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Introduction

En Occident, les hommes gais et bisexuels consomment plus, et une plus grande variété, de substances psychoactives (SPA) que les hommes hétérosexuels (Bourne et al., 2015 ; Lépine, 2011 ; Keogh et al., 2009, Mackesy-Amiti, Fendrich et Johnson, 2009). Ces consommateurs présentent certains profils particuliers, dont la polyconsommation (Halkitis, Palamar et Murkherjee, 2007 ; Hickson, Bonell, Weatherburn et Reid, 2010 ; McCarty-Caplan, Jantz et Swartz, 2013 ; Myers et al., 2004 ; Patterson, Semple, Zians et Strahdee, 2005), la consommation associée à la sexualité (Folch, Esteve, Zaragoza, Munoz et Casabona, 2009 ; Myers et al., 2004 ; O’Byrne et Holmes, 2011) et la consommation de grandes quantités en peu de temps (binge) (Buffin et al., 2012 ; McKay, McDavitt, George et Mutchler, 2012). Bien que, comparativement aux autres consommateurs de SPA, les hommes gais et bisexuels soient davantage enclins à présenter une consommation à risque (Buffin, Roy, Willimas et Winter, 2012 ; Lépine, 2011), la littérature actuelle ne permet pas de conclure clairement que leur consommation est toujours plus problématique, en termes de diagnostic d’un trouble d’utilisation de substances (Lépine, 2011 ; Mackesy-Amiti, Fendrich et Johnson, 2008). Cela pourrait s’expliquer en raison des différences dans la façon de mesurer la consommation problématique (Lépine, 2011) ainsi que dans la manière d’évaluer les méfaits de la consommation de drogues (Keogh et al., 2009). Cependant, si on se rapporte à la littérature sur les risques de la polyconsommation (Goyette et al., 2018 ; McCarty-Caplan, Jantz et Swartz, 2013) et à celle sur les liens entre la consommation de SPA et les comportements sexuels impliquant des risques d’infection au VIH et aux autres infections transmissibles sexuellement et par le sang (ITSS) (Bonell et al., 2008 ; Elam et al., 2008 ; Kurtzs, 2005 ; O’Byrne et Holmes, 2011 ; Purcell, Moss, Remein, Woods et Parsons, 2005 ; Purcell, Parsons, Halkitis, Mizuno, et Woods, 2001), on constate que la consommation de SPA peut entraîner des méfaits importants chez les hommes gais et bisexuels.

Selon la littérature, certains aspects associés à ce que nous appellerons ici le vécu homosexuel influencent la consommation de SPA, notamment : l’homophobie intériorisée (culpabilité, honte, refus en lien avec sa propre orientation sexuelle) (Borillo, 2000 ; Hequembourg et Dearing, 2013) ; la stigmatisation et l’homophobie sociale (Rosario, Schrimshaw, Hunter et Gwadz, 2002 ; Stall et al., 2001) ; le processus de coming out ; les difficultés associées à la parentalité ou au deuil de celle-ci (Rosario, Schrimshaw et Hunter, 2009 ; Rosario, 2008 ; Rosario, Schrimshaw et Hunter, 2004 ; Stall et al., 2001), la présence importante d’alcool et de drogues dans certains espaces de socialisation (Keogh et al., 2009 ; Stall et al. 2001) ainsi qu’une plus grande tolérance vis-à-vis de la consommation dans ces milieux de socialisation (Cochran, Grella et Mays, 2012).

Plusieurs chercheurs se sont intéressés aux facteurs qui influencent la consommation de SPA chez les personnes de minorités sexuelles. Ces études s’intéressent pour la plupart à des sous-groupes particuliers (ex. : jeunes) (Clatts, Goldsamt et Yi, 2005) ou à quelques dimensions spécifiques du vécu homosexuel, notamment les comportements sexuels à risque chez les hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes (HARSAH) (Beddoes, Sheik, Pralat et Sloman, 2010 ; Clatts, Goldsamt et Yi, 2005 ; Grov, 2012 ; Halkitis et al., 2011 ; Jerome, Halkitis et Siconolfi, 2009 ; Mimiaga et al., 2010 ; Myers et al., 2004 ; O’Byrne et Holmes, 2011) et la consommation de certaines substances chez un groupe particulier (Colfax et al., 2005 ; Gorman, Nelson, Applegate et Scrol, 2004 ; Palamar et Halkitis, 2006), notamment la méthamphétamine chez les HARSAH (Braine, Van Sluytman, Friedman et Des Jarlais, 2011 ; Dew, Elifson et Sterk, 2007 ; Green et Halkitis 2006 ; Halkitis, Fischgrund et Parsons, 2005 ; Kurtzs 2005 ; Rhodes et al., 2007). Les études s’intéressant aux trajectoires addictives et aux liens éventuels avec l’orientation sexuelle sont rares (Marshal, Friedman, Stall et Thompson, 2009 ; Marshal et al., 2012 ; Talley, Sher et Littlefield, 2010 ; Talley, Tomko, Littlefield, Trull et Sher, 2011) et celles ayant étudié des trajectoires d’un point de vue qualitatif le sont encore plus (Lankenau, Clatts, Welle, Goldsamt et Gwadz, 2005 ; LeTalec, 2013). Ainsi, les différentes dimensions du vécu homosexuel et leurs interrelations avec les différents moments de la trajectoire addictive, notamment du point de vue des acteurs eux-mêmes, demeurent très peu étudiées.

Définition des concepts utilisés

Dans cet article, le concept de vécu homosexuel s’inspire du cadre théorique sur les Trajectoires du développement de l’orientation sexuelle (Life Course Development of Human Sexual Orientation), (Hammack, 2005). Le but de ce cadre théorique est de conceptualiser le processus de prise de conscience et d’acceptation de l’orientation sexuelle. Ce cadre suggère que pour comprendre le développement de l’identité relative à l’orientation sexuelle, il est essentiel de comprendre les aspects tant culturels que personnels du développement de l’individu. Ainsi, nous définissons le vécu homosexuel comme une trajectoire psychosociale et comportementale dynamique pouvant mener au développement de l’identité homo/bisexuelle. Cette trajectoire est influencée par le contexte social et culturel dans lequel l’individu évolue. De façon plus opérationnelle, nous avons abordé avec les participants à l’étude différents jalons de leur vécu homosexuel, dont leur prise de conscience de leur attirance envers des personnes du même sexe, leur acceptation – ou leur non-acceptation – de leur orientation sexuelle, leur identification – ou leur non-identification – à la sous-culture gaie, leur socialisation et leur rencontre des pairs, ainsi que l’affirmation de leur orientation sexuelle et le dévoilement de celle-ci aux membres de leur entourage. Précisons que contrairement au cadre théorique proposé par Hammack (2005), pour des raisons pragmatiques, le concept de vécu homosexuel que nous proposons ne se penche pas sur les facteurs biologiques à la base du désir sexuel. Nous croyons que ce choix s’imposait, car le concept de vécu homosexuel proposé tient compte davantage de la prise de conscience et du développement identitaire. De plus, le vécu homosexuel n’est pas conceptualisé ici comme un processus linéaire, mais dynamique.

Le concept de trajectoire addictive désigne le parcours de consommation problématique de substances, qui inclut les caractéristiques de l’individu comme l’orientation sexuelle, les substances consommées et le contexte de consommation, dont l’initiation, ainsi que les périodes d’utilisation et d’abstinence (Brochu, Patenaude, Landry et Bertrand, 2014 ; Brochu, 2006). L’influence du réseau social et des proches constitue un enjeu majeur dans toutes les étapes de la trajectoire addictive, dont son initiation et ses variations (Brochu et al., 2014). En ce sens, pour les individus qui présentent une consommation problématique de substances, les relations significatives peuvent moduler leur trajectoire addictive en matière d’initiation à la consommation, comme sur le plan de l’augmentation ou de la diminution de la consommation (Brochu et Parent, 2005 ; Brunelle, Brochu et Cousineau, 2005). Les substances consommées peuvent également moduler les trajectoires addictives, notamment en ce qui a trait à l’aggravation du problème de consommation et aux résultats des thérapies (Hallastone, 2006). La notion de trajectoires addictives implique une dimension dynamique à laquelle peut s’ajouter la notion de chronicité et qui tient compte des services que les personnes reçoivent au cours de leur parcours ainsi que l’influence de ceux-ci sur sa consommation de SPA (Hser, Longshore et Anglin, 2007).

Les types de consommation de SPA

La consommation de SPA peut être classifiée en quatre types. Le premier type, la consommation expérimentale, réfère à l’utilisation d’une SPA par curiosité. Dans ce cas, la personne est susceptible, ou non, de l’utiliser de nouveau (Tremblay et Blanchette-Marin, 2009). Le deuxième type est la consommation à risque, qui apparaît lorsque la personne dépasse le seuil de consommation au-delà duquel des risques pour la santé sont connus (Tremblay et Blanchette-Martin, 2009). Le troisième type est la consommation problématique, qui survient lorsque la personne présente des problèmes découlant de sa consommation (Tremblay et Blanchette-Martin, 2009). Enfin, le quatrième désigne le trouble lié à l’usage de substances (American Psychiatric Association, 2013). Pour cette étude nous avons retenu uniquement des personnes ayant une consommation problématique de SPA.

Objectif

Dans l’optique de développer des interventions en toxicomanie adaptées à la réalité des hommes gais et bisexuels, il est important de comprendre comment s’articulent le vécu homosexuel et les trajectoires addictives. C’est ce que propose cette étude dont l’objectif est de décrire et de comprendre les interrelations entre diverses dimensions du vécu homosexuel et les trajectoires de consommation de SPA chez les hommes gais et bisexuels.

Méthodologie

Devis et perspective théorique

Cette étude qualitative descriptive (Cooper et Endacott, 2007 ; Sandelowski, 2000) repose sur une perspective interactionniste symbolique. Pour l’interactionnisme symbolique, les comportements humains s’inscrivent dans les interrelations entre les individus et se modulent à travers elles. Ainsi, le sens que les individus donnent à leurs actions et, par conséquent, les actions elles-mêmes sont en constante évolution (Blumer, 1969 ; Le Breton, 2008 ; Strauss, 1993). Outre la perspective interactionniste, cette étude s’appuie sur le concept de trajectoires addictives, qui se composent de moments tels que l’initiation à la consommation et les périodes de variation de celle-ci. Ces trajectoires sont dynamiques et s’inscrivent dans le contexte socioculturel et historique dans lequel l’individu évolue (Hser, Longshore et Anglin, 2007). Il est important de noter que cet article ne se penche pas sur des trajectoires de vie, mais plutôt sur les jalons du vécu homosexuel et les trajectoires addictives.

L’expérience de la consommation de SPA et le vécu homosexuel s’inscrivent dans le cadre des trajectoires modulées par diverses transitions et teintées par l’interaction entre les acteurs et leur environnement. Pour Kaufman et Johnson (2004), l’interactionnisme symbolique constitue une perspective théorique appropriée dans les études concernant les gais et lesbiennes considérant la complexité des enjeux entourant les comportements sexuels et les effets de la stigmatisation sociale sur ces groupes minoritaires. Le recours à l’interactionnisme symbolique dans le domaine de la toxicomanie s’appuie principalement sur le fait que cette approche est utile pour étudier les comportements des groupes sociaux marginalisés et la façon dont ces comportements interagissent avec les contextes socioculturels dans lesquels les individus évoluent. La consommation de SPA pourrait être vue, dans certains cas, comme une stratégie visant à faire face aux difficultés associées à l’acceptation de l’orientation sexuelle ou à la stigmatisation sociale vécue par les membres des minorités sexuelles. Puisque nous avons recours au concept de trajectoire addictive (Hser, Longshore et Anglin, 2007), lequel s’inspire de celui de trajectoire de maladie chronique (Strauss, Fagerhaugh, Suczek et Wiener, 1985), et que ceux-ci tiennent compte des interactions entre les individus et leur environnement, dont l’organisation du système de soins, l’interactionnisme symbolique constitue une perspective pertinente pour cette étude.

Échantillonnage et recrutement

Un échantillonnage théorique a été constitué (Patton, 2002). Les variables stratégiques choisies au départ pour diversifier l’échantillon étaient d’avoir utilisé des services en toxicomanie ou d’avoir utilisé des services pour des personnes de minorités sexuelles. Compte tenu du caractère itératif de l’étude, les variables stratégiques ont varié au cours de celle-ci (Fortin, Côté et Filion, 2006 ; Strauss et Corbin, 1998). Ainsi, au fur et à mesure que la collecte de données avançait, des efforts ont été effectués afin de recruter des participants plus jeunes et ne fréquentant pas le milieu de socialisation gai. Ces variables stratégiques ont permis d’atteindre une diversification de l’échantillon sans pour autant compromettre l’atteinte de la saturation empirique, c’est-à-dire lorsque les entrevues n’apportent plus d’informations qui justifient la poursuite de la collecte des données (Pires, 1997). Quant aux critères de sélection, ils étaient de s’identifier comme gai ou bisexuel, d’avoir eu un ou des rapports sexuels avec un autre homme dans la dernière année, d’avoir une consommation problématique de SPA, d’être âgé de 18 ans et plus, de s’exprimer en français, d’être né au Canada et de résider dans le grand Montréal (Québec, Canada).

Afin de faciliter l’identification et le recrutement d’une population difficile à rejoindre, une collaboration a été établie avec deux organismes communautaires impliqués auprès de la population cible à Montréal. Le recrutement dans le cadre de cette étude s’est effectué de deux façons : 1) via les organismes communautaires collaborateurs, dont le rôle était de distribuer un dépliant explicatif de l’étude ainsi que d’en diffuser la version électronique sur leur site Internet ; 2) par l’entremise d’annonces publiées dans un magazine destiné aux personnes de minorités sexuelles, un hebdomadaire ciblant la population générale et un quotidien distribué gratuitement dans le réseau de transport public montréalais. De plus, l’intervieweur demandait à chaque participant de parler de l’étude aux personnes susceptibles de s’y intéresser.

Instruments de collecte des données

Le principal moyen de collecte des données était des entretiens semi-dirigés, lesquels duraient approximativement 1h30 et étaient enregistrés dans un format audionumérique. Le guide d’entretien était composé de questions ouvertes portant sur les trajectoires addictives et le vécu homosexuel. Concernant les trajectoires addictives, les participants devaient décrire les différents moments de leur consommation : l’initiation, le maintien et les variations de celle-ci, en tenant compte de la nature dynamique de cette trajectoire. Ils devaient rapporter autant les aspects personnels qu’interpersonnels ayant eu une influence sur leur consommation. Au sujet du vécu homosexuel, les participants devaient aborder : leur prise de conscience de leur attirance envers des personnes du même sexe, leur acceptation – ou leur non-acceptation – de leur orientation sexuelle, leurs moyens de socialisation et de rencontre de pairs, l’affirmation de leur orientation sexuelle et le dévoilement de celle-ci aux membres de leur entourage.

Avant l’entretien, de courts questionnaires étaient remplis. Puisque la consommation problématique de SPA était un des critères de sélection, celle-ci a été évaluée au moyen des questionnaires Détection et évaluation du besoin d’aide-Drogues (DEBA-Drogues) et Détection et évaluation du besoin d’aide-Alcool (DEBA-Alcool) (Tremblay, Rouillard et Sirois, 2001). Ces questionnaires ont pour but d’évaluer la gravité de la consommation d’alcool ou de drogues et d’orienter les personnes au service adéquat en fonction de la gravité de leur consommation. Ils se composent d’échelles validées, dont la version française du Severity of Alcohol Dependence Data (Raistrick, Dunbar et Davidson, 1983) pour le DEBA-Alcool et de la version française du Severity of Dependence Scale (Gossop et al., 1995) pour le DEBA-Drogues. Les versions françaises de ces échelles ont été développées par Tremblay (1999a,b). Le DEBA-Alcool et le DEBA-Drogues étaient complétés une première fois au téléphone lors du premier contact avec les participants. Seulement trois participants ont été exclus parce que leur consommation n’était pas considérée problématique. Une vérification des DEBA (alcool et drogues) était effectuée de nouveau avant le début de l’entrevue. À ce moment, aucun participant ne fut exclu. Nous avons décidé d’effectuer une mesure objective de la consommation problématique de substances, car la littérature suggère que les HARSAH sous-évaluent la gravité de leur consommation et ne se reconnaissent pas comme des consommateurs de substances (Keogh et al., 2009). Afin de caractériser davantage les participants, un questionnaire sociodémographique a été rempli. Il comportait des questions relatives à l’âge, le statut conjugal, le niveau de scolarité, le revenu et le statut VIH auto-rapporté. Le projet a été approuvé par le Comité d’éthique de la recherche en santé chez l’humain du Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke. En outre, les prénoms associés aux extraits présentés dans cet article sont fictifs.

Stratégies d’analyse

Les entrevues ont été retranscrites intégralement et leur contenu a été soumis à une analyse thématique au fur et à mesure que la collecte des données avançait. Cette méthode d’analyse itérative a permis d’ajuster la collecte des données en fonction des observations du terrain (Miles et Huberman, 2003). Une grille de codification mixte a été utilisée, c’est-à-dire qu’une liste de codes correspondant aux thèmes d’entrevue a été créée tout en intégrant de nouveaux codes correspondant aux thèmes émergents observés (Miles et Huberman, 2003). Ces codes ont été attribués à des unités de sens qui ont été regroupées par la suite en ensembles thématiques. Pour chacun de ces ensembles thématiques, un résumé des points saillants a été rédigé et discuté entre les auteurs afin d’obtenir un consensus (Laperrière, 1997). Les jalons des trajectoires addictives et du vécu homosexuel ont servi de fil conducteur dans la rédaction des résumés des ensembles thématiques. Ceux-ci ont ensuite été analysés afin d’identifier certaines caractéristiques, dont la récurrence, la divergence, la convergence et la complémentarité (Miles et Huberman, 2003 ; Paillé et Mucchielli, 2008), et ce, dans le but de dégager des dimensions permettant de caractériser le lien entre le vécu homosexuel et les trajectoires addictives. Afin d’augmenter la crédibilité de l’étude, 4 des 35 entrevues choisies au hasard ont été co-codifiées (Miles et Huberman, 2003 ; Van der Maren, 1996). Le processus d’analyse a été effectué à l’aide du logiciel NVIVO 9.

Il est important de noter que nous avons analysé les interrelations entre les principaux jalons du vécu homosexuel et ceux des trajectoires addictives. Il ne s’agit donc pas des analyses de trajectoires de vie. De plus, nous ne rapportons dans cet article que les jalons du vécu homosexuel et des trajectoires addictives qui, selon les participants, étaient interreliés.

Résultats

Caractéristiques des participants

Les participants de cette étude étaient âgés en moyenne de 46 ans, la majorité était célibataire et plus des deux tiers avaient eu des relations sexuelles uniquement avec des hommes au cours de la dernière année. Une proportion importante (42,8 %) de l’échantillon était séropositif au VIH (voir tableau 1).

Tableau 1

Données sociodémographiques

Données sociodémographiques

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En ce qui a trait au profil de consommation de SPA, la majorité des participants avait une consommation problématique de drogues, alors que la consommation problématique d’alcool uniquement était moins présente dans notre échantillon. Il est important de noter que 8,6 % des participants avaient à la fois une consommation problématique d’alcool et de drogues (voir tableau 2).

Tableau 2

Profil de consommation problématique

Profil de consommation problématique

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Lorsqu’il était question d’identifier la substance qui leur causait des problèmes, ou des préoccupations, ce sont la cocaïne et le cannabis qui étaient identifiés par la majorité des participants (voir tableau 3). Soulignons que 14,7 % de l’échantillon rapportait avoir un problème de consommation des stimulants autres que la cocaïne. C’est dans cette catégorie de substances qu’était classée la méthamphétamine (crystal meth).

Tableau 3

Substances consommées

Substances consommées

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Les liens observés entre les difficultés relatives à l’acceptation de l’orientation sexuelle et les différents jalons des trajectoires addictives

Dans cette sous-section, nous verrons que les difficultés relatives à l’acceptation de leur orientation sexuelle, par les participants eux-mêmes ou par leur entourage, modulent différents jalons des trajectoires addictives, notamment l’initiation à la consommation, l’augmentation ou la diminution des quantités consommées.

Certains participants voient des liens étroits entre leur initiation à la consommation et la découverte de leurs désirs homoérotiques et leurs difficultés à les accepter. La quasi-totalité rapporte que ces désirs ont généré chez eux des sentiments de détresse qui les ont menés à la consommation. Dans certains cas, en plus de soulager leur détresse, la consommation leur a permis de découvrir et d’explorer leur sexualité homosexuelle.

Quand j’ai eu ma première expérience avec un autre homme, je me suis jugé moi-même, j’ai vécu beaucoup d’angoisse, d’anxiété, rien que d’y penser seulement, sauf que la consommation a accéléré un peu mon expérience face à ça.

Henri, 35 ans

Plusieurs participants, dont certains ayant une longue trajectoire de consommation, rapportent que les épisodes d’intensification de leur consommation de SPA sont associés à différents aspects de leur vécu homosexuel. Les principaux sont les difficultés personnelles liées à l’acceptation de leur orientation sexuelle, le rejet de leur propre orientation sexuelle ou celui qu’ils subissaient de la part de leur famille ou de leur entourage. Cette intensification peut se traduire par une augmentation des quantités consommées, par le recours à des substances considérées par les participants comme plus susceptibles de causer une dépendance, ainsi que par des modes de consommation présentant plus de risques pour la santé, notamment l’injection de SPA.

J’ai fumé ma première cigarette dès l’âge de 12 ans pour fuir les abus sexuels que j’ai vécus et parce que j’avais honte de voir l’orientation sexuelle que j’étais en train de découvrir […] Au début j’avais de la misère, oui j’étais attiré par les hommes, mais j’ai fumé du pot pour oublier ces choses-là un an plus tard je commençais à consommer du LSD, du PCP.

Ethan, 31 ans

Quelques participants rapportent une diminution de leur consommation de SPA lors de l’acceptation de leur orientation sexuelle par eux-mêmes ou par leur entourage. Ces participants sont ceux qui s’étaient initiés aux SPA en raison des difficultés pour accepter leur orientation sexuelle. Cependant, l’acceptation de l’orientation sexuelle ne mène pas toujours à la diminution ou à l’arrêt de la consommation.

Je n’ai pas beaucoup de monde autour de moi, mais ils m’apprécient pour ce que je suis, ils m’acceptent comme que je suis, et puis je me rends compte que plus je les côtoie et moins je suis porté à consommer, moins le combat est présent et moi je m’accepte aussi et plus je m’accepte, moins je consomme, je suis moins porté à la consommation.

Henri, 35 ans

La sexualité, la quête de plaisirs et de sensations et ses liens avec différents jalons des trajectoires addictives

Cette sous-section présente la façon dont la sexualité, les espaces sociosexuels de rencontres, les relations entre partenaires sexuels, la quête de plaisir et les différentes dimensions des trajectoires addictives s’articulent.

Dans plusieurs des cas, les participants souhaitaient explorer davantage leur sexualité en ayant recours au multipartenariat, à la sexualité anonyme ou encore en augmentant la durée et l’intensité de leurs rencontres sexuelles. Pour quelques-uns, le plaisir sexuel à risque était recherché dans le but d’intensifier les sensations, la consommation de SPA facilitant alors l’atteinte de l’expérience désirée par les effets de celles-ci, notamment la désinhibition, l’euphorie, l’énergie et, dans certains cas, l’augmentation de la libido.

À travers la consommation, j’ai eu des relations non protégées et c’est arrivé accidentellement avec la crise de panique en me disant : qu’est-ce que j’ai fait ? Tranquillement pour me rendre compte que c’était ce que je voulais : avoir des relations non protégées tout le temps […] ce qui fait en sorte que rapidement j’ai embarqué dans un réseau de baise sans condom.

Arthur, 43 ans

Certains espaces de socialisation sexualisés tels que les saunas et des événements festifs de la communauté gaie ont été décrits par comme propices à la consommation et à la découverte des nouvelles substances. Plusieurs disent s’être initiés aux SPA dans l’un de ces espaces ou encore ont découvert d’autres SPA ou nouveaux modes de consommation. Ces espaces favorisent également la rencontre d’autres consommateurs et la création de réseaux sociaux et sexuels. Ces réseaux sont constitués souvent de personnes qui consomment et qui ont des rapports sexuels ensemble. Ils favorisent également la rencontre de fournisseurs de SPA. Dans ces contextes, la consommation se fait davantage en groupe. Pour une bonne partie de ces participants, la consommation est vue comme un moyen leur permettant d’augmenter leur plaisir sexuel.

C’est dans la dernière année que j’ai vraiment commencé à consommer de façon plus régulière de la drogue […] C’était lié aux sorties dans les clubs, les sex-clubs, c’était tout le temps lié à un contexte sexuel en fait […] Il y a tout un cercle d’amis autour de ça, de la consommation.

Damien, 28 ans

Plusieurs participants considèrent que la consommation dans le milieu gai, notamment dans des espaces sexualisés tels que des saunas et des sites Web de rencontres, est banalisée, voire encouragée, ce qui contribue au maintien ou à l’intensification de la consommation chez certains d’entre eux. Dans le cas des saunas, une grande partie des participants rapportent avoir consommé sur place et, dans certains cas, s’y être procuré des SPA.

Dans le milieu gai, les occasions sont assez fréquentes […] À un moment donné, c’est en gardant les contacts avec les personnes que tu sais qu’elles en ont, là tu cherches, tu vas vers ça à un moment donné.

Damien, 28 ans

Chez les participants dont la consommation est associée à des pratiques sexuelles perçues plus intenses, plusieurs rapportent qu’alors que leur consommation s’accentue, leurs pratiques sexuelles deviennent moins fréquentes ou moins satisfaisantes. Dans quelques cas, certains s’isolent et vivent leur sexualité à travers des pratiques masturbatoires.

Maintenant c’est autre chose parce que je vois que finalement je suis pas satisfait quand je rencontre quelqu’un et qu’il est question de sexe et de drogues, c’est la drogue qui prend plus le dessus, le sexe il passe à côté quand je suis trop intoxiqué […] la seule chose que je veux, c’est prendre une autre ligne, prendre un autre ecstasy.

Antoine, 40 ans

Dans quelques cas, l’augmentation de la consommation est accompagnée de l’utilisation d’une nouvelle substance, notamment le crystal meth, ou d’un nouveau mode de consommation, particulièrement l’injection. Par ailleurs, l’utilisation d’une nouvelle substance et l’injection sont souvent associées à la fréquentation de saunas. Les participants qui rapportent une transition vers l’injection peu de temps après leur initiation à la consommation ainsi que ceux qui associent la consommation aux pratiques sexuelles rapportent que les quantités consommées ont rapidement augmenté ainsi que leur perception de perte de contrôle de leur consommation.

J’ai rencontré un gars qui lui me l’a injecté [le crystal meth], dans un sauna […] Et moi je suis resté accroché au rush que ça a donné et là le contrôle était plus difficile […] Comme c’était injecté, la puissance était beaucoup plus forte, j’en prenais beaucoup plus en quantité.

Jérémy, 54 ans

Quelques-uns rapportent des habitudes de consommation avec leur partenaire en lien avec leur activité sexuelle. Parmi eux, certains rapportent des moments de diminution et d’arrêt pendant des périodes d’une durée variée, lesquels se sont soldés presque toujours par des rechutes. Les périodes de diminution de la consommation répondent généralement à un constat des problèmes que celle-ci génère et elles s’accompagnent souvent d’un éloignement du réseau de pairs, par l’arrêt de la fréquentation de lieux de socialisation sexualisés ainsi que par une période d’abstinence sexuelle. Pour ce qui est des rechutes, les participants les expliquent par la reprise de contact avec les endroits de sexualité sur place, notamment les saunas, par le désir de continuer à explorer différentes facettes de leur sexualité ainsi que par la rencontre de pairs.

C’est [lorsque je consommais du crystal meth] que j’ai eu mes plus beaux orgasmes, avec des gens complètement disjonctés, des gens qui avaient too much drogues, qui avaient le cerveau complètement à plat […] C’est comme une espèce d’électrochoc qui m’a fait arrêter quelques mois seulement. J’ai recommencé avec des drogues comme le GHB, l’ecstasy et tranquillement pas vite, une fois de temps en temps, pour revenir à tous les week-ends puis après ça rencontrer quelqu’un qui prend du Tina [crystal meth] et rembarquer sur le Tina.

Arthur, 43 ans

Certains participants en processus d’arrêt de leur consommation de SPA mentionnent qu’ils ne sont pas prêts à ravoir des relations sexuelles avec d’autres hommes, car ils associent ce comportement à la consommation. En outre, pour quelques-uns, la diminution de leur consommation coïncide avec la diminution de la fréquentation des saunas ou de personnes avec qui ils entretenaient des relations fondées sur la sexualité et la consommation.

Je ne la vis pas [ma sexualité] parce qu’il y a une déprogrammation à faire, depuis que je suis sorti [de thérapie], à part un gars que je fréquente, j’ai eu 2 relations sexuelles avec ce gars-là, on se connaissait déjà et il n’y avait pas la drogue incluse là-dedans, je ne suis pas encore apte à aller dans un sauna ou à aller vers des inconnus.

Jérémy, 54 ans

Les liens entre la socialisation avec des pairs et les différents jalons des trajectoires addictives

Dans cette sous-section, nous rapportons les liens que les participants établissent entre la rencontre des pairs, les espaces de socialisation, les relations affectives et certains jalons de leur trajectoire addictive.

Plusieurs participants nés en régions semi-urbaines ou rurales rapportent avoir déménagé dans un grand centre urbain afin de vivre plus librement leur orientation sexuelle. Certains d’entre eux se sont initiés aux SPA à leur arrivée dans une grande ville, alors qu’ils faisaient aussi leurs premières expériences homosexuelles. Ils expliquent leur perte de contrôle vis-à-vis de leur consommation par des difficultés liées à l’acceptation de leur orientation sexuelle, en plus d’une mauvaise adaptation à la ville, à la liberté qu’elle leur offrait, au fait d’actualiser leurs désirs homosexuels et/ou à la fréquentation d’autres consommateurs rencontrés dans des espaces de socialisation homosexuelle.

En arrivant à la ville, j’ai essayé ça [le sexe avec des hommes] en plus, je me suis perdu là-dedans, j’étais pas sûr de quel bord j’étais, et ça été aussi quelque chose qui a fait que je fréquentais les places où il y avait beaucoup de consommation […] C’est sûr que l’adaptation, c’est un choc […] Mais il y a eu aussi le côté abondance ici, que tu peux faire ce que tu veux.

Éloi, 38 ans

La socialisation dans le milieu gai peut favoriser l’intensification de la consommation chez certains participants. Dans quelques cas, ces relations influencent le changement des substances consommées et l’utilisation de nouveaux modes de consommation. Ainsi, l’exposition à de nouvelles substances ou modes de consommation entraîne parfois une intensification de la consommation lorsque les personnes adoptent ces nouvelles substances ou ces nouveaux modes de consommation.

Ma consommation a toujours été reliée à mon night life, à ma vie sociale, elle a commencé en 1999-2000 où est-ce que j’ai accompagné un ami dans un rave. À ce moment-là, j’avais juste pris du GH[B] […] puis évidemment, tranquillement pas vite, je développe une certaine habitude.

Arthur, 43 ans

Dans quelques cas, les habitudes sexuelles que les participants entretiennent avec leur partenaire les ont menés à l’augmentation de leur consommation ou à la découverte d’autres substances, notamment dans un contexte sexuel. Dans ce cas, la consommation modulait certaines activités que les participants menaient lorsqu’ils étaient en couple. La consommation étant une activité partagée à l’intérieur du couple.

On a commencé à fréquenter les saunas et en fréquentant les saunas, j’ai retrouvé l’ecstasy et j’ai rembarqué un peu dans ce pattern-là, avec mon chum : lui buvait, moi je prenais de l’ecstasy, mais ça marchait, c’était correct… puis voilà 3 ans là, j’ai commencé à rencontrer le crystal meth dans les saunas.

Jérémy, 54 ans

D’autres rapportent une augmentation de leur consommation à la suite à de ruptures ou de déceptions amoureuses. De façon générale, ces derniers décrivaient leur consommation comme relativement modérée lorsqu’ils étaient en couple. Dans certains cas, les participants rapportaient une intensification de leur consommation afin de faire face à la solitude générée par la séparation. Dans d’autres cas, la consommation à l’intérieur du couple était régulée par les activités du quotidien. Lors de séparations, cette régulation s’effritait, comme le décrit Derek.

On arrivait de travailler, on se faisait à souper, on se faisait un Bloody Mary, un Bloody Caesar, deux, un en préparant le souper, un avant le souper, et une coupe de vin, mais c’était plutôt rare, la consommation n’était pas forte dans ce temps-là. Après, quand on s’est laissé, moi j’ai commencé à aller dans les bars […] Quand je suis tombé tout seul, là j’ai commencé à boire un peu plus.

Derek, 55 ans

Certains participants associent les variations dans leur consommation à leurs relations affectives et sexuelles. D’un côté, plusieurs diminuent leur consommation, ou changent des substances consommées, lorsqu’ils sont en relation avec un partenaire non consommateur ou qui souhaite diminuer/arrêter sa consommation. Ces relations augmentent parfois la détermination de participants à diminuer ou arrêter leur propre consommation.

J’ai déjà eu des chums dans le passé. Eux leur problème était l’alcool, mais ils faisaient les groupes d’entraide 1. Mais ils ne prenaient pas de drogue, moi je faisais les Groupe d’entraide 1, mais je prenais de la dope. Je buvais pas, mais je fumais.

Alex, 62 ans

D’un autre côté, quelques participants ont vécu des épisodes de rechute lorsqu’ils étaient en relation avec un consommateur ou à la suite d’une séparation. Ceux qui étaient en couple avec un consommateur expliquent leurs épisodes de rechute par le fait qu’il était difficile de ne pas consommer alors que leur partenaire le faisait. Ceux qui ont vécu des épisodes de rechute à la suite d’une séparation sont ceux qui avaient diminué leur consommation lorsqu’ils étaient en couple. Une fois leur relation finie, ils ont connu des rechutes soit pour faire face à leur solitude, soit parce qu’ils ont renoué avec des anciennes habitudes.

J’ai recommencé à consommer, ça fait au moins 3 ans […] J’ai rencontré quelqu’un puis après une déception amoureuse, j’ai recommencé à consommer.

Cédric, 47 ans

La façon dont le VIH et ses conséquences sur la santé modulent les trajectoires addictives

En raison de l’importante prévalence du VIH parmi les hommes gais et bisexuels en Occident, cette infection constitue une dimension du vécu homosexuel. Pour quelques participants séropositifs, le diagnostic du VIH ou les conséquences associées à cette infection ont influencé à la hausse leur consommation. En effet, certains rapportaient que la consommation leur permettait de faire face aux difficultés relatives à l’acceptation de leur séropositivité ou à l’acceptation des conséquences de cette infection sur leur santé en général, tel que l’illustre Alexandre.

Il y a un an et demi, j’ai eu une attaque de coeur par rapport [au fait] d’avoir eu le VIH en 2006. Depuis ce temps-là, on dirait j’ai perdu le goût de… alors je consomme, je passe mon temps là-dedans.

Alexandre, 49 ans

Le VIH peut aussi diminuer la consommation des SPA, notamment lorsque les participants observent des effets de la consommation sur leur santé ou sur leur traitement ou lorsqu’ils ont accepté leur condition de santé.

[Ma consommation était] très intense et elle l’était encore plus l’année qui a suivi [le diagnostic de VIH] et un moment donné, je suis rentré en thérapie, parce que j’étais en train de mourir, parce que je ne prenais pas soin de moi, et j’ai commencé mon travail d’acceptation. Quand je consomme, avec le VIH, ma santé décline beaucoup plus vite […] J’ai pas les mêmes capacités, je dois prendre soin de moi.

Henri, 35 ans

Discussion

Les entrevues réalisées suggèrent que les trajectoires de consommation de drogues et le vécu homosexuel chez les hommes gais et bisexuels s’entrecroisent à différents moments : au moment de la découverte et de l’acceptation de leurs désirs homoérotiques ; lors de la rencontre d’un partenaire sexuel/affectif ou dans le cadre d’une relation de couple ; lors de leur expérimentation sexuelle ; dans le cadre de la socialisation dans le milieu gai, notamment dans des espaces de socialisation sexualisés. Nous observons que le lien entre les trajectoires addictives et le vécu homosexuel est plutôt bidirectionnel. En effet, le vécu homosexuel influence les différents moments de la trajectoire de consommation de SPA et cette dernière influence les différents jalons du vécu homosexuel.

La consommation de SPA a permis à certains participants de découvrir la sexualité avec un partenaire du même sexe. En ce sens, la consommation était vue comme un « facilitateur » leur permettant « d’affronter » des désirs avec lesquels ils n’étaient pas à l’aise. Dans un but similaire d’acceptation, quelques participants ont eu recours à la consommation afin de gérer les émotions suscitées par un diagnostic de VIH. Nous pouvons proposer des liens entre nos résultats et le cadre d’analyse de la stigmatisation fondée sur l’orientation sexuelle proposé par Herek et al., (2007). Ces auteurs soutiennent que la conscience d’une possible stigmatisation fondée sur l’orientation sexuelle et l’expérience de ce type de stigmatisation sont vécues différemment par les individus qui en sont victimes. Ce type de stigmatisation peut provoquer différentes réactions et mobiliser différentes stratégies d’ajustement (coping). Ainsi, la consommation de SPA représenterait pour certains de nos participants une stratégie d’ajustement visant à gérer le stress associé à la stigmatisation (réelle ou perçue) relative à leur orientation sexuelle ou à leur statut sérologique.

La consommation de SPA a été utilisée par certains participants pour faciliter l’exploration de leur sexualité, basée sur la quête de plaisirs, incluant le multipartenariat sexuel, le sexe anonyme et les relations sexuelles intentionnellement non protégées. Ces pratiques sexuelles sont très associées à des groupes particuliers à l’intérieur de la population des hommes gais et bisexuels, notamment des réseaux sociaux et sexuels qui partagent des normes de consommation de SPA et de pratiques sexuelles. Par ailleurs, au cours de la trajectoire addictive, il est possible d’observer que quelques participants souhaitant diminuer ou arrêter leur consommation de substances ont diminué ou arrêté leurs activités sexuelles avec des partenaires du même sexe, car ils associaient ces pratiques sexuelles à leur consommation. De plus, les participants à notre étude ont rapporté des variations dans leur sexualité, notamment concernant l’activité sexuelle et leur niveau de satisfaction vis-à-vis de leurs pratiques sexuelles, lorsque leur consommation de SPA devenait plus problématique. Alors que leur consommation visait, au départ, à stimuler leur sexualité et à prolonger leurs rencontres sexuelles, la sexualité passait au second plan dès que leur consommation prenait plus d’importance dans leur vie, générant ainsi de l’insatisfaction chez eux. Ce phénomène a aussi été observé chez des hommes hétérosexuels en traitement pour leur consommation de substances (Landry et Courtois, 2006), ainsi que parmi les personnes consommant des amphétamines de manière problématique (Skarner et Sevensson, 2013). En ce sens, la sexualité constitue un élément majeur devant être abordé dans le cadre des interventions en toxicomanie.

Les relations de couple influencent autant à la hausse qu’à la baisse la consommation de certains participants. La littérature sur l’influence des relations de couple sur la consommation s’est principalement penchée sur des couples hétérosexuels, particulièrement sur l’influence des relations conjugales sur la consommation des femmes (Bertrand et Nadeau, 2006), sur les pratiques de partage de matériel de consommation au sein de couples hétérosexuels (Harris et Rhodes, 2013), ainsi que sur les barrières à l’entrée et à la rétention en traitement de couples utilisateurs de drogues par injection (Simmons et McMahon, 2012 ; Simmons, 2006). Nous avons vu dans cette étude qu’à l’instar des couples hétérosexuels, les hommes gais et bisexuels sont influencés par la consommation de leur partenaire. La sexualité, dans le cadre des relations de couple, tout comme lors des relations extraconjugales, est intimement liée aux trajectoires addictives. En outre, selon le témoignage de nos participants, les relations sexuelles non protégées et la consommation de substances ont souvent fait partie de leurs pratiques sexuelles. Ces observations sont corroborées par les études de Myers et al. (2004) et de O’Byrne et Holmes (2011a). Étant donné que la consommation de SPA et les pratiques sexuelles à risque d’ITSS sont souvent concomitantes, il est important de souligner, d’un point de vue de santé publique, que les HARSAH séropositifs consomment davantage de SPA comparativement à leurs pairs séronégatifs et qu’ils présentent davantage un profil de consommation problématique (Hickson, Bonelle, Weatherburn et Reid, 2010 ; Keogh et al., 2009 ; Mackesy-Amiti, Fendrich et Johnson, 2009). Ainsi, il est pertinent de mettre en place des stratégies de prévention tenant compte de ce contexte.

Les constats relevés dans la littérature concernant la consommation de substances chez les hommes séropositifs s’observent aussi dans notre étude. En effet, 42,8 % de notre échantillon est formé d’hommes séropositifs. Étant donné que le recrutement s’est effectué, entre autres, par le biais d’organismes communautaires travaillant dans le domaine du VIH, il était prévisible que le nombre d’hommes vivant avec le VIH soit élevé. Cela a permis de diversifier notre échantillon concernant l’expérience du VIH et ses liens avec la consommation de SPA. En outre, la consommation de SPA étant fréquemment associée à des pratiques sexuelles impliquant le multipartenariat sexuel, le sexe intentionnellement non protégé, les rencontres sexuelles prolongées par la consommation de SPA et les risques d’infection par le VIH (Folch, Esteve, Zaragoza, Muroz et Casabona, 2009 ; O’Byrne et Holmes, 2011), la forte proportion d’hommes séropositifs dans notre échantillon n’est pas étonnante.

La façon dont la consommation de substances influence le vécu homosexuel des participants reflète la relation bidirectionnelle entre les trajectoires addictives et le vécu homosexuel. Ces constats constituent une contribution originale de notre projet. Non seulement la littérature actuelle a généralement étudié séparément les différentes dimensions du vécu homosexuel et les trajectoires addictives, mais elle ne s’est pas non plus penchée sur la manière dont la consommation influence le vécu homosexuel.

Nos résultats soulèvent l’importance de tenir compte des différentes dimensions du vécu homosexuel dans les stratégies de prévention de la consommation chez cette population, tel que souligné par Bonell et al., (2008). Ces dimensions devraient également être prises en compte dans les thérapies pour la toxicomanie (Bonell et al., 2008) afin d’intégrer les principaux éléments qui façonnent le parcours de vie homosexuel, notamment l’appartenance à une sous-culture de certains consommateurs (Reback, Larkins et Shoptaw, 2004 ; Substance Abuse and Mental Health Services Administration [SAMHSA], 2001). Ceci pourrait, par exemple, prévenir les rechutes à la suite de traitements où l’on aborderait les liens entre la consommation et les pratiques sexuelles. De plus, les traitements de la toxicomanie pourraient aussi intégrer des stratégies visant la réduction de pratiques sexuelles à risque (Proeschold-Bell, Heine, Pence, McAdam et Quinlivan, 2010 ; SAMHSA, 2001). Ce besoin soulève aussi l’enjeu de la formation dans le domaine de la sexualité pour les intervenants en toxicomanie et l’éventuelle adaptation des services pour cette population. Enfin, compte tenu des liens observés entre les difficultés associées à l’acceptation de son orientation sexuelle et la consommation, des efforts en amont visant une meilleure acceptation des différentes orientations sexuelles de la part des personnes qui les vivent et de leur entourage semblent nécessaires. Ces recommandations rejoignent celles de Stall, Valdiserri et Wolitski (2008) qui considèrent que l’amélioration de la santé des personnes de minorités sexuelles passe par une meilleure compréhension des multiples facteurs personnels et environnementaux qui l’influencent et par des interventions qui tiennent compte de ces réalités.