Abstracts
Résumé
Dans le cadre d’une approche inductive et qualitative réalisée entre novembre 2020 et janvier 2021, nous avons collecté des données de discours sur le vécu et la réalité quotidienne de 55 professionnels des bibliothèques publiques et d’institutions d’enseignement supérieur relativement aux publics et à leurs usages des livres numériques en bibliothèque au Québec. Nous avons ensuite présenté nos analyses à certains d’entre eux pour discussion. Finalement, nous avons présenté notre ébauche d’analyse à deux experts, l’un dans le domaine de l’édition et l’autre dans les bibliothèques, afin d’en discuter avec eux.
Abstract
As part of an inductive and qualitative approach carried out from November 2020 to January 2021, we collected discourse data on the experiences and daily realities of 55 library professionals, both public and academic, regarding audiences and their use of digital books in libraries in Quebec. We then presented our analyses to some of them for discussion. Finally, we presented our draft analysis to two experts, one in the field of publishing and the other in libraries, to discuss our findings with them.
Article body
Introduction
Les non-lecteurs, ou non-publics, peuvent nous aider à « comprendre les raisons de ne pas être ou de ne pas se considérer public d’une forme de culture donnée à un moment donné » (Luckerhoff, Meunier, Schiele, Champagne-Poirier, 2019, p. 242). La notion de non-public « émane de nombreux débats et réflexions sur la démocratisation de la culture et se définit principalement par contraste ou en opposition avec celle de public » (Lapointe et Luckerhoff, 2021, p. 1), c’est- à-dire l’ensemble « de ceux qui, par goût ou par habitude, lisent de la grande littérature, vont au théâtre, fréquentent les salles de cinéma d’art et d’essai, écoutent de l’opéra, visitent plusieurs musées ou monuments par an et ainsi de suite » (Jacobi et Luckerhoff, 2009, p. 99). Labrousse et Lapointe (2021B) montrent que la perception initiale du livre numérique, chez les non-utilisateurs, s’est révélée à travers l’image d’une tablette ou une représentation plus abstraite, les termes « tablette » et « liseuse » se montrant interchangeables. Le livre numérique est considéré « moins confortable », « impersonnel » ou « incomplet », susceptible d’occasionner « des maux de tête ». La froideur et le détachement éprouvés au contact des appareils électroniques sont évoqués par les participants, qui expriment un rapport neutre ou négatif vis-à-vis ceux-ci. Le contact avec le papier est l’aspect le plus spontanément mentionné concernant les aspects sensoriels associés à la lecture, mais la vue et l’odeur du livre, ainsi que le bruit des pages, ont aussi de l’importance pour les lecteurs. Poirier et al. (2015) remarquent qu’il s’agit de l’un des principaux arguments avancés pour justifier la préférence pour le livre papier. En outre, la dématérialisation provoquée par le livre numérique fait en sorte que les non-lecteurs se voient mal renoncer à la possession des livres papier qui se trouvent dans leur bibliothèque, envers laquelle ils ont un rapport affectif.
Labrousse et Lapointe (2021B) montrent également que l’offre de livres numériques au Québec est considérée faiblement développée et difficilement accessible par les non-utilisateurs ou non-lecteurs. Les participants à leur étude ont également mentionné que l’achat d’un appareil destiné à la lecture numérique représente un investissement à rentabiliser alors que l’obsolescence programmée des appareils nourrit leur réticence. En outre, la circulation d’un livre papier d’une personne à l’autre serait considérée plus aisée. Les problèmes d’interopérabilité, la fragilité des liseuses, les formats changeants, la difficulté d’annoter, la maniabilité difficile et la difficulté de créer une expérience de lecture intuitive et agréable les empêchent de lire en format numérique. Les non-lecteurs considèrent être plus attentifs quand ils lisent sur papier alors que la lecture numérique occasionnerait, selon eux, une fragmentation de la lecture. La lecture serait moins confortable et occasionnerait de la fatigue visuelle. Les participants rencontrés craignent que le numérique ne dénature leur expérience de lecture et ne finisse par la phagocyter.
Le livre numérique au Québec
Appelé « livrel », « ebook » ou « livre électronique » sans qu’il y ait nécessairement distinction entre la signification de ces termes, le livre numérique, au Québec, s’inscrit dans un contexte culturel et économique spécifique. En 2001, Ménard rappelait que notre marché est étroit et il s’interrogeait sur les évolutions futures de la filière du livre et sur la potentielle disparition de certains de ses acteurs. Pour lui, les avantages du livre virtuel étaient le prix, l’ajout d’hyperliens, les recherches internes et les mises à jour. L’enquête mensuelle concernant la vente de livres neufs de l’Observatoire de la culture et des communications du Québec (OCCQ), qui débute la même année, montre que la vente de livres neufs papier et numériques baisse d’année en année (Allaire, 2011). Entre 2012 et 2016, on constate une baisse de près de 11 % pour ensuite assister à une stabilisation entre 2017 et 2018 et à une nouvelle baisse de 2,9 % en 2019 (Routhier, 2019). La part de marché du livre numérique demeure réduite. Depuis 2014, l’OCCQ comptabilise le chiffre d’affaires et le nombre d’exemplaires vendus de livres numériques en passant par des entreprises québécoises (Marceau, 2015). On constate une légère hausse des ventes de livres numériques entre 2014 et 2016, puis une chute drastique en 2017. On constate une nouvelle hausse en 2019, mais non suffisante pour rattraper les ventes de 2017. Ces données économiques ne rendent pas entièrement compte de la lecture de livres numériques au Québec, puisqu’il est possible d’emprunter des livres numériques dans les bibliothèques publiques et universitaires. Il faut souligner que ces chiffres ne tiennent pas compte des ventes directes d’Amazon, Apple et Kobo. De plus, les données de l’OCCQ ne tiennent compte que des ventes francophones et négligent la forte pénétration du livre numérique de langue anglaise dans le marché québécois, une offre moins coûteuse et largement diffusée sur les appareils de lecture.
En 2018, Labbé a montré que les données sur l’offre sont disponibles et analysées, mais que celles sur les usages et la réception chez les publics le sont moins.
Objectifs de notre étude
L’étude des publics a permis de comprendre que le genre et le revenu n’influencent pas la lecture des livres numériques, mais que les 35 à 44 ans, les anglophones et allophones, les diplômés universitaires et les citoyens d’une municipalité de plus de 100 000 habitants en lisent davantage. Nous pouvons établir un lien avec le fait que les hommes, les plus jeunes, les anglophones et les allophones, les personnes ayant un niveau de scolarité élevé et celles vivant dans de grandes municipalités utilisent davantage Internet. Labrousse et Lapointe (2021A) ainsi que Labbé (2018) ont montré que, si les caractéristiques sociodémographiques fournissent un certain profil des lecteurs, peu d’études portent sur le vécu des lecteurs et non-lecteurs.
Bien que les publications de Labrousse et Lapointe (2021A ; 2021B) soient récentes, les participants à leur étude ont été rencontrés avant la pandémie liée à la COVID-19 ; des changements pourraient être observés en raison de la pandémie, laquelle a bouleversé tous les secteurs depuis mars 2020. En mars 2019, la pandémie a notamment conduit à la fermeture « physique » de nombreuses bibliothèques. Cette crise a accéléré chez plusieurs le passage à la lecture numérique. Mais qu’en est-il vraiment pour les bibliothèques et autres milieux documentaires ? L’offre s’adapte-t-elle à la demande ? Que nous disent les dernières statistiques sur son utilisation ?
Certaines de ces bibliothèques ont pu réorienter leurs services, rendus jusque-là majoritairement sur place, vers des services à distance et l’augmentation des prêts de livres numériques. Les bibliothèques se sont imposées comme un acteur majeur de la lecture en ligne, les prêts numériques ont plus que doublé durant le confinement et l’octroi de budgets additionnels a permis des acquisitions massives (Syndicat national de l’édition, 2020). Cette adaptation de l’offre de services en bibliothèque a réactualisé certaines questions liées aux livres numériques : l’accessibilité à la lecture et sa démocratisation par les livres numériques, et les rôles des bibliothèques par rapport aux livres numériques, alors qu’elles sont décrites comme des acteurs incontournables dans un écosystème du livre en profonde mutation (Cusson, 2016).
Méthode
Dans le cadre d’une approche inductive et qualitative (Luckerhoff et Guillemette, 2012) réalisée entre novembre 2020 et janvier 2021, nous avons collecté des données de discours sur le vécu et la réalité quotidienne de 55 professionnels des bibliothèques publiques et universitaires relativement aux publics et à leurs usages des livres numériques en bibliothèque au Québec. Nous avons ensuite présenté nos analyses à certains d’entre eux pour discussion. Finalement, nous avons présenté notre ébauche d’analyse à deux experts, l’un dans le domaine de l’édition et l’autre dans les bibliothèques, afin d’en discuter avec eux : l’ancien directeur général de l’Association nationale des éditeurs de livres (ANEL)[1], Richard Prieur, et l’ancien directeur de Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) et ancien bibliothécaire et archiviste du Canada, Guy Berthiaume. Nous avons délibérément choisi des experts étroitement liés au phénomène étudié, mais qui ne sont pas bibliothécaires, afin de compléter le point de vue des bibliothécaires et enrichir l’analyse. Comme ils portaient un regard d’experts sur les propos des participants et qu’ils avaient la chance de relire notre ébauche avant publication, ils ont accepté de se prononcer en leurs noms, à titre d’experts, et non pas à titre de participants requérant l’anonymat. Le lecteur remarquera qu’il s’agit d’une nouvelle collecte de données, qui permet de confronter leur perspective à celle des bibliothécaires. Non seulement leur propos sont parfois différents, mais ils portent aussi parfois sur des thématiques différentes. Ils identifient notamment des enjeux différents. La question du libre accès, des entrepôts numériques et du contrôle sur les licences par les agrégateurs, la bibliothèque troisième lieu, la fracture numérique auprès de son libraire, l’impact sur la Loi 51, les pratiques tarifaires injustifiées, pour donner quelques exemples, sont des thématiques qui émergent des entrevues avec les experts.
La pertinence de nos questionnements repose sur deux paradoxes associés aux livres numériques en bibliothèque : la proximité d’une lecture accessible à distance et la virtualisation de certains rôles des bibliothèques, qui sont encore fortement associées à des lieux et aux livres papier. Les données collectées contribuent au portrait des publics et usages du livre numérique au Québec de Labrousse et Lapointe, mais aussi de leurs non-publics (Labrousse et Lapointe, 2021A ; 2021B), par les regards croisés qu’elles offrent.
Nous présentons d’abord les caractéristiques perçues par les bibliothécaires des conditions de réalisation de l’acte de lecture du livre numérique par les publics des bibliothèques. Dans une deuxième partie, les perceptions des bibliothécaires quant à leur réalité du livre numérique en bibliothèque sont proposées.
Analyses
Quelle disponibilité du livre numérique en bibliothèque ?
La disponibilité de livres numériques en bibliothèque est évidemment un prérequis à leur accessibilité. Entre 2009 et 2018, BAnQ a noté une augmentation de 13 % du nombre de titres numériques reçus par elle (BAnQ, 2021). Les bibliothécaires qui ont participé à notre étude perçoivent une augmentation de la demande de livres numériques en bibliothèque au cours des dernières années et une augmentation plus significative dans les six derniers mois en lien avec le contexte sanitaire pandémique et la fermeture physique des bibliothèques.
Toutefois, bien que l’offre des livres numériques se soit considérablement améliorée depuis le début de la pandémie et que les participants estiment que le choix est désormais plus grand pour les lecteurs, la disponibilité (au sens de mise à disposition potentielle) de livres numériques en bibliothèque est perçue par les participants comme limitée pour plusieurs raisons.
Premièrement, tel que déjà noté par Labrousse et Lapointe (2021B), malgré le développement de l’offre numérique dans les bibliothèques publiques et universitaires, les participants remarquent qu’elle est loin de pouvoir égaler l’offre de livres papier. Cela peut s’expliquer en partie par la prédominance historique du livre papier en bibliothèque et par le fait que les titres, même récents, ne sont pas tous offerts en format numérique.
Deuxièmement, nos participants relèvent l’offre restreinte de livres numériques de langue française, comparativement à l’offre de langue anglaise. Cela pourrait constituer une piste d’explication possible à l’écart constaté dans l’Enquête quinquennale sur les pratiques culturelles des Québécois, réalisée par le ministère de la Culture et des Communications du Québec (MCCQ, 2016), entre le pourcentage de lecteurs anglophones réguliers (une fois par mois et plus) de livres numériques (23,5 %) comparativement aux lecteurs francophones réguliers (9,1 %).
Troisièmement, les bibliothécaires mentionnent que l’approvisionnement en livres numériques n’est pas simple :
Parfois le document spécialisé désiré est offert pour des particuliers et non pas pour des institutions. Dans d’autres situations, le document ne fait pas partie d’une offre individuelle, mais seulement d’une collection qui est accessible si nous avons un abonnement. Ou encore, nous n’avons pas d’entente avec le fournisseur. Dans un dernier cas, le document n’est pas offert en électronique, car l’éditeur n’est pas équipé pour fournir ce genre d’accès.
Quatrièmement, selon les types de lecteurs et selon les intérêts pour certains secteurs, la perception peut varier. En effet, l’offre serait jugée très restreinte dans les secteurs jeunesse et scolaire, bande dessinée et arts et design. Les enfants, adolescents et jeunes adultes seraient peu attirés et peu desservis par les livres numériques, alors qu’en bibliothèque, le secteur jeunesse est très populaire. Les statistiques sur les usagers des bibliothèques publiques diffusées par l’Institut de la statistique du Québec (ISQ, 2018) le confirment : alors que 46 % des emprunteurs de livres imprimés sont des emprunteurs enfants en bibliothèque publique, ils ne sont que 2,2 % à emprunter des livres numériques, et ce pourcentage est relativement stable sur trois ans. Plusieurs pistes d’explication à ce phénomène sont avancées par les participants. D’abord, bien que l’offre jeunesse et bande dessinée augmente, elle est plus délicate à développer en raison de potentielles difficultés technologiques et de lourdeur liées au format et à la présence d’images dont l’affichage serait moins agréable pour la lecture. De plus, la faible présence d’une offre numérique pour enfants en bibliothèque s’expliquerait par les caractéristiques de ce type de lecture, souvent constituée d’ouvrages « tout-carton », d’albums très imagés et de livres de type « premières lectures » nécessitant une certaine manipulation plus « tactile » par l’enfant. Il serait aussi possible que les parents ne souhaitent pas ajouter « du temps d’écran » dans la vie de leurs enfants.
Cinquièmement, la perception d’une disponibilité limitée des livres numériques en bibliothèque publique pourrait aussi s’expliquer par des modèles commerciaux aux modalités d’acquisition peu favorables et dans le cadre desquels l’intégralité des titres disponibles auprès des principales librairies en ligne ne serait simplement pas offerte au marché des bibliothèques. Bien que la situation semble s’améliorer, les bibliothèques auraient eu du mal à avoir accès au début de l’implantation de ce type de support. Selon un participant à notre étude, « [l]’offre augmente au fil du temps mais certains éditeurs ne permettent toujours pas aux bibliothèques d’acheter et de prêter leurs titres, alors il y a évidemment une lacune de ce côté, si un utilisateur recherche un auteur spécifique ».
Sixièmement, des barrières d’acquisition – et donc de disponibilité – des livres numériques sont perçues par les bibliothécaires participant à notre étude. Elles seraient en lien avec les principales conditions du modèle de licence utilisé par les bibliothèques québécoises, avec le droit d’auteur et avec les pratiques des maisons d’édition. Une certaine hétérogénéité dans ces pratiques renforcerait ce phénomène. Ainsi, certaines conditions sont calquées sur le modèle du livre papier : il n’est permis, à la bibliothèque « achetant » un nombre de prêts, qu’une seule consultation à la fois, le livre ne devenant à nouveau disponible qu’à l’échéance du prêt. Dans ce modèle, la bibliothèque fait l’acquisition d’une licence, correspondant à un « exemplaire » du livre. Comme avec le livre papier, les emprunts simultanés d’un même exemplaire ne sont pas possibles et la bibliothèque détermine la période d’emprunt, laquelle semble habituellement être fixée à 21 jours selon les participants. Toutefois, pour chaque exemplaire, un nombre prédéterminé et limité d’emprunts est possible, contrairement au livre papier, dont la limitation à l’emprunt est liée à l’usure. Un enjeu de coût des livres numériques pour les bibliothèques est conséquemment présent et contribue à la création d’une rareté artificielle. Un participant indique :
On sentait les éditeurs réticents à vendre des exemplaires aux bibliothèques. Mais l’offre actuelle est beaucoup plus riche, même si certaines licences sont si prohibitives qu’on ne peut offrir aux usagers plus d’un exemplaire, car celui-ci coûte près de trois fois le prix d’un exemplaire imprimé. Si la licence inclut plusieurs exemplaires, elle se limite dans le temps et s’épuise après quelques semaines.
Septièmement, l’impact sur les budgets d’acquisition est grand pour les bibliothèques qui achètent des exemplaires imprimés et numériques du même titre. Il s’agit d’une pratique très répandue selon nos participants, car elle permet une équité entre les publics qui disposent de ressources numériques appropriées et ceux pour qui ce n’est pas le cas. Selon nos participants, cet aspect se serait amplifié depuis le début de la pandémie. En effet, la demande augmentant, les bibliothèques doivent acheter de plus en plus d’exemplaires numériques, d’autant plus que certains éditeurs offrent des forfaits d’achats à prêts très limités, contraignant les bibliothèques à continuellement racheter le même titre. Le coût d’abonnement des plateformes viendrait aussi freiner la capacité de nombreuses bibliothèques à élargir leur offre de prêt en livres numériques. Plusieurs de ces contraintes d’usage semblent inciter les bibliothèques collégiales à ne réserver qu’une place marginale aux acquisitions, contraintes par un modèle d’acquisition défavorable, priorisant les livres numériques en streaming.
Le livre numérique en bibliothèque : des livres plus accessibles ?
Selon les bibliothécaires qui ont participé à notre étude, le livre numérique permet d’abolir la distance-temps des déplacements en bibliothèque pour aller y chercher un livre papier. Il favorise ainsi une certaine conciliation des temps lecture-famille. Il permet au lecteur une liberté de choisir le moment de son intention et de son acte de lecture, puisque qu’il n’est pas contraint par les horaires d’ouverture des bibliothèques. Cela serait également le cas en région, où le livre numérique contribue au développement de l’offre de lecture, notamment dans les petites municipalités. En effet, il permet de libérer les lecteurs de certains enjeux de déplacement entre leur domicile et la bibliothèque et d’horaire d’ouverture plus limité de certaines bibliothèques municipales. Un participant indique : « Il s’agit d’une seconde option qui pourrait démocratiser encore davantage l’accès à la lecture en allant chercher de nouveaux publics qui vivent trop loin ou travaillent à des heures atypiques ». Le livre numérique semble donc favoriser la démocratisation basée sur un principe de distance ou de proximité spatio-temporelle.
Toutefois, la distance temporelle peut s’accompagner d’une difficulté d’obtention, par le lecteur, d’un soutien technique de la bibliothèque au moment où il en a besoin, pour une lecture en dehors des heures d’ouverture des services de la bibliothèque. Cet enjeu technique, non présent avec le livre papier, peut être significatif non seulement pour le lecteur en situation de difficulté de lecture du livre numérique, mais aussi pour les bibliothèques, dans leur mise en place d’un système de support pouvant dépanner ou soutenir un lecteur de livre numérique qui se trouve en difficulté, à tout moment et selon ses disponibilités.
En termes de démocratisation basée sur un principe d’inclusivité-diversité, le livre numérique abolit les enjeux de déplacement et les coûts qui leur sont associés, notamment pour les lecteurs à mobilité réduite ou empêchés. Il rend en outre plus accessible la lecture aux personnes présentant ou développant un handicap visuel, par le grossissement des caractères qu’il permet ou les livres audio.
Le livre numérique peut également s’accompagner d’une offre, par les bibliothèques, de programmes d’activités et d’autoformation visant à développer la littératie numérique de leurs publics et des citoyens qu’elles desservent, ce qui va dans le sens d’une démocratisation numérique de certains publics des bibliothèques.
Le livre numérique semble toutefois associé plutôt négativement à l’accessibilité financière, dans la mesure où les participants l’invoquent en lien avec les coûts d’acquisition des outils numériques permettant la lecture avec ce type de support, qui sont jugés élevés. Ceci rejoint l’étude de Labrousse et Lapointe (2021B), dans laquelle les participants mentionnent que les critères financiers peuvent expliquer leur réticence face au livre numérique, notamment en lien avec l’achat d’un appareil électronique supplémentaire tel qu’une liseuse. Des participants ont également invoqué des coûts supplémentaires de mise à jour ou d’obsolescence rapide des outils et certaines incompatibilités de formats et de leurs versions avec certains appareils, autant de facteurs susceptibles d’augmenter la facture pour un lecteur souhaitant recourir au livre numérique. Les participants relatent également que le livre numérique contribue à la fracture numérique, notamment en région, mais pas exclusivement. En effet, un accès suffisant à Internet peut être difficile, même en métropole, et ce, pour des raisons financières. Rappelons que, selon l’Enquête sur les pratiques culturelles au Québec (MCCQ, 2016), ce n’est pas la totalité de la population québécoise qui a accès à une connexion Internet. Selon cette même source, 89,8 % des lecteurs de quotidiens en ligne ou des sites de nouvelles (pour l’ensemble du Québec) lisent ces documents surtout lorsqu’ils sont gratuits, tandis que ce pourcentage est de 45,1 % pour les journaux quotidiens en version papier. Ces résultats semblent témoigner en faveur d’une importance significative de la gratuité sur certaines pratiques de lecture numérique. Les coûts et l’obsolescence technologiques ainsi que l’accès à Internet sont ainsi perçus par les participants comme des limites significatives à l’accessibilité au livre numérique. Paradoxalement, il semblerait alors important de nuancer l’apport du livre numérique comme solution envisagée à la question de l’accessibilité à la lecture, du moins pour l’instant.
Quelle satisfaction des lecteurs quant à leur expérience d’emprunt ?
Les bibliothécaires considèrent que les livres numériques offrent plusieurs avantages quant à l’expérience de prêt au lecteur. Nous avons catégorisé leurs propos en sept principaux avantages fonctionnels du prêt de livre numérique :
la quasi-simultanéité entre l’acquisition par la bibliothèque et sa disponibilité à l’emprunt ;
la quasi-simultanéité entre la demande d’emprunt d’un livre numérique et sa disponibilité à la consultation ;
l’accès à distance au contenu (en voyage par exemple) ;
l’accès en tout temps au contenu ; le stockage, l’absence de risque de perte, bris ou frais de retard ;
et la possibilité de consulter des documents rares ou anciens en version numérisée, documents peu accessibles autrement.
Un participant précise :
Le livre numérique est accessible en tout temps pour le lecteur. L’emprunt et la consultation du catalogue des livres numériques sont possibles au moment où le lecteur est disponible. Les lecteurs apprécient la rapidité avec laquelle les livres numériques apparaissent au catalogue car il n’y a pas de délai de traitement, contrairement aux livres papier.
Pour les participants, l’adoption du livre numérique serait en lien direct avec « un mode de vie actif, rapide, disponible immédiatement, au bout des doigts » dans lequel le besoin de lecture serait comblé immédiatement, sans contrainte d’horaire et d’heures d’ouverture, ni perte de temps en déplacement.
De plus, à l’instar des résultats de Labrousse et Lapointe (2021B), les participants perçoivent que le numérique peut faciliter l’accès circonstancié à certains contenus écrits. La lecture de livres numériques par d’habituels non-lecteurs numériques se justifierait donc, dans certaines circonstances, par des raisons de praticité, de facilité d’accès ou d’absence de choix. Toutefois, cette lecture, que nous qualifions d’opportuniste ou contrainte, concernerait principalement les revues et articles scientifiques.
Les bibliothécaires invoquent d’importantes contraintes techniques (connaissances informatiques ou technologiques) à surmonter pour accéder au premier prêt numérique. Ainsi, le premier accès au livre numérique est jugé « compliqué pour le lecteur » par des participants en raison des différents formats et applications à maîtriser, et ce, même avec une liseuse, appareil strictement dédié à la lecture. Cela corrobore les résultats de Labrousse et Lapointe (2021B), qui notent que des personnes moins portées vers la technologie peuvent rencontrer des difficultés lors de la configuration de l’appareil. Un certain clivage technologique est donc perçu. Des bibliothécaires mentionnent que la lecture de livres numériques en bibliothèque publique serait plus importante chez les personnes âgées. L’enquête de 2016 du MCCQ fait état d’un pic du taux de lecture régulière de livres numériques à 15 % chez les 35 à 44 ans pour un nombre d’heures moyen d’utilisation d’Internet à des fins personnelles d’à peine plus de deux heures. Comparativement, le nombre d’heures moyen d’utilisation quotidienne d’Internet à des fins personnelles s’élève à quatre heures cinq minutes chez les 15 à 24 ans pour un taux de lecture des livres numériques de 13 %. Les jeunes, bien que réputés grands utilisateurs de technologies, utiliseraient-ils cette dernière plus à d’autres fins que pour la lecture numérique ? Les participants notent également que les lecteurs doivent être plus vigilants lors d’une recherche dans le catalogue, puisque celui-ci peut proposer plusieurs résultats pour un même titre disponible à la fois en numérique, imprimé, livre audio sur disque et livre audio numérique, ce qui peut prêter à confusion.
De plus, la méconnaissance par les lecteurs de certains enjeux des modalités de prêt ou consultation des livres numériques en bibliothèque, notamment par la transposition intuitive de l’expérience de prêt du livre papier au livre numérique, serait à l’origine d’importantes insatisfactions des lecteurs. En effet, des limitations technologiques imposées sont en place pour contrôler l’utilisation des livres numériques. Les verrous numériques, spécifiquement les DRM (Digital Rights Management, ou GND – gestion numérique des droits) sont source d’une importante insatisfaction pour plusieurs raisons.
D’abord, la limite du nombre de prêts simultanés nécessite qu’un exemplaire du livre soit rendu « artificiellement » disponible pour l’emprunt, comme avec son homologue papier, alors même que la simultanéité des prêts constitue un avantage majeur du support numérique. Les participants perçoivent que cet avantage pour les lecteurs, qui ne peut être exploité à sa juste mesure, pourrait devenir encore plus problématique avec les prochaines générations de lecteurs, possiblement moins enclins à attendre pour emprunter un livre que les publics actuels des bibliothèques, déjà habitués à attendre la disponibilité des versions papier.
De plus, la chronodégradabilité artificielle du livre numérique, c’est-à-dire l’effacement complet du livre numérique emprunté de l’appareil du lecteur, rend impossible tout retard dès l’échéance du « prêt » consenti. Ce phénomène générerait de la frustration chez certains nouveaux lecteurs de livres numériques qui, par transposition avec l’expérience d’un prêt de livre papier, considèrent intuitivement la version numérique comme « un prêt » et non une simple consultation. Cette distinction dépasse l’enjeu de terminologie. En effet, dans le cas du livre papier, malgré l’échéance du prêt, le lecteur est libre, dans une certaine mesure, de décider du moment de la restitution du livre emprunté, qui demeure en « sa possession » jusqu’au retour en bibliothèque ; cela ne s’applique pas à la consultation du livre numérique.
Ainsi, les modalités de prêt du livre numérique en bibliothèque publique, en raison de la gestion numérique des droits permettant d’en contrôler l’utilisation, influenceraient négativement la satisfaction des lecteurs quant à leur expérience d’emprunt, dans la mesure où elles limiteraient certains avantages attendus avec ce type de support, dont sa grande polyvalence.
Quelle satisfaction des lecteurs quant à leur expérience de lecture ?
Pour les bibliothécaires qui ont participé à notre étude, les lecteurs de livres numériques apprécient certaines fonctionnalités de lecture du livre numérique. Le fait de pouvoir télécharger le livre par chapitre, et pas seulement en intégralité, et ce, même dans le cas de romans et non à des fins académiques uniquement, est rapporté par les participants. De plus, le recours possible aux fonctions de recherche par mot clé et de copier-coller, et la possibilité d’imprimer certaines sections des documents sont des fonctionnalités du livre numérique très appréciées des étudiants, selon les participants. L’étude qualitative de l’Institut français d’opinion publique (IFOP, 2014) sur les perceptions et usages du livre numérique, réalisée en France auprès de 32 participants, confirme l’attrait des étudiants envers les livres numériques pour la technicité des pratiques de recherche. Ces fonctionnalités peuvent cependant varier d’un support de livre numérique à l’autre.
Une satisfaction de l’expérience de lecture est également associée aux liseuses, qui permettent un accès de type « prêt à lire » très apprécié lorsque ce service est offert en bibliothèque. La liseuse serait, pour les lecteurs, une autre forme de divertissement numérique, au même titre que la télévision par exemple. Ce commentaire de nos participants n’a pas été retrouvé avec les autres types potentiels d’appareils de support à la lecture numérique, tels que les tablettes, cellulaires ou ordinateurs. L’étude de Labrousse et Lapointe (2021B) associe quant à elle un certain confort de lecture en lien avec la luminosité spécifique à cet appareil. De plus, un certain engouement des lecteurs est perçu par nos participants envers les liseuses, qui permettraient une expérience de lecture se rapprochant du papier, mais aussi une certaine frustration envers ces appareils, souvent offerts en cadeau à des lecteurs de livres imprimés peu à l’aise avec l’informatique. Les difficultés d’accès lors de la première expérience de lecture numérique sont alors de nature à rebuter durablement, voire définitivement, les nouveaux lecteurs. La première expérience serait ici déterminante.
D’autres insatisfactions de l’expérience de lecture sont rapportées par les participants et concernent la fatigue visuelle digitale alléguée par certains lecteurs de livres numériques en raison de l’accumulation des heures d’utilisation des écrans dans le cadre des activités quotidiennes professionnelles ou de loisir. Pour Labrousse et Lapointe (2021B), la fatigue visuelle alléguée avec ce type de support est la principale raison avancée pour expliquer un certain manque de confort avec la lecture numérique.
Il est aussi intéressant de constater que, pour les participants à l’étude de Labrousse et Lapointe (2021B), la fragmentation de la lecture est associée à une appropriation moindre du contenu de la lecture. Un participant de la présente recherche indique aussi :
La dématérialisation du livre appauvrit la mémoire tactile. Si vous cherchez un passage, il est impossible de vous fier à votre perception à savoir si le passage se situe en début ou en fin d’ouvrage ou sur une page de gauche ou sur une belle page. La compréhension de texte et la rétention sont aussi plus volatiles.
Enfin, des participants mentionnent comme source d’insatisfaction face au livre numérique l’attachement au livre papier ou son absence de matérialité, critères aussi présents dans l’étude de Labrousse et Lapointe (2021B). Ainsi, le livre numérique se définirait par ce qu’il n’est pas : un livre imprimé. Il se caractériserait aussi par ce qu’il ne permettrait pas ou peu, comparativement au livre imprimé : un rapport riche et affectif à l’objet-livre, une expérience sensorielle mobilisant le toucher, l’odorat, la vue et même l’ouïe. Le livre numérique intéresserait encore peu les « lecteurs amoureux des belles images ou de l’expérience sensorielle liée à la lecture sur papier ». Des participants mentionnent que, pour le lecteur, l’attachement au papier est souvent très fort et que tous les avantages des versions électroniques n’y changeront rien. L’opposition entre le livre numérique et le livre papier semble toutefois faire peu débat pour les participants. Ainsi, leur réalité du rapport au livre numérique en bibliothèque publique nous semble plus nuancée que celles des participants à l’étude de Labrousse et Lapointe (2021B) et celles de certains publics des bibliothèques, « qui apprécient les livres numériques ou les détestent ».
Les lecteurs de livres numériques seraient majoritairement et avant tout des grands lecteurs, au sens de lecteurs réguliers, de livres numériques comme de livres papiers. Cela traduit un certain opportunisme des lecteurs de bibliothèque face aux deux types de support, papier et numérique, avec utilisation de l’un ou de l’autre selon la situation. Globalement, les bibliothécaires relatent donc une certaine satisfaction des lecteurs de livres numériques, dont les caractéristiques en font un type de support pouvant être très apprécié selon les circonstances de la lecture. Une certaine proportion des lecteurs uniquement numériques existerait en bibliothèque, mais elle serait généralement encore peu significative en bibliothèque publique. Le portrait en bibliothèque universitaire semble différent. La lecture de livres numériques y serait majoritairement une lecture « d’usage académique », constituée principalement d’ouvrages de référence, de journaux et d’articles scientifiques. Il est possible que certains étudiants réservent l’usage du livre papier à une lecture plus hédoniste. Pour les participants des bibliothèques universitaires, l’accès au livre numérique par les lecteurs étudiants semble acquis ; ils décrivent que ces derniers se sont « bien adaptés » à ce changement.
Rôle de médiateur ou facilitateur technologique et formation en littératie numérique
Le principal effet du livre numérique sur la pratique quotidienne des bibliothécaires concernerait la modification de certains de leurs rôles. L’un de ces rôles est le soutien technique devant être apporté aux publics des bibliothèques afin d’accéder au livre numérique, et un autre concerne la formation des publics des bibliothèques à la littératie numérique. Ces deux rôles sont interreliés. En effet, l’accès au livre numérique nécessite de configurer l’appareil technologique choisi, mais aussi de se connecter au réseau sans fil de la bibliothèque s’il y a lieu, d’utiliser Internet de manière sécuritaire, de créer un compte d’utilisateur sur une plateforme, voire même une première adresse courriel. En bibliothèque publique, les participants à notre recherche indiquent devoir investir beaucoup de temps et d’énergie pour fournir le soutien approprié aux nouveaux lecteurs de livres numériques. Les difficultés liées aux aspects techniques (ex. : connexion wifi, VPN, DRM, formats des fichiers) du livre numérique en bibliothèque semblent d’ailleurs partagées par plusieurs pays, dont la Suisse romande (Pouchot et al., 2016), où l’offre de livres numériques en bibliothèque publique est décrite comme un écosystème en cours de mutation. Les enjeux techniques liés aux DRM sont perçus par les participants comme une prise en compte insuffisante de la réalité des usages dans les bibliothèques. La frustration et le découragement éprouvés par les nouveaux lecteurs en lien avec les compliquées modalités d’accès au livre numérique sont clairement mentionnés par les participants. Certaines bibliothèques publiques ont dû embaucher du personnel spécifiquement pour former leurs publics de nouveaux lecteurs de livres numériques. En plus de la formation initiale, des participants mentionnent l’enjeu pour eux de pouvoir accompagner – pour ne pas dire « dépanner » – adéquatement les lecteurs, dans un contexte de profusion des équipements de lecture numérique, de multiples fournisseurs d’équipement, et de mises à jour des logiciels ou applications. Un participant mentionne :
Le fait que tous les usagers utilisent des tablettes, ordinateurs, systèmes d’exploitation, applications différentes rend parfois l’aide technique difficile surtout lorsque c’est pour une aide au téléphone. Il est parfois difficile d’aider les usagers lorsqu’ils utilisent un modèle de liseuse, par exemple, que je ne connais pas du tout et que je ne peux pas visualiser comment les aider au téléphone et ce, même avec les guides d’utilisation fournis par Pretnumerique.ca par exemple.
Dans une certaine mesure, les participants perçoivent fournir eux-mêmes le service à la clientèle post-achat des fournisseurs. Pour un participant : « Lorsque les utilisateurs ont des problèmes techniques avec leur tablette, ils ont tendance à nous demander conseil, plutôt que de téléphoner à la compagnie qui vend la tablette ou la liseuse ». Ainsi, les participants se sentent contraints de combler l’espace laissé vacant dans la chaîne du livre numérique entre l’acquisition de l’équipement de lecture par les publics et l’utilisation effective et efficace de l’équipement à cette fin, ce qui va dans le même sens que les travaux de Cusson (2016). Pour ce dernier, les efforts de formation et de soutien déployés par les bibliothèques au cours des dernières années sont fondamentaux dans le succès reconnu à la plateforme Pretnumerique.ca. Malgré des difficultés d’accès à une formation pour eux-mêmes, les participants ne mentionnent pas d’altération de leur sentiment de compétence en la matière. Des participants indiquent que :
L’équipe doit s’adapter et se tenir un minimum au courant mais le plus souvent l’apprentissage se fait ‘sur le tas’, au fil des situations, faute de temps, de formation et de ressources entièrement dédiées… mais nous parvenons toujours à aider les lecteurs [, et que les] bibliothécaires doivent consacrer du temps pour le soutien et la formation d’appoint auprès des usagers au niveau du prêt des livres numériques. Les bibliothécaires doivent constamment se mettre à jour au niveau des nouvelles applications, résolution de problèmes etc. Des questions hors de notre champ de compétence – par exemple : quelle liseuse me conseillez-vous ? Tablette ou liseuse ? Etc. – nous sont même régulièrement demandées [...]. Nous nous adaptons et nous aidons au mieux les lecteurs.
Malgré un certain besoin de formation des équipes, le livre numérique semble faciliter ou alléger plusieurs activités en bibliothèque. Il permettrait de garder une collection plus vaste car aucun élagage n’est nécessaire, de bonifier les collections sans surcharger les tablettes, et il supprimerait notamment les étapes de traitement physique et intellectuel du livre, comparativement au livre imprimé. Toutefois, face à ces « avantages », une certaine ambivalence des participants est notée, dans la mesure où le livre numérique pourrait non seulement occasionner moins de demandes de référence des lecteurs mais aussi un certain détachement par rapport au travail de référence des bibliothécaires. Un participant explique :
Les livres papier sont traités longuement par l’équipe qui aura spontanément une meilleure connaissance de cette collection – les livres papier sont présents physiquement, ils doivent être préparés, catalogués, etc. Il y a donc une sorte de détachement qui n’est pas idéal pour valoriser le travail de référence des bibliothécaires. Rien qui ne pourrait être amélioré, mais dès que les ressources sont limitées, on pallie au plus pressant ; si ces livres nous arrivent clé en main et que les lecteurs naviguent sans nous demander de conseil, les efforts seront mis ailleurs, notamment directement en bibliothèque.
Le livre numérique pourrait aussi avoir un effet négatif sur la réponse au besoin de valorisation que procure le service « direct » avec l’usager. L’aspect relationnel de la demande de référence peut être important pour certains bibliothécaires. Des participants font aussi état d’une sorte d’attachement symbolique au fait de donner un livre papier en main propre à l’usager, de transmettre physiquement cet objet culturel.
Au-delà de la simple modification de certaines de leurs tâches, des bibliothécaires mentionnent l’influence du livre numérique sur leur perception du métier de bibliothécaire : « L’aspect technologique transforme des spécialistes du livre en spécialistes des appareils de lecture, ce qui n’est pas forcément agréable pour le personnel, qui peut ne pas avoir d’affinité ou d’intérêt pour le second ».
Enfin, nous avons discuté plus haut de la confusion par certains publics entre un prêt et une consultation numérique. Cette confusion est alimentée par la transposition des pratiques de lecture en bibliothèque avec le livre papier et l’utilisation inappropriée du terme « prêt » pour le livre numérique ; le bon terme à utiliser serait « consultation ». Selon les bibliothécaires rencontrés, cette nuance est importante pour l’appropriation des usages du livre numérique en bibliothèque par les lecteurs. Les participants mentionnent devoir à présent tenir ce rôle d’explicitation auprès des nouveaux lecteurs de livre numérique, rôle totalement inexistant avec le livre papier.
Les bibliothécaires et leur rapport au livre numérique : vers une vision intégrative du patrimoine écrit
Pour les bibliothécaires, les livres imprimés ou numériques désignent avant tout des types de supports et non des contenus. Pour ces professionnels des bibliothèques publiques, parler du livre numérique n’est pas l’opposer au livre imprimé ou confronter l’immatérialité de l’un à la matérialité de l’autre. Le mythe présupposé selon lequel « plus de livres numériques, c’est moins de livres imprimés en bibliothèque » n’est pas présent actuellement dans le quotidien des bibliothécaires participants. Le livre numérique est plus perçu comme un complément au livre papier, comme un ajout d’un autre type de support pouvant avoir des avantages, essentiellement pratiques, et non un substitut ou un remplaçant au livre imprimé. Le développement des collections prévoit souvent l’acquisition d’un même titre sur support papier et sur support numérique, lorsque disponible. Notons également que les lignes directrices pour les bibliothèques publiques du Québec prévoient que ces dernières consacrent 10 à 20 % de leurs dépenses à l’acquisition de ressources numériques (Association des bibliothèques publiques du Québec, BAnQ et Réseau BIBLIO, 2019). Des participants mentionnent avoir de la difficulté à atteindre ce pourcentage en raison de l’offre restreinte de livres numériques francophones. Bien que non exprimée en ces termes, l’approche des participants vis-à-vis du livre numérique semble être une approche intégrative dans laquelle le livre numérique et le livre papier contribuent à un même patrimoine culturel écrit, qu’il s’agisse d’écrits scientifiques, culturels contemporains ou patrimoniaux. Pour eux, le livre numérique est avant tout une nouvelle collection, au sens de « réunion artificielle de documents de toute provenance, groupés en fonction d’une caractéristique commune, telle que mode d’acquisition, thème, langue, support, type de document, collectionneur » (Walne, 1988, traduction des auteurs). La question que le livre numérique pose actuellement aux bibliothécaires oeuvrant dans des bibliothèques publiques n’est donc pas de savoir s’il doit ou pas y être présent. Il s’agit plutôt de savoir comment ils peuvent le rendre présent en tant que nouvelle collection.
De nouveaux défis centrés sur leurs publics
Au-delà des très présents enjeux technologiques de médiation que le livre numérique suscite dans leurs pratiques quotidiennes et du possible faux débat entre le livre numérique et le livre papier auquel ils ne s’identifient pas, la réalité du livre numérique en bibliothèque est, pour les bibliothécaires, centrée sur un important questionnement portant sur les conditions de réalisation de leur mission auprès du public. Plus spécifiquement, les participants font face à de nombreux défis : l’appropriation par les publics de ce nouveau type de support à la lecture ; la valorisation de cette nouvelle collection numérique, notamment pour faire connaître aux publics l’existence d’un choix ; mais aussi le défi de la connaissance de ces publics, de leurs besoins, préférences, attentes et pratiques.
Les participants déplorent la poussiéreuse persistante image de sanctuaire de livres qui semble être encore accolée aux bibliothèques publiques. Le livre numérique, par l’orientation vers l’avenir à laquelle il est associé, pourrait contribuer favorablement à dépoussiérer, voire à actualiser leur image. Toutefois, pour y parvenir, les bibliothèques doivent relever le défi de faire la promotion du livre numérique à un public ne se déplaçant que peu ou pas en bibliothèque. Un participant précise :
Un utilisateur qui ne consomme que du livre numérique ne se déplacera pas en bibliothèque, il faut donc repenser les méthodes de communication si on souhaite mettre en valeur d’autres services auprès d’eux, alors que ceux qui viennent sur place pourront être exposés à différentes formes de communication, incluant simplement la discussion directe avec le personnel. Même principe pour la référence, le rôle conseil des bibliothécaires, il faut aller au-devant des besoins des lecteurs, leur fournir des conseils sur une plateforme en ligne, puisqu’ils ne viendront pas les chercher par les méthodes traditionnelles.
La concrétisation de la conciliation entre les aspirations des bibliothèques publiques à être le 3e lieu, un lieu citoyen et un espace de socialisation se distinguant à la fois de la maison et du lieu de travail (Association des bibliothèques publiques du Québec, BAnQ et Réseau BIBLIO, 2019), et la mise en valeur de leur collection numérique et leur offre de services qui y est liée semble susciter de nouvelles interrogations : au-delà des plateformes de prêt numérique, comment diffuser l’offre numérique et accroître sa visibilité ? Comment rendre cette offre accessible à distance sans exacerber la fracture numérique ? Les participants verbalisent une certaine perplexité face à ces nouvelles interrogations qui, à terme, pourraient aussi devenir indissociables d’enjeux d’aménagement et/ou de redistribution des espaces.
Pour les participants, en bibliothèque, des choix de matérialisation de la collection de livres numériques peuvent être faits pour en faire la promotion, avec ajout d’étiquettes, d’affiches et de présentoirs. Des participants perçoivent cependant une certaine incohérence apparente avec cette pratique, qui consiste à faire la promotion, sur des supports papier, de livres numériques. Mais ces initiatives pour accroître la visibilité des livres numériques ne rejoignent pas les publics qui ne se déplacent pas en bibliothèque. Les bibliothèques publiques du Québec semblent, là encore, être confrontées aux mêmes enjeux que celles de Suisse romande, où des efforts de communication sont déployés pour contrer la méconnaissance de l’offre de livres numériques par les utilisateurs potentiels (Pouchot et al., 2016). Ainsi, des rappels continuels de l’existence de la collection de livres numériques sont effectués sur les pages Facebook des bibliothèques ou dans les communications de certaines municipalités. Des efforts pour promouvoir les livres numériques dans le catalogue traditionnel de la bibliothèque, afin qu’une recherche révèle toutes les versions disponibles d’un titre (papier, numérique), sont aussi déployés, mais peuvent occasionner une certaine confusion chez les lecteurs. Les avis des participants sont partagés quant aux succès de ces initiatives auprès des lecteurs et quant à leur capacité à rejoindre les publics non encore rejoints.
Pour les lecteurs, la reproduction de l’expérience de bouquinage suscite également d’importants défis pour les bibliothèques. Ainsi, la visibilité des livres numériques n’est pas jugée optimale au sens où, sur certaines plateformes, les nouveautés auraient toujours priorité. Il faudrait donc que le lecteur sache ce qu’il cherche pour explorer un sujet, contrairement à la possibilité de bouquiner dans un rayonnage très varié en genres et années de publication en bibliothèque. Un participant mentionne :
Il est plus difficile de « butiner ou bouquiner » sur des rayons virtuels que des rayons physiques donc il faut amener les utilisateurs à mieux fouiller la base de données des livres numériques pour une meilleure utilisation. Il faut créer des thématiques, faire des suggestions, parfaire les outils de recherche.
L’offre limitée de contenus n’est pas sans susciter d’autres questionnements en matière de promotion de la collection numérique. En effet, des participants ont mentionné la mise en place d’un outil de suggestions d’achat par les publics. La quasi-totalité des suggestions d’achat se concrétise par des acquisitions correspondantes, considérant le pourcentage, rarement atteint actuellement dans certaines bibliothèques, de dépenses devant être allouées aux acquisitions numériques. Ainsi, les refus sont généralement motivés par la non-disponibilité des livres suggérés en format numérique. Le livre numérique pourrait ainsi favoriser l’adaptation rapide de la collection à la demande d’un certain public de la bibliothèque, un public de lecteurs de livres numériques ayant accès à cette technologie. Cette adaptation contribuerait à une certaine transformation, plus prononcée qu’avec les livres imprimés, des « usagers-lecteurs » en « prescripteurs ».
Cependant, les politiques d’acquisition sont confrontées aux offres « en bouquets » des fournisseurs. Quid de l’adéquation entre ces bouquets et les besoins spécifiques de l’ensemble ou sinon de la majorité des publics desservis, pourtant au coeur de la mission des institutions publiques que sont les bibliothèques publiques ? Et selon quelles modalités promouvoir ces acquisitions et bouquets ? Pour un participant,
L’enjeu le plus fondamental est la multiplicité des plateformes et des fournisseurs. En tant que gestionnaires de bibliothèque, nous avons peu de contrôle sur les licences, les distributeurs, les gestionnaires d’applications et les entreprises de matériel technologique. Tous ces acteurs visent le profit alors que les bibliothèques doivent fournir des services gratuits. Il est difficile d’aborder les entreprises avec ce genre de considération et espérer un traitement prioritaire.
Enfin, pour l’International Federation of Library Associations and Institutions (IFLA) (2010), les statistiques des bibliothèques sont reconnues comme importantes pour la gestion interne des bibliothèques et pour promouvoir leurs services auprès des décideurs en démontrant leur utilité et leur impact pour la population qu’elles desservent. Toutefois, bien que les participants indiquent pouvoir avoir accès à de nombreuses données et statistiques relatives aux livres numériques (ex. : nombre de visites sur la plateforme numérique, nombre d’emprunts par ouvrage, sommes dépensées), paradoxalement, il semble que leur perception soit que les livres numériques, notamment en les distanciant physiquement de leurs publics, dégradent la connaissance qu’ils en ont. Ainsi, aux principaux indicateurs de performance et outils de mesure disponibles et recommandés pour les bibliothèques publiques québécoises, d’autres mesures, d’ordre plus qualitatif, ne seraient pas perçues comme facilement accessibles pour les bibliothèques avec le livre numérique en l’absence d’un contact avec le lecteur, sur place. Il s’agit, par exemple, de données permettant d’appréhender les perceptions et attentes des publics vis-à-vis l’offre de livres numériques et des services qui y sont liés, la diversité des usages qui en sont faits, les besoins en formation adaptée et, plus globalement, la pertinence et l’atteinte des objectifs de partage et de démocratisation de la lecture et du savoir. Un participant précise :
Le livre numérique a créé un public qui utilise la bibliothèque sans presque jamais y mettre les pieds. Cela change notre façon d’évaluer les besoins de notre public, dont une portion est devenue « invisible ». [...] Souvent, le personnel est un peu réticent avec le livre numérique, dans l’optique où il diminue les visites en bibliothèque qui, statistiquement, étaient un indicateur de succès par le passé. [...] On retrouve moins le lien communautaire en bibliothèque avec le livre numérique.
Ainsi, nous notons que les préoccupations des participants ne sont globalement pas centrées sur l’objet-livre et son remplacement, ni sur les types de support, ou leur conservation, ni même sur l’indispensable acquisition de nouvelles compétences que le livre numérique mobilise chez eux pour l’exercice de leur « nouveau » rôle de médiation technique et de formation à la littératie numérique. Leurs préoccupations sont plutôt centrées sur les lecteurs, dans une perspective de défis d’adaptation que pose le livre numérique aux bibliothèques dans la prise en compte des besoins, intérêts et attentes légitimes de leur communauté.
Entrevues avec deux experts
L’étude qualitative réalisée auprès de 55 bibliothécaires permet de jeter un regard, distinct de celui des lecteurs, sur la nouvelle réalité du livre numérique en bibliothèque. En plus de revenir auprès de certains participants à notre étude avec une ébauche de notre analyse, nous avons fait de même avec deux experts, l’un dans le domaine de l’édition et l’autre dans les bibliothèques : l’ancien directeur général de l’ANEL, Richard Prieur, et l’ancien directeur de BANQ et ancien bibliothécaire et archiviste du Canada, Guy Berthiaume.
Pour Guy Berthiaume, la situation par rapport au livre numérique est différente en bibliothèque universitaire et en bibliothèque publique, différence remarquée par les bibliothécaires qui ont participé à notre étude. Il mentionne cependant que le fait que les professeurs d’université fassent un grand usage des bibliothèques quotidiennement mais à distance et, conséquemment, qu’ils ne se déplacent pas en bibliothèque, peut influencer leur perception du besoin d’avoir une bibliothèque. Pour Guy Berthiaume, les bibliothèques universitaires sont plutôt converties en lieu d’étude pour les étudiants. De nombreux usagers des bibliothèques viennent presque quotidiennement sans jamais y emprunter un livre. L’espace consacré au rayonnage se restreint. Cette tendance à la réduction de l’espace prévu pour les livres se fait au profit d’un accroissement des espaces pour le travail et la lecture.
Dans le cas des bibliothèques publiques, le livre numérique accentuerait le fait que leur mission n’est absolument pas réductible au prêt physique de livres. Guy Berthiaume précise qu’en Amérique du Nord, bien que les bibliothèques, les services d’archives et les musées soient souvent regroupés dans la même catégorie « d’institutions de mémoire », l’accès aux bibliothèques, contrairement à celui des musées (sauf exception), est gratuit. La gratuité des bibliothèques permet à celles-ci de rendre des services à la collectivité que d’autres institutions ne peuvent pas rendre.
Pour Guy Berthiaume, le livre papier va certainement rester présent en bibliothèque, ce qui rejoint les propos de Jonchère (2005). Il ne disparaîtra pas, pour toutes sortes de considérations. D’abord, il reste un format privilégié pour les livres d’arts, la bande dessinée, le manga et les livres pour enfants. De plus, intuitivement, M. Berthiaume perçoit une différence sur le plan de la connaissance entre la lecture sur écran et la lecture papier, tout comme il y a une différence sur le plan de la mémorisation entre écrire de façon manuscrite ou sur ordinateur. Notons que la « fragmentarité » de la lecture numérique a été notée par Carr (2011), qui l’associe à une concentration moindre, notamment pour la lecture de longs textes. La lecture numérique serait aussi une « pseudo-lecture », une lecture plus superficielle et dans laquelle la mobilité des mots liée au scrolling (défilement) s’associe à une dégradation de la mémoire spatiale (Baccino, 2011). Enfin, les bibliothèques publiques jouent un rôle beaucoup plus large que le prêt de livres. Guy Berthiaume précise :
Même si, dans un avenir qu’on ne peut pas imaginer, il n’y avait que du prêt numérique, les bibliothèques vont garder un rôle d’aide, d’accueil, d’intégration, à cause de leur gratuité, y compris pour les personnes en situation d’itinérance. Il faudra aussi évaluer la fréquentation numérique. Est-ce que l’éclosion du numérique va faire que les gens vont moins fréquenter les bibliothèques publiques ? Je n’ai pas cette inquiétude.
Selon lui, les choix d’acquisition des formats papier et/ou numériques vont continuer à dépendre de la nature des ouvrages. Une série d’ouvrages scientifiques n’existent qu’en format numérique ; c’est aussi le cas de nombreuses revues académiques. Des plateformes comme Érudit permettent de pallier l’absence de format papier dans le domaine scientifique. Tant que celles-ci seront disponibles, les bibliothèques pourraient continuer à devoir acquérir les deux modes, analogique et numérique.
Guy Berthiaume tout comme Cusson (2016) nous rappellent que la conception de la plateforme Pretnumerique.ca par De Marque visait à répondre au besoin de gestion et de diffusion des collections numériques au Québec, besoin exprimé notamment par les bibliothèques. Parallèlement au développement de cette plateforme, des échanges pilotés par la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC) étaient menés avec l’ensemble des partenaires de la chaîne du livre. Ces échanges ont permis l’élaboration de lettres d’ententes définissant plusieurs principes répondant aux exigences des bibliothèques, des éditeurs et des libraires (Cusson, 2016). Selon Guy Berthiaume,
Avant on avait un vrai problème : aucune plateforme pour les livres numériques québécois. Il a fallu convaincre les éditeurs québécois de participer. La SODEC a joué un rôle déterminant là-dedans. On l’a échappé belle, car le livre québécois aurait pu tomber complètement sous le radar. Une chance qu’il y a eu ce rôle de la SODEC. C’était visionnaire de leur part.
Clément Laberge, vice-président principal de De Marque, indiquait d’ailleurs, en décembre 2011 :
À pareille date l’an dernier, […] un dur constat avait été fait : les usagers des bibliothèques publiques québécoises avaient accès à des livres numériques anglophones, mais à très peu de livres numériques francophones — et pratiquement à aucun livre numérique publié au Québec. Les statistiques étaient affligeantes, la situation intenable. […] Une mobilisation s’est mise en place pour trouver une manière de sortir de cette situation. […] Il a rapidement été convenu que la solution devrait être collective et s’appuyer sur un consensus de l’ensemble des acteurs du domaine du livre. Il faudrait que les bibliothèques soient leaders d’une démarche dans laquelle éditeurs, libraires, et distributeurs soient également parties prenantes, tout comme la SODEC et le MCC.
Les discussions avec les différents partenaires du projet ayant conduit aux ententes relatives à la définition du modèle sur lequel est basé Pretnumerique.ca ont permis de préciser les besoins de chacun, avec pour objectif d’approvisionner les bibliothèques en livres numériques. Le besoin d’une passerelle entre les différents revendeurs, les utilisateurs corporatifs et les bibliothèques était présent. Plusieurs préoccupations des éditeurs étaient d’ordre économique : risque de copie, aucune dégradation contrairement au livre papier, piratage, etc. Les bibliothèques avaient aussi certaines réticences : elles voulaient bénéficier d’une utilisation pérenne comme avec le livre papier, elles voulaient pouvoir bénéficier de la simultanéité d’emprunts par plusieurs usagers avec une seule licence, etc. De plus, le livre numérique n’est pas soumis à la Loi 51, selon laquelle chaque collectivité, chaque bibliothèque doit se procurer les livres auprès de libraires agréés. Ces derniers étaient donc inquiets de ne plus jouer le rôle d’intermédiaire entre les éditeurs et les bibliothèques. Richard Prieur explique :
L’ensemble des principaux partenaires de la chaîne du livre étaient présents. Ça faisait beaucoup de monde autour de la table, beaucoup d’intérêts à défendre. Il est rapidement devenu évident que nous devions recentrer le débat sur le fait que certains avaient des livres à vendre et d’autres des livres qu’ils voulaient acheter. Dans un premier temps, il a donc fallu limiter le nombre de joueurs dans les négociations pour avancer avec les éditeurs et les bibliothèques avant de réintégrer les autres joueurs pour poursuivre.
Le modèle économique et technique alors identifié pour rendre disponibles aux usagers des bibliothèques publiques québécoises les livres en formats numériques publiés au Québec, mais aussi ailleurs, s’appuie sur plusieurs principes directeurs, dont les suivants : les éditeurs sont libres d’offrir ou non leur catalogue de livres numériques aux bibliothèques ; les livres sont achetés indépendamment les uns des autres (et non pas en bouquets) ; les livres sont acquis de façon définitive, avec la garantie d’un accès pérenne, par les bibliothèques ; les bibliothèques ne peuvent pas mettre en circulation simultanément plus de livres qu’elles n’ont acquis d’exemplaires numériques de ce livre (un livre acheté = une copie prêtée à la fois) ; les bibliothèques n’ont pas de copies des fichiers pour lesquels elles acquièrent le droit de prêt mais, dans le cas où elles ne seraient plus en mesure d’exercer le droit de prêter le livre par les processus mis en place avec les entrepôts numériques, les bibliothèques devront pouvoir récupérer une copie sans verrous numériques (DRM) des fichiers pour lesquelles elles auront acquis le droit de prêt, de manière à pouvoir exercer ce droit à nouveau (Laberge, 2011). Un projet pilote issu de ces échanges établissait un plafond de 100 prêts par licence acquise, l’achat de livres au prix fixé par l’éditeur pour la vente grand public, la notion d’exemplaire et l’impossibilité pour une bibliothèque de prêter un même exemplaire à plus d’un usager. Selon Richard Prieur,
C’est un succès, un modèle simple, unique au Québec et facile à gérer. Dans d’autres pays, comme la France, l’offre de livres numériques aux bibliothèques est faite selon différentes formules plus difficiles à gérer, avec des prix différents, des durées de prêts différentes, etc. Le modèle retenu au Québec permet aussi aux éditeurs d’avoir une vie commerciale pour leurs livres numériques, sans affecter la performance commerciale du livre papier.
Plusieurs de ces principes concernent ainsi le droit d’auteur et l’industrie du livre. L’ANEL (2016) indique d’ailleurs que :
La possibilité d’avoir accès à des contenus culturels gratuits soulève l’enjeu de la reconnaissance de la valeur du travail artistique et de sa rémunération d’une manière juste et adéquate, non seulement pour les créateurs, mais pour l’ensemble des acteurs participant à la création culturelle. Dans un contexte où le numérique redéfinit le rapport qu’a le citoyen avec la culture et où le droit d’auteur est de plus en plus écorché par l’adoption d’exceptions, il est urgent de réaffirmer la propriété intellectuelle comme facteur premier du développement des industries culturelles […]. Bien que cet actif soit intangible, le droit d’auteur donne un sens à toute l’économie de l’industrie de l’édition et reconnaît la valeur du livre ainsi que le travail de l’auteur et de l’éditeur. Tout affaiblissement de l’exclusivité d’exploitation de cette propriété se traduira par une perte de revenus des éditeurs et autres titulaires de droits et aura un impact sur la capacité de l’industrie à innover et à produire des biens culturels créatifs et conçus pour le numérique.
Le projet pilote, que BAnQ a été la première bibliothèque à joindre, a pris fin au 31 décembre 2012. À ce moment, 23 bibliothèques ou réseaux de bibliothèques, desservant environ 3,5 millions d’habitants représentant 43 % de la population québécoise, avaient joint le projet (Cusson, 2016). Un nouvel organisme à but non lucratif, Bibliopresto.ca, a par la suite vu le jour en 2012, avec pour mission de développer des produits et services numériques en appuyant la mission des bibliothèques et notamment d’administrer, développer et faire la promotion de Pretnumerique.ca.
Lors du renouvellement de l’entente, qui a aussi été piloté par la SODEC, de nouvelles conditions du modèle de licence utilisé par les bibliothèques québécoises ont été posées. Le plafond de prêt est notamment passé de 100 à 55 prêts possibles par exemplaire en échange de la capacité de conserver une copie de sécurité de tous les titres acquis par Bibliopresto.ca (Cusson, 2016). Actuellement, de nombreux éditeurs ont rendu leurs titres numériques accessibles aux bibliothèques et la très grande majorité des titres numériques publiés au Québec seraient à présent accessibles (Cusson, 2016). Il s’agit là d’un succès souligné par Guy Berthiaume.
L’enjeu de référence que poserait le livre numérique en bibliothèque en raison de la diminution des contacts directs avec les usagers serait peu fondé, selon Guy Berthiaume, dans la mesure où le rôle de conseil serait remplacé par les suggestions de lecture disponibles sur les plateformes de prêt de livres numériques, à l’instar de ce qu’offrent Amazon ou Netflix. De plus, l’argument selon lequel le traitement physique et intellectuel très rapide du livre numérique par les bibliothécaires de référence limiterait leur capacité à suggérer les livres à leurs publics serait également relativement peu justifié et ne concernerait que les très petites bibliothèques. Guy Berthiaume précise :
Selon moi, ça ne marche pas comme ça. Il y a une équipe de traitement et une équipe de bibliothécaires de référence. Peut-être que c’est un enjeu dans de toutes petites bibliothèques. Mais ils [les bibliothécaires ou le personnel des bibliothèques – incluant les bénévoles] font déjà souvent du traitement dérivé avec le livre papier : ils vont voir la fiche du livre sur BAnQ ou les médias spécialisés. Il y a tellement de façons pour eux !
Malgré la disponibilité d’une importante offre – et donc possibilité d’acquisition – de livres numériques sur une seule plateforme, le livre numérique « acheté » n’est pas détenu en tant que tel par les bibliothèques. Des participants ont mentionné certaines réticences à ce sujet, notamment en lien avec le risque de perte de l’accès à l’utilisation du livre numérique en cas de faillite ou de fermeture du fournisseur, par exemple. La préoccupation des bibliothécaires est donc centrée sur un risque de perte de contenu. Au sujet de la « détention » du livre numérique, Richard Prieur explique :
On ne voulait pas que le livre numérique soit détenu par les bibliothèques mais plutôt leur céder un droit d’utilisation. Le livre numérique est hébergé chez l’agrégateur, il demeure dans son entrepôt. La gestion du nombre de prêts est donc contrôlée par l’agrégateur et non pas par les bibliothèques. Pour ces dernières, en cas de défaut avec le livre numérique, elles doivent juste aviser l’agrégateur, qui va corriger le défaut, contrairement au livre papier avec lequel il n’y a pas de jeu de transport, de possibles discussions de facturation et tiraillages commerciaux.
Avec ce modèle, les bibliothèques doivent acheter des licences en grand nombre pour les titres très demandés, conformément à la notion d’exemplaire du livre numérique, faute de quoi le délai de disponibilité pour le lecteur est important. Ce délai n’est pas nécessairement plus important avec le livre numérique, il est même potentiellement moindre en raison de sa chronodégradabilité. Toutefois, Richard Prieur précise :
Avec le livre numérique, c’est plus difficile pour les bibliothèques de faire comprendre au lecteur que l’accès au livre numérique n’est pas instantané, surtout que si le lecteur achète le livre numérique au lieu de se le procurer en bibliothèque, il va l’avoir instantanément.
Pour Richard Prieur, le livre numérique en milieu scolaire est une autre dynamique complexe. En effet, l’enjeu de simultanéité y est très important. Le principe de l’enseignement et de l’utilisation en classe s’accommode mal de la limitation à la simultanéité des utilisations du livre numérique dans ce modèle. Toute une classe pourrait avoir besoin de consulter un titre simultanément dans le cadre d’une activité pédagogique. Cependant, pour Richard Prieur, un changement serait en cours :
Avec la pandémie, la demande de livres numériques au scolaire a considérablement augmenté. Il y a des discussions entre Bibliopresto, le ministère de l’Éducation et les éditeurs. En bibliothèque scolaire, même en présentiel, l’option du prêt au comptoir n’est plus vraiment envisageable en raison des mesures sanitaires à mettre en oeuvre : lavage du comptoir ; éviter de toucher la couverture des livres. Il n’y a d’ailleurs plus de livres d’usage libre.
Conclusion
Nous comprenons mieux les contraintes vécues par les non-usagers de livres numériques et bibliothécaires. La part de marché du livre numérique au Québec demeure réduite. Est-ce que la pandémie aura causé une hausse significative de l’offre et de la demande ? Les bibliothécaires perçoivent une augmentation de la demande de livres numériques, mais la disponibilité de livres numériques en bibliothèque est perçue par les participants comme limitée pour plusieurs raisons : l’offre n’égale pas celle des livres papier, l’offre est moins grande en français qu’en anglais, l’approvisionnement en livres numériques n’est pas simple, l’offre est plus restreinte dans certains secteurs, certains titres ne peuvent pas être prêtés par les bibliothèques, l’hétérogénéité des modèles de licence rend la situation complexe, l’impact sur les budgets d’acquisition est grand pour les bibliothèques qui achètent les versions papier et numérique. Les bibliothécaires mentionnent l’importance d’offrir un soutien technique adéquat aux lecteurs de livres numérique et cela pose la question de la formation. Le coût d’achat de l’équipement et l’obsolescence semblent rebuter un certain nombre d’usagers.
Par ailleurs, une différence très nette existe entre les usagers du milieu académique et ceux dans les bibliothèques publiques. Il serait intéressant de mieux comprendre les usages spécifiques au milieu académique. La lecture de livres numériques pose non seulement la question de la littératie, mais aussi celle de la littératie numérique. Les milieux scolaires et académiques jouent-ils suffisamment leurs rôles ? L’augmentation des emprunts de livres numériques pourrait rendre urgents les défis et enjeux de l’occupation de l’espace dans les bibliothèques. C’est une question qui se pose déjà dans les universités, où les usagers accèdent de plus en plus à la bibliothèque par Internet. En outre, notre étude portait sur toutes les bibliothèques confondues ; il serait intéressant de faire des analyses plus fines pour les comparer selon certains critères comme la proximité d’un grand centre et la taille.
Finalement, notre étude nous a permis de prendre conscience des conséquences pour le patrimoine écrit du fait que tous les livres numériques n’ont pas à être archivés comme c’est le cas pour les livres papier. Il nous semble important d’étudier cette question.
Appendices
Notes biographiques
Marie-Claude LAPOINTE est professeure agrégée au département d’Études en loisir, culture et tourisme. Elle a aussi oeuvré au sein du ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, de même qu’au ministère de la Culture et des Communications, où elle a entre autres été responsable des enquêtes sur les pratiques culturelles au Québec. Elle est titulaire d’un doctorat en culture et communication, et ses travaux portent notamment sur les pratiques culturelles, les publics et non- publics de la culture, le cosmopolitisme culturel chez les jeunes, et la lecture et les bibliothèques. Elle est chercheuse au Laboratoire de recherche sur les publics de la culture (LRPC) et au Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ).
Christelle PELBOIS est candidate au doctorat en communication sociale à l’Université du Québec à Trois-Rivières, sous la direction des professeurs Jason Luckerhoff et Martin Maltais. Titulaire d’une maîtrise en administration et après plusieurs années comme gestionnaire dans le réseau de la santé et des services sociaux, elle a rejoint le milieu universitaire et travaille actuellement à la Faculté de médecine de l’Université de Montréal, au campus de la Mauricie. Ses intérêts de recherche se regroupent dans les axes enseignement supérieur et communication et culture. Elle est membre du Laboratoire interdisciplinaire de recherche sur l’enseignement supérieur (LIRES) et du Laboratoire de recherche sur les publics de la culture (LRPC).
Jason LUCKERHOFF est professeur titulaire en communication et culture au Département de lettres et communication sociale de l’Université du Québec à Trois-Rivières. Titulaire d’un doctorat en communication et en éducation, d’une maîtrise en communication publique et d’un baccalauréat en communication sociale, il a aussi obtenu un programme court en droit et un DESS en administration publique. Il a fondé et dirige la revue Approches inductives, qui est devenue la revue Enjeux et société, ainsi que la collection Culture et publics aux Presses de l’Université du Québec.
Note
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[1]
L’Association nationale des éditeurs de livres (ANEL) est née en 1992 de la fusion entre l’Association des éditeurs (1943) et la Société des éditeurs de manuels scolaires du Québec (1960). Elle regroupe plus de cent maisons d’édition de langue française au Québec et au Canada. Sa mission est de soutenir la croissance de l’industrie de l’édition et d’assurer le rayonnement du livre québécois et franco-canadien à l’échelle nationale et internationale.
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