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Contexte et présentation de la démarche

Les immigrantes racisées professionnelles de la santé peuvent être la cible de diverses formes de discrimination sur le marché du travail. Plusieurs études soulignent d’ailleurs que la déqualification touche davantage les immigrants et les femmes (Boudarbat et Montmarquette 2016; ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles [MICC] 2013; Uppal et LaRochelle-Côté 2014). Toutefois, les statistiques indiquent que le phénomène de déqualification est moindre dans les domaines d’études liés à la santé comparativement aux autres domaines (sciences humaines, arts visuels et d’interprétation, technologies des communications, etc.). Malgré ce fait, il reste que le taux de surqualification dans ce domaine est de 31,9 % chez les immigrants, comparativement à 23,0 % pour l’ensemble de la population (MICC 2013). Uppal et LaRochelle-Côté (2014) observent de plus que la surqualification dans ce domaine est plus importante chez les immigrantes (11,5 %) que chez les immigrants (8,1 %) ou chez les Canadiennes de naissance (6,5 %) et chez les Canadiens de naissance (4,8 %). La surqualification serait moins importante chez les personnes qui ont obtenu leur diplôme (baccalauréat ou diplôme supérieur) en Asie (50,2 %) et en Europe (52,6 %), suivies de celles ayant obtenu leur diplôme en Amérique latine (55,3 %). Les personnes les plus touchées sont celles qui ont obtenu leur diplôme le plus élevé en Afrique (58,5 %) (MICC 2013). À notre connaissance, aucune étude ne présente des statistiques jumelant l’ensemble des variables suivantes : la surqualification selon le sexe, le domaine d’expertise et la région d’obtention du diplôme le plus élevé. Toutefois, les données que nous venons de présenter selon des variables distinctes permettent de considérer que les immigrantes racisées professionnelles de la santé sont la cible de facteurs discriminatoires en emploi en fonction de leur sexe, de leur pays de naissance et de leur origine ethnique.

Ce constat va à l’encontre de la théorie du capital humain, qui considère que la productivité est fonction des qualifications et que celles-ci déterminent le salaire (Chicha 2009). Des chercheuses et chercheurs s’intéressent à cette relation de cause à effet en se penchant sur l’influence de variables liées au capital humain, telles que la valeur du diplôme obtenu, le niveau de littératie, le domaine d’expertise (Boudarbat et Montmarquette 2016; Galarneau et Morissette 2008). D’autres études se questionnent sur la persistance des écarts salariaux malgré la prise en compte des facteurs liés au capital humain et mettent l’accent sur les obstacles pouvant influencer le processus d’insertion en emploi tels que l’influence de la discrimination liée au genre, l’origine ethnique et l’origine étrangère (Bellemare 2015; Chicha 2009; Chicha et Deraedt 2009; Kamanzi 2012). Ces obstacles relèvent des règles, des pratiques et des décisions d’institutions et des divers protagonistes tels que les institutions gouvernementales chargées de régir l’immigration, les ordres professionnels, les institutions d’enseignement et les employeuses et employeurs. De nombreuses études ont mis en évidence, par exemple, la complexité et le caractère arbitraire de certaines exigences de reconnaissance des diplômes étrangers (Chicha 2009; Chicha et Deraedt 2009; Forcier et Handall 2012), notamment dans le domaine de la santé (Alam et al. 2015), le rôle de genre encore très prégnant qui défavorise les immigrantes par rapport à leur conjoint dans l’accès à un emploi qualifié (Salaff et Greve 2004), les critères parfois injustifiés que les entreprises utilisent pour la sélection de candidatures, comme l’exigence d’expérience de travail canadienne (Oreopoulos 2011). À cause de ces obstacles, certaines immigrantes ne parviennent pas à trouver un emploi correspondant au diplôme qu’elles ont obtenu dans leur pays d’origine. D’autres, après un parcours complexe et sinueux, finissent par pratiquer le même métier que celui qu’elles avaient avant l’immigration (Wojczewski et al. 2015). Mais une fois l’emploi obtenu, qu’en est-il du climat de travail et de leur possible maintien en emploi?

Parallèlement à ce type d’analyse qui met l’accent sur la déqualification, des approches basées sur la psychologie sociale ont été élaborées. L’intérêt de la présente recherche réside dans l’introduction de ces nouveaux concepts dans l’analyse systémique présentée ci-haut. Par exemple, à la théorie du everyday racism (Essed 1991), l’ajout du concept de racisme subtil (Bonilla-Silva 2006) et de celui de microagression pouvant être vécu quotidiennement (Sue 2010; Sue et al. 2007) permet une compréhension accrue des différentes formes d’exclusion en emploi. Ces nouvelles approches de discrimination sont parfois combinées de façon inextricable aux obstacles ci-haut mentionnés et affectent fortement l’intégration en emploi de celles qui en sont victimes. L’affranchissement de la déqualification ne garantirait pas une intégration pleine et entière puisque ces microagressions peuvent influencer l’accès et le maintien en emploi d’immigrantes professionnelles de la santé, comme l’indique une étude australienne (Mapedzahama et al. 2012). Alors, qu’en est-il des immigrantes racisées professionnelles de la santé qui tentent de s’insérer sur le marché du travail à Montréal? Sont-elles à l’abri de ce racisme subtil et de ces microagressions?

Le cadre conceptuel

La déqualification

Le terme « déqualification » n’est pas utilisé par tous les auteurs : certains lui préfèrent « suréducation », « surqualification » (Kamanzi 2012) ou « déclassement » (OCDE 2007), d’autres les emploient de façon interchangeable. Une recension des écrits sur le sujet indique qu’ils désignent en général un même phénomène, soit la non-correspondance entre le niveau du diplôme le plus élevé détenu par la personne migrante et le niveau du diplôme exigé par la profession qu’elle exerce (Chicha 2009).

Les formes de discrimination subtile

Le présent article vise à valider la présence de ces formes de discrimination selon le degré de déqualification. Dès 1974, Pierce souligne l’importance d’étudier le racisme dit plus subtil : « …one must not look for the gross and obvious. The subtle, cumulative miniassaults is the substance of today’s racism » (Pierce 1974, cité dans Sue 2010). Ainsi, ces nouvelles formes de discrimination tiennent compte du racisme insidieux qui se cache dans les abîmes psychologiques de notre psyché individuelle et qui se manifeste à travers nos croyances, nos valeurs, nos politiques et nos pratiques institutionnelles (Sue 2010). Puisque cette forme de racisme est insidieuse, les indicateurs s’y rapportant sont difficiles à déterminer. Des chercheuses et chercheurs présentent maintenant des typologies permettant de mieux saisir les concepts de racisme subtil (Bonilla-Silva 2006; Van Laer et Janssens 2011) et de microagressions (Sue 2010; Sue et al.  2007). L’originalité de cette recherche réside dans l’inclusion de ces nouvelles typologies dans le cadre d’analyse systémique utilisé, ce qui permet de mieux saisir la discrimination que subissent certaines immigrantes racisées hautement scolarisées. Dans quels contextes peut-elle se manifester? Sous quelles formes? Quelles sont les personnes en cause? Quelles sont les relations de pouvoir? Quels sont ses effets et ses conséquences sur leur motivation et sur leur performance?

Le racisme subtil

Deux typologies permettent de saisir le racisme subtil que vivent les personnes racisées. Bonilla-Silva (2006) présente quatre stratégies que peuvent utiliser les « racistes modernes » pour justifier les inégalités que vivent actuellement les personnes racisées. Dans cette recherche, nous trouvons principalement la stratégie du libéralisme abstrait, où la personne raciste, pour rationaliser ses propos, mettra l’accent sur le fait que chacun, quelle que soit sa couleur, a les mêmes chances de réussite dans un environnement en libre compétition. Van Laer et Janssens (2011), pour leur part, relèvent quatre types de commentaires, de questions et d’attitudes qui annoncent aux personnes racisées qu’elles sont catégorisées. Deux types de commentaires sont présents dans cette recherche. Le premier réfère à un processus de normalisation qui expose les différences de la personne racisée et qui la juge en soulignant ses différences. Le deuxième est le processus de naturalisation qui montre une dissonance entre le discours officiel du groupe majoritaire, qui est apparemment ouvert à la diversité mais qui, dans les faits, a des comportements, des attitudes, des prises de décisions et des propos d’intolérance à l’endroit de cette diversité.

Les microagressions

Découlant du racisme subtil, les expériences de microagressions raciales, concept développé par le psychiatre Pierce en 1974 (Sue 2010), permettent de mieux saisir la réalité des immigrantes racisées. Récemment, ce concept a connu un regain de popularité, notamment grâce aux travaux de Sue (ibid.) qui définit ces expériences comme : « de brefs échanges quotidiens qui envoient des messages dénigrants et qui ont pour effet d’exclure certaines personnes en raison de leur appartenance à certains groupes, comme les personnes racisées, les femmes et LGBT » (ibid. : 24).

Les expériences des microagressions peuvent être 1) verbales, comportementales ou environnementales, 2) intentionnelles ou non, 3) banales en apparence, mais constituer des marques d’hostilité, de désobligeance et de négativité envers les personnes racisées (Sue et al. 2007). Le terme « microagression environnementale », par exemple, fait référence aux nombreux indices sociaux, éducatifs, politiques ou économiques dégradants et menaçants qui sont communiqués individuellement, institutionnellement ou socialement aux groupes marginalisés (Sue 2010).

Sue (ibid.) présente des exemples pour illustrer une microagression raciale ou de genre :

Tableau 1

Microagressions et messages selon Sue (2010)

Microagressions et messages selon Sue (2010)

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Il peut être ardu de définir une expérience de microagression puisque d’autres explications sont aussi plausibles (Sue et al. 2007). Les personnes victimes de microagression font face à plusieurs dilemmes : s’agit-il d’une microagression ou d’une mauvaise interprétation des faits? Son ressenti est-il exagéré compte tenu de l’événement? Le persécuteur était-il bien intentionné ou porté par des biais racistes?

Finalement, Sue (2010 : 224) considère qu’une entreprise qui opte pour une philosophie organisationnelle de color blindness, qui fait fi des caractéristiques individuelles (sexe, orientation sexuelle, racioethnicité), peut nuire à son personnel. En effet, en adoptant une telle philosophie combinée à l’existence de microagressions, une entreprise établit un environnement de travail hostile pouvant engendrer une baisse de productivité :

The unending parade of microagressions creates a hostile and uninviting work environment for marginalized group in our society. Rather than being able to focus on their work and productivity, they are left with having to attend to their own strong feelings of anger, rage, and frustration

ibid. : 214

Cette recherche souhaite explorer ces manifestations et ces expériences subtiles, sources et contraintes de dénonciations, et leurs effets potentiels sur les personnes qui en sont victimes.

La méthodologie de recherche

Cet article s’intéresse à une population composée d’immigrantes universitaires professionnelles de la santé ayant immigré dans la région montréalaise. Cette étude fait partie d’une recherche dirigée par Marie-Thérèse Chicha entre 2006 et 2009, à laquelle nous avons collaboré et dans laquelle s’est inscrite notre thèse de doctorat (Bellemare 2015). L’enquête initiale sur la déqualification des immigrantes qualifiées à Montréal s’inscrivait dans un cadre systémique qui mettait l’accent sur le caractère dynamique et cumulatif de ce phénomène et revêtait un caractère exploratoire pour prendre en compte une vaste gamme de dimensions, de protagonistes et d’interactions (Chicha 2009 : 52). Comme cette étude est exploratoire et spécifique au domaine de la santé, ses résultats ne peuvent être généralisés, mais ils permettent de recueillir des données pour saisir les relations interculturelles pouvant être complexes entre diverses intervenantes gravitant au sein de différentes organisations et institutions du domaine de la santé.

Pour le présent article, nous avons utilisé douze entrevues semi-dirigées d’immigrantes professionnelles qui ont tenté de travailler ou qui travaillent dans le domaine de la santé dans la grande région de Montréal. Certaines entrevues ont été réalisées en 2007-2008 et d’autres en 2012 (Bellemare 2015; Chicha 2009). Les critères de participation étaient les suivants : être une femme, avoir obtenu un diplôme universitaire dans le domaine de la santé dans son pays d’origine, provenir de l’Afrique subsaharienne, de l’Amérique latine, des Caraïbes, de l’Europe de l’Est ou du Maghreb, avoir passé de trois à dix ans au Canada, avoir cherché un emploi à Montréal depuis son arrivée et, finalement, maîtriser le français au moment de l’entrevue. Le critère de la période de trois à dix ans d’établissement a été retenu afin d’obtenir des informations sur l’évolution du cheminement de carrière de ces femmes. Les immigrantes professionnelles de la santé nous ont relaté leur parcours professionnel au cours d’entretiens d’une durée variant entre une heure et trois heures et demie.

Un portrait des immigrantes professionnelles de la santé rencontrées

Pour présenter les immigrantes professionnelles de la santé que nous avons rencontrées et leur situation en emploi, nous avons établi leur niveau de déqualification selon une mesure dite normative (Bellemare 2015; Chicha 2009; OCDE 2007). Cette méthode fixe le niveau d’études et de qualification du dernier emploi de l’immigrante rencontrée à l’aide de la Classification nationale des professions (CNP). On peut observer que six immigrantes sur douze appartiennent à la catégorie « sans déqualification » (50 %), deux se trouvent au degré « moyen de déqualification » (17 %) et quatre sur douze sont au degré de « déqualification élevée » (33 %) (typologie de Chicha 2009).

Le tableau 2 présente le portrait des douze immigrantes selon leurs degré de déqualification, nom (fictif), pays d’origine, domaine d’études et emploi dans le pays d’origine et finalement, selon l’emploi occupé lors de l’entrevue :

Tableau 2

Caractéristiques des immigrantes selon leur degré de déqualification[1]

Caractéristiques des immigrantes selon leur degré de déqualification1

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Selon la typologie de Chicha (2009), les emplois occupés par les immigrantes dont la déqualification est élevée sont des emplois 1) qui ne nécessitent aucun diplôme ou qui nécessitent un diplôme de niveau secondaire et 2) qui ne sont liés, ni de près ni de loin, au domaine de la santé (gardienne d’enfants, vendeuse ou agente immobilière). Nous observons que, de ces quatre immigrantes professionnelles de la santé, trois sont racisées (répondantes #1, #2 et #3).

Au degré « moyen de déqualification », nous trouvons deux femmes qui étaient médecins dans leur pays d’origine : Fredeline, qui travaille comme assistante de recherche (originaire d’Haïti), et Chama, qui est conseillère médicale (originaire de l’Algérie). Toutes deux sont des professionnelles immigrantes racisées (répondantes #5 et #6). Bien que leurs emplois aient un lien avec le domaine de la santé, ils ne leur permettent pas de pratiquer la médecine ou ne leur assurent pas d’éventuellement exercer à nouveau cette profession.

Au degré « sans déqualification », nous trouvons six immigrantes professionnelles de la santé qui occupent des emplois liés au domaine de la santé et qui sont à leur niveau de compétence ou qui leur permettent d’y accéder dans un proche avenir. Quatre de ces six femmes sont racisées (répondantes #7, #8, #9 et #10).

Présentation et analyse des résultats

La période avant l’embauche

Avant même l’arrivée au pays d’accueil, il arrive à certaines immigrantes racisées de vivre des expériences leur indiquant que leur groupe d’appartenance est marginalisé. La présente section se penche sur les formes de discrimination qui surviennent pour ces femmes parfois avant leur recherche d’emploi et leur intégration en emploi. Il sera question des expériences de discrimination subtile que ces femmes peuvent vivre lors du processus de reconnaissance des acquis étrangers, lors de leur retour à l’école ou au sein des unités familiales migratoires.

Le processus de reconnaissance des acquis étrangers

Le processus de reconnaissance des acquis étrangers s’effectue parfois avant l’arrivée au pays d’accueil et fait intervenir diverses institutions ou personnes oeuvrant au sein des ordres professionnels, des organismes communautaires et des établissements d’enseignement. Comme le font remarquer Blain et al. (2014), certaines immigrantes médecins étrangers se butent parfois à la non-reconnaissance professionnelle. Certaines rapportent des expériences vécues dès le début de leur processus de reconnaissance et qu’elles associent à des microagressions verbales ou environnementales (Sue 2010). Dès son arrivée, Bintou entend : « Parce qu’on vient au début avec l’idée, les gens qu’on rencontre le premier jour vous disent : “Ah! tu es médecin, oublies ton diplôme. Écoute, c’est la manufacture” » (Bintou, médecin, originaire du Congo).

L’idée de renoncer à la médecine est provoquée par diverses expériences telles que celle de Chama, qui rapporte les propos d’un médecin non immigrant qu’elle a entendus à la télévision. Celui-ci affirmait que les médecins étrangers sont incompétents, sur la base d’exemples ne reflétant pas la réalité. Ensuite, un médecin non immigrant la dissuade de postuler dans certaines universités en raison de son diplôme étranger. De ces propos et de ces conseils, Chama déduit que de nombreux médecins non immigrants considèrent les médecins étrangers incompétents. Elle sent ainsi son groupe d’appartenance marginalisé (Sue 2010). Ces expériences peuvent corroborer les résultats des études de Blain et al. (2014 : 151), qui remarquent que « les discours officiels du gouvernement et des organisations relayant ses positions sont peu encourageants à l’égard des diplômés internationaux en médecine ». Face aux démarches très contraignantes dès le départ du processus de reconnaissance des acquis étrangers, certains immigrants médecins étrangers optent même pour un autoretrait comme stratégie d’adaptation. Les messages entendus par les médecins étrangers pourraient, toujours selon Blain et al. (2014), découler plutôt d’une réalité structurelle qui est particulière à ces professionnelles, résultant d’un corporatisme fort.

Au contraire, certaines des immigrantes rencontrées, comme Bintou, ont parfois été encouragées par un collègue non immigrant médecin : « Non, écoute, je pense que tu as des potentialités. Est-ce que tu ne penserais pas te réintégrer? » (Bintou, médecin, originaire du Congo). Elle est aussi motivée par le parcours d’un autre médecin originaire du Congo :

Finalement j’apprendrai qu’il y a un médecin congolais de mon pays qui venait de faire les examens et qui avait réussi. Bon, il n’était pas encore pris en résidence, mais il l’avait fait. J’ai dit : « Tiens, mais c’est intéressant » et j’ai appelé. On me dit : « Non, mais ils sont à Montréal, tout le monde est à Montréal. Si tu peux passer, on fait même des réunions parce qu’on a une association des médecins diplômés au Congo. »

De ces découragements ou de ces encouragements, des immigrantes racisées rencontrées observent des problèmes administratifs. Ainsi, une fois le processus de reconnaissance enclenché, Chama et ses collègues immigrantes constatent que les procédures (dates pour postuler ou dates de convocation pour les examens) pour obtenir les postes en résidence diffèrent pour les étudiants immigrants et pour les non-immigrants. À sa surprise, elle observe que la procédure spécifique aux immigrants est modifiée, sans aucun préavis et sans que les responsables des instances de la mise à niveau les en informent. Chama considère cette prise de décision comme injuste à l’égard de son groupe d’appartenance. Par ailleurs, bien qu’elle effectue des démarches pour obtenir un poste en résidence, elle ne réussit pas à accéder à une seule entrevue de sélection : « Mais comment voulez-vous le passer quand vous arrivez et qu’on ne vous donne même pas une entrevue pour entrer en résidence? Vous vous dites finalement peut-être que j’aurai jamais de poste en médecine. Il y avait un deuxième tour, aucune entrevue, aucune raison » (Chama, médecin, originaire du Maghreb).

Michaelle, immigrante racisée médecin étranger, titulaire d’un baccalauréat en biologie obtenu au Canada et d’un diplôme en médecine d’Haïti, est allée rencontrer un professeur du département de microbiologie puisqu’elle désirait s’inscrire à ce programme : « J’ai carrément un professeur de l’Université de Montréal qui m’a dit que c’est sûr que lui, s’il voit mon CV, puis qu’il voit celui de quelqu’un qui a étudié ici, il va prendre l’étudiant qui a étudié ici. [...] Il m’a dit “C’est même pas la peine d’essayer” » (Michaelle, médecin, originaire d’Haïti). Cette expérience peut être une microagression verbale (Sue 2010) et s’apparenter à ce que Blain et al. (2014 : 153) observent quand certains médecins étrangers ont l’impression que leur diplôme étranger ne vaut rien. À la suite de ce constat, certains iront jusqu’à omettre de dire ou d’indiquer sur leur CV qu’ils ou elles détiennent un diplôme en médecine (Blain et al. 2014).

Le retour aux études

Des immigrantes professionnelles de la santé doivent parfaire, en totalité ou en partie, leur formation au collégial ou à l’université. Des propos, des attitudes ou des prises de décision découlant de certaines relations interpersonnelles peuvent donner lieu à des expériences de discrimination subtile.

Des immigrantes racisées professionnelles de la santé remarquent des traitements différenciés par leurs collègues de classe (Bellemare 2015; Germain 2013), qui s’apparentent parfois à des expériences de microagressions (Beagan 2003). Fredeline observe des expériences d’exclusion à la maîtrise en administration de la santé s’apparentant à des microagressions comportementales (Sue 2010), puisqu’elle et ses collègues haïtiennes se voient de facto exclues des équipes de travail non immigrantes :

C’était plus difficile parce que quand ce n’est pas les professeurs qui vous jumelaient avec les autres, on ne trouvait pas d’équipe pour se mettre. Comme généralement dans la plupart des cours il y a toujours des Haïtiens, donc on se retrouvait toujours entre Haïtiens ou toujours entre immigrants. Il y avait même des gens qui nous disaient « Le groupe est complet », donc pour que les autres ne viennent pas dire « Est-ce que tu veux venir dans le groupe? »

Fredeline, médecin communautaire, originaire d’Haïti

Ces attitudes de collègues lors de la formation d’équipes appuient les résultats de Chicha (2009) et de Germain (2013), qui associent ces expériences à de la ségrégation raciale et de genre dans les classes.

Au sein de l’échantillon élargi de Chicha (2009)[2], Marilyn, qui a effectué une réorientation professionnelle dans le domaine de la santé, observe que des immigrantes racisées ne bénéficieraient pas d’une qualité d’échanges comparable à celle de leurs collègues de classe. Elle observe des différences de traitement ressemblant à des microagressions comportementales de la part d’une enseignante :

[...] en stage [la professeure] leur montrait à faire des affaires difficiles, compliquées, toi là, on te donne des affaires banales, et puis on te réprimande [...] : « Tu ne fais pas ça bien. » On n’a pas fait de rotation. [...] Toujours les mêmes personnes qui font les mêmes affaires. Comme poser des cathéters, c’est plus difficile, mais tout le monde est là pour apprendre.

Marylin, Afrique subsaharienne

Cet exemple appuie aussi la théorie du LMX (leader member exchange), qui stipule que la qualité des échanges entre une supérieure ou un supérieur et une subordonnée ou un subordonné, dans le cas présent entre une étudiante et son professeur, peut varier selon l’origine ethnique et le genre de la personne subordonnée. De ces différences de traitement, la personne subordonnée peut percevoir du favoritisme, ce qui peut affecter sa relation de confiance avec sa supérieure ou son supérieur et engendrer une baisse de motivation, suivie d’une baisse de performance (Roberson et Block 2010).

Les unités familiales migratoires

Comme présenté en introduction, les immigrantes, au Québec et au Canada, sont davantage touchées que les immigrants par le phénomène de déqualification (Boudarbat et Montmarquette 2016; Hudon 2015). Les stratégies adoptées au sein des unités familiales migratoires, influencées par des stéréotypes de genre, font partie des facteurs explicatifs de cet écart entre immigrants et immigrantes. En effet, la majorité des immigrantes professionnelles de la santé ayant subi une déqualification élevée ont dû chercher une place en milieu de garde depuis leur arrivée à Montréal. Aïcha évoque l’absence de son réseau de soutien, resté au Maroc : « Les enfants. Les enfants, c’est toujours comme ça. La conscience, laisser des enfants, jeunes… Je ne connaissais pas du monde ici, du tout ».

La présence de jeunes enfants peut nuire davantage à leur intégration professionnelle qu’à celle de leur conjoint. Nos résultats corroborent la théorie de genre puisque nous notons, dans les récits obtenus, que les conjoints des immigrantes subissant une déqualification élevée sont moins touchés par le phénomène de déqualification. En effet, la plupart d’entre eux ont trouvé un poste dans des domaines liés à leur profession prémigratoire. Par exemple, l’un est dans un parcours doctoral, un autre oeuvre dans le domaine paramédical. Quoique ces résultats ne soient pas représentatifs, ils pointent les difficultés particulières vécues par les femmes, et trouvent écho dans des enquêtes plus vastes qui notent que 25,7 % des immigrantes récentes universitaires (titulaires d’un baccalauréat) occupent un emploi nécessitant des études secondaires (ou une formation propre à l’emploi), comparativement à 20,6 % chez les immigrants récents (et 9,9 % chez les Canadiennes de naissance et 8,7 % chez les Canadiens de naissance) (Hudon 2015).

Les immigrantes déqualifiées moyennement considèrent qu’elles sont responsables, comparativement à leur conjoint, d’une charge de travail plus lourde dans la sphère domestique à la suite de leur immigration :

C’est plus difficile pour une femme parce que, premièrement, avant d’arriver au pays il y avait comme une relation hommes-femmes qui n’est pas tout à fait la même ici [...]. S’occuper des enfants, des trucs comme ça, dans la plupart des cas, les hommes ne s’en occupent pas vraiment. [...] Et en arrivant ici, il faut comme les inciter à le faire. Donc, si toi tu es une femme professionnelle, tu as comme plus de responsabilités, tu t’occupes de la maison et des enfants. Moi, j’ai des amis hommes qui ont étudié en même temps que moi. Par exemple, chez eux, leur femme s’occupait de tout, eux, ils venaient à la bibliothèque pour étudier, ils passaient leurs journées du matin jusqu’au soir pour étudier. Mais, pour les femmes, c’est différent, on doit amener les enfants à la garderie, on doit aller les chercher, on doit les baigner, on doit les coiffer, on doit faire ci, on doit faire ça, on doit faire à manger

Fredeline, médecin, originaire d’Haïti

Elle a ainsi l’impression que ses collègues médecins étrangers fréquentent plus qu’elle les lieux d’étude. La charge liée aux soins des enfants concorde avec les études de Chicha (2009) et de Chicha et Deraedt (2009) qui considèrent que les femmes immigrantes hautement scolarisées sont, selon la théorie de genre qui s’y rattache et, par conséquent, les stéréotypes à leur égard, plus désavantagées que leurs conjoints sur le marché du travail, puisqu’elles doivent porter à la fois le chapeau de mère de famille et celui de travailleuse. Il ressort aussi que les immigrantes qui ne subissent pas de déqualification appartiennent davantage à des unités familiales immigrantes aux valeurs dites égalitaires et ne donnant pas la priorité du processus d’intégration professionnelle à leur conjoint : « J’ai dit à mon mari [...] : “si je ne travaille pas comme infirmière, je ne travaille pas” » (Liz, infirmière, originaire du Pérou).

Les responsabilités familiales semblent limiter les choix de spécialisation de certaines immigrantes professionnelles de la santé : « Les cardios, ils sont tout le temps de garde et leurs affaires, ce n’est pas dans deux heures. Donc, ce n’est pas évident d’avoir un bébé et de courir à la seconde, puis il y a d’autres spécialités où c’est possible. La chirurgie générale, c’est une spécialité qui est difficile pour une femme » (Karina, médecin, originaire de la Bulgarie).

Ce dernier témoignage illustre des anticipations qui influencent les choix de spécialités et expliquent, du moins en partie, le phénomène de microségrégation dans certaines professions, comme celles qui sont liées à la santé (Chicha 2012).

L’embauche

À ces obstacles rencontrés dans la sphère scolaire et familiale s’ajoute la discrimination sur le marché du travail (Bellemare 2015; Chicha 2009). Dès le recrutement, les immigrantes professionnelles de la santé se font questionner sur des sujets qui ne sont pas liés à leurs compétences professionnelles et que la loi interdit (par exemple, « As-tu des enfants? »). Certaines sont contrariées par des discours d’ouverture, tels que des mentions sur des offres d’emploi indiquant qu’à « compétences égales, ils choisiront les personnes des groupes cibles », qui découlent des programmes d’accès à l’égalité (PAE), mais qui ne semblent pas se traduire par des actions réelles. Fredeline dit même hésiter à poursuivre ses démarches dans ces institutions tant ces microagressions sont récurrentes :

Et puis le pire, c’est que cette même personne-là, je l’ai croisée dans une foire d’emploi et puis je lui ai dit « Mais pourquoi ma candidature n’a pas été retenue? », et puis je ne me rappelle plus la réponse, mais une réponse évasive. […] On ne voulait pas de moi […] je ne sais pas comment dire ça, je suis devenue cynique. Parce que de par les expériences que j’ai eues, j’ai rencontré après ces périodes de recherche d’emploi là, je suis venue à rencontrer d’autres gens ou bien d’autres amis qui ont eu des expériences du même genre, je me suis dit : « Bon, peut-être que ce n’est pas juste une affaire d’expérience ou de qualifications. Il y a peut-être un autre problème également. » Et aussi quand tu me compares à certaines personnes, par exemple qui ont un niveau d’études comparable qui sont d’ici. […] Par exemple, on exige dans les postes, on met une excellente maîtrise du français, moi, je suis d’accord pour qu’on l’écrive, mais quand vous voyez des gens en place qui n’ont même pas cette excellente maîtrise du français écrit, moi, pourquoi on cherche toutes sortes de raisons pour me dire que non, vous ne pouvez pas faire ce travail-là?

Fredeline, médecin, originaire d’Haïti

Ces expériences d’échec peuvent conduire à des anticipations fondées et dissuader ensuite certaines personnes d’entreprendre de nouvelles démarches pour trouver un emploi (Chicha-Pontbriand 1989). Des recherches qui se sont penchées spécifiquement sur les infirmières racisées au Royaume-Uni (Estacio et Saidy-Khan 2014) observent que les infirmières qui subissent des microagressions raciales se sentent isolées, éprouvent des sentiments de colère et de frustration, et que le racisme institutionnel peut également entraver leurs possibilités de formation et de promotion. Beagan (2003) abonde dans le même sens et constate que les étudiants racisés en médecine en Nouvelle-Écosse vivent quotidiennement des expériences de racisme qui, intentionnelles ou non, traduisent un certain mépris et un manque de respect à leur égard ou qui les marginalisent. Malgré ces conséquences sur leur bien-être émotionnel, ces expériences sont souvent minimisées en raison de leur nature vague et subtile.

En cas de refus d’embauche, toutes les immigrantes rencontrées qui vivent une déqualification élevée se sont fait dire qu’elles n’avaient pas eu le poste en raison de leur manque d’expérience canadienne ou de leur surqualification pour le poste. Ces raisons sont, selon Lourdy, de fausses excuses : « Parce que moi, le fait de dire à quelqu’un tu n’as pas l’expérience québécoise, c’est une fausse excuse, c’est stupide. Et je sais que les gens, ils le savent aussi. [...] C’est une façon de mettre à l’écart et puis de t’écarter » (Lourdy, psychologue, originaire d’Haïti).

L’exigence d’expérience canadienne évoquée par une employeuse ou un employeur est considérée comme discriminatoire à l’égard des immigrants par la Commission ontarienne des droits de la personne (CODP 2013) et peut, si cette raison est évoquée sans fondement, être vécue comme une microagression (Sue 2010) par les immigrantes hautement scolarisées.

Lorsque ces femmes postulent à des emplois pour lesquels elles considèrent avoir les qualifications et qu’elles n’obtiennent pas le poste, il se peut qu’elles vivent l’absence de rétroaction et de motifs de refus comme une microagression. En effet, ces expériences témoignent de prises de décisions qui auront comme conséquence de les marginaliser (ibid.). Fredeline se compare à d’autres personnes en recherche d’emploi qui ont un profil similaire au sien :

Quand j’ai fait ma maîtrise en administration de la santé, il y avait des gens dans le cours qui n’avaient aucune expérience professionnelle, encore moins d’expérience professionnelle dans le réseau de la santé, et qui se sont trouvé des postes de conseillères aux affaires médicales [...] moi, je ne demande pas d’avoir les postes de directeur, de directrice d’un hôpital ou de n’importe quel organisme, mais au moins commencer, si on veut dire au bas de l’échelon. Moi, je suis prête à le faire. Mais pourquoi je n’arrive pas même à m’introduire à l’échelle la plus basse de l’administration? Je ne comprends pas pourquoi

Fredeline, médecin, originaire d’Haïti

Certains établissements de santé à Montréal ont un PAE dans le but de favoriser l’inclusion d’employées appartenant à des groupes cibles (personnes racisées, autochtones, femmes, etc.). À ce sujet et de manière subtile, Bintou a fait un constat tout au long du processus de recrutement pour sa résidence en médecine : « Il y a des gens qui n’aiment pas les étrangers. Il y a des gens qui vont vous dire vous prenez leur place » (Bintou, médecin, originaire du Congo).

Selon Bonilla-Silva (2006), des « racistes modernes » peuvent recourir à ce type de stratégie, qu’il qualifie de « libéralisme abstrait », en s’opposant farouchement aux politiques d’action positive, considérant que les personnes ont les mêmes chances de réussite dans un environnement de libre concurrence. Ces « racistes modernes » nient le racisme et le sexisme du passé ainsi que la discrimination systémique toujours présente. Ils avancent même que ce sont eux, les non-immigrants, qui sont les « victimes » de ces politiques.

Certaines et certains responsables des ressources humaines peuvent entretenir des stéréotypes négatifs à l’égard d’immigrantes racisées (Charest 2012). Ainsi, lors d’une entrevue de sélection, Michaelle doit répondre à une question qui véhicule des stéréotypes à l’endroit de son groupe d’appartenance : « [Si] je pense que je pourrais être à l’écoute de mes patients, parce que l’expérience qu’ils ont avec les Haïtiens, c’est qu’ils sont un peu rough » (Michaelle, médecin, originaire d’Haïti).

La recruteuse ou le recruteur demande à Michaelle si elle pense pouvoir « être à l’écoute de ses patients », ce qui réfère à des stéréotypes à l’endroit de son groupe d’appartenance. Le type 1 de la typologie du racisme subtil présenté par Van Laer et Janssens (2011) réfère au « processus de normalisation » qui expose les différences entre les groupes. Ces propos illustrent aussi les microagressions raciales décrites par Sue (2010), car cette immigrante haïtienne en déduit qu’à cause de leur origine ethnique, certaines professionnelles se font reprocher leur style de communication, considéré comme inapproprié. Selon Sue (ibid.), les stéréotypes entretenus indiquent que la recruteuse considère que la culture dominante est incontestablement la culture « idéale » et que le message transmis est « assimile-toi à la culture dominante » ou « oublie ton bagage culturel ».

Le maintien en emploi

Le climat de travail est un facteur clé dans le maintien en emploi. La sous-représentation de femmes racisées au sommet de la hiérarchie, ou des propos, des attitudes et des prises de décisions de la part des collègues, des supérieures ou supérieurs ou des clientes ou clients / patientes ou patients peuvent-ils influencer ce climat?

L’environnement de travail

Fredeline constate la sous-représentation des professionnelles de la santé racisées au sommet de la hiérarchie et, tout comme le rapportent Van Laer et Janssens dans leur typologie (2011), elle considère que les rares professionnelles de la santé racisées à l’avant-scène ne sont là que pour redorer l’image d’ouverture à la diversité de l’organisme :

Mais pourquoi ils sont comme rares ceux qui se trouvent dans la hiérarchie? Même dans le réseau de la santé, qui est un très grand employeur, moi, il y a de bonnes infirmières de toutes les couleurs, de toutes les nationalités, pourquoi la plupart de ceux et celles qui sont au niveau de la hiérarchie sont seulement des gens d’ici? [...] Il y a des entreprises aussi où je pense qu’elles prennent comme un immigrant ou deux immigrants et puis elles les mettent à l’avant-scène pour dire « Oh oui, vous voyez, nous, on ne fait pas de discrimination »

Fredeline, médecin, originaire d’Haïti

Ces deux expériences de microagressions environnementales rapportées par Fredeline corroborent les statistiques présentées par Schepper (2018), qui constate une sous-représentation persistante des employées ou employés des minorités visibles au sein de la fonction publique, pourtant soumise aux programmes d’équité en emploi, ainsi que l’existence d’un plafond de verre. En effet, ces personnes occupent plutôt des emplois moins rémunérés de personnel de bureau (13,8 %) et de personnel technicien (10,7 %) que des postes au sein de la haute direction (3 %) ou des postes de cadres (4,5 %) (Conseil du trésor du Québec 2019; Schepper 2018).

Les collègues de travail

Comme l’indiquent Mapedzahama et al. (2012) et Estacio et Saidy-Khan (2014), les immigrantes racisées professionnelles de la santé mentionnent fréquemment leurs collègues de travail. Liz, qui travaille dans les hôpitaux montréalais, sent que ses collègues de travail émettent des doutes sur ses compétences, par leurs propos et leurs attitudes :

Ils le faisaient de façon que j’entende « Regarde, elle dit qu’elle est capable », quand j’allais faire mes choses. C’étaient deux filles québécoises, une infirmière puis une infirmière auxiliaire. Des fois, j’étais en train d’installer un soluté : « C’est difficile ton affaire ». Elle était derrière moi juste pour me faire des commentaires. J’allais faire une prise de sang [...] elle dit à son amie « Regarde elle dit qu’elle est capable ». Quand je parlais avec elle, « Quoi? », comme si elle ne comprenait rien de ce que je parlais

Liz, infirmière, originaire d’Amérique latine

Lors d’une réunion d’équipe, Fredeline entend une de ses collègues affirmer que les « immigrantes prennent tout et donnent rien », puisque lorsqu’elles arrivent au pays, elles doivent accoucher peu de temps après leur arrivée. Cette affirmation, qui vise l’ensemble des immigrantes, illustre le racisme subtil de type 4 présenté par Van Laer et Janssens (2011) ainsi que les microagressions verbales définies par Sue (2010).

Chicha (2009) souligne que certaines attitudes de collègues (ou supérieures et supérieurs) traduisent parfois du scepticisme quant aux compétences des immigrantes professionnelles de la santé. Ceci peut être considéré comme une microagression, puisque ces immigrantes professionnelles de la santé peuvent sentir que leur groupe d’appartenance est marginalisé (Sue 2010). Bintou entend premièrement des collègues dire ce qu’elle considère comme des « petites choses un peu désobligeantes » : « Ah oui, des maladies comme ça, tu en as vu des centaines. Chez vous, il n’y a que ça. » Ou encore, lorsque l’une de ses collègues a des propos dénigrants à l’endroit de ses patientes ou patients haïtiens en insinuant clairement que, malgré ses nombreuses explications, elles ne comprennent rien. Ou finalement, lorsque l’une de ses collègues entend un autre médecin dire que les lunettes de l’enfant sont dispendieuses pour un Haïtien : « Non, mais en fait, ça ce sont des lunettes qui coûtent très cher, en plus c’est une très bonne marque de verre. [...] Tiens, c’est le petit Haïtien, ils peuvent se permettre ça? » (Bintou, médecin, originaire du Congo).

Si elles sont répétées, il se peut que les expériences de microagressions ou de racisme subtil donnent lieu à une présence de menace de stéréotypes et se traduisent par une diminution de la motivation (Roberson et Block 2010).

Michaelle observe des changements systématiques de garde de la part de son superviseur immédiat qui l’exclut de certaines équipes de travail : « J’ai eu quelqu’un qui, à l’urgence, me changeait systématiquement de sa garde parce qu’il trouvait que je travaillais trop lentement, parce qu’il voulait faire des sous à l’urgence » (Michaelle, médecin, originaire des Caraïbes).

Ce type de prises de décisions constitue des microagressions comportementales, car elles mènent à une marginalisation de cette professionnelle de la santé par sa superviseuse ou son superviseur (Sue 2010). La théorie du LMX stipule que, dans un contexte organisationnel, les décisions d’une supérieure ou d’un supérieur, les occasions de développement de carrière, la qualité des échanges (communication), l’existence d’un sentiment d’équité et l’accès au mentorat peuvent être influencés, comme stipulé précédemment dans cet article, par l’origine ethnique et le genre (Roberson et Block 2001). Michaelle se fait aussi questionner sur la raison pour laquelle elle n’a pas porté plainte plus tôt à propos de la situation : « Le patron de mon UMF [Unité de médecine familiale] m’a demandé pourquoi je m’étais pas plainte, j’ai dit : “Parce que j’attendais de réussir avant de me plaindre, parce que si je m’étais plainte pendant que j’échouais, on aurait dit que je me plaignais parce que j’échouais” ».

Blain et al. (2014 : 155) observent aussi cette stratégie d’adaptation, puisque plus de la moitié des médecins étrangers rencontrés optent pour cette stratégie et choisissent de ne pas faire de vagues et de rester discrets afin d’éviter d’être étiquetés comme des éléments perturbateurs et de risquer l’exclusion du groupe ou du programme.

Les usagers et les familles

Qu’elles soient médecins ou pharmaciennes, les professionnelles de la santé doivent interagir avec des usagers et leurs familles. Tasha, qui est au comptoir des ordonnances en pharmacie, explique : « Il y avait beaucoup de clients qui n’aimaient pas mon accent : “Je ne veux pas parler avec toi, je veux parler avec une autre personne, je ne te comprends pas” » (Tasha, pharmacienne, originaire de Cuba).

Michaelle, qui travaille pour sa part dans les hôpitaux, vit aussi des expériences de racisme flagrant :

Où je suis, j’ai quelques patients qui m’ont dit des choses qui n’étaient pas correctes [...] Carrément [le mot en] n. [...] ils ont demandé de changer de médecin. J’avais vu qu’il y avait un malaise, c’est moi qui ai demandé qu’est-ce qui n’allait pas puis, elle m’a dit : « C’est pas parce que vous êtes [le mot en] n qu’on ne veut pas de vous comme médecin. » Donc, moi, comme ce n’était jamais venu sur le dossier, je me suis dit c’est sûrement ça le problème. C’est la femme qui m’a parlé, le mari sortait carrément de la pièce quand je rentrais

Michaelle, médecin, originaire des Caraïbes

Ces expériences, qui constituent du racisme flagrant et des microagressions raciales verbales et comportementales (Sue 2010), leur indiquent qu’elles sont considérées comme des citoyennes de seconde classe. Michaelle donne des exemples de racisme subtil et de microagression avec des patients durant sa résidence, laissant entendre que les personnes racisées sont « au service des Blancs » et qu’elles ne peuvent occuper des positions ayant un statut élevé ou que les femmes ne sont affectées qu’à des rôles subalternes en santé (care) :

Les patients qui vous prennent pour des préposés parce que tu es Noire. Tu t’es présentée, il n’a pas entendu ton nom. Oui, ça, c’est dans nos stages de médecine interne, tu dis « Bonjour je suis docteur telle puis », « J’ai déjà sonné, tu peux enlever ma bassine », je dis : « Ah, non, non, non, ça, ce n’est pas mon travail »

Michaelle, médecin, originaire des Caraïbes

Ces propos font allusion à des tâches attribuées à des emplois qui sont au bas de la hiérarchie organisationnelle. Tel que l’indiquent Cognet et Fortin (2003), les préposées et préposés aux bénéficiaires et les auxiliaires familiaux ne bénéficient que d’une faible reconnaissance sociale et professionnelle, sont placés au niveau le plus bas de la hiérarchie des métiers de la santé et sont perçus comme des exécutrices ou des exécuteurs de la basse besogne. Ainsi, une telle attitude et de tels propos peuvent aussi illustrer une possible intersectionnalité de facteurs discriminatoires en fonction à la fois de l’origine ethnique et du genre (Wingfield 2009). L’exemple présenté ci-haut (« J’ai déjà sonné, tu peux enlever ma bassine ») peut correspondre à des attitudes qu’ont certains patients à l’endroit de femmes médecins racisées et qui renvoient à des conclusions d’études américaines portant sur l’intersection des facteurs de discrimination à l’endroit des femmes médecins indiennes (Bhatt 2013; Murti 2012). Bhatt (2013) remarque de la discrimination de genre dans différentes activités propres aux ressources humaines (recrutement, choix de spécialités, évaluations de rendement, maintien ou progression de carrière). Pour sa part, Murti (2012) indique que, à cause de leur origine ethnique, les femmes médecins indiennes expérimentent un statut social inférieur à celui dont bénéficient les femmes médecins blanches et, à cause de leur genre, un respect moindre par rapport à celui qu’on accorde à leurs collègues masculins. Murti (ibid.) ajoute que ces femmes médecins indiennes, après qu’elles aient révélé leur occupation au public, se butent à des doutes : « Oh, you don’t look like a doctor! ».

Discussion

Cette étude présente des formes de discrimination subtile, telles que les microagressions (Sue 2010) et le racisme subtil (Bonilla-Silva 2006; Van Laer et Janssens 2011) au cadre d’analyse systémique (Chicha-Pontbriand 1989). Quatre axes de recherche (processus de reconnaissance, retour à l’école, unité familiale et discrimination en emploi) nous permettent d’observer des attitudes, des comportements et des prises de décisions de la part de plusieurs protagonistes (collègues de classe et de travail, enseignantes et enseignants, recruteuses et recruteurs, patientes et patients, superviseuses et superviseurs de stage ou supérieures et supérieurs) qui indiquent de possibles microagressions (raciales et de genre) ou du racisme flagrant et subtil, pouvant marginaliser leur groupe d’appartenance avant (processus de reconnaissance des acquis étrangers, retour en classe) et durant l’exercice de leur profession dans le domaine de la santé. Ces résultats indiquent que ces formes de discrimination subtile sont vécues par l’ensemble des immigrantes racisées professionnelles de la santé rencontrées, qu’elles soient dans un emploi à degré de déqualification élevée (ex. : gardienne) ou dans un emploi sans déqualification (ex. : infirmière, médecin). Ces attitudes, ces comportements et ces prises de décisions peuvent générer un sentiment de marginalisation provenant, par exemple : 1) de propos dans les médias ou lors de rencontres d’orientation de carrière; 2) d’attitudes d’ignorance et d’exclusion en classe, lors de travaux d’équipe ou lors de prestations d’enseignement; et 3) de relations et d’échanges de faible qualité avec des supérieures et des supérieurs, des stéréotypes véhiculés par des recruteuses et recruteurs, des collègues de travail ou des patientes et patients dans les établissements de la santé. Ces expériences indiquent des biais raciaux et de genre et des stéréotypes négatifs à l’égard des immigrantes racisées professionnelles de la santé.

Selon Sue (2010 : 220), ces expériences que vivent les immigrantes racisées professionnelles de la santé doivent intéresser les employeuses et les employeurs qui se questionnent sur leur culture organisationnelle et sur leur capacité de rétention de leur main-d’oeuvre diversifiée :

Should I say something about the insult and slight that just occurred, or should I just suck it up? If I choose to confront my boss, what will the consequences be? Will I get a bad evaluation? Will I lose that promotion? Will I be fired? « Such microagressive conflicts are emotionally painful and can lead to distancing, lesser commitment to the company, or even resignation. »

Des recherches ultérieures peuvent aborder l’intersectionnalité d’autres facteurs potentiellement discriminatoires à l’égard des professionnelles de la santé. Lors de cette recherche, nous avons rencontré Olga, immigrante professionnelle de la santé non racisée, qui est originaire de la Roumanie. Son récit de vie nous amène à croire qu’il existe une combinaison de facteurs discriminatoires visant le genre et le fait d’avoir obtenu son diplôme de médecine à l’étranger. Ce constat va dans le sens de Blain et al. (2014), qui considèrent que l’identité professionnelle des immigrants médecins étrangers est malmenée et que leur trajectoire est parsemée d’épreuves et d’incertitudes.

Comme l’indique notre recension des écrits, même si elles sont subtiles, ces formes de discrimination sont néanmoins dommageables pour celles qui les subissent. En effet, si les personnes à qui elles sont destinées les perçoivent, ces formes de discrimination engendrent un sentiment subjectif d’être traité injustement par rapport aux autres, et cette « perception de discrimination » prend racine dans des expériences réelles (Taylor et al. 1994). Si ces formes de discrimination sont répétées, certaines immigrantes racisées professionnelles de la santé peuvent en venir à être démotivées et connaître une performance moindre (Roberson et Block 2001). Les conséquences de ces expériences, vécues durant leur cheminement scolaire et professionnel, ont aussi des répercussions sur les membres de leur famille, constat qui sera présenté dans un article ultérieur.

Conclusion

Ces formes de discrimination subtile et leurs possibles conséquences exigent des interventions au sein des différentes organisations liées au milieu de la santé. Estacio et Saidy-Khan (2014) considèrent qu’afin d’améliorer les interactions multiculturelles sur les lieux de travail, il est possible de mettre en place des infrastructures organisationnelles de soutien pour renforcer la sensibilisation à la diversité et améliorer les mécanismes de notification et de traitement des cas de microagressions raciales. Nous sommes aussi d’avis qu’il est essentiel que ces interventions réussissent à sensibiliser et à éduquer les personnes responsables de ces formes de discrimination (microagressions de genre ou raciales, racisme ou sexisme flagrant ou subtil).

Nous croyons également que, pour que ces changements d’attitudes et de comportements aient vraiment lieu, il est essentiel de modifier les pratiques, les règles et les prises de décisions qui perpétuent la discrimination systémique dans le milieu de la santé qui est pourtant, tel que le mentionne cet article, soumis à des PAE. Le but que visent les PAE, au moyen d’interventions temporaires et d’une évaluation des pratiques internes des établissements soumis à la loi y référant, est d’augmenter la représentation des différents groupes cibles. Il est possible d’incorporer des mesures concrètes à une politique de prévention du harcèlement déjà existante au sein de l’établissement. La reconnaissance de ces expériences devrait aussi intéresser les professionnelles qui travaillent à régler des conflits et des plaintes en milieu de travail (responsables des programmes d’aide aux employées et employés, conseillères et conseillers syndicaux, spécialistes en ressources humaines). Chicha et Charest (2013) considèrent que les PAE, faute d’avoir une vision commune des principaux protagonistes (gouvernement, employeuses et employeurs, Commission des droits de la personne et de la jeunesse, syndicats et organismes communautaires) et de ressources, n’ont qu’un impact réel limité sur l’accroissement de la représentation des différents groupes cibles à tous les niveaux hiérarchiques. L’une des interventions à considérer est d’accorder à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) plus de ressources et de pouvoir :

Elle [la CDPDJ] se retrouve fréquemment seule à défendre le dossier de l’accès à l’égalité, notamment face au gouvernement qui, nous l’avons vu, semble privilégier aujourd’hui une autre voie. À de très nombreuses reprises, elle lui a rappelé le caractère essentiel de ces programmes afin de combattre la discrimination et a recommandé d’en élargir la portée et d’en renforcer la mise en oeuvre. Cependant face aux nombreux mandats que lui confère la Charte, la Commission dispose de ressources limitées. La Direction des programmes d’accès à l’égalité, avec un effectif restreint, informe et conseille les organismes publics, évalue leurs progrès ainsi que la conformité de leur programme

Chicha et Charest 2013 : 86

L’absence de volonté politique et de mesures coercitives actuelles ne peut mener à de réels changements de culture au sein des établissements de santé. Puisque ces nouvelles formes de discrimination sont aussi observées dans les établissements d’enseignement offrant des programmes liés au domaine de la santé, nous croyons que ces politiques et ces mesures d’interventions (PAE, sensibilisation/éducation) devraient aussi être mises en place dans les milieux scolaires (cégeps, universités) ainsi qu’au sein des ordres professionnels.