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Introduction

Cet article explore la teneur de l’évaluation morale dans les modes de traitement du « trouble addictologique » à partir d’un travail de thèse (Pedersen, 2015) sur les formes et les logiques de traitement des addictions. Le pari de ma recherche est de comprendre les trajectoires des personnes en prise avec des produits psychoactifs inscrites dans une démarche d’arrêt ou de diminution des consommations d’alcool ou des drogues illicites. En suivant ces trajectoires de sortie, j’ai pu questionner le passage des personnes dépendantes dans les Centres de soin, d’Accompagnement et de Prévention en Addictologie (CSAPA), et les groupes d’entraide (Vie Libre, Narcotiques et Alcooliques Anonymes). La question de la « sortie[1] » de l’addiction pose problème en ce qui a trait à l’articulation entre les critères institutionnels et subjectifs de définition, mais aussi sur le plan des dimensions morale et politique qui sous-tendent les jugements et les catégorisations de la part des acteurs qui tentent de l’étudier, l’évaluer et la cadrer, ainsi que des principaux concernés : les personnes dépendantes. L’utilisation du concept de trajectoire de déprise permet d’appréhender la pluralité d’expériences[2] de l’addiction et de s’écarter de l’idéal d’abstinence qui peut être l’objet de tension entre les différents acteurs qui interviennent dans ces trajectoires. Pour comprendre ces dernières, il apparaît ainsi important de mettre en miroir les récits des personnes dépendantes et les discours des différents acteurs que ce soit les groupes d’entraide ou les structures institutionnelles comme les CSAPA.

L’hypothèse qui sera travaillée dans cet article interroge la participation de l’évaluation morale des personnes dépendantes, dans les entités de traitement[3], à la construction d’une carrière de transformation de soi (Goffman, 1968 ; Darmon, 2003 ; Lézé, 2007). Cette hypothèse est sous-tendue par le postulat que tous les acteurs sociaux mobilisent une économie morale[4], afin de classer et hiérarchiser les personnes en fonction d’attributs attendus ou des défauts à corriger (déviances) selon des critères moraux. Nous entendons ici l’économie morale comme « la production, la circulation et l’appropriation des valeurs et des affects dans un espace social donné » (Fassin et al., 2013, p. 23). Dans ce système de « normes et d’obligations » (Thompson, 1971) permettant d’orienter les jugements et les actions, c’est le registre de « l’authenticité », de « l’honnêteté » et de la « responsabilité » qui « filtre » entre les « bons » et « mauvais » patients ou usagers (Fernandez et Lézé, 2011). Cela passe par un bilan, ainsi qu’un jugement moral de ses actions passées (Fernandez, 2005 ; 2008) participant à attester le « sujet sous emprise » en sujet responsable.

Méthodologie

Comme mentionné plus haut, cet article puise ses sources empiriques et ses pistes d’analyse d’une thèse sur les trajectoires de déprise des addictions. Ces trajectoires ont pu être conceptualisées par le recueil des données empiriques issues de l’observation des consultations et des réunions dans les deux lieux où l’enquête de terrain s’est déroulée et par le recueil des entretiens semi-directifs et biographiques des différents acteurs (soignants en addictologie, entraidants et personnes dépendantes). Une analyse documentaire a été effectuée des rapports d’activités, revues et flyers, afin de saisir les représentations et les pratiques de prise en charge des addictions.

Le travail ethnographique a eu lieu entre novembre 2010 et décembre 2013. J’ai pu intégrer deux CSAPA différents dans l’est de la France à la suite d’une recherche menée dans un de ceux-ci. J’y ai effectué environ une quarantaine de demi-journées d’observation directe non participante (Arborio et Fournier, 2008). J’ai participé aux consultations médicales, aux entretiens d’induction aux traitements de substitution, aux délivrances de ces traitements et aux réunions d’équipe. J’ai également mené quinze entretiens de type semi-directif et explicatif (Blanchet et Gotman, 1992) avec les professionnels y oeuvrant.

J’ai assisté régulièrement aux réunions hebdomadaires à Vie Libre (association d’entraide pour « malades alcooliques[5] ») et Narcotiques Anonymes[6], totalisant environ 35 réunions d’une durée de deux et à trois heures et fait la connaissance d’une soixantaine de personnes différentes. L’accès au terrain a pu se faire grâce aux contacts préalables (par courriel et téléphone) avec des responsables des groupes facilitant mon intégration sur le terrain et notamment la prise des notes[7]. L’anonymat est un principe crucial au sein ces groupes[8]. Toutefois, la création récente d’un groupe des Narcotiques Anonymes dans ma ville résidentielle a rendu possible ma présence régulière aux réunions, car il y avait peu de participants. Les membres ont donc accepté que je vienne de manière régulière et non seulement lors des réunions ouvertes[9]. Au-delà, on peut supposer que la présence d’une enquêtrice est marque d’intérêt pour les activités du groupe et son écoute offre un espace privilégié pour l’interlocuteur de s’exprimer, constituant une sorte de « contre-don » inhérent à tout travail de terrain[10]. Cela m’a permis de nouer des liens avec certains membres et ainsi avoir des informateurs « privilégiés » (échanges très fréquents et introduction à la littérature et la documentation). J’ai effectué 41 entretiens biographiques semi-directifs avec des personnes rencontrées soit dans ces groupes, soit dans les CSAPA. Tous les entretiens ont été intégralement retranscrits et anonymisés.

Les registres de causalité : la souffrance psychique et société addictogène

Il s’agit dans cette partie de décortiquer les discours recueillis afin de les objectiver en accordant une attention au « pathologique comme enjeu de désignation » (Darmon, 2008). Les deux entités se posent comme experts de la question addictologique. Les CSAPA par leur spécialisation professionnelle, et les groupes d’entraide par leur expérience intime vis-à-vis de l’addiction. Le conflit entre ces deux entités de traitement porte moins sur la définition de l’addiction que sur le mode de réponse à lui apporter : la réduction des risques est le paradigme dominant de la prise en charge dans les centres spécialisés de soin, alors que l’abstinence « totale et définitive » est prônée dans les groupes d’entraide faisant partie de notre enquête de terrain[11]. La grille de lecture dominante des addictions dans les entités de traitement étudiées propose de comprendre les différents usages des produits psychoactifs par la souffrance psychique des personnes dépendantes. Ces conduites addictives sont dès lors intégrées dans la normalité d’une « société addictogène ». C’est cette dernière qui est vécue comme « injuste » : dans une société qui prône la consommation d’objets et les sensations rapides, les plus « fragiles » sont les premières victimes. Ils mêlent ainsi une conception critique de la société hyper consumériste et les théories d’inspiration psychanalytique[12] de l’addiction comme « symptôme » d’une souffrance interne.

Au-delà de la médicalisation : le registre de la souffrance psychique

On peut poser l’hypothèse que l’apparition récente du champ de l’addictologie[13] s’inscrit dans un processus plus global de « dépsychiatrisation de la santé mentale » (Ehrenberg, 2004), c’est-à-dire le détachement d’un « secteur de la santé mentale » de la psychiatrie traditionnelle depuis ces trente dernières années. Ce secteur qu’Ehrenberg nomme un nouveau « jardin des espèces » en référence à Foucault, regroupe des « problèmes » que nos sociétés libérales ont cultivés (dépressions, troubles obsessionnels compulsifs, consommations massives de psychotropes et de drogues multiples, etc.). Cette expression de santé mentale désigne à la fois un bien à gagner ou à maintenir pour les individus dans nos sociétés occidentales (l’atteinte psychique est un mal aussi grave que l’atteinte corporelle), mais aussi un secteur d’intervention médicale, psychologique et sociale (et psychiatrique pour les formes les plus sévères). Elle est couplée à l’expression de « souffrance psychique » et représente selon Ehrenberg une « nouvelle question sociale » : aucune maladie, ni aucune « situation sociale » ne peut être abordée sans prendre en compte la « souffrance psychique » et avec une visée de « restauration de la santé mentale » (Joubert, 2003).

Plusieurs sociologues s’alignent ainsi sur l’idée que la « souffrance » est devenue une catégorie de l’action publique par excellence. Le report sur l’individu de la tâche de se construire et se maintenir comme sujet responsable (Soulet, 2005) participe à la construction d’une grille de lecture des problèmes sociaux à travers la catégorie de vulnérabilité. Cela se cristallise dans le discours de certains professionnels des CSAPA étudiés dans notre recherche :

Donc il y a des facteurs de protection dans la société qui font que, ben, on n’est pas tous égaux, donc certains facteurs nous protègent […] des facteurs éducatifs, des facteurs sociaux, des facteurs sociologiques, sont aussi très souvent une manière de gouverner notre existence dans la rencontre et la proximité avec les produits et les consommations

Entretien avec docteur C.

On sait de plus en plus quand même qu’on évolue dans une société qui finalement a tendance à développer ces phénomènes d’addiction. Pour un tas de raisons, parce que le développement des sociétés individualistes, on favorise ça, on est des sociétés basées sur la compétition, le dépassement, puis on est aussi dans des sociétés de consommation

Entretien avec Monsieur P., chef de service

Il y a ici référence à une théorie sociologique à tendance déterministe (des facteurs sociologiques qui « protègent » les individus, la « société » crée les addictions) sans qu’elle soit forcément explicitée et référencée. Dans le champ de l’addictologie on peut observer le même registre, notamment à travers la notion de « société addictogène » développée par le président de la Fédération Addiction[14], Jean-Pierre Couteron[15] et repris parfois explicitement par certains professionnels et implicitement dans les extraits d’entretiens ci-dessus. Couteron (2012) met en cause les caractéristiques addictogènes de notre société dictant à l’individu d’être hyperperformant. Pour cet auteur (et acteur professionnel[16]), la solution au problème de la « banalisation addictive » passe par une stimulation du « contrôle de soi » de l’individu potentiellement dépendant à travers le « contrôle social », en repensant les différentes logiques (la pénalisation, la médicalisation et la réduction de risques) qui le constituent (cf. aussi Couteron et Morel, 2011). Dans cette « société addictogène » où sont valorisées les sensations rapides, les « souffrants » peuvent difficilement résister, parce que précisément les « contenants » sociaux ou familiaux font défaut selon nos interlocuteurs. Un travail introspectif pour faire émerger un « désir authentique »[17] de s’en sortir et devenir « responsable » est considéré comme nécessaire pour permettre aux plus « fragiles » de devenir résistants face aux tentations.

Le savoir expérientiel, une véritable « science des affects » ?

Dans les groupes d’entraide, nous pouvons identifier un registre de causalité similaire, bien que ceux-ci développent leur propre grille de lecture pour expliquer et comprendre leur « maladie ». La recherche d’une cause explicative est importante dans la mise en cohérence de cette « maladie », où l’imputation s’organise entre une responsabilité collective (la culture de consommation et la société de l’excès) et individuelle (un mal-être profond et individuel des personnes malades).

Néanmoins, la problématisation collective dans les groupes d’entraide du « mal » qui leur arrive suffit à considérer que ce savoir n’est ni subordonné ni constitué par des savoirs « savants » qui seraient par définition plus légitimes. Cette expertise profane (Jauffret-Roustide, 2010) inclut des connaissances intrinsèques sur une seule manière d’en sortir, l’abstinence, où l’expérience est la seule source de l’expertise : les « rechutes » vécues par les membres sont là pour confirmer le diagnostic d’une maladie « mortelle, progressive et chronique »[18].

Ces causes sont traduites à partir d’une identification des « facteurs de risques » d’une éventuelle rechute. Ainsi, un certain nombre de discussions pendant les réunions consistent à apprendre comment éviter les produits dans la « société », en apprenant à gérer les occasions (les fêtes, dîners, pots) et les personnes « à risque » (à la fois des anciens « copains de conso », mais aussi des personnes qui sont dans le déni et qui auraient ainsi tendance à « insister »). Sylvie Fainzang (1996) évoque un modèle de causalité de « mise en accusation » où la société porte la responsabilité dans l’apparition de la maladie. La responsabilité est donc mise sur des facteurs externes dont la personne malade est la victime. Par contre elle est responsable de rester abstinente. Cela consiste à « assumer » sa maladie dans une société où les produits et les occasions d’en consommer en abondent. Par exemple les membres sont encouragés à se présenter malades quand quelqu’un leur propose un verre (« comme ça les bases sont posées », « il ne faut pas avoir honte »[19]). Il y a donc une responsabilisation censée avoir lieu pour les membres des groupes d’entraide.

Moi je me dois de rester abstinent, sans abstinence il n’y a rien. Les armes pour rester abstinent je te les ai expliqués, donc… les AA on dit « on n’est pas responsable de notre maladie, mais on est responsable de notre rétablissement ». Voilà, qu’est-ce que je pose comme acte, qu’est-ce que je mets en place pour ne pas reprendre le verre. Je ne serai jamais guéri, je ne suis pas responsable d’être malade, mais je me dois de poser des choses pour me rétablir

Entretien avec Pierre-Louis, AA, février 2013

L’abstinence heureuse[20] implique que la personne devienne concernée par son devenir, en passant d’une « logique d’externalité » à une « logique d’intériorité ». C’est en ce sens qu’il faut aussi, selon les membres, identifier et travailler sur les causes endogènes, c’est-à-dire que la maladie serait intimement liée à l’individu qui en souffre. En quelque sorte, les groupes d’entraide « n’échappent » pas non plus à l’injonction de « jouer le jeu de la responsabilité » (Soulet, 2005), à l’exigence d’authenticité et à structurer à eux seuls leur existence.

La subjectivation : La « reprise » de soi ou contrôle des corps ?

L’analyse des registres discursifs montre que les personnes dépendantes sont considérées comme des êtres souffrants psychiquement. Simultanément, les intervenants estiment que l’usager ou le malade est le « principal expert de lui-même[21] », en ce sens qu’il doit se connaître et que c’est par ce savoir biographique qu’il peut se déprendre des drogues (Pedersen, 2015). Il s’agit de rendre les individus conscients qu’ils sont acteurs de leur propre vie. Grâce à ce processus, ils prennent conscience de la condition de la dépendance et doivent dès lors l’accepter et l’assumer en décidant du sens à donner à leurs vies. Cela passe par un « travail sur soi » qui se traduit ici par des exercices concrets (méditation, écriture de soi, lectures, thérapies, groupe de parole, travail d’étapes dans les groupes « Anonymes ») seul ou avec l’aide d’autres personnes à travers lesquels le sujet peut se transformer. Michel Foucault (1994) a nommé ces exercices des « techniques de soi », servant à se reconnaître sujet en se retravaillant. Le récit de soi peut donc être considéré comme une pratique « libératrice ». Cependant, selon Foucault, la configuration des rapports du pouvoir et du savoir, qui diffère selon les périodes historiques, induit la constitution d’un type particulier de sujet. Ce sujet serait ici celui de l’authenticité, un être autonome et responsable dans ses désirs, ses connaissances, ses droits, ce dont tente de rendre compte la notion d’empowerment dans les politiques publiques et sociales envers les populations dites fragiles. Nous allons voir comment cela se déploie d’abord dans les centres de soin spécialisés, et ensuite dans les groupes d’entraide.

Le processus de subjectivation, un enjeu de temporalité

L’idéal d’abstinence n’est jamais prononcé en tant que tel par les professionnels qui se réfèrent plutôt à l’idée du « cas par cas » et du « parcours individualisé de soin ». Plusieurs rapports à l’idéal d’abstinence peuvent s’exprimer dans un même discours à la fois selon le « type » de patient-usager auquel se rapporte le discours et à la fois selon deux répertoires des pratiques professionnelles qui peuvent paraître contradictoires et laisse sous-entendre qu’il y a des étapes à passer : « rencontrer l’usager là où il est » et « aller vers ».

« Venez comme vous êtes » : rencontrer l’usager là où il est

Dans les deux CSAPA enquêtés les professionnels s’accordent à dire qu’une partie des patients-usagers accueillis sont dans des situations sociales très dégradées et présentent parfois des souffrances psychiques tellement lourdes qu’il est difficile de les engager dans un projet de soin et d’accompagnement. Cela s’exprime par la non-régularité de leurs venues au centre et le non-respect du cadre institutionnel. Le « public » accueilli est considéré de manière générale comme très difficile à insérer dans un parcours de soin : « Et c’est un public qui par définition n’est absolument pas captif donc voilà » [Entretien avec M. Petit, chef de service]. Les centres défendent accueillir du « tout-venant » [Madame V., infirmière] et insistent sur le fait que la porte soit ouverte à tout le monde à tout moment de leur trajectoire.

Il semble donc que la politique et le paradigme institutionnel de la réduction des risques se traduisent dans une conception du dispositif de soin qui doit dès lors accueillir même les personnes qui « ne veulent pas du soin ».

On leur dit souvent « si vous voulez du soin, vous aurez du soin, si vous n’en voulez pas vous n’en aurez pas », c’est-à-dire que souvent ils nous disent « ah vous savez, je connais un tel il vient ici et il consomme quand même, mais il vous le dit pas » [rires]. En gros c’est souvent eux-mêmes qui font ça [rires], mais bon, donc voilà. On leur dit toujours « mais c’est leur problème, c’est pas le nôtre »

Entretien avec Madame V., infirmière

Cela s’exprime souvent dans l’idée prononcée par plusieurs professionnels dans les entretiens de « rencontrer l’usager là où il est au moment où il l’est » et dans le « faire avec », en essayant de faire passer le message aux usagers que « la porte reste ouverte » et que « ici il n’y pas de jugements » (Madame D., assistante sociale).

Tout l’enjeu consiste donc à faire changer ce rapport au temps des usagers, considéré « trop dans l’immédiat » par les professionnels. Cela vaut aussi pour les usagers qui veulent arrêter « trop » rapidement leur traitement, et donc leur parcours de soin, avant qu’ils ne se soient projetés dans l’avenir, comme nous avons pu l’observer pendant les consultations médicales : « On sait qu’on s’arrête pas d’un coup » ; « Si vous voulez vous soigner, c’est quoi 15 jours ? C’est rien ! C’est parce que vous pensez que dans l’immédiat » ; « On s’en fout si vous arrêtez dans trois mois ou dans trois ans, l’important c’est d’avoir des objectifs de vie ». Même si le traitement de substitution peut introduire un changement dans le style de vie chez les usagers, il n’est pas suffisant pour asseoir et consolider le « changement ». Ils orientent ainsi les discours dans les consultations sur les « projet de vie », les « objectifs de vie », les « ambitions », de leur « place dans la société ». Autrement dit, ils travaillent à « construire du sens autour de leur expérience » (Grard, 2008, p.14). Cela peut sembler contradictoire avec le fait d’accueillir du « tout-venant », et avec l’idée que l’accompagnement consiste parfois à « maintenir en vie » les usagers, selon les travailleurs sociaux. Au-delà de cet aspect, il semble qu’une fois le « seuil » franchi, un processus de subjectivation, même inconscient tant pour les professionnels que pour les usagers, peut et doit s’engager.

« Aller vers » : approche motivationnelle

Ce répertoire des pratiques professionnelles d’« aller vers » est lié à la fois avec l’idée d’apprivoiser un public éloigné du dispositif de droit commun et avec l’idée « d’emmener toujours plus de soin », afin que l’usager prenne d’abord conscience de son besoin de changement, et que ce changement se fasse éventuellement ensuite. Non seulement il y aurait des premières « étapes » à passer consistant à consulter et à « prendre conscience », mais il y a aussi l’idée qu’un changement de vie est un important pas sur le chemin de « déprise » de l’addiction. L’« aller vers » signifie donc que l’usager ne viendra pas forcément avec un souhait de sevrage assumé et même sans avoir conscience qu’il en aurait besoin.

La pratique professionnelle pour faire émerger un désir ou un choix de changement est « l’entretien motivationnel », qui est un outil relevant des thérapies cognitivo-comportementales et pour lequel plusieurs professionnels sont formés, peu importe leur statut. En pratique, cela consiste à soutenir ou à consolider des arguments, bien qu’ambivalents, des usagers comme nous avons pu l’observer notamment dans les interactions entre médecins et usagers : « La drogue ok, mais ça dépend de ce qu’on veut faire avec sa vie » ; « L’important c’est d’avoir un projet, un objectif commun, même si votre conso me préoccupe. Il faut que vous soyez dans un projet » ; « La vraie vie c’est les sentiments, c’est de ne pas amortir les affects, d’avoir de la jouissance, de la colère, de la tristesse, le plaisir ».

Dans ce schème d’action, on retrouve l’idée que le centre de soin est une première étape, non seulement vers la « sortie », mais aussi, grâce au travail motivationnel, vers une introspection plus « profonde » permettant à l’usager de devenir pleinement responsable et en finir avec l’ambivalence entre vouloir arrêter et ne pas perdre son produit qui lui procure du plaisir, et lui permet de continuer à vivre, voire survivre. Il y a l’idée de s’engager sur un « chemin de changement » avec des étapes plus ou moins prédéfinies, c’est-à-dire qui ne sont pas prononcées comme telles, mais projetées sur les usagers (« vous êtes sur le bon chemin »).

On peut observer une approche dite expérientielle dans la prise en charge des addictions concernant l’éthique et les pratiques professionnelles dans les CSAPA. Ce registre met l’accent sur la prise en compte de « l’éprouver[22] » et sur le postulat que « l’usager est le principal expert de lui-même ».

C’est cette question qui est de plus en plus reconnue maintenant, c’est qu’on appelle l’approche expérientielle, c’est-à-dire que le premier expert de ces questions d’addictions, c’est l’usager lui-même. Il connaît son corps il connaît ses pratiques, il connaît ses consommations, ou ses envies ou ses besoins de consommation, donc on se base bien là sur son expérience et sur sa connaissance en tant qu’expert pour que nous on l’accompagne avec les outils qu’on peut avoir ou les connaissances que l’on peut avoir sur des aspects plus théoriques que pratiques

Monsieur P., chef de service

Cette idéologie de la « mise au centre » du soin de l’usager, expert de lui-même, se traduit aussi dans une certaine forme de militantisme chez les médecins, qui, dans les discours, font de leur dévouement « sans obligation de résultat » (car le processus de soin est long) l’aspect valorisant de leur travail, distinct des autres spécialités médicales :

Ces personnes ont trouvé un moment donné une nouvelle sortie, c’est vraiment, pour le soignant que je suis, les professionnels que nous sommes, de trouver une porte de sortie valorise un peu je dirais, notre accompagnement, c’est vraiment, c’est un espèce de jouissance professionnelle, euh, qu’on retrouve dans assez peu de situations de médecine

Entretien avec Docteur F.

Les logiques de traitement s’inscrivent ainsi dans le paradigme compassionnel, historiquement situé et décrit par Fassin (2004 ; 2009). Ce registre compassionnel promeut une attention à l’égard de « l’autre souffrant », donc plutôt que d’être formé à un métier spécifique, il faut que le soignant soit doté de compétences caractérisées par une « empathie cultivée », en face d’un « écouté » défini par sa souffrance supposé en rapport avec sa situation sociale.

Néanmoins, on peut simultanément observer que c’est l’expertise médicale exclusive de prescrire et décider du traitement qui est utilisé pour rasseoir l’autorité médicale (Freidson, 1986) quand un usager n’est pas jugé assez autonome et responsable. Nous avons ainsi pu observer que la demande par exemple d’espacer les venues au centre ou baisser les dosages de la méthadone n’est pas reçue de la même manière par les médecins (Pedersen, 2013). La demande est par exemple refusée quand les usagers ne sont pas assez « stabilisés » selon les médecins (« on verra cela quand vos tests urinaires seront cleans », « c’est une décision d’équipe, je vais leur en parler »). Cela ferait alors des professionnels non plus des acteurs, mais des « agents institutionnels » des pouvoirs publics, en ce sens que le « contrôle des corps » passe aussi par le colloque singulier soignant-usager, donc « par des choses triviales, anodines, banales, que l’on ne songe même pas à interroger et qui fonctionnent pourtant comme des pense-bêtes et des rappels à l’ordre » (Christin, 1999 : 86[23]). Les professionnels sont ainsi sujets à de doubles contraintes. Ces contraintes sont à la fois interactionnelles, en devant construire une réponse avec l’usager en situation comme l’implique le paradigme de la réduction des risques, et politiques, car faisant participer implicitement les professionnels à un processus d’individuation qui vise la domestication des corps.

Les groupes d’entraide : Travail sur soi, de victime à responsable

La « fragilité », la « sensibilité » et le « manque d’amour propre » sont des facteurs endogènes souvent évoqués lors des réunions, que cela soit à Vie Libre ou à Narcotiques Anonymes. Ils défendent l’idée que les malades-dépendants sont des personnes fragiles, qui ont un certain « bagage émotionnel ». La maladie, même si elle est en premier lieu perçue comme la cause de toutes les conséquences ayant emmené la personne à se soigner (difficultés professionnelles, familiales, perte de permis, perte d’amis, isolement, etc.), est ensuite perçue comme un symptôme de quelque chose de plus « intérieur » à l’individu, quelque chose qui ne « tourne pas rond ».

Certains évoquent l’idée d’un « mal-être », en admettant que celui-ci se manifeste à divers degrés et de différentes manières chez les malades (des « choses qui remontent à l’enfance », une dépression ancienne renforcée par la consommation, etc.). Néanmoins, étant donné que ce n’est pas tout le monde qui présente un mal-être qui deviennent malades-dépendants, il y a quelque chose de l’ordre de l’affectif dans le rapport aux autres et à soi qui serait la cause de leur besoin « d’anesthésier les émotions » comme ils le disent à plusieurs reprises. Ils rentrent ici dans une phase de la carrière où ils reprennent le registre discursif dominant dans le groupe indiquant leur avancement dans le travail de transformation de soi (Darmon, 2008).

Ils perçoivent ainsi leur maladie de la dépendance en tant que « conséquence » de cette souffrance, conséquence qui devient de ce fait simultanément « cause » d’autres troubles (perte de boulot, d’amis, du conjoint, etc.), quand il est « trop tard » pour revenir en arrière.

Le travail sur soi consiste ainsi à identifier des émotions qui empêchent « d’avancer », puis à apprendre à les « contrôler » sachant que certains ressentiments notamment en début d’abstinence sont « normaux » (« on est tous passé par là » est un énoncé fréquent lors des réunions, surtout quand il y a de nouvelles personnes). Ce travail biographique se fait sur le plan individuel, par l’écrit comme certains « Anonymes » le font ou avec un thérapeute des divers courants de la psychologie, et au niveau collectif en ce sens qu’un certain nombre de fragments de leurs histoires de vie sont partagés lors des réunions de parole.

La notion de rupture biographique élaborée en sociologie (Bury, 1982) est souvent mobilisée pour étudier et analyser les trajectoires de malades dans le cas des maladies chroniques. Celle-ci va de pair avec celle de « travail biographique » élaborée par Strauss et ses collaborateurs (Strauss, 1992a ; Corbin et Strauss, 1988) pour décrire le processus par lequel les individus malades chroniques tentent de « recoller les morceaux » et « redevenir entier à nouveau », donc au cours duquel les individus établissent une continuité entre un soi passé et celui du présent (Corbin et Strauss, 1988). Cette notion permet d’élucider l’ajustement biographique effectué par les membres des groupes d’entraide consistant à intégrer la période d’addiction dans un récit sur soi cohérent et faisant sens pour eux (Strauss, 1992a). La « synchronisation » des biographies s’effectue ainsi quand apparaissent des « perturbations » (Hahn, 1986), autrement dit à un « moment critique » (Strauss, 1992b) qui, du point de vue de l’individu, est une épreuve associée à un passage (de Coninck et Godard, 1989).

Selon les termes de Mead, le « self » demeure un processus tout au long de la vie d’un individu et est considéré comme un « objet social » résultant d’un processus de socialisation par des « autrui significatifs » (Mead, 2006), qui seraient ici les autres membres du groupe d’entraide. Le groupe participe ainsi à la mise en cohérence et à la construction du « sens » de l’expérience des nouveaux arrivants en rapportant les « fragments » partagés à leurs propres histoires, et donc de leur « travail biographique » déjà amorcé. La prise de conscience de la condition dépendante comme une forme de maladie, rendue possible par le travail biographique, implique de devenir abstinent, ce qu’il faut accepter et assumer en décidant du sens à donner à son existence[24]. Ceux qui n’acceptent pas leur condition sont de « mauvaise foi », ce que les anciens dépendants dans les groupes qualifient de « déni »[25].

La « visée » éthique des membres de groupes d’entraide consiste à bien vivre leur abstinence, qui peut être complétée par un caractère obligatoire lorsque l’on fait la promesse dans le groupe de ne jamais rechuter.

Je suis heureux de ne plus consommer des drogues, heureux de ne plus me dire : « On est lundi il me faut ci et ça pour tenir le coup », voilà. Après c’est un apaisement. Et en NA on dit que la seule promesse, quels que soient les outils de base pour ne plus consommer, quelles que soient les drogues et après pour avoir une vie qui vaille le coup d’être vécu, on dit que la seule promesse auprès de cette association c’est de pouvoir ne plus consommer

Entretien avec Yannick, NA, avril 2012

Le processus de l’abstinence consiste à donner une consistance à son « soi » dans le temps, ce que Paul Ricoeur (1990) nomme une identité narrative. « On peut parler dès lors d’une identité narrative : c’est celle de l’intrigue du récit qui reste inachevé et ouvert sur la possibilité de raconter autrement et de se laisser raconter par les autres » (Ricoeur, 2005,p. 3). Selon cet auteur, l’identité narrative entretient des liens avec la question éthicomorale, c’est-à-dire le dévoilement d’un soi responsable face à autrui. En effet, c’est au moment de « crise » d’identité que la cohérence et l’unicité du soi sont « sauvées » par un sujet moral d’imputation.

La question devient : « Qui suis-je, moi, si versatile, pour que, néanmoins, tu comptes sur moi ? ». L’écart entre la question dans laquelle s’abîme l’imagination narrative et la réponse du sujet rendu responsable par l’attente de l’autre devient faille secrète au coeur même de l’engagement

Ricoeur, 1990 : 198

De la déprise de l’addiction à la reprise de soi ?

Le lien entre identité narrative et identité morale est ainsi établi : en se mettant en récit, le « sujet capable » s’atteste moralement en sujet responsable. La capacité à être « tenu responsable » de ses actes est restaurée. Selon Ricoeur (1990), c’est sur cette « capacité morale » d’être tenu responsable que peut s’engager une promesse de « tenir parole », c’est-à-dire d’être fiable et dès lors être attribuée et reconnue d’une grandeur morale. Le récit de soi en tant que « processus institutionnalisé de l’aveu » (Hahn, 1986), est donc central dans la « carrière morale » de la sortie de la dépendance participant à modifier le « système de représentation par lesquelles l’individu prend conscience de lui-même et appréhende les autres » (Goffman, 1968, p.179). L’injonction à « se raconter » (Fernandez, Lézé et Marche, 2006) serait ainsi une incitation à contrôler ses propres conduites et passe par une « intériorisation de la norme à travers la pratique du récit biographique » (Langumier, 2008, p.321). Le « contrôle de soi » est une technique qui va de pair avec la technique de « dévoilement de soi », la mise à nu, ayant toutes deux pour objectif de maîtriser ce que l’on montre (ou pas) de soi, ce qui présuppose avoir une bonne connaissance de son soi :

À l’examen, on s’aperçoit vite que sont intimement liées les deux techniques, apparemment contraires, visant à instaurer le contrôle de soi et la discipline des affects, à savoir le voilement et le dévoilement. Même celui qui veut cacher ses sentiments par tactique fera bien d’acquérir une connaissance très exacte de lui-même : le contrôle de soi présuppose ainsi la connaissance de soi

Hahn, 1986 : 66

Il ne s’agit donc pas de refouler ses émotions, mais de les inscrire dans une logique de dévoilement dans un cadre thérapeutique sur un mode confessionnel. Nous avons donc à faire à un processus d’individualisation où le sujet est considéré comme un « participant, responsable et surtout capable » (Duvoux, 2009).

Néanmoins, comme le rappelle Grard (2008), à force de se focaliser sur l’aspect assujettissant on occulte l’aspect subjectivant de se mettre en récit et qui constitue parfois un besoin chez les sujets : donner un sens, par le récit de soi, à leur expérience. La « déprise de l’addiction » est doublée d’une « déprise de soi » dans le travail thérapeutique en se dépossédant de sa biographie, mais, parfois, nécessaire pour une reprise de soi. Nous sommes en présence d’un double processus de la constitution du sujet à la fois par « l’assujettissement » aux contraintes, pratiques et morales, liées à leur inscription dans une entité de traitement, et la subjectivation à travers les mises en récit de soi. Il convient de prendre en compte l’articulation entre le processus d’objectivation dans une identité sociale de malade, de patient ou d’usager et le processus de subjectivation du « devenir soi ». Les personnes dépendantes peuvent aussi résister ou se composer avec les dénominations utilisées par les entités des traitements (Pedersen, 2015). Cacher certaines consommations au groupe d’entraide ou face aux médecins, refuser de suivre les recommandations médicales, contester l’idéal d’abstinence ou dénoncer la fausse sincérité des soi-disant abstinents sont des actes qui peuvent être perçus comme autant des manières de se ménager des marges de manoeuvre par rapport aux contraintes extérieures portées par les entités de traitement. C’est également une façon de se détacher de l’injonction à la mise en récit de soi.

Conclusion

Comme nous l’avons vu, les entités de prise en charge produisent leur propre économie morale qui est ici celle de la responsabilisation des usagers ou des malades impliquant un processus de « devenir sujet » qui peut être perçu à la fois comme assujettissant et subjectivant. Elle comprend ainsi un « dévoilement de soi » des usagers (Fernandez, 2010) et une posture d’empathie chez les intervenants (professionnels ou bénévoles associatifs). C’est seulement au moment de la mise en récit devant les pairs ou les professionnels que l’on peut parler d’une rupture biographique. En ce sens les entités médiatisent les récits des personnes dépendantes, parce qu’elles contribuent à distinguer ce qui est de l’ordre du dicible ou pas (Grard, 2011). La narration devient la condition d’accès à la « Cité », parce que, en se mettant en récit, le sujet capable s’atteste moralement en sujet responsable. Il ne faut donc pas occulter l’aspect contraignant de ce processus, en ce sens que l’obligation à « se raconter » participe aussi à construire un sujet moral capable de s’autocontrôler. On retrouve là une vision de l’individu historiquement et socialement situé qui se traduit dans des notions, telles qu’autonomisation, responsabilisation et empowerment.

Le registre de sens qui articule la « souffrance psychique » et la « société addictogène » permet de considérer les personnes dépendantes comme victimes, mais la restauration de leur capacité à être tenu responsables de leurs actes par la mise en récit de soi participe à la construction d’une économie morale de la responsabilisation individuelle. Les personnes dépendantes peuvent ainsi abandonner les marges de la « société » à condition de se frayer un chemin vers le centre dans une logique d’intériorité (Ricoeur, 1990) pour devenir « présent à soi » et ne plus être « perdu dans le temps ». La politique de la réduction des risques et les associations d’entraide imposant l’abstinence comme seule solution possible, participeraient, malgré des conflits d’idéologie et de monopole du savoir en addictologie, au même mouvement vers un vivre ensemble moins incertain et moins « risqué » (Beck, 2001), en ce sens qu’ils marquent une frontière de la « société » en distinguant ceux et celles qui restent au « seuil ».