Article body
Marie-Andrée Bertrand nous a quittés subitement le 6 mars dernier. Professeure émérite de criminologie à l’Université de Montréal, membre de l’Ordre national du Québec depuis 2005, Marie-Andrée Bertrand a toujours été une femme de tête, d’action et de passion. Elle a marqué de façon permanente les différents champs d’intervention dans lesquels elle s’est impliquée. Que ce soit à titre d’intervenante sociale, de criminologue, de féministe, de syndicaliste, d’antiprohibitionniste ou de chercheure, elle a toujours su mettre de l’avant des valeurs telles que la liberté d’action, l’égalité et la dignité humaine. Elle s’est toujours affichée en faveur de la défense des groupes et des individus les plus vulnérables, comme les femmes détenues et les toxicomanes. C’est pourquoi elle s’en est toujours pris aux pratiques et aux politiques dont la portée discriminatoire avait pour effet d’exacerber les conditions de précarité dans lesquelles se retrouvent ces individus. Elle a ainsi su mettre sa pensée critique au service des plus démunis, et ce, de façon admirable.
Ce fut le cas en particulier en ce qui concerne les politiques sur les drogues, alors qu’elle a joué un rôle central dans la remise en question du régime prohibitionniste, tant sur le plan national qu’international. Appelée à l’automne 1969 à siéger à la Commission d’enquête sur l’usage des drogues à des fins non médicales (Commission Le Dain), elle s’est rapidement démarquée par sa position radicale, quoique pragmatique, en ce qui concerne les mécanismes de contrôle de l’usage des drogues. Dans son rapport minoritaire, elle prend une position courageuse pour l’époque, en recommandant la mise en place d’un régime de légalisation de toutes les drogues. Bien qu’elle s’entende avec ses collègues de la Commission concernant l’objectif de réduire les méfaits associés à la prise de drogues, elle émet une dissension au niveau des moyens proposés pour y arriver. Alors que les autres commissaires recommandent de lever l’interdiction pénale uniquement pour la possession de cannabis, Marie-Andrée Bertrand recommande la décriminalisation de la possession de toutes les drogues et la création d’un système de distribution légale de ces substances. Ses recommandations s’appuient sur la conviction profonde que le recours au droit pénal s’avère inefficace en matière de réduction des méfaits associés aux drogues, tout en générant pour les consommateurs des conséquences aussi graves sinon plus que celles engendrées par le produit. Elle affirme alors qu’« invoquer le droit pénal pour régir le comportement des individus en ce qui a trait à leur mode de vie personnel, leurs habitudes ou leur vie privée, c’est outrepasser le domaine du droit et sa finalité, c’est abuser de ce puissant instrument de contrôle avec d’inévitables conséquences pratiques et morales » (Commission Le Dain, 1973, p. 230). Elle s’inscrit dès lors dans une perspective largement inspirée de l’utilitarisme de John Stuart Mill, en affirmant que le droit pénal ne devrait être utilisé que pour réprimer des comportements qui représentent un préjudice sérieux à autrui. Elle dénonce aussi les effets pervers de la prohibition, en soulignant qu’il s’agit d’une stratégie qui est très mal adaptée pour répondre à l’usage problématique de drogues. Pour elle, la toxicomanie devrait relever non pas du registre du droit criminel, mais plutôt du registre des soins de santé. « Il semble particulièrement illogique, inefficace et inhumain d’avoir recours au droit pénal contre les toxicomanes (…) Ce dont les toxicomanes ont besoin, c’est de compassion, de soins médicaux et psychiatriques » (Commission Le Dain, 1973, p. 232). Elle dénonce le recours aux mesures répressives, exigeant qu’on les remplace par des mesures plus réalistes et humaines qui considéreraient les toxicomanes avant tout comme des individus manifestant des besoins de soutien et d’accompagnement. Elle s’instaure ainsi comme une pionnière, en articulant une position dans laquelle l’usage des drogues est reconnu comme un phénomène qui devrait relever principalement des autorités sanitaires.
Son expérience au sein de la Commission Le Dain va ensuite la conduire, au cours des décennies qui suivent, à publier de nombreux textes très critiques à l’égard des politiques en matière de drogues (voir bibliographie choisie). Alternant constamment la plume et l’action, Marie-Andrée Bertrand va entre autres participer à la création en 1989 de la Ligue internationale antiprohibitionniste. Elle continue ainsi à prendre la parole publiquement et à réitérer ses convictions concernant les effets pervers de la prise en charge pénale des utilisateurs de drogues. Ce sera le cas, en particulier, lors des audiences du Comité sénatorial sur les drogues illicites en 2000, où elle défendra ses idées, mais cette fois à titre de témoin. Elle reprend cette idée que l’usage de drogues ne constitue pas en soi un préjudice sérieux pour autrui, rendant illégitime toute forme de contrôle judiciaire. « La très grande majorité des personnes qui consomment des drogues illicites à des fins récréatives et qui en échangent avec des amis ou des connaissances ne sont un problème ni pour elles-mêmes ni pour personne. En tout cas, elles ne constituent sûrement pas un “problème social” que doivent prendre en compte les autorités du pays » (Bertrand, 2000b). Ses convictions et son ardeur font en sorte qu’elle est en bonne partie entendue des membres du Comité sénatorial, qui opteront dans leur rapport final de recommander une décriminalisation de la possession de cannabis.
Elle s’est aussi beaucoup engagée au niveau de la recherche et du transfert de connaissances. Elle a assumé le rôle de présidente du Comité d’éthique de la recherche en toxicomanie du Centre Dollard-Cormier (CERT) dès sa création en 2001. Ce comité s’étant donné pour mission de favoriser la protection et le bien-être des sujets appelés à participer aux projets de recherche menés au sein de l’institution, Marie-Andrée Bertrand a pu encore une fois mettre à profit à la fois son expertise et ses convictions en ce qui concerne la promotion des droits des utilisateurs de drogues. Elle a aussi siégé de 1987 à 2002 au conseil d’administration du Centre de recherche et d’aide pour narcomanes (CRAN), confirmant encore une fois son engagement auprès des individus plus vulnérables.
Elle a été aux premières loges lors de la création de la revue Drogues, santé et société, et est demeurée une membre active du Comité de rédaction de 2001 à 2008. On se rappelle son engagement indéfectible pour les dimensions critiques, politiques et sociales en ce qui concerne l’étude du phénomène. Elle y a laissé son empreinte, particulièrement au niveau des orientations éditoriales, de ses valeurs et des textes qu’elle y a publiés. Elle est une de celles qui ont le plus insisté pour qu’on reconnaisse la dimension « santé » de la revue. Elle se plaisait aussi à rappeler que le recours aux psychotropes ne devrait pas avoir une connotation exclusivement négative puisque, dans bien des cas, il s’agit d’une pratique qui comporte pour les utilisateurs des aspects positifs (plaisir, convivialité, créativité). Elle était à cet égard une grande humaniste.
C’est pourquoi le Comité de rédaction de la revue tenait à souligner de façon toute particulière les contributions exceptionnelles de Marie-Andrée Bertrand dans le domaine de l’analyse critique des politiques sur les drogues. Nous penserons toujours à elle comme étant une grande intellectuelle éprise de rigueur et d’un sens critique particulièrement aiguisé. Nous nous souviendrons aussi d’une personne engagée qui a consacré une partie de son existence à la défense des droits des individus les plus vulnérables. Elle était à l’écoute des êtres humains, quelles que soient leurs origines ou leurs histoires. Elle a toujours manifesté un intérêt pour son prochain, sans pour autant enfreindre une distance inspirée du respect de l’autre. Elle représente à nos yeux le modèle à suivre de l’intellectuelle engagée.
Bibliographie choisie
Bertrand, M.A. (1986). « Permanence des effets pervers et résistance au changement des lois sur les drogues ». Déviance et société. 10 (2), p. 177-191
Bertrand, M.A. (1989). « Résurgence du mouvement antiprohibitionniste ». Criminologie. 22 (1), p. 121-133.
Bertrand, M.A. (1990). « Beyond Antiprohibitionism ». The Journal of Drug Issues. 20 (4), p. 533-542.
Bertrand, M.A. (1992). « La ligue internationale antiprohibitionniste : sa naissance, son évolution et ses perspectives d’avenir ». Psychotropes. 6 (2), p. 81-86.
Bertrand, M.A. (1992). « La situation des drogues en Amérique du Nord ». [In F. Caballero (éd.) : Drogues et droits de l’homme] Paris : Les empêcheurs de danser en rond, p. 11-129.
Bertrand, M.A. (1999). « Le droit de la drogue comme instrument de mondialisation ». [In J. Feest (ed.) : Globalization and Legal Cultures, Onati Summer Course 1997] Onati, Spain : International Institute for the Sociology of Law, p. 113-137.
Bertrand, M.A. (2000a). « La politique des drogues et ses effets aujourd’hui ». Psychotropes. 6 (4), p. 9-27.
Bertrand, M.A. (2000b). « Témoignage de Marie-Andrée Bertrand devant le Comité sénatorial sur les drogues illicites ». Ottawa, 25 septembre 2000, http://www.parl.gc.ca/Content/SEN/Committee/371/ille/presentation/bertrand-f.htm.
Commission Le Dain (1973). Rapport final de la Commission d’enquête sur l’usage des drogues à des fins non médicales. Ottawa : Information Canada, 1160 p.
Pour la revue Drogues, santé et société
Guyon, L. et Bertrand, M.A. (2002). « Éditorial : Famille et toxicomanie ». Drogues, santé et société. 1 (1), p. 1-5.
Bertrand, M.A. (2004). « Le statut pénal du cannabis ». Drogues, santé et société. 2 (2), p. 91-108.
Bertrand, M.A. (2005). « Le rêve d’une société sans risque ». Drogues, santé et société. 4 (2), p. 9-41.