de mettre les enjeux linguistiques à l’avant-plan et de généraliser l’utilisation du critère de la langue maternelle comme marqueur de l’appartenance linguistique et identitaire.
Au Québec, le contrôle de l’appareil gouvernemental québécois par le gouvernement Lesage durant les années 1960 a entraîné une amélioration notable du niveau vie des Québécois de langue française en favorisant leur mobilité sociale et économique « en tant que francophones au sein d’une société de langue française » (Heller 1999 : 154). On a alors assisté à une expansion considérable de la classe moyenne au sein de cette population (Linteau 2008). Puisque la survie du français et des francophones était généralement vue comme une seule et même chose, il devenait nécessaire de suivre de près l’évolution (statistique) de la population francophone (de langue maternelle) ainsi que l’utilisation différentielle du français et de l’anglais.
La naissance de la démolinguistique : le recensement comme outil de connaissance et d’intervention politique
L’utilisation importante des données censitaires dans les travaux de la Commission B et B illustre de façon éloquente la contribution de la recherche reposant sur ces données dans la reconfiguration de l’ordre symbolique et dans la construction sociale et politique des groupes et des catégories linguistiques au Canada. Selon Martel et Pâquet (2010 : 149), la Commission B et B a reçu plus de 145 études en sciences sociales. Elle a également permis la formation d’une relève, avec le travail contractuel de 137 étudiants aux cycles supérieurs.
L’existence de données sur la langue et sur l’origine ethnique ou culturelle dans les recensements canadiens et leur grande utilisation afin d’éclairer certains enjeux sociaux et politiques ont constitué le matériel sur la base duquel est née la science de la démographie des groupes linguistiques, qui prendra quelques décennies plus tard le nom de « démolinguistique ». Prévost et Beaud (2001 : 106) parlent de l’émergence du champ disciplinaire de la démolinguistique en tant qu’« univers politico-cognitif », c’est-à-dire qui « englobe un corpus de connaissances de même qu’un ensemble de positions et de pratiques institutionnelles qui se situent à la jonction de la science et de la politique » (notre traduction). Selon ces auteurs :
[Cela ne tient] pas seulement au fait que la démolinguistique puisse contribuer à la mise en oeuvre des lois linguistiques, mais que, étant donné sa raison d’être en tant qu’univers politico-cognitif et du fait de sa présence dans l’espace public, elle a joué et devrait continuer à jouer un rôle dans les débats politico-linguistiques, façonnant par le fait même l’ensemble des revendications et des options divergentes qui sont présentées
ibid. : 107, notre traduction
Pendant que se tenaient les travaux de la Commission B et B, le gouvernement du Québec mettait lui aussi en place, en 1968, la Commission d’enquête sur la situation de la langue française et des droits linguistiques au Québec (Commission Gendron, du nom de son président), dont le rapport fut publié le 13 février 1973. Comme dans le cas de la Commission B et B, de nombreux chercheurs et spécialistes de la démolinguistique naissante contribuèrent aux travaux de la Commission Gendron au Québec. C’est du reste lors de cette commission que le néologisme « allophone » fut créé pour désigner les personnes n’ayant ni le français ni l’anglais comme langue maternelle. Son utilisation s’est largement répandue et a progressivement intégré le discours politique, scientifique et vernaculaire, particulièrement au Québec.
Reflétant les changements importants en cours au sein de la société, la loi fédérale sur les langues officielles de même que les lois 22 et 101 au Québec faisant du français la seule langue officielle de la province contribuèrent à accélérer le déplacement de l’origine ethnique vers la langue comme critère à partir duquel on étudiait les luttes et les enjeux entre les groupes français et anglais (Kertzer et Arel 2002 : 16).
Le jésuite Richard Arès, directeur de la revue Relations de 1959 à 1969, fut le premier à utiliser les données du recensement canadien pour mesurer les transferts linguistiques (mesurés d’après l’écart statistique entre les données sur la langue maternelle et l’origine ethnique) de façon scientifique à partir de données quantifiables (Martel et Pâquet 2010 : 117). Le constat qui en émanait témoignait avec force de l’ampleur de l’anglicisation des Canadiens français et du recul du français à l’extérieur du Québec et, dans une moindre mesure, au Québec même.
En 1965, un programme de démographie voyait le jour à l’Université de Montréal et l’un de ses premiers diplômés, Robert Maheu, y présentait en 1968 un mémoire de maîtrise sur l’assimilation des francophones, sous la direction du démographe Jacques Henripin (Wargon 2000). L’Association des démographes du Québec vit le jour en 1971, et en 1975, la revue académique des Cahiers québécois de démographie était officiellement lancée.
En 1985, cette revue scientifique consacra un numéro portant exclusivement sur la démolinguistique. Dans la présentation de ce numéro, Maheu définit cette discipline de la façon suivante :
La démolinguistique est une branche de la démographie. C’est l’étude des populations caractérisées par une appartenance commune à une langue. Le plus souvent, les études de démolinguistique visent à comparer les comportements démographiques de groupes linguistiques vivant sur un même territoire. Cela donne à la démolinguistique une dimension politique indéniable. […] Dans la plupart des études réalisées au Québec, on compare une ou plusieurs dimensions des comportements démographiques. Ainsi, on ne s’intéresse pas tellement à la table de mortalité des francophones en elle-même, mais à sa comparaison avec celle des anglophones ou des allophones ; de même pour la fécondité ou les migrations
1985 : 3, nous soulignons
Dans la foulée des travaux de la Commission B et B et de la Commission Gendron, l’ajout d’une question sur la langue parlée le plus souvent à la maison dans le recensement de 1971 par Statistique Canada et le bouillonnement politique entourant les manifestations et les débats sur les questions de langue au Québec et dans diverses provinces canadiennes ont propulsé la jeune démolinguistique à l’avant-scène au profit de l’étude scientifique des rapports entre francophones et anglophones au pays.
Dès la disponibilité des données censitaires sur la langue parlée le plus souvent à la maison, tirées du recensement de 1971, plusieurs chercheurs recoupèrent l’information portant sur la langue parlée le plus souvent à la maison et sur la langue maternelle. Cette approche permettait de cerner la mobilité linguistique des individus, dont le phénomène du transfert ou de la substitution linguistique[7]. L’objectif des chercheurs était principalement de connaître le nombre et la proportion de francophones qui s’anglicisaient ou s’assimilaient à l’anglais.
Outre l’ouvrage Languages in Conflict de Joy (1967), les travaux de prospective de Maheu (1968) sur les francophones au Canada entre 1941 et 1991, ceux de Lieberson (1970), de Charbonneau et al. (1973), de Charbonneau et Maheu (1973) sur les aspects démographiques de la question linguistique au Québec et au Canada ainsi que ceux de Lachapelle et Henripin (1980), de nombreux travaux importants furent menés dans ce domaine[8]. De plus, lors de la diffusion officielle des données sur la langue tirées de chaque recensement, Statistique Canada diffuse une grande quantité de renseignements statistiques et d’analyses suivant cette tradition démolinguistique.
S’appuyant sur les statistiques officielles sur la langue diffusées par Statistique Canada ainsi que sur plusieurs enquêtes statistiques menées par le Québec et portant sur divers aspects de la situation linguistique, les spécialistes de la démolinguistique ont su imposer leur champ d’études comme autorité scientifique dans le domaine auprès de l’État, des décideurs publics et de l’ensemble de la population (Prévost et Beaud 2001). De plus, cette discipline a joué un rôle particulièrement important dans la mise en science, la construction sociale et la cristallisation des catégories et des groupes linguistiques dans l’imaginaire collectif au fil du temps. Elle a ainsi contribué à façonner le discours et les représentations dominantes à propos de l’évolution de ces dynamiques linguistiques.
Malgré la croissance de la diversité linguistique au sein de la population, les impératifs politiques et législatifs de même que ceux de la gestion de l’aménagement linguistique militaient en faveur d’une simplification de la réalité des dynamiques linguistiques. Cela tenait évidemment à l’importance et au statut du français et de l’anglais au pays et au déséquilibre démographique croissant qui semblait s’établir entre ces deux groupes de locuteurs au profit de ceux de langue anglaise. En outre, la proportion que représentait la population ayant une langue maternelle tierce (autre que le français ou l’anglais) est passée de 13 % (soit 2,8 millions de personnes) en 1971 à 22 % (soit 7,6 millions) en 2016 au Canada et de 6,2 % (373 000 personnes) à 13,8 % (1,1 million) au Québec. Cependant, la simplification de l’évolution des caractéristiques linguistiques de la population s’est notamment traduite par le fait que la plupart des analyses de données ont reposé sur une typologie qui distingue trois groupes linguistiques en apparence mutuellement exclusifs : « anglais », « français » et « autre », ou encore « anglophones », « francophones » et « allophones ». Cette approche s’est maintenue en dépit du fait qu’à la suite du recensement de 1971, Statistique Canada diffusait de l’information sur seulement 36 langues ou catégories linguistiques autres que le français ou l’anglais, alors que c’était le cas pour plus de 250 langues ou catégories de langues en 2016.
Avec la diversification croissante des langues maternelles et des principales langues d’usage à la maison, on a également assisté à une croissance des déclarations de plus d’une langue maternelle et, plus particulièrement, de plus d’une langue d’usage au foyer. À la suite du recensement de 1981, le premier à partir duquel il est possible d’obtenir de l’information sur les réponses dites multiples, environ 528 000 Canadiens déclaraient plus d’une langue maternelle et près de 533 000 personnes déclaraient parler plus d’une langue le plus souvent à la maison. Au Québec, ces nombres sont respectivement de 134 000 et de 126 000. Trente-cinq ans plus tard, lors du recensement de 2016, on dénombrait au Canada 785 600 personnes déclarant plus d’une langue maternelle et 1 636 000 qui rapportaient plus d’une langue parlée le plus souvent à la maison. Ces nombres étaient respectivement de 174 660 et de 312 500 au Québec. Si l’on tient compte du fait que depuis 2001 le recensement canadien comprend une question sur les autres langues parlées régulièrement à la maison, en plus de celles qui sont parlées le plus souvent, la présence de plus d’une langue d’usage au foyer est encore plus importante en 2016. Ainsi, dans l’ensemble du pays, le dernier recensement a révélé qu’environ 6,71 millions de personnes ont déclaré parler plus d’une langue le plus souvent ou de façon régulière (comme langue secondaire) à la maison. Au Québec, 1,54 million de personnes se trouvaient dans cette situation. Dans les deux cas, il s’agit d’environ une personne sur cinq.
Le phénomène est encore plus marqué au sein de la population immigrante. Ainsi, sur les quelque 7,5 millions d’immigrants que comptait le pays en 2016, 48,3 % ont déclaré parler plus d’une langue à la maison. Chez les 1,1 million d’immigrants qui résidaient au Québec lors du dernier recensement, cette proportion atteignait 54,7 %. Finalement, au sein de la population dite de deuxième génération, soit les personnes nées au Canada dont au moins un parent est né à l’étranger, ces proportions atteignaient respectivement 23,8 % et 44,1 %. Ces résultats témoignent ainsi de façon éloquente de la complexité des dynamiques linguistiques et de l’inadéquation des approches trop réductrices, même sous prétexte d’en faciliter l’interprétation, qui tendent à focaliser sur l’identification de groupes mutuellement exclusifs aux frontières étanches.
Suivant une pratique « simplificatrice » utilisée par Statistique Canada depuis le recensement de 1981, les démolinguistes ont généralement choisi de répartir de façon égale les réponses multiples aux questions sur la langue maternelle et sur la principale langue d’usage à la maison entre ces trois groupes. Cette approche a l’avantage de faire en sorte que la somme des trois catégories totalise 100 % et présente des groupes en apparence mutuellement exclusifs, quitte à assigner de façon arbitraire une identité ou une appartenance linguistique unique à une population dont les caractéristiques et les comportements linguistiques sont pourtant pluriels.
La typologie traditionnelle – constituée des groupes anglophone, francophone et allophone – qui consiste à mettre principalement l’accent sur le français et l’anglais et sur la concurrence entre ces deux langues, a reposé essentiellement sur la langue maternelle des personnes et aussi parfois sur leur principale langue d’usage à la maison, dans le cas du Québec. Autrement dit, définir comme francophones les personnes ayant appris le français en premier lieu à la maison dans l’enfance fait en sorte que l’on ne peut devenir francophone si l’anglais ou l’une des nombreuses langues tierces a été apprise en premier lieu dans l’enfance.
Dans sa description de la rhétorique quantitative qui est au coeur de la démolinguistique, Prévost (2011 : 21) fait état des effets de perspective de cette discipline. Il y définit ces effets de perspective comme étant « consubstantiels aux instruments cognitifs mis en oeuvre [qui] procèdent […] de choix méthodologiques tout à fait défendables (notamment, la volonté d’offrir une représentation simple et intelligible d’une réalité complexe) […], dont ils constituent […] une excroissance non nécessaire ou un effet non voulu ». Ces effets de perspective relèvent donc essentiellement de la méthodologie propre à cette discipline. Or, les éléments d’information mis en lumière dans le présent article donnent plutôt à penser que les effets de perspective de la démolinguistique, en tant que discipline scientifique, semblent relever de considérations qui vont au-delà de questions strictement méthodologiques et consolident des postures politiques et idéologiques normatives qui façonnent la réalité des dynamiques linguistiques[9].
En effet, nous constatons d’une part que la démolinguistique a, depuis des décennies, servi de fondement conceptuel et épistémologique à de nombreuses commissions et à de nombreux exercices et programmes d’aménagement linguistique aux échelons provinciaux et fédéral. D’autre part, elle s’est trouvée à renforcer et à cristalliser une approche normative comparative entre les groupes linguistiques, consolidant les catégories et les groupes linguistiques ainsi que leurs définitions sous-jacentes en tant que marqueurs ethnolinguistiques dans la population. Prévost (ibid. : 2) parle d’« effet de réalisme, voire d’hyper-réalisme, associé à l’existence de catégories pourtant explicitement “bricolées” ».
La démolinguistique s’est non seulement imposée comme discipline dans le discours de sens commun, mais, contrairement à d’autres perspectives comme la sociolinguistique, par exemple, elle a également légitimé de façon scientifique l’existence objective de tensions et de conflits ethnolinguistiques au Canada[10]. Outre les facteurs d’évolution démographique des populations comme la fécondité, la mortalité et la migration, elle a développé ses propres outils de mesure (transferts ou substitutions linguistiques, mobilité linguistique intergénérationnelle, continuité linguistique, reproduction linguistique, etc.) qui servent cette finalité comparative entre des groupes dont le caractère homogène est présumé sur la base de critères traditionnels bien établis (langue maternelle, langue parlée le plus souvent à la maison, etc.). C’est ainsi que l’évolution de ces groupes est décrite et analysée principalement selon une perspective de concurrence (égalité, recul ou progression) ou de comportements irréversibles (transfert linguistique) au détriment d’autres perspectives qui prennent davantage en considération les pratiques et les identités linguistiques multiples. La démolinguistique détient ainsi un monopole paradigmatique sur l’étude des comportements et des dynamiques linguistiques qui non seulement lui confère un accès privilégié aux outils de mesure, notamment l’influence sur les questions du recensement et leur libellé, mais qui lui permet également de servir, en même temps qu’elle s’en alimente, des postures normatives propres aux idéologies et aux courants politiques du moment.
Malgré son autorité acquise et sa prétention à expliquer les dynamiques linguistiques, la démolinguistique n’en a pas moins contribué − et contribue toujours − à créer une vision spécifique de la (des) réalité(s) linguistique(s). Cela tient notamment au fait que la question sur la langue maternelle, et même celle sur la langue parlée le plus souvent à la maison, et les statistiques que l’on en tire servent à catégoriser et à segmenter la population en mettant l’accent sur une certaine idée de filiation ethnolinguistique plutôt que sur une lecture actuelle de la réalité qui reflète les pratiques linguistiques multiples et complexes en présence au sein de segments importants de la population (Prévost 2011).
Au-delà du fait que les données du recensement canadien sur la langue maternelle permettent une comparaison sur une longue période historique, leur utilisation aux strictes fins d’une définition des groupes linguistiques constitue une approche tournée vers le passé (backward-looking, selon les mots d’Arel [2002], à la suite de Zeman [1990]). Tout comme la littérature européenne de la fin du XIXe siècle associait une langue maternelle donnée à une communauté définie sur une base ethnique, au Canada, la population de langue maternelle française a longtemps été associée – et continue de l’être, dans une large mesure – principalement à la population d’origine canadienne-française. Elle renvoie essentiellement à ce que Juteau (2015 : 148) nomme la communauté d’histoire et de culture d’ethnicité canadienne-française. Une telle approche tend à imposer et à propager une lecture de la réalité qui essentialise les groupes en leur assignant une identité figée dans le temps et dans l’histoire.
Vers une autre lecture des caractéristiques et des dynamiques linguistiques
Certaines initiatives gouvernementales qui tentaient de s’éloigner d’une vision ethnicisante ou ethnolinguistique des dynamiques linguistiques ont vu le jour depuis la fin des années 1980 afin de développer quelques outils conceptuels ayant pour objectif de proposer une perspective inclusive en matière de catégorisation et de définition de groupes linguistiques.
Par exemple, vers la fin des années 1980, le gouvernement canadien a commencé à s’interroger sur la meilleure façon d’évaluer la demande potentielle de services par les Canadiens auprès de ses ministères et de ses agences dans l’une ou l’autre des langues officielles, conscient de la part grandissante que représentait l’immigration internationale composée en grande majorité de personnes n’ayant ni le français ni l’anglais comme langue maternelle. Une telle réflexion a mené le gouvernement fédéral à adopter en 1991 le Règlement sur les langues officielles – communications avec le public et prestation de services et du concept de première langue officielle parlée (PLOP) des Canadiens.
Bien qu’elle ait eu pour but initial de fournir une estimation statistique de la demande potentielle de services en français ou en anglais au Canada, la notion de PLOP s’est peu à peu répandue dans les travaux scientifiques portant sur la situation des minorités de langue officielle du pays. Pour déterminer l’appartenance à un groupe linguistique donné et la situation de ce groupe dans divers domaines de la sphère publique ou politique, on a progressivement remplacé le critère de la langue maternelle par celui, plus inclusif, de la première langue officielle parlée. En 2019, dans le cadre d’un processus de modernisation de la Loi sur les langues officielles, le critère statistique de la demande potentielle de services en français ou en anglais auprès du gouvernement fédéral en situation linguistique minoritaire a été modifié au profit d’un autre encore plus inclusif. En effet, ce dernier prend en compte toute la population dont la langue maternelle (en réponses uniques ou multiples) ou la langue d’usage principale ou secondaire à la maison est la langue officielle minoritaire.
Durant les années 1990, le gouvernement du Québec s’est également intéressé à une approche inclusive en matière de mesure de la présence du français, en mettant de l’avant la notion de « langue d’usage public » (voir Pagé et al. dans ce numéro). Cette dernière, bien que difficile et complexe à mesurer, privilégie la dynamique linguistique et les usages publics de la langue qui ont cours dans un espace et dans des domaines visés par la Charte québécoise de la langue française adoptée en 1977. Soulignons enfin qu’en 2009 le gouvernement de l’Ontario adoptait une nouvelle définition dite inclusive de la population francophone qui intègre l’information tirée à la fois de la langue maternelle et de la première langue officielle parlée. D’autres provinces ont par la suite imité cette approche.
Les nouvelles questions linguistiques ajoutées au recensement de 2001 ont également permis de diversifier les perspectives analytiques et la disponibilité des données sur l’utilisation des langues, rendant ainsi possible le développement de critères plus inclusifs de définition des collectivités linguistiques. Ainsi, alors que le Québec a mené des enquêtes sur les pratiques linguistiques dans divers secteurs de la société québécoise au fil des décennies, en particulier depuis la Commission Gendron, il aura fallu attendre jusqu’en 2001 avant que des questions sur l’usage des langues dans l’un des secteurs clés de la sphère publique, le travail, soient posées lors du recensement. Suivant l’ajout d’une question sur les autres langues parlées régulièrement à la maison en plus de la langue principale, le recensement comportait dorénavant une question à deux volets sur la langue de travail (celle qui est utilisée le plus souvent et les autres langues utilisées de façon régulière, comme langues secondaires).
Les nombreuses données statistiques disponibles tirées du recensement amènent les utilisateurs à se demander quel est l’indicateur à prendre en considération lorsqu’ils veulent, par exemple, suivre l’évolution du français au Québec. Sachant que l’immigration est le principal moteur de croissance de la population et que la grande majorité des nouveaux immigrants n’ont ni le français ni l’anglais comme langue maternelle (environ les deux tiers en 2016 au Québec), mais qu’une forte proportion d’entre eux utilisent le français de façon prédominante à la maison ou au travail, quel sens devrions-nous donner à ces statistiques ? Devrions-nous statuer sur l’évolution du français au Québec en ne suivant que l’évolution de la population ayant le français comme unique langue maternelle ou comme unique langue d’usage à la maison ? Que devrait-on faire de l’utilisation du français au travail ou dans l’espace public ? Comment faudrait-il considérer tous les enfants de langue maternelle autre que française ou anglaise qui ne parlent pas le français le plus souvent à la maison, mais qui apprennent et vivent essentiellement en français à l’école ? L’examen de l’évolution de la présence d’une langue ne devrait-il pas prendre en considération l’intégration de plusieurs indicateurs ? Par exemple, une personne qui parle principalement l’arabe ou l’espagnol à la maison, mais qui travaille essentiellement en français ou utilise cette langue dans l’espace public ne devrait-elle pas être considérée comme francophone ou comme contribuant de façon positive à un espace francophone au quotidien ? Le tableau 1 montre clairement que l’indicateur ou les indicateurs privilégiés amènent à porter divers regards sur la présence du français entre 2001 et 2016 au Québec. Ainsi, en utilisant les indicateurs traditionnels que sont la langue maternelle unique ou l’utilisation unique du français à la maison, le français a reculé de près de quatre points de pourcentage au cours de la période. Toutefois, si l’on considère la population qui déclare utiliser le français de façon prédominante à la maison ou au travail ou si l’on tient également compte de l’usage à égalité avec une autre langue, le portrait est différent (voir Arsenault Morin et Geloso 2019). L’utilisation combinée des statistiques sur les langues parlées à la maison et utilisées au travail permet en effet de brosser un portrait fort différent de l’évolution de la présence du français au quotidien au cours de cette période.
Conclusion
La disponibilité de toutes ces données statistiques sur la langue a mis en lumière une polarisation entre, d’une part, les tenants des catégorisations linguistiques et des perspectives essentialistes ou substantialistes des groupes ethnolinguistiques et, d’autre part, ceux qui sont intéressés par l’utilisation des langues dans l’espace privé ou public, par la porosité et par la mouvance des frontières entre les diverses collectivités linguistiques et la croissance des identités et des pratiques linguistiques multiples.
Le survol des éléments historiques, politiques, législatifs et scientifiques présentés dans cet article témoigne de la complexité des rapports ethnolinguistiques au Canada et du rôle central qu’y jouent la langue et les dynamiques linguistiques dans la différenciation et dans les rapports oppositionnels entre les collectivités. De plus, la démolinguistique, en tant qu’univers politico-cognitif (Prévost et Beaud 2001), a contribué à façonner les représentations et le discours dominants à propos de l’évolution de ces dynamiques linguistiques. Plutôt que de s’intéresser à la construction des groupes linguistiques et des forces qui leur sont sous-jacentes, cette science a adopté une vision propre au courant philosophique dit du réalisme, en vertu duquel les langues et les collectivités linguistiques sont considérées comme en-soi et leur réalité est indépendante de toute croyance que l’on peut avoir à leur propos et de toute conception qu’on peut se faire d’elles.
Certaines politiques bien fondées et émanant d’une réelle volonté de gérer et d’améliorer le vivre-ensemble ont, comme le souligne Meintel (1992), des effets structurants qui donnent une existence à des catégories qui n’ont pas nécessairement d’ancrage dans les pratiques quotidiennes. Ces effets structurants peuvent toutefois masquer les facteurs qui sous-tendent les catégorisations ethniques et linguistiques.
La démarche et la pratique démolinguistiques ont également mis en évidence le recours à des visions tournées tantôt vers le passé, tantôt vers l’avenir. Dans le cas québécois, l’utilisation du critère de la langue maternelle pour désigner les francophones ou pour déterminer l’appartenance au groupe francophone procède d’une telle (rétro)vision. À l’inverse, les tentatives de mesurer les divers degrés et types d’utilisation du français dans la sphère publique à partir d’une perspective sur le français comme langue d’usage public commune, peu importe sa langue maternelle, participent de cette vision orientée vers l’avenir.
Cette dualité de perspective se reflète également dans la contradiction avec laquelle doit composer le Québec depuis près d’un demi-siècle, à savoir la légitimation d’un nationalisme reposant sur des bases ethniques et ethnolinguistiques et celle d’un nationalisme civique visant l’ensemble du territoire québécois en synchronisme avec des valeurs démocratiques.
Comme l’exprime avec justesse Heller (1999 : 156) à propos du préambule de la Charte de la langue française, il y a une volonté et une nécessité de déplacer une vision selon laquelle « le français est la langue d’un groupe ethnoculturel défini comme peuple, comme nation vers celle selon laquelle le français appartient à tous les citoyens du Québec » (notre traduction). Ce va-et-vient constant entre ces deux perspectives se traduit aussi fréquemment dans les pratiques des utilisateurs et des analystes des statistiques sur la langue, lesquelles consistent à catégoriser et à classifier les individus dans des groupes de façon essentialiste. Non seulement les catégories linguistiques sont-elles perçues comme correspondant précisément à des groupes ou à des communautés, mais les frontières putatives de ces groupes ou de ces communautés sont vues comme étant fixes.
En raison des changements démographiques importants que vit le Québec, tout comme l’ensemble du Canada, et qui découlent notamment des phénomènes migratoires à l’échelle de la planète, les dynamiques linguistiques sur les territoires québécois et canadien requièrent un réexamen quant à la façon dont les statistiques officielles sur la langue sont utilisées comme outil de différenciation entre les collectivités. La réflexion qui s’impose requiert sans doute une mise en perspective et un recul face aux postulats de la démolinguistique classique, qui se voulait à l’origine l’application de la science démographique aux groupes linguistiques définis selon des critères prétendument neutres et objectifs. La diversité et la complexité croissantes des populations, des identités et des pratiques nous forcent à repenser les cloisonnements et les frontières qu’on a longtemps associés à des visions statiques et immuables de l’ethnicité et des groupes ethnolinguistiques. Reste à souhaiter que le développement et l’adoption de nouveaux outils méthodologiques et conceptuels permettent de mieux rendre compte de l’émergence de ce nécessaire changement de paradigme.
Appendices
Notes
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[1]
L’analyse présentée dans cet article est l’entière responsabilité de l’auteur et non de Statistique Canada. L’auteur tient également à remercier Patricia Lamarre et Michel Pagé pour leurs suggestions et leurs commentaires pertinents tout au long de la rédaction de cet article.
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[2]
Voir notamment Patricia Lamarre (2013).
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[3]
Voir le document de Jean-François Lepage (Statistique Canada, 2020), intitulé Interprétation et présentation des données linguistiques du recensement, no. 89-657-X au Catalogue, https://www150.statcan.gc.ca/n1/pub/89-657-x/89-657-x2020003-fra.htm.
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[4]
Les données recueillies par les agents recenseurs sur l’origine ethnique étaient perçues par de nombreux acteurs canadiens-français comme étant mieux à même de permettre le dénombrement de leur groupe ethnolinguistique au pays. En outre, l’importance accordée à l’origine canadienne-française et à la religion catholique, conjuguée à la forte fécondité des Canadiennes françaises, faisait en sorte qu’on s’intéressait assez peu à la contribution des nouveaux arrivants aux collectivités de langue française et anglaise, hormis pour évaluer leur connaissance de l’anglais, langue des affaires et du commerce.
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[5]
Bien que le terme « francophone » fît son apparition dans le Larousse du XXe siècle en 1932, ce n’est vraiment qu’à partir des années 1960 qu’on commença à l’utiliser au Canada pour désigner les groupes d’origine française, et partant, leur origine linguistique.
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[6]
La Commission a notamment fait clairement état des écarts très importants observés entre francophones et anglophones au Canada, tant en matière de scolarisation qu’en matière de situation sur le marché de l’emploi et dans diverses sphères de l’activité économique.
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[7]
L’importance des transferts linguistiques vers l’anglais, non seulement parmi la population de langue maternelle française au Canada hors Québec, mais également parmi celle de langue maternelle tierce au Québec montrait de façon éloquente l’importance du déséquilibre démographique croissant en faveur de l’anglais.
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[8]
On note, par exemple, les nombreux travaux de Charles Castonguay sur une période de près de 40 ans, ceux de Marc Termote, de Michel Paillé, etc. Notons par ailleurs que le numéro de 198. des Cahiers québécois de démographie consacré à la démolinguistique comprend six articles rédigés par des figures de proue de ce champ disciplinaire, soit Tremblay et Bourbeau, Termote et Gauvreau, Castonguay, Henripin, Veltman, ainsi que Lachapelle.
-
[9]
Je tiens à remercier mon collègue Jean-François Lepage pour ses commentaires et ses suggestions pertinentes concernant l’approche normative constitutive de la démolinguistique comme discipline.
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[10]
Dans son ouvrage phare intitulé Languages in Conflict : The Canadian Experience, Richard J. Joy (1967 : 1-2) écrit que « The basic theme [of this book] is the conflict between the French and English languages, a conflict, which began over two centuries ago and which has had a profound effect on the political and economic development of our country. […] Conflict between the two languages does not prevent French- and English-speaking Canadians from working together and maintaining cordial personal relationships ».
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