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Vous avez eu une longue carrière. Pouvez-vous nous en rappeler les moments marquants ?
En juin 1963, à la fin de mon cours classique terminé au Collège de Sainte-Anne-de-la-Pocatière, j’ai hésité entre la traduction et la bibliothéconomie. Sur les conseils de l’orienteur du Collège, j’ai opté pour la carrière de bibliothécaire. En septembre de cette année-là, je suis donc entré à l’École de bibliothéconomie de l’Université de Montréal où j’ai pu côtoyer des collègues maintenant renommés, tels que Marcel Lajeunesse, Jacques Panneton, Hubert Perron et d’autres.
Ma carrière dans le monde de la documentation a couvert quatre types de bibliothèques : universitaire, parlementaire, nationale et spécialisée. Dans les années 1960, les nouveaux diplômés avaient l’embarras du choix pour trouver un premier emploi. Suivant le conseil de Laurent G. Denis, directeur de l’École de bibliothéconomie, j’ai choisi l’Université Laval au moment où la bibliothèque amorçait une phase importante de développement pour devenir une bibliothèque de renom à l’égal de l’Université elle-même. En juin 1964, j’ai commencé en qualité de catalogueur. On m’a ensuite affecté au Service des acquisitions, puis au Service des périodiques lors de ma dernière année de travail dans cette bibliothèque. Le secteur des périodiques était alors le laboratoire d’expérimentation de l’informatique appliquée à la gestion des abonnements et de l’inventaire ou état des collections. À l’époque, la bibliothèque de l’Université Laval était pionnière en ce domaine, non seulement au Québec mais à travers le Canada.
En juin 1970, je suis devenu chef du Service du catalogage à la Bibliothèque de l’Assemblée nationale du Québec. En août 1971, j’ai été nommé responsable du secteur des documents officiels et préposé à la référence. À l’automne de 1971 et de 1972, j’ai enseigné les techniques de la documentation au Cégep François-Xavier-Garneau à Québec.
Au printemps 1973, j’ai amorcé un virage en posant ma candidature pour un poste de coopérant. C’est ainsi que l’Agence canadienne de développement international (ACDI) m’a offert le poste de chef du département bibliographique de la Bibliothèque nationale de la Côte d’Ivoire. Mon contrat avec l’ACDI a pris fin en mars 1975 et, en avril de la même année, je suis revenu à la Bibliothèque de l’Assemblée à titre de responsable du Service de référence. En avril 1976, j’ai délaissé le Service pour prendre en charge le développement des collections.
Décembre 1976 aura été le moment d’un autre changement avec ma nomination en tant que bibliothécaire au ministère du Tourisme, de la Chasse et de la Pêche (MTCP), lequel est devenu, en 1980, le ministère du Loisir, de la Chasse et de la Pêche (MLCP). Durant mon emploi au sein de cette administration gouvernementale, j’ai décidé de prendre un congé sans solde de 13 mois (1981 et 1982) pour retourner aux études à l’École de bibliothéconomie et des sciences de l’information (EBSI) de l’Université de Montréal. Mon objectif était de mettre à jour mes connaissances et d’acquérir en même temps le diplôme de maîtrise. À la fin de mon congé, j’ai repris mon poste à la bibliothèque du ministère jusqu’en juin 1983.
Le mois suivant, je suis retourné à la Bibliothèque de l’Assemblée nationale en tant que responsable de la Division de l’accueil et de l’information. Puis, d’avril 1985 à juin 2000, j’ai assumé la responsabilité de la Division de la référence parlementaire dont le mandat exclusif consistait à répondre aux demandes en provenance de l’Assemblée et du Bureau du premier ministre.
Vous avez eu une carrière fort variée. Quelles sont les réalisations dont vous êtes le plus fier ?
À mon sens, je n’ai pas de réalisations particulières à mon crédit, si ce n’est d’avoir convaincu certaines personnes de l’utilité du bibliothécaire professionnel. Cela ne saurait constituer une particularité, car tout bibliothécaire devrait y parvenir. Je retiens que les deux étapes les plus gratifiantes de ma carrière ont été mon séjour à la Bibliothèque nationale de la Côte d’Ivoire et ma fonction au MTCP/MLCP. L’Afrique m’intéressait avant tout pour l’expérience humaine, mais j’y ai aussi acquis de nouvelles connaissances bibliothéconomiques, notamment à titre de responsable de la Bibliographie nationale de la Côte d’Ivoire.
Revenons sur votre passage à la Bibliothèque nationale ivoirienne. Que retenez-vous de cette expérience ?
Je me dois de parler d’abord du milieu de travail, car c’était la raison de ma présence. Le principal défi était d’augmenter, dans la mesure du possible, la productivité interne tout en composant avec des ressources matérielles déficientes et avec du personnel dont la mentalité et la culture nous sont au départ plus ou moins étrangères. J’ai perçu assez rapidement le mimétisme administratif du pays colonisateur et m’y suis adapté. Le coopérant ou l’expert étranger doit faire preuve d’une certaine souplesse. Pourquoi imposer à tout prix nos façons de faire à des peuples dont la civilisation est souvent, si ce n’est toujours, plus ancienne que la nôtre ?
Mais pour moi, le vécu le plus marquant a été hors du cadre des relations de travail. Lorsqu’on connaît un peuple ou un pays de loin, on a parfois tendance à l’idéaliser. J’ai constaté que l’homme est le même partout lorsqu’il s’agit d’exploiter son semblable ou de l’ostraciser. Mais j’y ai aussi connu l’amitié vraie, les contacts humains sans faux-semblant, les avantages et les inconvénients de la promiscuité, la cohésion indiscutable du groupe auquel on appartient : l’individualiste est un indésirable.
Et de votre expérience au Québec, que retenez-vous ?
Ma pratique en bibliothèque ministérielle fut la période la plus stimulante de ma carrière pour diverses raisons. D’abord, parce que j’en avais la maîtrise à toutes les étapes : analyse du milieu et de la situation, définition du mandat, fixation des objectifs, détermination des moyens, planification, organisation, contrôle, etc. Ensuite, j’ai apprécié les contacts quotidiens avec les usagers de la bibliothèque. Lorsqu’on est l’unique bibliothécaire dans un milieu circonscrit, il est essentiel d’échanger sur tous les plans avec les autres professionnels.
Quel regard portez-vous sur l’évolution actuelle des bibliothèques administratives de l’État ?
Lorsque j’ai quitté la fonction publique en juin 2000, j’avais un peu d’appréhension quant à l’avenir du Réseau informatisé des bibliothèques gouvernementales (RIBG). En effet, sa structure administrative constituait une entrave à son développement, car l’équipe de soutien du Réseau, sa tête en quelque sorte, était sous la gouverne d’une entité administrative située au même rang que les ministères et les organismes participants. Le Réseau n’était donc pas en position de suprématie pour imposer des règles et même pour défendre son budget de fonctionnement, freinant ainsi son développement. Cette anomalie structurelle a depuis été corrigée. Le RIBG est maintenant un organe du Centre de services partagés du Québec, lequel regroupe les fonctions transversales de l’appareil étatique. L’appartenance au Réseau ne met pas une bibliothèque spécifique à l’abri de restrictions ou d’une fermeture, mais la cohésion du Réseau et son guichet unique, accessible par le Web, favorisent le partage des ressources.
Avez-vous des regrets quand vous regardez votre passé professionnel ?
Ai-je des regrets ? Il y a des regrets qui s’estompent avec le temps au point de n’en plus être. Ceux que je peux évoquer sont maintenant bien légers. L’exercice est, au demeurant, d’une certaine futilité : c’est rêver la vie passée sans aucune certitude qu’un vécu différent eut été meilleur pour soi et pour l’entourage ou la communauté.
À une certaine étape de ma carrière, j’ai songé à m’inscrire au doctorat pour enseigner éventuellement à l’université. J’ai souvent déploré ne pas avoir eu le temps et l’énergie pour écrire davantage dans les revues professionnelles. On dit que les bibliothécaires praticiens ne s’intéressent pas beaucoup à la recherche. Ce n’est pas nécessairement un manque d’intérêt, du moins pour un certain nombre d’entre nous ; c’est pour une bonne part une question de contexte, à la fois dans le milieu de travail et dans la sphère domestique.
Comment voyez-vous le contexte de l’époque et les moyens dont vous disposiez par rapport à ce que l’on observe actuellement ?
Comme beaucoup de bibliothécaires de ma génération, j’ai été témoin de changements importants dans le milieu des bibliothèques. Dans les années 1960, et même dans la décennie suivante, les premiers emplois offerts aux nouveaux bibliothécaires étaient généralement au catalogage, parce qu’à l’époque, le catalogage et la classification relevaient de chaque établissement. Le traitement documentaire n’était pas ce qui m’attirait le plus, mais j’ai constaté par la suite que le passage par le catalogage était un atout important pour être efficace dans la fonction d’aide aux lecteurs ou aux usagers. Il faut se rappeler qu’avec la reproduction mécanique des fiches du catalogue, il n’était pas d’usage d’attribuer un grand nombre de vedettes-matière à un ouvrage, sous peine d’alourdir le système, sans parler des coûts inhérents. Les bibliothécaires qui ont eu à travailler avec les anciens fichiers savent qu’il n’était pas toujours aisé de transposer en vedettes-matière les besoins des abonnés et d’utiliser ensuite efficacement le catalogue lorsqu’on se trouvait devant quelques centaines de fiches portant la même entrée principale. Sous ce rapport, les catalogues informatisés sont un grand progrès, notamment pour tirer le maximum, ou presque, du contenu d’un ouvrage. Il va sans dire que maintenant le catalogue d’une bibliothèque donnée n’est qu’une goutte dans l’océan du numérique, de surcroît consultable de chez soi.
Vous avez été actif au sein des associations professionnelles. Quels souvenirs en gardez-vous ?
J’ai été membre de la Section des services techniques de l’Association canadienne des bibliothécaires de langue française (ABCLF) et du comité des relations internationales de l’Association pour l’avancement des sciences et des techniques de la documentation (ASTED). Pour la Corporation des bibliothécaires professionnels du Québec (CBPQ), j’ai fait partie du comité d’aide à l’emploi, du comité du plan et du conseil d’administration. J’ai siégé au conseil d’administration et au bureau de l’Association canadienne des sciences de l’information (ACSI), section du Québec. J’ai souvent participé aux congrès des différentes associations et à nombre d’activités de perfectionnement, car il m’est toujours apparu important de mettre à jour mes connaissances et d’échanger avec des collègues de différents milieux. Dans les rangs de l’ACSI, il y avait des personnes qui n’étaient pas du domaine des bibliothèques et on y avait des échanges intéressants, éclairants et motivants. Sortir de son quotidien de temps en temps est aussi une façon de ranimer son enthousiasme. De mes participations, je garde le souvenir de collègues dynamiques et de compagnie agréable et stimulante.
Quelles sont vos perceptions à l’égard de l’évolution en cours (numérisation, réseautage, etc.) ? Comment voyez-vous l’avenir du monde documentaire ?
Ayant quitté mon dernier poste il y a plus de 14 ans, je ne puis me prononcer avec compétence sur l’évolution actuelle de la profession. Il me semble que l’existence des bibliothèques matérielles est de plus en plus menacée : d’abord par ceux qui jugent que le numérique supplante totalement l’imprimé et que ce dernier devient inutile ; d’autre part, par les décideurs à qui il apparaît que le soutien d’une bibliothèque traditionnelle est bien onéreux et peut-être superflu. Comme l’importance du rôle de médiateur du personnel des bibliothèques est souvent méconnue, la nécessité d’avoir des bibliothécaires et des employés qualifiés est progressivement remise en cause : en certains endroits, on les remplace par des techniciens en multimédia ou autres spécialistes semblables. Même si tous les imprimés étaient éventuellement numérisés, l’intégrité, la conservation et l’accessibilité n’en seraient pas nécessairement mieux assurées. On résumait bien la situation dans le cahier Culture du Devoir du 9 et 10 mars 2013 : « Le numérique, ce colosse aux pieds d’argile ». L’écrit a toujours été mis en péril par la censure et la destruction accidentelle ou volontaire. Cela ne changera pas avec le numérique. Pour survivre, les bibliothécaires devront être ceux qui savent où trouver l’information fiable, avoir le savoir-faire de leurs connaissances et saisir toutes les occasions de prouver leurs compétences, indépendamment des milieux. Pour autant, cependant, je n’oserais faire une prédiction sur la pérennité de la désignation actuelle de la profession.
Comment présenteriez-vous les convictions ou les idées qui vous ont animé tout au long de votre parcours professionnel ? Y a-t-il des modèles, au sein du milieu québécois, qui vous ont inspiré et que vous recomman-deriez à ceux qui ont pris le relais ?
À la différence de collègues qui disent avoir choisi la bibliothéconomie par amour des livres ou de la lecture, ou les deux, je parlerais plutôt, dans mon cas, de curiosité intellectuelle. Laisser une question sans réponse me taraudait, que ce soit pour moi ou pour les autres. Dans la pratique de la référence, j’étais tout autant intéressé que le lecteur à trouver la réponse à sa question. J’ai toujours attribué beaucoup d’importance à la qualité du service sous tous ses aspects, conscient que j’étais que l’usager construit sa perception de la bibliothèque et du bibliothécaire sur la base des services qu’il reçoit. Dès mes débuts dans la profession, j’ai aussi voulu varier mes champs d’activité et maintenir mes connaissances à jour, y voyant un moyen d’améliorer mes compétences.
Quelques professeurs de l’École de bibliothéconomie ont eu une influence sur mes choix en cours de carrière, notamment Laurent G. Denis et Réal Bosa. À la Bibliothèque de l’Université Laval, j’ai acquis une expérience très utile à mon cheminement, grâce à une équipe de cadres compétents et dynamiques. Je ne nomme que ceux que j’ai côtoyés le plus : Lucien Papillon, Bernard Vinet, Rosario de Varennes. Plus tard, j’ai observé avec intérêt le parcours professionnel ou les réalisations de plusieurs autres fameux bibliothécaires.
Et comment se passe votre retraite ?
Lorsque j’étais au travail, je me désolais parfois de devoir passer la journée dans un bureau sans pouvoir profiter du soleil et de la nature. Logiquement, le premier livre que j’ai lu à ma retraite a été Éloge de la marche de David Le Breton. Par ailleurs, un ami, craignant peut-être que j’exagère, m’a offert quelques semaines plus tard Le livre de la paresse de Cyril Frey. Donc, je pratique la marche, mais je m’autorise « le droit à la paresse » (Paul Lafargue, 1883). Les voyages hors du Québec m’accaparent quelques semaines par année, en y incluant les lectures avant le départ et l’acquisition de quelques rudiments de la langue des pays visités. J’ai une activité domestique qui m’occupe passablement, l’intendance de la cuisine et du cellier. Comme le dit parfois mon épouse (sans en avoir l’air chagriné), j’ai pris la direction de la cuisine. Je m’adonne aussi à quelques occupations plutôt inutiles comme mettre en mémoire d’ordinateur la liste bibliographique des livres que j’ai lus depuis 1956, ainsi que des citations glanées au cours des années, de même que la liste descriptive des bouteilles de vin bues depuis 1986, incluant, le cas échéant, le nom des commensaux... Par ailleurs, je ne regarde presque jamais la télévision, préférant la lecture ou l’écoute de la musique sans publicité.