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Introduction

Devant l’accroissement des communautés musulmanes, un grand nombre de chrétiens évangéliques à Nashville, capitale du Tennessee, vivent de l’inquiétude. En conséquence, l’islam occupe une grande place dans leur imaginaire. Au cours des dernières années, ce sentiment d’insécurité s’est transformé en une hostilité qui a pris la forme de campagnes médiatiques de dénigrement de l’islam, de pétitions contre la construction de centres communautaires islamiques et même de crimes violents. Cependant, dans cet environnement marqué par la méfiance et la peur, certaines communautés évangéliques tentent de recourir à l’hospitalité en développant des liens d’amitié avec leurs voisins musulmans et un imaginaire civique commun. Adoptant l’idée que les tensions actuelles constituent un moment privilégié pour partager le témoignage chrétien, l’église étudiée ici met l’accent sur la possibilité d’une harmonie interreligieuse et sur le respect de la dignité des musulmans. Il émerge de cette situation un discours apparemment paradoxal qui place la reconnaissance de la diversité religieuse au coeur des stratégies d’évangélisation.

Nous nous interrogeons sur les raisons pour lesquelles la reconnaissance de la diversité religieuse prend de plus en plus d’importance au sein de ce groupe pourtant reconnu pour sa confiance persistante et inébranlable en sa mission de faire de tous des disciples chrétiens. D’où vient la préoccupation de cette vision évangélique émergente qui mise sur l’harmonie interreligieuse et quel est son effet sur l’ambition missionnaire, centrale à l’hospitalité évangélique?

Dans un premier temps, nous présentons notre perspective analytique avant de détailler notre cadre conceptuel à travers une exploration de la littérature sur la convivialité, un concept sur lequel plusieurs chercheurs en études ethniques et interculturelles se penchent depuis le début des années 2000. Si cette littérature émergente s’intéresse surtout aux pratiques de « civilité interculturelle », dans cet article, nous mettons plutôt l’accent sur les idées conceptuelles de la convivialité, en suggérant que ce concept renvoie également à une ambition morale cosmopolite et, donc, à une vision particulière qui encadre la conceptualisation des relations sociales en contexte pluriel. Dans un deuxième temps, nous décrivons la manière dont l’engagement social chez les évangéliques est en train de changer à l’échelle nationale, puis plus particulièrement dans l’église étudiée à Nashville. Ensuite, à partir de données ethnographiques, nous explorons les logiques morales et les processus évaluatifs de nos répondants quant à l’évangélisme, à l’imaginaire civique de Nashville et à la rencontre avec les musulmans. Finalement, nous proposons une discussion critique de l’influence de la pensée cosmopolite dans la littérature sur la convivialité, en soulignant l’importance de dépasser les termes universalistes du cosmopolitisme pour reconnaître la multiplicité des visions de l’éthique des relations sociales en contexte pluriel. En guise de conclusion, nous suggérons que nos répondants vivent une situation paradoxale dans laquelle ils doivent négocier parmi des ambitions morales en concurrence : d’un côté l’évangélisation des musulmans et de l’autre, la valorisation d’une société où la diversité religieuse est reconnue et respectée. Au lieu de nous concentrer sur l’apparente incommensurabilité de ces ambitions, nous avançons plutôt l’idée que leur tension éthique fait partie d’un savoir distinct et non cosmopolite sur l’éthique des relations en contexte pluriel.

Méthodes de recherche et perspective analytique

Cet article s’appuie sur une recherche ethnographique de trois mois menée à Nashville en 2017. Le groupe à l’étude est composé de membres de la Heartridge Church, une congrégation d’environ 1 700 personnes, établie dans une banlieue aisée de la périphérie de Nashville. Cette congrégation est rattachée à une tradition conservatrice influente et visible dans le paysage socioreligieux du Tennessee, soit les Églises du Christ (Churches of Christ). À l’échelle locale, les membres de la Heartridge Church, très engagés socialement, ont la réputation de former, selon plusieurs de nos interlocuteurs, « une communauté progressiste », ce qui peut être autant un compliment qu’une injure selon la personne qui se prononce sur le sujet.

Nous nous sommes intéressé à la Heartridge Church, car, au moment où cette recherche a été menée, le chef pasteur était depuis quelques années le seul représentant d’une tradition évangélique siégeant au conseil consultatif d’une organisation interreligieuse de Nashville. Créé à l’initiative d’un leader communautaire musulman, le programme The Community Table favorise la rencontre interreligieuse en permettant aux membres de différentes églises d’inviter leurs pairs à manger avec des concitoyens musulmans à la maison de l’un des participants. Nous nous sommes intéressé aux raisons pour lesquelles la participation à ces rencontres est devenue une activité de rayonnement social (appuyée par le leadership) pour plusieurs membres de l’église.

Notre intérêt pour les dimensions éthico-morales des relations sociales nous a mené à vouloir déterminer quels sont les principes évaluatifs des répondants et à essayer de comprendre les processus par lesquels ils se réalisent dans le monde social, et ce, sans émettre des conclusions moralisatrices[1]. Autrement dit, il s’agit de comprendre les façons dont les répondants imaginent les situations dans lesquelles ils se trouvent, au lieu de faire une évaluation morale de leurs principes et de leurs pratiques.

Nous avons utilisé une approche analytique s’inspirant de celle des penseurs du courant herméneutique (Gadamer 1960; Taylor 2002). Par ailleurs, nous reconnaissons le caractère intersubjectif du savoir produit par la rencontre entre les chercheurs et les répondants. Ainsi, dans nos interprétations des phénomènes étudiés, nous tentons de prendre en considération les préconceptions ou les « jugements de valeur » (Sayer 2017) des chercheurs et le rôle de ceux-ci dans la production du savoir anthropologique[2]. Ceci détermine le regard que nous posons sur le concept de la convivialité. Par exemple, selon certains auteurs, la convivialité « évoque un cadre social idéal » (Nowicka et Vertovec 2014 : 345), même « un sens de devenir » (Morawska 2014; Wise et Velayutham 2014) favorisant une vision d’harmonie sociale basée sur l’« ouverture cosmopolite ». En révélant l’encadrement éthique particulier de ce concept et le fait qu’il s’inscrit dans une pensée cosmopolite, nous allons voir comment ceci impose des limites sur le plan analytique quant à l’étude de discours religieux. Nous approfondirons cette question dans la prochaine section.

Afin de mieux comprendre la communauté morale de Heartridge Church, nous avons fait de l’observation participante lors des services dominicaux, en prêtant attention au contenu des sermons, ainsi que lors des rencontres interreligieuses impliquant les membres de l’église (par exemple, pendant des repas et des forums). De plus, nous avons mené des entrevues individuelles approfondies avec 14 membres du groupe à l’étude (des membres d’église ordinaires, des pasteurs et des ministres de culte) choisis en fonction de leur niveau d’engagement, soit aux rencontres interreligieuses, à l’accompagnement d’immigrants musulmans ou aux conversations ecclésiastiques sur les activités de rayonnement interreligieux de l’église. Nous avons également fait des entrevues exploratoires avec des amis et des collègues musulmans de nos répondants, des membres d’autres églises évangéliques dans la ville et des intervenants communautaires oeuvrant dans le domaine de l’immigration.

La convivialité : une vision cosmopolite de l’harmonie publique

L’intérêt grandissant pour le concept de convivialité est souvent associé au penseur et écrivain Paul Gilroy (2006, 2004) et à ses réflexions critiques sur le multiculturalisme au Royaume-Uni. Dans ses écrits, Gilroy cherche à dépasser « la logique de l’absolutisme ethnique » (2006 : 40) provoquée par l’angoisse face à la diversité croissante des sociétés occidentales dans l’ère postcoloniale. Cet effort nécessite la recherche d’une conception autre de la diversité qui ne la considère pas comme un obstacle insurmontable voué à perpétuer des « discontinuités d’expérience » au sein des sociétés (ibid.). Plutôt, Gilroy s’intéresse à l’harmonie publique (aussi fragile soit-elle) entre les personnes qui semblent s’entendre généralement bien (c’est-à-dire de façon « convivial »), malgré des écarts de communication, voire des préjugés.

Bien que la critique du multiculturalisme politique de Gilroy ait été bien accueillie, des chercheurs ont constaté que sa thèse manquait de précision pour conceptualiser cette convivialité sur le terrain (Noble 2009; Nowicka et Vertovec 2014). Wise et Noble (2016) cherchent à préciser davantage la signification du terme et à se distancier de la connotation affective du mot anglais convivial. Plutôt, ils proposent une définition s’inspirant de la notion historique catalane de convivència[3]. Selon ces auteurs, cette dernière évoque une forme de vie partagée (« shared life »), caractérisée par des pratiques de communication et une négociation des différences (Wise et Noble 2016 : 424).

L’accent mis sur la pratique et le caractère pragmatique de la convivialité coïncide avec le everyday turn dans l’étude des dynamiques sociales en contexte pluriel (Neal et al. 2013). Ainsi, les recherches récentes sur la convivialité portent surtout sur la routine, sur la proximité et sur les interactions quotidiennes, notamment dans les espaces publics et en contexte dense et urbain (par exemple, les commerces, les arrêts de bus, les grands immeubles, etc.) (Amin 2002; Radice 2016; Wise et Velayutham 2014).

Cependant, d’autres auteurs se concentrent plutôt sur des relations sociales plus intimes où l’ambivalence, la tension et même le conflit sont des composantes importantes de l’interaction. En ce sens, Wessendorf (2014) décrit la convivialité comme une négociation entre les relations positives (c’est-à-dire la civilité) et la possibilité de tensions. Dans son étude sur les réunions des mères d’élèves d’une école primaire pluriethnique à Londres, Wessendorf a observé que la réticence ou le maintien d’une distance (soit la persistance de stéréotypes et même de préjugés) existent parallèlement au développement des liens (bridging) et même de l’émergence de relations d’entraide (ibid. : 399). De cette perspective, la convivialité n’est pas nécessairement une harmonie affective ou une célébration de la diversité. Elle correspond plutôt à l’expression « being open, but sometimes closed » (ibid. : 400). Karner et Parker (2011) arrivent à des conclusions similaires dans leur étude sur un quartier pluriethnique de Birmingham (Royaume-Uni) où les personnes préféraient maintenir des frontières identitaires claires entre les chrétiens et les musulmans, malgré l’intérêt d’aborder ensemble divers enjeux civiques du quartier.

Néanmoins, pour nos répondants à Nashville, la diversité croissante de la ville n’était pas nécessairement liée à leur expérience au quotidien. Ils n’ont signalé que peu, sinon aucune interaction quotidienne avec des musulmans, l’expression récurrente durant les entrevues étant que « toutes les communautés vivent dans leur propre bulle ». Tous présentaient cette situation comme la raison pour laquelle ils cherchaient activement à participer à des rencontres dans le cadre d’activités interreligieuses. Nous avons constaté que cet aspect intentionnel de la rencontre met en relief les dimensions éthico-morales de cet engagement social, surtout son caractère ambitieux.

Plusieurs chercheurs ont tenté de penser la convivialité en fonction de cette dimension plus conceptuelle, la considérant autant comme un travail éthique individuel que comme une vision éthico-politique du collectif. Sur le plan individuel, Wise et Velaytutham évoquent une vision ambitieuse et transformatrice de la convivialité en tant que « sens de devenir » (2014 : 407, notre traduction) lié à une disposition cosmopolite. En bref, le cosmopolitisme, même dans ses itérations culturelles et politiques (voir Hannerz 2005), est une vision humaniste qui mise sur l’adoption d’une conscience globale, sur la transcendance d’identités locales (religion, nationalité, langue, etc.) et sur une ouverture à la différence[4]. La sociologue Morawska propose une réflexion similaire quand elle suggère que « [conviviality is] an ideal notion before our inner eyes to help us “to keep aiming above ourselves” […] » (2014 : 360). Elle décrit ainsi la convivialité comme un horizon d’ouverture intellectuelle et émotionnelle qui, par contre, se distingue du cosmopolitisme par sa valorisation de l’attachement aux identités et aux affiliations locales (comme les identités groupales, les traditions, les territoires, etc.). Néanmoins, la distinction que fait Morawska n’est pas tout à fait claire parce que, dans son cadre analytique, les valeurs (séculières) cosmopolites constituent le premier barreau de l’échelle d’orientations et de sensibilités subjectives qui sont censées être propices à la convivialité. Nous reviendrons à ce point plus loin.

Ainsi, nous rejoignons les commentaires de Nowicka et Vertovec (2014), qui constatent une confusion en ce qui concerne la place privilégiée du cosmopolitisme dans la conceptualisation de la convivialité, mot qui évoque une aspiration à l’harmonie publique. En voulant s’éloigner des connotations normatives de ce concept, des auteurs tels que Noble (2009) ne veulent pas présumer une association entre les compétences et dispositions dites de cosmopolitisme et l’ensemble d’attributs moraux liés à une vision morale ou à un projet politique universaliste (par exemple, l’idée d’un état mondial et les valeurs esthétiques de l’élite occidentale). Nous constatons, en effet, une tendance chez plusieurs chercheurs à vouloir dépasser la perspective normative du cosmopolitisme et à imaginer plutôt un « everyday- » ou « banal cosmopolitanism » (cosmopolitisme banal ou du quotidien) (Wise et Velayutham 2014) ou une « sociabilité cosmopolite » (Glick Schiller et al. 2011) – soit un ensemble de pratiques et de compétences interculturelles, un habitus (Noble 2013; Wise et Velayutham 2014), voire une capacité humaine intrinsèque (Noble 2013) favorisant l’ouverture à la différence.

Malgré un désir de dépasser ce cadre normatif, ce champ conceptuel est encombré d’un éventail de définitions contradictoires du cosmopolitisme comme étant à la fois une disposition subjective et une faculté cognitive innée. Par conséquent, les débats persistent entre les aspects moral/vertueux et banal/quotidien du cosmopolitisme, ce manque de clarté pouvant nuire à la pertinence analytique du concept[5].

Bien que la pensée cosmopolite revienne souvent dans la recherche employant le concept de la convivialité, certaines études adoptent d’autres approches analytiques pour comprendre les discours sur les relations sociales en contexte pluraliste. Dans son ethnographie sur les discours publics en matière d’immigration en Catalogne, Erickson (2011) soulève les dimensions éthico-morales auxquelles nous nous sommes intéressé à Nashville. Il explore ainsi la notion locale de convivència, en ne l’adoptant toutefois pas comme cadre analytique (comme le font Wise et Noble [2016]), mais plutôt en l’abordant comme un concept indigène. Dans ce sens, chez les résidents de Vilanova, Erickson constate que la convivència évoque, entre autres, « a commitment to pluralism and mutual cultural interchange » (2011 : 124). En tant qu’ambition morale visant la reconnaissance de la diversité et l’inclusion de tous, les discours sur la convivència se heurtent souvent à un autre universalisme, soit le multiculturalisme libéral européen. En prenant l’exemple des débats sur les symboles religieux musulmans dans les espaces publics, Erickson a observé que « the ostensibly universal rights [of liberal multiculturalism] […] are in fact modeled on a set of cultural preferences that have an exclusionary effect » (ibid.)[6]. En ce sens, son étude ne vise pas à « postuler une utopie » à Vilanova, mais plutôt d’explorer cette ambivalence éthico-morale, les « techniques de socialité » et les particularités du contexte historique et sociopolitique local (ibid. : 116, notre traduction).

Dans l’esprit d’Erickson, et en relisant les réflexions de Gilroy, on voit que le concept de la convivialité ne s’adresse pas uniquement à l’aspect pragmatique des interactions quotidiennes. Plutôt, il est important de reconnaître que le concept de la convivialité – avec son ambition morale cosmopolite – témoigne lui-même des paradoxes éthico-moraux des projets de société pluralistes. Une source importante de cette ambivalence est la dynamique entre le groupe majoritaire/l’identité « patrimoniale » et les groupes minoritaires/les immigrants récents. Cette dynamique implique des structures relationnelles et des rapports de pouvoir qui constituent un facteur important de la rencontre, surtout en contexte d’immigration, et ce, malgré l’ambition de certains cadres conceptuels de les contourner ou de les surmonter en se penchant sur les valeurs cosmopolites. Dans notre analyse, nous tentons de reconnaître ces tensions conceptuelles au sein de la pensée pluraliste et ses propres paradoxes immanents (White 2017).

En fait, nous constatons une affinité conceptuelle entre la pensée pluraliste et les réflexions de nos interlocuteurs à Nashville : le principe d’hospitalité, qui renvoie à la tension entre l’idéal de l’accueil « pur et hyperbolique » (Karmis 2008 : 254) – ce « vivre-ensemble de l’universalisme » (Fall 2015 : 28) – et les conditions historiques, politiques et socioculturelles des sociétés[7]. Si nous voulons mieux comprendre la vision éthico-morale des relations interreligieuses des membres de l’église à Nashville, il faut d’abord reconnaître les aspects éthico-moraux des concepts, tels que la convivialité, avec lesquels les chercheurs tentent de lui donner un sens. Nous suggérons que le principe d’hospitalité offre un angle intéressant pour comprendre les enjeux moraux ainsi que les tensions les plus saillantes de l’engagement social de nos répondants à Nashville.

Dans les pages qui suivent, nous montrons de quelle manière le discours d’hospitalité de nos répondants, en mobilisant les valeurs à la fois pluraliste et évangélique, leur fait vivre des tensions sur les plans social et moral. En s’imaginant responsables de l’accueil des étrangers, à la fois en tant qu’hôtes impartiaux dans une société pluraliste et en tant que disciples fidèles du Christ, nos répondants voient l’engagement social en contexte interreligieux devenir un domaine de la vie sociale dans lequel s’enchevêtrent différentes valeurs de l’ambition évangélique.

Nashville : une ville en transformation

Afin d’expliquer l’ambivalence de l’ambition morale de nos répondants à Nashville, il importe de présenter brièvement le paysage socioreligieux des chrétiens aux États-Unis. D’abord, le terme « évangélique » (Evangelical) fait référence uniquement aux protestants et, normalement, aux Blancs[8]. Certains chercheurs mettent l’accent sur les aspects théologiques de ce terme, alors que d’autres favorisent plutôt ses aspects socioculturels. Par exemple, le terme peut signifier l’affiliation à une tradition évangélique (baptiste, réformée, pentecôtiste, etc.), une orientation théologique (par exemple, la lecture littéraliste de la Bible) ou encore, un mouvement socioreligieux (entre autres, la distinction des protestants de courant principal dit « mainline » ou « liberal ») (Woodberry et al. 2012). Normalement, l’engagement social des évangéliques concerne principalement la moralité personnelle et la conversion. En effet, l’évangélisation est l’ambition morale de base du rayonnement social évangélique (Elisha 2011), et le prosélytisme – vu comme étant la forme de compassion la plus élevée – constitue l’expression fondamentale de la conscience sociale (Harding 2000).

Pourtant, le rôle de ces chrétiens dévoués au sein de la société s’est transformé de façon importante. Au cours des deux dernières décennies, une série de changements sociaux et théologiques amène des chercheurs à parler de l’avènement d’un « nouvel engagement social évangélique » (Steensland et Goff 2014). Ce phénomène se caractérise par la réurbanisation des évangéliques[9] (Bielo 2011a), l’innovation théologique (Bielo 2011b; Steensland et Goff 2014) et le bouleversement des catégories et des typologies utilisées pour comprendre le paysage sociopolitique des protestants aux États-Unis[10] (Steensland et Wright 2014).

Selon l’anthropologue James Bielo (2011b), ce nouvel engagement social s’inscrit dans la « culture d’authenticité » (Lindholm 2013; 2007) qui domine l’imaginaire sociospirituel de l’Occident contemporain. En bref, ce phénomène se caractérise par l’importance qui est accordée à l’aspect interrelationnel de la vie spirituelle et par le désir de chacun de voir ses pratiques et ses croyances reconnues et validées par les autres (Gauthier 2012; Meintel 2014; Mossière 2016; Taylor 1990). Sur le plan social, ce désir d’authenticité (Bielo 2011b) s’exprime chez les évangéliques par la dénonciation de la pression morale et de l’unidirectionnalité du prosélytisme. Plutôt, les nouvelles approches mettent l’accent sur la patience, sur l’intimité et sur la mutualité dans les relations interpersonnelles. En ce sens, tous nos répondants ont exprimé le désir d’établir des relations sociales basées sur la reconnaissance (« we want to really see people ») et le respect mutuel. Pour eux, la capacité de forger ces « relations authentiques » témoigne à son tour d’un autre registre d’authenticité, soit la vérité de la vertu évangélique.

Bien que ces nouveaux phénomènes soient de plus en plus visibles dans le paysage socioreligieux et politique des États-Unis, les courants conservateurs demeurent une force éminente (Steensland et Wright 2014). L’État dans lequel cette recherche a été menée, le Tennessee, se trouve dans le sud-est des États-Unis, dans la région souvent appelée la « Bible Belt ». La capitale du Tennessee, Nashville, porte plusieurs surnoms témoignant de son caractère chrétien, tels que « the Buckle of the Bible Belt » et « the Protestant Vatican ». Cependant, au cours des dernières décennies, la population de la ville a rapidement évolué et l’immigration y a apporté une nouvelle diversité culturelle et religieuse.

Entre 2000 et 2014, 60 % de la croissance démographique de cette ville d’environ 650 000 personnes a été attribuable à l’immigration (Migration Policy Institute 2015). En 2017, la proportion de personnes nées à l’étranger a atteint 12 %, soit une augmentation de 85 % par rapport à 2000 (Nashville Mayor’s Office 2017). À présent, les nouveaux arrivants viennent surtout de l’Amérique latine (notamment du Mexique), de l’Inde, de la Chine et de divers pays du Moyen-Orient et de l’Afrique. Dotée d’une longue histoire d’accueil des réfugiés (Winders 2006), Nashville est la ville de résidence de la population kurde la plus importante des États-Unis, dont la plupart sont musulmans. Depuis les années 2010, la population musulmane a continué à se développer et se diversifier, avec l’établissement de nouvelles communautés de personnes d’origine soudanaise, somalienne, égyptienne et syrienne, entre autres (Tennessee Immigrant and Refugee Rights Coalition [TIRRC] 2015).

Si normalement le discours local au sujet de l’immigration se concentre sur les enjeux économiques relatifs aux travailleurs (clandestins) provenant de l’Amérique latine (Pendry 2011), l’accroissement des communautés musulmanes a, quant à lui, attiré un nouveau type d’attention. Bien qu’en 2016 les musulmans ne représentaient que 1 % de la population du Tennessee (Pew Research Center 2016), des événements récents révèlent une situation tendue où la peur de l’Autre semble envahir l’imaginaire collectif des évangéliques. Souvent au nom de la préservation culturelle et religieuse, les résidents produisent des pétitions contre la construction de centres communautaires islamiques, et les législateurs ont proposé des lois pour bloquer l’établissement des réfugiés provenant de pays musulmans (TIRRC 2015). De plus, certaines communautés musulmanes ont subi de l’intimidation et ont été victimes de crimes violents, tels que le vandalisme de lieux de culte et la destruction de mosquées par des incendies. Pour faire contrepoids à l’activisme xénophobe, d’autres réseaux d’églises se sont prononcés sur le devoir chrétien d’hospitalité (notion aussi au coeur de l’esprit national américain) et un mouvement interreligieux populaire a vu le jour.

À Nashville, le poids des tensions en matière d’immigration se fait ressentir aussi chez nos répondants de la Heartridge Church. Nancy, enseignante d’école dans la cinquantaine qui parraine une famille de réfugiés irakiens depuis un an, nous dit que les gens devraient faire plus d’efforts pour surmonter la peur de l’Autre que sèment les groupes d’activistes conservateurs :

Jesus teaches us to welcome the stranger. […] Andit’s in our own best interest to welcome people and make them Americans and make them love America. So, I would say I decided to get involved in [refugee] ministry when Donald Trump started talking about the Muslim ban and building a wall.

Un autre membre de l’église, Jefferson, un technicien informatique dans la quarantaine et membre du comité des missions, a commencé, quelques mois avant notre entrevue, à étudier la théologie musulmane. Il explique que les églises devraient contribuer à la création d’un environnement accueillant pour les musulmans, au lieu de se retrancher dans un discours identitaire. Toutefois, la question de l’évangélisation est une source d’ambivalence :

Muslims need to feel like this is their home. What does that look like in the public square? I don’t necessarily know, again, those are difficult things. But first and foremost, we need to say, “You are welcome here,” and build bridges where they can be built. This may be counter to what our faith tradition says, but I don’t think that our biggest need right now is for us to evangelize. And that may be hypocritical, that may be wrong.

En effet, la situation actuelle à Nashville semble avoir provoqué une ambivalence quant aux relations avec les musulmans et aux principes évangéliques de base tels que l’hospitalité (c’est-à-dire, l’évangélisme) et l’accueil de l’étranger. Lors des entrevues, l’ambition missionnaire a toujours été présente dans le discours de nos répondants, mais elle était exprimée avec nuance. Au lieu de « gagner des convertis », ils cherchent à « inviter » les non-chrétiens à « découvrir l’amour radical de Jésus ». Dans cette logique, l’hospitalité devrait éventuellement mener à un « changement de coeur » et à la conversion au christianisme dans des conditions non coercitives.

Dans la prochaine section, nous explorerons plus en profondeur les questions morales au coeur de l’engagement évangélique avec les musulmans. Nos répondants, qui s’engagent dans un dialogue interreligieux et dans l’établissement d’une amitié avec les musulmans, se trouvent pleinement immergés dans l’ambivalence éthique qu’entraîne leur quête de réaliser simultanément des ambitions pluralistes et missionnaires.

Inclusivité et évangélisme : des ambitions concurrentielles en contexte pluraliste

Adam, le chef pasteur à Heartridge Church, exprime son inquiétude par rapport à l’anxiété que génère dans la société américaine l’essor des communautés musulmanes : « I think that relations with Muslims is one of the most important challenges for Christians in the twenty-first century. » Selon lui, les réactions négatives et violentes de la part de plusieurs communautés évangéliques reflètent mal l’esprit chrétien. Afin de contrer les discours xénophobes, Adam siège au conseil consultatif d’un organisme interreligieux et il encourage activement les membres de sa congrégation à déployer un rayonnement social auprès des musulmans.

Dans le cadre du programme The Community Table, des personnes de différentes traditions religieuses se rencontrent autour d’un repas au cours duquel elles ont l’occasion d’apprendre à se connaître, de déconstruire des stéréotypes (surtout l’idée d’un Autre « musulman » monolithique) et, éventuellement, de créer des liens d’amitié. Une devise a émergé parmi les organisateurs du programme : « Together, we can help Nashville flourish. » Nous avons assisté à plusieurs de ces repas interreligieux et avons réalisé des entrevues avec des membres de Heartridge qui y ont eux aussi participé.

Parker, un homme d’affaires dans la trentaine, a participé à son premier repas interreligieux quelques semaines avant notre entrevue. Il pense que le groupe majoritaire a la responsabilité de créer les conditions favorables à l’inclusion :

We don’t own Nashville, we don’t own this place. Everyone has a piece of this world equally. I think original Nashvillians don’t know what to do with the new people coming, but they also have to be the ones who are going to affect change to make the communities more inclusive because they’re the ones who really make the influence from within.

Bien qu’il ne sache pas exactement quelle attitude adopter pour rester cohérent avec sa vision, il pense que le statu quo est inacceptable et que les habitants de Nashville doivent changer pour être plus accueillants.

Par contre, de tels gestes d’hospitalité ne se font pas sans tensions éthiques internes. Callie, membre ordinaire qui siège au conseil des missions à Heartridge, dit chercher des « authentic experiences ». Pour elle, il est important que la rencontre ne soit pas soumise au principe du prosélytisme, ce qui était le cas lors des missions à l’étranger auxquelles elle a participé pendant son adolescence : « It’s so funny because growing up the way I did, it almost makes me feel like a bad Christian to say that I’m not that worried about converting them. » Malgré son désir de mieux connaître ses voisins musulmans, la diversité croissante de la ville demeure un sujet d’angoisse pour elle :

[Rising diversity] does make me uncomfortable, but if I step back and look at it, if I truly believe that the Muslims that I know are good people, then I have nothing to be afraid of, it’s just different. If I want freedom of religion then everyone should get freedom of religion. If that means that they can do the Muslim version of whatever Christians do, that makes total sense to me. Logically, it’s fine. But it is uncomfortable.

Une autre répondante, Rebecca, une enseignante dans la trentaine et membre du conseil des missions qui se dit très enthousiaste par rapport au projet interreligieux de l’église, s’est elle aussi mise à douter : « Am I trying to convert my Muslim friends? No. Should I be? I don’t know. »

Nos répondants semblent partagés entre le désir d’inclure les musulmans dans le projet civique pluraliste de l’« épanouissement de Nashville » et leur désir, voire leur devoir divin, de miser sur l’évangélisation. Selon James, le ministère de missions locales à Heartridge : « It’s not that I don’t think that we should be intentional about evangelism, but I would be OK with having a friendship for… indefinitely, and I’m OK with there never being what I view as results. » Pour lui, l’établissement d’amitiés avec les musulmans contribue au bien commun de la société, et ce, sans nier que l’évangélisation demeure la base morale de son engagement : « We’re willing to devote ourselves to more organic, slow, long-term holistic community building and believe deep down that that will lead to those coming to faith. But we’ve grown less concerned about… ‘converting’ people»

Tous nos répondants ont distingué l’évangélisme (axé sur une éthique de mutualité dans les relations interpersonnelles) du prosélytisme (axé sur une approche unidirectionnelle qui ne mise que sur la conversion personnelle), ce qui, pour eux, constituait une distinction très importante. Par contre, il semble difficile de maintenir une nette distinction entre les deux sans commencer à douter de soi ou à éprouver une culpabilité morale. Ils reconnaissent que se tromper d’acte à poser dans les relations avec les autres peut nuire au lien de confiance entre les individus et, par conséquent, au projet civique collectif. Pour sa part, le pasteur Adam explique que l’engagement en contexte interreligieux ne se fait pas sans ambition missionnaire, mais qu’il s’inscrit plutôt dans une approche de « second-hand evangelism » (« l’évangélisation indirecte »). Selon lui, les questions éthiques soulevées par l’évangélisation sont compliquées, étant donné le niveau d’hostilité qu’éprouvent beaucoup de chrétiens envers les musulmans au Tennessee : « I think you have to take seriously the climate that we’re in right now. I think any kind of approach at evangelism can be very coercive. »

Nous avons remarqué que pour nos répondants l’engagement social en contexte interreligieux constitue un domaine de la vie sociale marqué par un enchevêtrement d’ambitions morales. Ainsi, ils hésitent par rapport à l’acte à poser, car la confiance est aussi essentielle à l’ambition d’inclusivité qu’à l’ambition missionnaire, mais pour des raisons qui peuvent sembler différentes. En effet, la perte de confiance peut nuire aussi bien au projet civique commun qu’à la reconnaissance nécessaire pour démontrer la vertu évangélique. Cette ambivalence crée des tensions sur les plans sociaux et moraux, tensions qui semblent émaner d’une situation paradoxale où se maintient un discours d’hospitalité à la fois pluraliste et évangélique.

Par contre, au lieu de constituer une tension éthique à surmonter ou à ignorer, cette ambivalence constitue une preuve, selon nos répondants, de la foi chrétienne authentique. Comme l’explique Stephen, membre du conseil théologique à Heartridge et acteur impliqué dans le rayonnement social auprès des musulmans, l’éthique du Christ l’oblige à la fois à accepter le pluralisme et à évangéliser :

Accepting religious pluralism doesn’t mean we thereby are called to celebrate everything that might come of that, but that we’re called to honour other people’s personhood and their experience and their understanding of what’s true and beautiful and try to live in some sort of possible flourishing community in that regard.

À ce titre, le pasteur Adam est plus critique que Stephen, suggérant que l’évangélisation peut être une forme de dérogation. C’est pour lui un défi éthique au coeur de la foi chrétienne auquel tous les croyants font face dans leur quête de témoigner de la divinité du Christ :

We’re caught in this weird no man’s land. Whether one agrees with this or not, evangelism at its core does say that some stories are better than other stories. It’s a beast that we have to continue to wrestle with for folks in my chair, people of Christian faith.

Le savoir pluraliste au-delà du cosmopolitisme

L’analyse des entrevues avec ce groupe d’évangéliques révèle les orientations morales qui sous-tendent le projet d’engagement social avec les musulmans. Chez ces évangéliques, dans ce moment social précis à Nashville, l’accroissement de la diversité provoque de profonds questionnements sur leurs relations sociales avec les personnes qu’ils considèrent comme « Autres ». Nos entrevues avec les membres de Heartridge Church suggèrent que les tentatives de rapprochement ne sont pas nécessairement caractérisées par l’appréciation ou par la célébration de la diversité, mais le sont toujours par une ambivalence éthico-morale. Il apparaît que le projet civique de l’« épanouissement de Nashville » constitue l’horizon commun par lequel nos répondants peuvent imaginer une vie partagée avec les musulmans, mais toujours en réaffirmant leur ambition morale évangélique.

Par contre, nos données montrent que cette ambivalence n’implique pas nécessairement le développement d’une disposition cosmopolite. Il s’agit là d’un constat important. Selon le sociologue José Casanova, la pensée cosmopolite, en voulant décrire un processus universel du développement humain, s’inscrit dans une vision séculariste téléologique qui risque de « unwittingly distort our social scientific analysis »[11] (Casanova 2011 : 255). Afin de démontrer ceci, nous décrirons ici une sélection de recherches mobilisant le concept de « sociabilité cosmopolite » (Glick Schiller et al. 2011), un concept important dans la littérature sur la convivialité. Ce dernier suggère de penser au-delà de la catégorie d’ethnicité dans l’étude des dynamiques socioculturelles en contexte de (im)migration. Bien qu’elle ait permis de poser un regard innovateur sur les communautés religieuses composées de personnes de diverses origines (par exemple, Boucher 2012; Glick Schiller et al. 2011; Meintel 2016), la pensée cosmopolite exerce toujours une influence sur l’encadrement des études et peut imposer certaines limites sur le plan analytique.

Par exemple, dans son étude sur les réseaux transnationaux d’une église évangélique pluriethnique en Allemagne, l’anthropologue Krause (2011) maintient que toute ouverture par rapport à la diversité dans le discours et dans le comportement des membres de l’église est un « effet secondaire » d’une disposition cosmopolite émergente. L’auteure conclut que ce développement cosmopolite est toujours inachevé à cause des limites morales de l’idéologie évangélique, qui « aim[s] ultimately to establish an ideology of irreconcilable differentiation » (ibid. : 421). Dans une autre étude d’églises, Glick Schiller et al. (2011 : 411-412) émettent des conclusions similaires en écrivant que « some forms of openness, such as those constituted by religious discourses, may ultimately depend on developing rhetorics and practices of difference that create new forms of closure ». Comme l’explique Glick Schiller dans un chapitre sur les discours des églises chrétiennes pluriethniques aux États-Unis et en Allemagne (2009 : 143), « [w]e lose important political and conceptual distinctions if we conflate Christian anti-racism and a positive stance towards immigration with cosmopolitanism. Whatever its merits, Christian universality is not a form of human openness ».

Nous sommes d’accord sur le fait que certains discours religieux reproduisent des frontières identitaires et que certains groupes adoptent une posture abrasive par rapport aux autres confessions. Toutefois, nous ne voyons pas la pertinence analytique de conclure que c’est la religiosité en tant que telle et la christianité en particulier[12] qui empêchent de produire un savoir légitime sur l’éthique des relations sociales en contexte pluraliste[13]. Paradoxalement, il semble que la pensée séculariste présupposée du cosmopolitisme, en guise d’« ouverture humaine », peut limiter sa propre capacité à reconnaître la multiplicité des façons dont les gens imaginent et vivent les relations sociales en contexte pluriel.

Tel que discuté plus haut à propos de la convivialité, l’hésitation de la part de plusieurs chercheurs quant au caractère vertueux et universaliste du cosmopolitisme démontre une volonté de s’éloigner des discours normatifs et moralisants. Cependant, l’effort consenti à supprimer la signification éthico-morale du concept risque de minimiser les réflexions distinctives qui sous-tendent différents discours sur les relations sociales. Malgré ces tentatives de penser le cosmopolitisme de façon « neutre », et en vertu d’un ensemble de pratiques et de compétences sociorelationnelles, ce concept demeure ancré dans un monde de valeurs particulier, mais qui pense en termes universels. Comme nous l’avons décrit plus haut, il y a encore des normes cosmopolites dans les conceptualisations des relations sociales en contexte pluraliste. Pensons ici à l’exubérance et la célébration centrale à l’étude de Noble sur les « habitudes cosmopolites » (2013) et au classement de perspectives de Morawska (2014), qui accorde une place privilégiée à l’appréciation de la diversité et à la mise en valeur d’une forme de relativisme universaliste visant à déconstruire toute image hiérarchique du monde social. Par conséquent, l’analyse des discours et des sociabilités non cosmopolites risque d’être encadrée dans une évaluation qui ne saisit pas la différence culturelle et qui, au pire, est moralisatrice. Il est donc essentiel d’éviter ce glissement analytique du descriptif au normatif et l’association intrinsèque entre l’émergence de sociabilités dites pluralistes et l’adoption de valeurs cosmopolites.

Conclusion : les évangéliques peuvent-ils être pluralistes?

Dans cet article, nous avons présenté une réflexion sur les dimensions éthico-morales des relations interreligieuses chez un groupe d’évangéliques à Nashville, ville où l’accroissement de la diversité a provoqué des incidents xénophobes et même de la violence. Toutefois, ces tensions sociales semblent aussi avoir déclenché l’émergence de nouvelles sociabilités visant un genre d’harmonie sociale. Nos répondants ont souligné l’importance de respecter et de reconnaître leurs « voisins musulmans » et de travailler vers un horizon civique commun. Toutefois, comme la mission évangélique constitue toujours la base morale de leur vision, ils prient pour que leurs gestes d’hospitalité persuadent délicatement l’autre de la vertu du christianisme.

Pourtant, au lieu de faire preuve d’un supposé développement éthico-intellectuel vers l’adoption de valeurs cosmopolites, l’engagement interreligieux de nos répondants reste un exercice ancré dans les valeurs évangéliques. Ils embrassent, à différents degrés, l’ambivalence qui accompagne cette mission comme une mise à l’épreuve de leur foi, elle-même constitutive de leur vision de la vie chrétienne authentique. En ce sens, leurs tensions aux plans social et moral ne sont pas nécessairement la marque d’un anachronisme religieux, mais plutôt celle d’un savoir distinct sur les défis sociaux et éthiques de la diversité de nos jours.

Le concept de la convivialité propose de mettre de l’avant la tension et le travail de communication qu’oblige la vie sociale en contexte pluriel. L’utilisation de ce concept sur le terrain a permis aux chercheurs d’apporter des contributions innovantes dans le domaine interactionnel et pragmatique de la rencontre interculturelle, soit en abordant les questions du « où », du « quand » et du « comment » de la cohabitation. Cependant, étudier la question du « pourquoi » présente des défis particuliers qui dépassent l’encadrement cosmopolite du concept. Il faut donc que les chercheurs demeurent attentifs quant au risque d’en venir à des conclusions qui présupposent une orientation cosmopolite (même si elle est « inachevée »). Ce travail implique une réflexion critique qui va au-delà de l’idée selon laquelle l’incommensurabilité des valeurs constitue nécessairement une faiblesse morale ou implique une paralysie éthique irréconciliable avec les conditions sociales des sociétés multiculturelles contemporaines. Autrement dit, il est important de ne pas présumer qu’il existe un conflit inhérent entre les discours religieux et les valeurs dites pluralistes, malgré les tensions éthiques pouvant découler de leur expression.

Comme notre discussion s’engage sur un terrain délicat, il faut préciser que notre critique de la pensée cosmopolite n’est pas une question d’apologétique des discours religieux. Il s’agit plutôt d’un exercice critique qui cherche à tenir compte des préconceptions pouvant s’internaliser dans nos cadres conceptuels et échapper à l’oeil réflexif du regard anthropologique. En effet, il est important de ne pas présumer que les valeurs cosmopolites figurent dans la trajectoire morale de tous. Selon White, si le cosmopolitisme « is not something that happens to people, it is something that people do » (2002 : 681), alors ce n’est pas quelque chose que tout le monde fait ou veut faire, même si les logiques morales de certains groupes ressemblent au cosmopolitisme et aux genres de relations que celui-ci met en valeur[14].

C’est la raison pour laquelle nous proposons une interrogation sur la pensée pluraliste qui permette de penser au-delà de l’évaluation (ou du jugement) des visions religieuses pour enrichir notre compréhension d’autres façons de faire et de penser la rencontre interculturelle/interreligieuse. Et encore, dans ce sens, les futures recherches sur les discours et sur les pratiques des groupes religieux en matière de relations sociales en contexte de diversité devraient considérer les apports potentiels d’un engagement plus fort avec le travail éthique et intellectuel des adeptes religieux que l’on rencontre sur le terrain (Lemons 2018; Mair et Evans 2015; Mautner et Mizrachi 2019; Robbins 2013). Par exemple, au lieu de se concentrer sur l’incommensurabilité en soi et de postuler, d’une perspective étique, la nécessité de surmonter ou d’effacer cette dernière, les études pourraient chercher à comprendre, d’une perspective émique, les différentes façons dont les gens conçoivent la similarité et la différence et les pratiques qu’ils développent pour gérer et négocier les relations sociales avec les personnes qu’ils considèrent « Autres ».