Abstracts
Résumé
Cet article présente l’analyse des résultats d’une étude commandée par le ministère de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion, portant sur les besoins et les enjeux entourant les demandes de terrains confessionnels pour les personnes de confession ou de culture musulmane au Québec. Il ne présente pas d’hypothèse scientifique en soi. Il propose d’abord de considérer les lieux de sépulture comme marqueurs de temporalité et d’intégration. Ensuite, les résultats démontrent un processus de négociation de la norme religieuse de la part des musulmans, entre autres, pour soutenir le deuil. Enfin, l’étude insiste sur l’urgence de considérer très sérieusement le sentiment d’islamophobie vécu et de traiter de l’enjeu des lieux de sépulture dans une optique de citoyenneté active et d’égalité.
Mots-clés :
- Musulmans,
- sépulture,
- islamophobie,
- citoyenneté,
- laïcité
Abstract
This article presents an analysis of results of a study commissioned by the Ministère de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion (Québec) regarding needs arising from the requests by denominational religious institutions for cemetery land allotted to persons of Islamic faith or culture in Quebec. We do not offer a scientific hypothesis. Rather, we propose, to look at places of burial as markers of temporality and integration. The results of the study indicate, among other things, a process of negotiation of religious norms on the part of Muslims so as to support those in mourning. Finally, we emphasize the urgent need for serious consideration of islamophobia as it is actually experienced, along with the necessity of dealing with the issue of the places of burial from the standpoint of active citizenship and equality.
Keywords:
- Muslims,
- burial,
- islamophobia,
- citizenship,
- secularism
Article body
Le droit de la personne est d’avoir le choix d’être enterrée ici dans un cimetière musulman, dans un cimetière multiconfessionnel ou d’être envoyée au pays d’origine. Donc, d’avoir un cimetière est un droit, ce n’est pas un privilège. C’est notre droit et il faut respecter cela. Dès qu’on pose nos pieds ici, on respecte les lois du Québec, on n’est pas privilégiés, mais on sait nos droits aussi. Nous sommes des citoyens à part entière[1]
homme, consultation de groupe, région
Introduction et contexte de la problématique
De manière générale, le climat international est caractérisé par une montée de la xénophobie et de l’islamophobie en particulier (Asal 2017 ; Morgan et Poynting 2012) et par une « droitisation » des idées politiques. Le Québec, quant à lui, n’est pas épargné par ces réalités et a été secoué depuis une dizaine d’années par plusieurs évènements majeurs en lien avec la diversité culturelle et religieuse : la crise des accommodements raisonnables (2008), le Projet de loi no 60 sur la « Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodement » (2014), les attentats à la grande mosquée de Québec (2017) et, plus récemment, l’adoption de la loi no 62 sur la neutralité religieuse de l’État (2017). Cette loi prévoit, entre autres, que les services publics soient dispensés et reçus à visage découvert. Enfin, l’année 2017 a aussi été marquée par l’abolition de la Commission sur le racisme et la discrimination systémique, ainsi que par la fausse nouvelle[2], initiée par la chaîne télévisée TVA, selon laquelle des adeptes d’une mosquée auraient refusé la présence de femmes sur un chantier à proximité de leur lieu de culte. Ces évènements ont suscité dans l’espace public de vives réactions, souvent très polarisées, dont plusieurs critiquant vivement l’idée même d’un Québec raciste, le tout se cristallisant autour des musulmans et surtout des femmes musulmanes voilées. Plusieurs auteurs ont souligné la part de responsabilité des médias et des réseaux sociaux dans le traitement de ces évènements qui ont parfois galvanisé une propagande haineuse à l’égard des musulmans (Nadeau et Helly 2016 ; Potvin 2017, 2010). Il faut noter qu’actuellement, on dénombre environ 3 % de personnes qui sont musulmanes au Québec, ce qui fait de l’islam la deuxième grande religion de la province. En parallèle, il convient de souligner que depuis plusieurs mois des groupes et des groupuscules de droite et d’extrême droite, anti-immigration, affichent de nouvelles légitimité et visibilité (Guay et Dolan 2017 ; Potvin 2017) dans l’espace québécois (ex. : Pegida Québec, La Meute, Remigration, Atalante, Soldats d’Odin, etc.). Dans un contexte de montée et de durcissement du nationalisme québécois, ces mouvements identitaires, racistes et d’extrême droite s’accroissent (Campana et Helly 2018 ; Guay et Dolan 2017). Néanmoins, il existe un grand contraste entre la situation du Québec et celle que vivent d’autres pays comme la France, les pays nordiques et les États-Unis (Guay et Dolan 2017). En effet, les groupes populistes identitaires du Québec sont plutôt nébuleux et sont davantage composés de personnes dans la cinquantaine. Leur rhétorique populiste est « plus différentialiste qu’inégalitaire, cherchant moins à inférioriser un groupe qu’à l’exclure pour conserver une unité culturelle présumée, se défendant ainsi d’être raciste » (Potvin 2017 : 52).
Le sujet de la mort des musulmans se pose dans ce climat sociopolitique particulier et dans un contexte d’islam minoritaire. Au Québec, il y a encore peu d’études qui portent sur ces croisements, contrairement à plusieurs travaux en Europe (voir notamment les écrits d’Aggoun [2006]). Plusieurs conférenciers du Centre interuniversitaire et interdisciplinaire d’études sur les lettres, les arts et les traditions (CELAT) et, spécifiquement, Dimé et Fall (2011) ont fait émerger cette réflexion sur la mort musulmane en contexte d’islam minoritaire. En ces termes, et avec l’affirmation de l’existence d’un islam au Québec, les auteurs soulignaient que des signes montraient « que dans la communauté musulmane, le mythe du retour au pays pour y vieillir et mourir s’estompe » (ibid. : 14). Ces mêmes auteurs relèvent les enjeux d’intégration et de vivre ensemble, compte tenu du fait que ce que « la population francophone d’accueil commence à découvrir avec surprise et angoisse, c’est que cette immigration fait le choix de rester et construit de plus en plus les signes visibles d’un projet de permanence » (ibid. : 15-16). Plusieurs questions émergent alors sur les adaptations nécessaires et les aménagements dans des situations inédites pour les musulmans du Québec.
Nous postulons que cette surprise de la présence permanente est encore bien vivante et tenace quand on s’intéresse aux enjeux entourant la mort en contexte migratoire pour les musulmans. Force est de constater alors que la mort musulmane demeure un impensé de l’immigration et de la citoyenneté du point de vue des politiques et des règlements entourant les lieux de sépulture spécifiquement. Comme nous l’avons suggéré dans les lignes précédentes, ceci ne veut pas dire qu’aucun intellectuel ne s’est penché sur ces enjeux. Nous recourons à la notion d’impensé parce qu’elle permet de ne pas perdre de vue que la citoyenneté n’est pas automatiquement égalitaire ou inclusive. Elle comporte différents angles morts et, par voie de conséquence, différentes formes historiques de sujétion et d’exclusion[3] que ne manque pas d’éclairer à nouveaux frais l’enjeu autour de l’attribution des lieux de sépulture. Rien n’est naturellement égalitaire sur ces enjeux. L’égalité exige trop souvent qu’on la fasse advenir en bousculant les logiques de fonctionnement « naturelles » de nos institutions.
L’étude sur les besoins et pratiques en matière d’attribution et de gestion des lieux de sépulture musulmans au Québec dont il sera question dans le présent article ne peut se soustraire bien évidemment de ce contexte « frileux » et tendu. Elle a été commandée par le ministère de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion (MIDI) à la suite de l’attentat à la grande mosquée de Québec qui a fait six morts et plusieurs blessés en janvier 2017. Cette tuerie perpétrée par Alexandre Bissonnette a constitué une véritable onde de choc dans la société québécoise et est devenue, selon Influence communication, la nouvelle la plus médiatisée sur sept jours : « C’est aussi le dossier qui a fait le plus parler du Québec dans les médias étrangers[4]. » Il est à noter qu’il s’agit de la première fois qu’un attentat contre une mosquée est perpétré en Occident. Cet évènement tragique a mis sur la place publique la problématique de l’islamophobie, d’une part, et la carence de lieux de sépulture pour les personnes de confession musulmane, d’autre part. Ainsi, à l’été 2017, le maire de Québec, Régis Labeaume, annonçait la vente d’un terrain pour établir un cimetière musulman dans l’arrondissement de Sainte-Foy. Cette annonce faisait suite au référendum qui a eu lieu à Saint-Apollinaire en juillet 2017 et qui rejetait la demande d’établir un cimetière musulman sur la Rive-Sud. Précisément, les sépultures musulmanes se répartissent généralement en deux catégories : les cimetières musulmans autonomes, qui disposent de leur propre terrain (cimetière islamique ou musulman), et les carrés musulmans, c’est-à-dire des espaces réservés à l’inhumation de personnes musulmanes dans des cimetières déjà existants et multiconfessionnels. Les choix d’inhumation qui s’offrent aux musulmans actuellement au Québec sont les suivants :
dans un cimetière catholique ;
dans les deux cimetières islamiques de Laval et dans le récent cimetière musulman du sud-est du Québec (coopérative funéraire musulmane) ;
dans les quatre carrés musulmans (Saint-Augustin-de-Desmaures, Laval, Brossard et île de Montréal) ;
dans le pays d’origine (rapatriement).
En 2017, au moment de la rédaction de cet article, il existait donc sept lieux de sépulture musulmans au Québec, principalement concentrés à Montréal et dans sa banlieue. Un projet de cimetière est en cours dans la ville de Québec. Au Canada, il existerait une vingtaine de lieux de sépulture musulmans répartis dans différentes provinces (l’Ontario étant la province qui en compte le plus).
Le projet financé par le MIDI est organisé autour de plusieurs objectifs, dont celui d’établir les besoins des personnes de confession musulmane et les enjeux entourant les demandes d’attribution de terrains confessionnels de la part des musulmans au Québec. Cet article présente l’analyse des résultats de ces besoins et se divise en trois sections. La première présente la procédure méthodologique utilisée pour recueillir les perspectives relatives aux besoins des personnes de confession musulmane ainsi que le portrait des personnes rencontrées. La deuxième partie catégorise les besoins nommés par ces dernières. La stratégie de rédaction se voulant au plus proche du discours des participants, plusieurs extraits de verbatims seront cités pour illustrer chacun des besoins. À la suite de ces deux sections plutôt descriptives, la troisième section, quant à elle, présente trois axes d’analyse portant d’abord sur les sépultures comme marqueurs de la temporalité, de l’intégration et de la citoyenneté des musulmans au Québec. Au coeur de ces enjeux de sépulture, nous verrons ensuite que la négociation de la norme religieuse vient, essentiellement, soutenir le processus de deuil. Enfin, nous insisterons sur l’urgence morale, éthique et politique de traiter les lieux de sépulture musulmans comme un droit citoyen et démocratique légitime.
La conclusion évoque l’altérité musulmane et les enjeux d’exclusion qui y sont sous-jacents, car étant au coeur des débats sur les besoins en matière de sépultures.
Méthodologie utilisée : un processus de consultation et une discussion ouverte
Pour connaître les besoins des personnes de confession musulmane en matière de lieux de sépulture, nous avons procédé à des consultations individuelles et de groupe à Montréal et en région. Sherbrooke et Granby ont été choisies pour des raisons essentiellement pragmatiques (proximité avec Montréal pour les déplacements), mais aussi parce que ces villes sont ciblées par la régionalisation de l’immigration. De plus, Sherbrooke a sa propre mosquée et a déjà essuyé plusieurs refus à ses demandes de terrain confessionnel. Le recrutement s’est fait dans les réseaux et les organismes du milieu, sur une base volontaire et selon un principe d’auto-identification. En ce sens, les participants devaient s’identifier comme étant de confession ou de culture musulmane (les deux n’étant pas mutuellement exclusives), et ce, indépendamment de leur rapport à la pratique religieuse. Nous avons respecté les principes éthiques de base : avant de commencer chaque consultation, nous avons informé les participants de notre obligation et de notre engagement à préserver leur anonymat et la confidentialité de leurs propos. Avec leur accord, nous avons enregistré les consultations à des fins de collecte de données qualitatives et d’analyse thématique. Ces enregistrements ont ensuite été systématiquement détruits.
Les consultations se sont déroulées de mars à mai 2017 à Montréal et en région, spécifiquement à Sherbrooke et à Granby. Au total, 37 adultes ont été rencontrés : 13 hommes et 24 femmes âgés de 24 à 66 ans. Nous avons tenu à diversifier les régions d’origine (Maghreb, Afrique subsaharienne, Europe, Asie, France d’outre-mer [DOM-TOM] et Québec/Canada) et les profils sociodémographiques (statut socioprofessionnel, âge, éducation, durée d’installation au Québec, etc.). Enfin, cinq participants sont des personnes converties à l’islam. Nous avons réalisé les entrevues dans des organismes communautaires, au domicile des participants et dans des endroits publics. Ces personnes voulaient se prononcer sur la thématique de la mort en contexte migratoire. Les axes de discussion, composés de questions ouvertes, s’articulaient autour des préoccupations, des réflexions ou des appréhensions suscitées par l’enjeu du lieu de sépulture et de la mort en contexte migratoire, spécifiquement en contexte d’islam minoritaire. Ainsi, concernant les axes de discussion, nous avons rappelé aux participants que ce projet à remettre au MIDI visait à déterminer les besoins et les préoccupations des personnes s’identifiant comme musulmanes et à discuter de leur rapport à la mort en contexte migratoire.
Les axes de discussion s’articulaient donc autour des questions suivantes :
Qu’est-ce que cet enjeu (autour de la mort et des sépultures) suscite comme réflexion ou appréhension pour vous ?
Cela fait-il partie de vos préoccupations ?
Avez-vous déjà entamé des démarches concrètes (testament, cimetière) par rapport à cette réflexion ?
Votre réflexion en la matière a-t-elle changé depuis que vous êtes ici (au Québec) ?
Quel est le sentiment général que vous avez sur cette question dans le contexte québécois actuel ?
Le fait d’être enterré ici a-t-il une signification particulière pour vous ?
De quoi le débat sur les sépultures musulmanes en contexte québécois est-il, selon vous, l’illustration en ce qui concerne le rapport à l’altérité ?
Des transcriptions et des synthèses ont été faites pour chacune des consultations. Nous avons ensuite procédé à une analyse thématique classique.
Résultats : les besoins identifiés par les participants
Cette partie se divise en deux sections, l’une réservée aux besoins généraux exprimés par les participants et l’autre, aux besoins en matière de sépulture.
Besoins généraux
Les besoins généraux et transversaux à toutes les consultations s’articulent autour de deux aspects : la nécessité de considérer le poids de la représentation négative des musulmans au Québec et le besoin d’information, lié à la méconnaissance de ces derniers, en ce qui a trait à la gestion de la mort au Québec.
En ce qui concerne les représentations véhiculées au sujet des musulmans, il faut insister sur la nécessité de considérer la pluralité des Québécois musulmans dans toute réflexion menée par les décideurs. Les personnes rencontrées souhaitent que les Québécois ainsi que les instances gouvernementales cessent de les percevoir comme « une communauté musulmane » homogène. Les participants exposent bien la diversité existant parmi les musulmans (religieuse, ethnique, générationnelle, etc.) et la nécessité d’en tenir compte dans le discours public. De plus, le sentiment d’être encore considéré comme une « excroissance » de la société québécoise a souvent été nommé. L’évocation de la mort renvoie ainsi inévitablement à la place des vivants et des efforts à déployer pour être considérés comme citoyens à part entière dans la société québécoise, comme le souligne cette femme : « Quelle est notre place dans cette société ? Qu’est-ce qu’on veut de nous ? Jusqu’où on peut aller pour être accepté ? » (femme, consultation de groupe, Montréal[5]).
Les attentats de la grande mosquée de Québec constituent un évènement déclencheur dans les réflexions entourant la perspective de la mort pour les personnes musulmanes rencontrées pour ce projet. Beaucoup d’entre elles ont souvent l’impression qu’elles sont perçues comme un « corps étranger » au sein de la nation et comme portant des demandes indues. C’est comme si des éléments de leur différence devaient être aseptisés et invisibilisés. Comme si la visibilisation de certaines expressions religieuses associées à l’altérité musulmane constituait une sorte d’offense morale. Ce qui objectivement contribue à l’énonciation implicite d’un code de bienséance collective fondé sur le principe selon lequel il conviendrait de s’abstenir de choquer autrui. Ainsi, revendiquer un cimetière serait quelque chose dont on pourrait se passer compte tenu de la façon dont ces demandes sont perçues. Il y a toutefois fort à craindre que cela conforte des discours posant en extériorité constitutive certaines catégories de personnes : celles-ci se trouvant placées en position d’excès ou de « supplément intérieur[6] » du projet national et citoyen.
Ainsi, on a souligné la lassitude d’être l’objet de controverse continuelle, controverse trop souvent véhiculée par les médias. En ce sens, faire apparaître l’enjeu des sépultures sous l’angle du droit et non d’une demande excessive ou d’un privilège demeure un aspect majeur pour toutes les personnes consultées. Les propos de cette femme illustrent ce projet égalitaire : « Les gens qui viennent de s’installer ici ont volontairement quitté leur pays ; ils vivent ici, travaillent ici, donc pourquoi ne peuvent-ils pas se reposer à la fin de leur vie dans leur pays d’accueil ? Après 30 ou 40 ans ici, ils méritent cela » (femme, consultation de groupe, région).
L’exigence de la reconnaissance de la citoyenneté à part entière pour les personnes musulmanes est donc considérée comme une urgence pour les personnes rencontrées. Aussi, une méconnaissance réelle de la gestion de la mort au Québec est ressortie des consultations : « Je ne savais pas qu’il n’y avait qu’un seul cimetière » (femme, consultation de groupe, Montréal) ; « Est-ce qu’on va me mettre dans un cercueil ? » (femme, consultation de groupe, Montréal).
Relativement au constat de méconnaissance entourant la gestion de la mort et spécifiquement des lieux de sépulture, on retient l’importance de relayer l’information sur ce sujet dans les milieux et auprès des citoyens. De nombreuses questions ont surgi lors des consultations : 1) sur les démarches administratives concrètes lorsque la mort frappe (testament, procédures pour le certificat de décès, services et organisation des funérailles, etc.), 2) sur le destin de la dépouille (soins du corps et rituels funéraires), et 3) sur les choix des lieux d’inhumation. La plupart des personnes rencontrées ignoraient la nature et le nombre de lieux de sépulture pour les gens de confession musulmane au Québec. Il convient de nuancer ceci et de préciser que celles qui avaient déjà connu la perte d’un être cher au Québec étaient plus familiarisées avec les démarches et les possibilités s’offrant aux personnes de confession musulmane.
Par conséquent, il y a une réelle pertinence à rendre accessibles l’ensemble des démarches administratives à entreprendre après un décès (que la personne soit inhumée au Québec ou ailleurs), les services ou les entreprises à joindre (maison funéraire, consulat, etc.) et le cadre sociojuridique du Québec concernant les soins, le sort et la mobilité du défunt. Ce manque d’information est corroboré par la littérature sur le sujet (Cheron-Leboeuf et al. 2016 ; Sarenac 2013).
Besoins en matière de sépulture
La typologie des besoins en matière de sépulture prend trois formes : besoin de cimetières musulmans, besoin de carrés musulmans et besoin de rapatriement. Soulignons d’emblée que l’importance d’avoir des lieux de sépulture de proximité, proches de la ville de résidence des endeuillés, est fondamentale pour toutes les personnes musulmanes consultées.
Besoin d’un cimetière de proximité avant tout
Pour certaines personnes, la possibilité d’enterrer son proche à Laval n’était pas une option parce qu’il n’y a aucun lien ou attachement avec Laval [Montréal]. Si ce n’est pas possible d’enterrer la personne dans un cimetière musulman à proximité, elles optent pour le rapatriement
homme, consultation de groupe, région
Les participants ont beaucoup parlé du rôle et du sens d’un cimetière à proximité de leur ville de résidence. Ils ont justifié ce besoin en expliquant que, au moment du décès d’un proche, ils doivent faire face « au vide » qui s’installe immédiatement. Ce sentiment de vide se comblerait, selon eux, avec la visite régulière, presque quotidienne, de la tombe de la personne décédée. La visite du cimetière fait partie du processus de deuil parce qu’elle permet de garder un certain lien avec le défunt. Nos participants ont indiqué que certains rituels sont importants, et si la distance entre leur ville de résidence et le cimetière les empêche de les pratiquer, ils risquent de ressentir de la culpabilité. Ils précisent que si leur proche est enterré au pays d’origine ou dans une ville très éloignée de leur lieu de résidence, ils vivront un double vide : le vide occasionné par la disparition de l’être cher et le vide du lieu de sépulture pour intégrer la perte. La tombe représente aussi le lieu d’expression des émotions douloureuses qui suivent un deuil. Une femme précise en ce sens :
Trois mois après mon arrivée à Sherbrooke, mon mari est décédé. Sa volonté a été d’être rapatrié au pays d’origine ; donc on a fait cela. Mais pour moi, j’ai décidé d’être enterrée ici parce que je vois la difficulté que vivent mes trois filles après le décès de leur père – elles ne sont pas en mesure de visiter sa tombe. Donc, une de mes filles, très souvent, se promène au bord d’un cimetière catholique ; elle prie et pense à son père. Cela lui apporte la paix. Je sais que mes filles auraient souhaité que leur père soit enterré ici
femme, consultation individuelle, région
Enfin, le déplacement vers le cimetière est difficile à assumer à cause des responsabilités quotidiennes (famille, travail, etc.) et de la situation financière, qui ne permet pas toujours de visiter la tombe. Les cimetières de proximité semblent contribuer, selon les personnes rencontrées, à une meilleure « gestion » de la douleur psychologique liée à la séparation qu’entraîne la mort.
Besoin de cimetières musulmans
Selon nos participants, le besoin d’être inhumé dans un cimetière musulman est intimement lié à la diversité québécoise : « Le besoin d’avoir un cimetière musulman vient avec la richesse de la diversité… Dans les trente dernières années, la diversité au Québec a changé parmi les vivants, donc c’est la même chose parmi les morts » (homme, consultation de groupe, région). De manière prégnante, ce besoin symbolise la garantie que les rituels funéraires musulmans seront bel et bien respectés, comme le déclare cet homme : « Je préfère être enterré dans un cimetière musulman, pour pratiquer nos rituels. Tous les rituels prescrits par la religion sont importants, parce qu’il faut suivre la tradition et les règlements que nos ancêtres ont suivis » (homme, consultation de groupe, région).
Besoin de carrés musulmans
Les participants ont aussi exprimé le besoin d’être enterrés à l’intérieur de carrés musulmans. Certains expriment ainsi une volonté de distanciation avec, d’une part, les mosquées (au Québec, ce sont généralement les mosquées et les imams qui sont à l’origine des demandes formelles de cimetières musulmans) et avec, d’autre part, une pratique religieuse qui serait plus « normative » et moins adaptée à leurs propres croyances.
D’autres associent ce choix à une volonté d’intégration (terme à ne pas confondre avec une acception assimilationniste) au Québec et le considèrent comme un bon compromis entre l’enterrement avec les coreligionnaires et l’enterrement dans un cimetière multiconfessionnel : « Moi, j’ai pas besoin de cimetières à Montréal. Être enterré dans un cimetière multiconfessionnel, c’est un signe d’intégration pour moi ! » (femme, consultation de groupe, Montréal). L’argument de la proximité géographique et affective de l’être cher décédé demeure, là encore, l’argument fort de ce choix de type de sépulture[7].
Besoin de rapatriement
Même si le besoin de rapatriement est beaucoup moins ressorti, quelques-uns l’ont mentionné. Ce choix se présente alors comme la promesse de la continuité des rituels musulmans ou encore, le souhait de se rapprocher de la famille et de la parenté déjà enterrées au pays d’origine. Enfin, ce choix peut aussi se faire par défaut et à cause du climat jugé par la plupart des participants comme étant islamophobe au Québec : « Je ne veux pas être enterrée dans un lieu qui aura fait l’objet de controverse [au Québec]. Je ne veux pas que mon enfant entende après ma mort : “on n’en veut pas des musulmans ici !” » (femme, consultation de groupe, Montréal).
En somme, ces principaux résultats exposent l’importance pour les participants de pouvoir choisir librement un lieu de sépulture à leur convenance.
Analyse des données recueillies
Après avoir dressé un portrait descriptif, aussi proche que possible des témoignages des personnes rencontrées, nous proposons dans cette partie un regard analytique sur l’ensemble du matériel recueilli. Nous nous arrêterons sur trois niveaux d’analyse : le premier niveau, politique, souligne que le lieu de sépulture constitue un marqueur de temporalité et, par extension, de la présence et de l’intégration des musulmans au Québec. Le choix de mourir ici, dans la différence, dans une sépulture musulmane, conduit au débat incontournable sur la citoyenneté des musulmans du Québec et sur l’islamité québécoise. Un second niveau d’analyse présente la portée pragmatique des lieux de sépulture et illustre comment la négociation de la norme symbolique et religieuse, en contexte d’islam minoritaire, permet ultimement de soutenir le processus de deuil. Ce constat nous conduit à valoriser la perspective ethnométhodologique utilisée dans le cadre de ce projet. Enfin, un dernier niveau d’analyse étaye l’idée de traiter l’accès à des lieux de sépulture comme un droit citoyen.
La temporalité, l’intégration et la citoyenneté
Le lieu de sépulture comme marqueur de temporalité
Cet enjeu entourant le choix d’un lieu de sépulture traduit à sa façon une volonté délibérée, avec une puissante charge symbolique, de planter une racine pour sa descendance au Québec. La terre d’accueil devient ainsi littéralement sa propre terre, celle où, en s’y inhumant, le corps est retenu pour l’éternité ou, du moins, pour une durée indéterminée et infinie : on quitte la vie, mais pas le Québec… Prendre la décision de se faire inhumer au Québec (et non au pays d’origine) doit être perçu comme une preuve réelle et indéniable d’une volonté de prendre corps dans un pays ou dans une société (Aggoun 2006). Elle est, à la limite, la preuve la plus importante : elle en est même l’ultime exemple. C’est en ce sens que les cimetières sont des marqueurs de temporalité et de pérennisation progressive de l’islam au Québec. Les rencontres organisées autour de ces lieux de sépulture ont par ailleurs permis de comprendre qu’il ne faut en aucun cas postuler une antinomie entre le fait de se considérer comme musulman et celui de se sentir pleinement Québécois. Donc, les lieux de sépulture constituent un symbole fort d’intégration (Chaïb 2003 ; Lathion 2010).
En somme, la vertu politique de ces débats sur les lieux de sépulture tient au fait qu’ils nous obligent à dénaturaliser le rapport mutuel à l’identité, à l’appartenance et à la citoyenneté. Pour le dire autrement, ce débat oblige à historiciser les rapports sociaux et « les données naturelles » comme l’État, la nation ou la mémoire. Ce débat pose donc des questions inédites à des personnes qui ne peuvent plus concevoir leur rapport au Québec dans la logique du provisoire. Cela les oblige à penser le rapport à la descendance et au lieu du deuil. Une islamité québécoise s’inculture et s’invente. Cela doit nous inviter à revoir notre regard sur ces personnes. En effet, le risque est grand d’essentialiser leur présence et, par la même occasion, les institutions qui participent à la production et à la perpétuation d’une altérité posée comme un problème public. Tout ce débat est donc révélateur des contradictions actuelles qui traversent la citoyenneté à cause de différents mécanismes qui tiennent à distance l’égalité effective d’une partie de la population québécoise.
Islamité et québécité : une antinomie constitutive ?
Même si les Québécois de confession ou de culture musulmane que nous avons rencontrés sont majoritairement nés à l’extérieur du Québec, ils s’évertuent, pour la majorité d’entre eux, à trouver un équilibre entre leur appartenance à la société québécoise et leur appartenance à l’islam. Pour certains, ainsi que pour des membres du groupe majoritaire, ces deux appartenances peuvent paraître antinomiques et non complémentaires. Le poids de la variable islamique de leur identité est grandement et indûment amplifié dans les analyses dominantes. Il est pourtant envisageable qu’un musulman s’identifie à un peuple qui n’est pas originellement musulman. Nos rencontres nous ont permis de constater que ce sont là des questionnements que portent les personnes avec intelligence, sincérité et tiraillement, mais qui cheminent graduellement. Un climat de sérénité, moins marqué par l’islamophobie, pourrait en favoriser une synthèse harmonieuse, porteuse de promesses pour l’avenir. Un citoyen dit musulman ne devrait pas avoir à choisir entre sa québécité et son islamité ; ce sont des composantes indissociables de sa richesse identitaire. Le défi est plutôt celui de la synthèse d’appartenances multiples, dont les critères de reconnaissance peuvent paraître interchangeables. Nos entretiens ne permettent pas d’affirmer que les personnes vivent cette pluralité d’appartenances sous le mode de la perte ou de la dépossession. Plutôt, il en ressort l’impression d’une sorte de « malaise » agissant et fécond.
Musulmans et immigrants : la double absence de l’horizon citoyen
Par ailleurs, coupler les enjeux autour des personnes musulmanes à la question de l’immigration, alors qu’un grand nombre d’entre elles sont nées ici, paraît incongru. Si le MIDI continue de traiter le dossier de l’inhumation des personnes musulmanes, des cimetières et des enjeux entourant leur mort, c’est cette étrangeté qui leur est et sera constamment renvoyée. On induit ainsi l’idée que les musulmans sont des immigrants, alors que beaucoup sont nés ici. Plus encore, on suggère une différence anthropologique à travers laquelle le citoyen québécois musulman est perçu comme un corps étranger à la société québécoise. Or, la gestion et l’attribution des lieux de sépulture ont des incidences qui relèvent notamment des mairies, du ministère de la Santé et des Services sociaux, du ministère des Affaires municipales et de l’Occupation du territoire, etc., comme ce qui prévaut d’ailleurs pour le reste de la société.
Une perspective ethnométhodologique qui souligne la négociation de la norme « religieuse » pour soutenir le deuil
La façon dont les rituels funéraires ou la signification de la mort sont abordés au Québec en contexte islamique minoritaire montre que les gens réinventent et adaptent les pratiques, les prescriptions, voire les normes dites religieuses. Ceci devrait nous permettre – et il s’agit là d’une conclusion théorique importante à propos des débats autour de l’altérité musulmane – de sortir des polarisations et même des formes stériles de dichotomie qui se réduisent trop souvent à deux modalités : l’obéissance irréfléchie à la norme et à la règle ou la résistance à celles-ci. Il faut comprendre que les personnes font preuve de recul critique, d’inventivité, voire d’agentivité, pour reprendre un terme prisé actuellement par la théorie féministe postcoloniale. Cela signifie que l’on ne peut postuler a priori du sens ou de la signification de cette adaptabilité et de cette agentivité, car elles relèvent à la fois de la contingence et de rapports sociaux indéterminés qui ne peuvent se reproduire à l’identique. Nous pouvons cependant dire que cette adaptabilité est liée à une constellation d’éléments liés au contexte, aux rapports de force et à la situation individuelle. Ramené aux débats sur les lieux de sépulture, cela doit nous inciter à nous intéresser à la façon dont les personnes résistent aux normes (Mahmood 2015), mais aussi aux différentes façons qu’elles ont de les habiter, de les transgresser et de les réorienter.
Cette adaptabilité et cette réinvention doivent aussi être mieux comprises et expliquées. Il y va de l’importance d’affiner les outils d’analyse à propos des sujets croyants (ou pas) et de leur rapport à la religion, musulmane en l’occurrence. Ainsi, comme l’explique finement la politologue Nadia Marzouki (2008 : 192) en prolongeant le travail de Jean-Noël Ferrié : « plutôt que d’analyser la religion du point de vue général de la contrainte sociale ou de la résistance collective, il serait sans doute plus porteur d’étudier les configurations de l’action de personnes musulmanes en restituant un peu mieux le contexte dans lequel se déploient les enjeux et dans lequel les personnes sont amenées à faire des choix ».
C’est cette approche ethnométhodologique qui permet, selon Marzouki (ibid.), « d’entrevoir des explications plus probantes et informées du fonctionnement des normes religieuses ». Elle ajoute : « il n’est pas possible de déchiffrer des attitudes ou des comportements en se fondant sur des critères extérieurs à ceux auxquels se réfèrent les personnes. Il convient au contraire de décrire des interactions et le sens que donnent les interactants eux-mêmes à leurs discours et à leurs actes ».
Toujours selon Marzouki (ibid.), c’est cette approche qui permet plus rigoureusement de :
[…] décrire la façon dont les personnes construisent le sens de leurs propres actions. Cette perspective, soucieuse de décrire des ethnométhodes, se distingue par son refus de l’abstraction théorisante au profit d’un souci de retour aux pratiques dans leur insertion contextuelle. Ainsi le chercheur n’adopte pas de point de vue ironique, surplombant, extérieur à la situation qu’il étudie, mais tente au contraire de restituer la façon dont certaines significations et certaines manières d’être acquièrent une valeur normative dans un contexte particulier.
C’est à partir d’une telle perspective que les entretiens ont été menés et que nous tentons de décoder le contexte dans lequel les personnes sont amenées à choisir leurs lieux de sépulture et à élaborer la signification et la justification de ce choix. Ainsi, nous pensons, avec Anadon (2013 : 12), que :
[…] tout chercheur engagé doit accompagner son travail de recherche d’une réflexion éthique qui lui permettra de « penser ce qu’il fait et de savoir ce qu’il pense » (Castoriadis 1999 : 95). Cette pratique de réflexion éthique est simultanément épistémologique, politique, pédagogique (Martineau 2007), car à chaque moment de la production des connaissances, à chaque prise de décision, la délibération devra prendre en considération une éthique des droits humains, une éthique de la responsabilité afin de collaborer au projet et à la création d’une société libre et démocratique (Denzin et Lincoln 2011).
En ce sens, à travers leurs témoignages, les participants abordent aussi (et peut-être surtout) les rituels funéraires musulmans dans leur fonction accompagnatrice du deuil. À travers les lieux de sépulture et au-delà de la variable religieuse, le rituel et le soin qu’il apporte sont centraux face à la douleur et à la souffrance vécues par les endeuillés (Rachédi et Halsouet 2017). Le rituel funéraire prend alors son sens dans sa fonction éminemment réparatrice (Molinié 2006). L’argument de la nécessaire proximité des cimetières est un marqueur fort de ces fonctions potentiellement thérapeutiques du rituel funéraire. Plus que la matérialité des sépultures, cet espace des morts est consacré, au sens propre du terme, aux vivants et à la mémoire affective qui les lie aux défunts. Les lieux de sépulture sont aussi des lieux de mémoire visités pour maintenir un lien filial, émotif et identitaire.
Lors de la perte d’un être cher, mais aussi dans les perspectives entourant la mort, le rituel et le choix du lieu de sépulture deviennent les garants du respect de l’idée que l’on se fait de la « bonne mort » chez les musulmans (Chaïb 2000 ; Lestage 2012). Le choix du lieu de sépulture se pose aussi comme un enjeu pour les endeuillés qui souhaitent suivre les principes qui viseront à assurer « la bonne mort » de l’être cher (Aggoun 2006 ; Clavendier 2009). Même les non-croyants ou les non-pratiquants donnent une signification à la ritualisation de cet évènement social qu’est la mort. La variable religieuse, normative, nécessite alors d’être relativisée, puisque dans les faits, les rituels, loin d’être rigides et statiques, sont dynamiques et modulables (Brahami 2011). On assiste alors à des « bricolages » interculturels qui consistent en quelque sorte, d’une part, à négocier les règles mortuaires de la société québécoise dans une optique purement pratique mais aussi, d’autre part, à assouplir la normativité musulmane elle-même pour adapter les règles funéraires religieuses à des situations et à des besoins concrets, tout en demeurant pleinement musulmans (Dimé et Fall 2011). Cet espace de transformation constitue la mise à l’épreuve de l’adaptabilité des musulmans face à la norme, que ce soit celle qui est établie par et pour la société majoritaire ou celle qui est établie par une communauté québéco-musulmane plurielle et fort consciente de la polysémie des textes canoniques qui fondent l’islam. Les carrés musulmans sont un symbole fort et visible de cette adaptation possible puisqu’ils se négocient à l’intérieur d’ententes avec des entreprises québécoises privées, des maisons funéraires prêtes à accueillir l’Autre. Ces dernières constituent d’ailleurs des interfaces privilégiées, véritables « médiateurs interculturels », entre les systèmes de la société majoritaire et ceux des minorités. Ces initiatives, encore timides, restent du domaine privé alors que plusieurs de nos participants souhaiteraient que le gouvernement québécois assume la responsabilité de la gestion de la mort et des lieux de sépulture.
De l’urgence morale, éthique et politique de traiter des lieux de sépulture musulmans comme un droit citoyen et démocratique légitime
À la suite de cette première étape de consultation, nous pensons que le sentiment d’islamophobie rapporté par la plupart des participants doit être sérieusement pris en compte par les autorités gouvernementales. Le traitement de cet enjeu donne à croire que ce besoin de sépulture semble imprévu et traduit une réelle absence de perspective d’intégration et d’équilibre citoyen. Un enjeu d’une telle importance doit être traité dans une optique égalitaire. Il paraît important, pour les personnes rencontrées, que le gouvernement du Québec envoie un message clair à la population quant à la façon de mener cette discussion publique, c’est-à-dire que ce débat se mène avec les premiers concernés, que l’on n’élude pas la réalité de l’islamophobie, l’existence de ce rejet, cette peur ou cette haine qui est validée par les méthodes et les outils scientifiques les plus rigoureux : bases de données, statistiques, enquêtes qualitatives, testing.
La perspective égalitaire qui préside aux fondements des institutions et de l’État doit se traduire en actes effectifs. Il faut donc mener le débat sur les cimetières dans une optique égalitaire et de défense de droits, mais aussi penser la combinaison de ces droits avec les représentations et les pratiques. Cela demande notamment que l’on s’attarde aux représentations et aux dynamiques d’exclusion vécues au quotidien par les personnes de confession musulmane au Québec.
Aussi, nous avons vu combien le besoin fondamental de lieux de sépulture musulmans repose sur une symbolique forte autour du processus du deuil. En somme, tel que l’expriment les participants, tout se passe comme si le besoin de rites funéraires ancrés dans l’une des multiples déclinaisons de la tradition musulmane était un appel au « mieux vivre ensemble ». Pour les Québécois musulmans, que l’on pose des obstacles à leurs rites funéraires peut être vu comme un signe de discrimination et d’islamophobie mortem et post-mortem, un signe de rupture visant le « mieux vivre ensemble ». De plus, rappelons que l’inhumation et tout ce qui est lié à la question des cimetières continuent en grande partie à relever de l’Église, du fait de la réalité historique québécoise, comme cela a été illustré par une série de textes législatifs : Loi sur les cimetières catholiques, Loi sur les corporations religieuses. Ce cadre ne facilite pas les demandes de terrains confessionnels de la part des musulmans. En ce sens, il nous semble important de rappeler que le rapport aux lieux de sépulture est aussi à mettre en corrélation avec le régime de laïcité. Cela ressortait clairement des échanges avec les personnes rencontrées. En somme, le modèle québécois de laïcité est en quelque sorte une forme de compromis historique entre l’Église et l’État. Et il se trouve que les enjeux entourant l’inhumation des personnes de tradition musulmane nous invitent à comprendre que d’autres parties de la société n’ont pas pris part à ce pacte laïque. Ainsi, l’on comprend un peu mieux en quoi les musulmans sont demandeurs de laïcité, au sens d’un traitement égalitaire, soit le sens premier de ce principe. Objectivement, cela signifie qu’il n’y a pas de laïcité en soi mais seulement des régimes de laïcité et que ceux-ci comportent des formes impensées de problèmes non résolus ou de conflits sociaux refoulés. À défaut, on court le risque de voir s’accentuer la divergence ou l’antagonisme latent entre ceux pour qui la laïcité constitue une forme d’absolu à défendre (et qui s’engagent à la défendre par des moyens qui souvent consolident des privilèges) et ceux qui y voient un instrument démocratique parmi d’autres et qui se posent la question à savoir comment en préserver les principes et les idées fortes tout en l’élargissant et en l’adaptant pour faire place aux « sans parts » du pacte laïque, pour reprendre l’expression de Jacques Rancière (1995) dans son livre intitulé La mésentente. Il faut donc poser cet enjeu en termes de démocratisation du pacte laïque et dans une perspective de citoyenneté active consistant à exclure l’exclusion. Il y a ainsi une constante oscillation entre les avancées et les reculs de la citoyenneté, tout comme de la discrimination. Donc, il n’y a pas de progrès garanti, pas de fatalité non plus. Celle-ci doit être une préoccupation constante.
C’est en ce sens que l’enjeu des lieux de sépulture présente une portée démocratique de lutte à l’exclusion et d’élargissement de la citoyenneté au sens actif. Nous préférons parler de citoyenneté active pour insister sur une idée fondamentale, à savoir que la citoyenneté comporte toujours une part constitutive d’imperfection et d’inachèvement. En somme, la portée constituante de la citoyenneté tient à sa référence originaire à la contestation et au conflit (Balibar 2001). Ceci signifie qu’elle n’est rien d’autre, en substance, que le processus de son acquisition, de son actualisation et de ses réinventions. En ce sens, elle est toujours en devenir.
Conclusion : de quoi ce débat sur les lieux de sépulture musulmans est-il l’enjeu ?
Cette étude dresse un portrait descriptif des besoins des personnes de confession musulmane installées au Québec. Celles-ci ont été rencontrées dans le cadre d’une des premières étapes d’un projet financé par le MIDI en 2017. Lors de ces rencontres, nous avons pu définir trois types de besoins : de cimetières musulmans, de carrés musulmans et de rapatriement. L’analyse a dégagé des enjeux forts, dont la nécessité d’interpréter le choix de mourir ici en contexte d’islam minoritaire comme un symbole d’intégration et le témoignage d’une islamité et d’une québécité qui lui soit indissociable. Le citoyen québécois musulman ne doit donc pas être perçu comme une excroissance de la société québécoise. Aussi, en faisant éclater la prédominance de la variable religieuse, nous pouvons, entre autres, considérer les rituels funéraires musulmans (dont les lieux de sépulture constituent une partie) dans leur fonction accompagnatrice du deuil.
Appendices
Notes
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[1]
Extrait du discours d’un homme de confession musulmane rencontré dans le cadre du projet de recherche financé par le ministère de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion (MIDI).
-
[2]
« La fausse histoire de la mosquée », Yves Boisvert, La Presse+, édition du 15 décembre 2017. https://www.lapresse.ca/debats/chroniques/yves-boisvert/201712/14/01-5147219-la-fausse-histoire-de-la-mosquee.php [consulté le 15 décembre 2017].
-
[3]
C’est ce qui fera dire à Abdelmalek Sayad qu’il faut la complicité du politique et de la politesse pour qu’opère pareille exclusion : du politique, parce qu’il assure le monopole du politique exclusivement aux nationaux ; de la politesse ou de la neutralité politique, qui est aussi une neutralité éthique, parce qu’elle interdit à qui n’est pas du lieu (c’est-à-dire le non-national) d’intervenir dans la vie politique propre aux maîtres de céans, toute intervention en la matière ne pouvant apparaître que comme désordre, perturbation, voire subversion. À ce sujet, voir Sayad (2006 : 19-20).
-
[4]
http://www.influencecommunication.com/content/etat-de-la-nouvelle-bilan-2017.
-
[5]
La stratégie de citation utilisée permet d’anonymiser les participants.
-
[6]
Sur cette notion de supplément intérieur comme composante du nationalisme, voir Balibar (1997).
-
[7]
Ce qui permet à tout le moins de dire que les gens se projettent dans l’avenir de la société québécoise. À première vue, cela permet de rompre avec la logique du provisoire. Les personnes qui enterrent leurs êtres chers ici savent que ce choix implique une rupture avec l’idée d’un retour, même éventuel. On pourrait dire que c’est par de tels processus que se génère l’idée de générations successives « d’immigrants ».
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