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Les femmes victimes de violence conjugale sont confrontées à une panoplie d’obstacles dans leur processus de séparation, incluant une accentuation du contrôle et de la violence de l’ex-conjoint allant parfois jusqu’à l’homicide (ministère de la Sécurité publique du Québec, 2015). Plus encore, les femmes doivent s’engager dans une multitude de démarches dans ce processus, incluant fréquemment un déménagement, ainsi que des procédures légales pour les modalités de divorce et de garde des enfants. Elles peuvent ainsi faire face à plusieurs défis et difficultés dans leur processus de séparation et de reprise du pouvoir. Compte tenu de ces défis, certaines femmes peuvent se sentir contraintes à rester avec leur conjoint malgré la violence.

Les services d’aide en matière de violence conjugale peuvent appuyer les femmes à différentes étapes de leur processus réflexif ou de rupture. Au Canada, un vaste réseau de maison d’hébergement a été implanté d’un bout à l’autre du pays depuis le milieu des années 1970 afin d’accueillir et de soutenir les femmes et leurs enfants. Au coeur de ces ressources, deux principes demeurent fondamentaux : assurer la sécurité des femmes et des enfants et favoriser la reprise du pouvoir des femmes sur leur vie (Goodman et coll., 2015; Nnawulezi et coll., 2019). Les intervenantes mettent ainsi en place une panoplie de stratégies et d’outils pour travailler ces deux dimensions du vécu des femmes et pour les accompagner dans une vie sans violence.

Un concept à l’intersection de ces deux principes a récemment été introduit dans la littérature par une équipe de chercheures américaines, soit « la reprise du pouvoir sur sa sécurité » (safety-related empowerment). Ce concept peut être défini comme étant « the extent to which a survivor (a) has developed a set of safety-related goals and abelief in her ability to accomplish them, (b) perceives that she has the support she needs to move towardsafety, and (c) senses that her actions toward safety will not cause new problems in other domains » (Goodman et coll., 2015, p. 35).

Afin de mesurer la reprise du pouvoir des femmes sur leur sécurité en contexte de violence conjugale, une échelle psychométrique à trois facteurs (ressources internes [Internal Tools], perception du soutien [Expectation of Support], compromis [Trade-offs]), a été développée par cette même équipe. Cette échelle a initialement été validée auprès d’une cohorte de 230 femmes recevant des services en matière de violence conjugale aux États-Unis (Goodman et coll., 2015) et subséquemment traduite et validée au Québec auprès d’une cohorte de 189 femmes recevant des services en maison d’hébergement (Côté et coll., 2021).

En prévision d’un projet qui vise à étudier les pratiques d’intervention associées à la reprise du pouvoir des femmes sur leur sécurité en maison d’hébergement à partir de cette échelle psychométrique (Côté et coll., 2021), une revue narrative de la littérature s’est imposée afin de cibler les principaux facteurs qui influencent la sécurité et la reprise du pouvoir des femmes qui reçoivent des services d’aide en matière de violence conjugale. Comme l’utilisation du concept de « reprise du pouvoir sur sa sécurité » demeure très récente dans la littérature anglophone et absente de la littérature francophone, cette revue a porté sur ses deux piliers : la sécurité et la reprise du pouvoir. Cette revue narrative a donc permis de circonscrire les facteurs à considérer lorsque l’on s’intéresse aux pratiques d’intervention axées sur la sécurité et la reprise du pouvoir en contexte de violence conjugale.

L’objectif de cet article est de présenter les résultats de cette revue narrative. Pour ce faire, le présent texte est divisé en trois grandes sections. La première section détaillera la méthodologie privilégiée pour exécuter la recherche dans les bases de données. La seconde section présentera les résultats des articles recensés, qui ont été systématisés en cinq grands thèmes. La troisième section abordera les implications des résultats pour les recherches et les pratiques d’intervention dans le domaine de la violence conjugale.

Méthodologie

Une revue narrative peut être définie comme étant « un rappel de connaissances portant sur un sujet précis, recueillies à partir de la littérature pertinente sans processus méthodologique systématique, explicite, d’obtention et d’analyse qualitative des articles inclus dans la revue » (Mougeault et coll., 2018, p. 75). Cette méthode a été privilégiée afin de répondre à la question suivante : quels sont les principaux facteurs associés à la sécurité et à la reprise du pouvoir des femmes qui reçoivent des services d’aide en matière de violence conjugale?

En ce qui a trait à la démarche méthodologique, une recherche par mots-clés a d’abord été effectuée dans les bases de données suivantes : Social Services Abstract, Social Work Abstract, Érudit, Sage Journal et PsycINFO. Ces bases de données ont été sélectionnées en raison de la pertinence des articles qu’elles génèrent dans le domaine de l’intervention sociale. Les mots-clés énumérés ici ont servis d’assise à cette recension : violence conjugale ET sécurité, violence conjugale ET reprise du pouvoir, violence conjugale ET empowerment, domestic violence AND safety, domestic violence AND empowerment, intimate partner violence AND safety, intimate partner violence AND empowerment, domestic abuse AND safety, domestic abuse AND empowerment, coercitive control AND safety, coercitive control AND empowerment.

Initialement, tous les articles publiés entre 2009 et 2019 ont été retenus, soit un total de 160. Comme leur nombre était trop volumineux, les critères d’inclusion suivants ont permis de cibler davantage la recherche :

  1. les articles devaient présenter des résultats de recherche;

  2. ils devaient avoir été publiés en français ou en anglais;

  3. les articles devaient contenir les termes « sécurité » ou « reprise du pouvoir » (ou les deux), en anglais ou en français, dans le titre et/ou le résumé;

  4. les recherches devaient avoir été réalisées dans des pays anglo-saxons,

  5. auprès de femmes victimes de violence conjugale, ou

  6. auprès d’intervenantes qui travaillent auprès de ces femmes, en maison d’hébergement ou de transition, ou dans des programmes destinés aux femmes victimes de violence conjugale.

Au final, seuls les articles respectant les critères d’inclusion mentionnés ci-dessus ont été retenus. La période de publication ciblée a également été précisée davantage, soit de 2014 à 2019[1]. Un total de 32 articles a servi d’assise à cette revue narrative. À noter que la question de recherche, les bases de données, les mots-clés, ainsi que les critères d’inclusion ont fait l’objet d’une discussion entre les auteures du présent article et deux chercheurs externes de l’Université d’Ottawa et de l’Université de Montréal, spécialisés en violence conjugale.

Le tableau 1 présente la synthèse des articles recensés. En somme, sur ces 32 articles, 14 ont privilégié des devis quantitatifs, 10 des devis qualitatifs et huit des devis mixtes. La taille des échantillons varie significativement entre les études. Les pays où furent menées ces recherches sont, respectivement, les États-Unis (n = 25), le Royaume-Uni (n = 3), la Nouvelle-Zélande (n = 2), l’Australie (n = 1) et le Canada (n = 1).

L’analyse a porté sur les principaux facteurs ayant une influence sur la sécurité et la reprise du pouvoir des femmes recevant des services d’aide en matière de violence conjugale. Pour ce faire, tous les articles ont d’abord été lus dans leur intégralité. Les principaux facteurs ont ensuite été consignés dans une grille de codification. Les facteurs repérés dans les résultats ont ensuite été regroupés en cinq grandes catégories qui émergeaient de manière transversale dans les études recensées. 

Tableau 1

Synthèse des articles recensés

Synthèse des articles recensés

Tableau 1 (continuation)

Synthèse des articles recensés

Tableau 1 (continuation)

Synthèse des articles recensés

Tableau 1 (continuation)

Synthèse des articles recensés

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Résultats

De manière générale, les articles de cette revue narrative mettent en lumière que cinq facteurs influencent positivement ou négativement la sécurité et la reprise du pouvoir des femmes : (1) les ressources internes, (2) la qualité et l’accessibilité des ressources et services offerts dans la communauté, (3) le réseau de soutien social, (4) la situation financière, ainsi que (5) le séjour en maison d’hébergement ou les services reçus de la part de ressources spécialisées en matière de violence conjugale.

Les ressources internes

Les femmes utilisent une panoplie de stratégies et de ressources pour assurer leur sécurité en contexte de violence conjugale (Clough et coll., 2014; Gezinski et Gonzalez-Pons, 2021; Irving et Liu, 2020). Une analyse de données mixtes auprès d’un échantillon de 301 femmes aux États-Unis révèle que 62% des femmes estiment qu’elles doivent renoncer à trop de choses pour assurer leur sécurité et que leurs démarches engendrent d’autres problèmes pour elles (48.7%) ou pour les personnes auxquelles elles tiennent (46.7%); la rupture implique généralement des pertes sur les plans personnel, interpersonnel, social et financier (Thomas et coll., 2015). Pour faire face à ces difficultés, il semble que les ressources internes dont disposent les femmes constituent un facteur important dans leurs démarches pour être en sécurité et reprendre du pouvoir sur leur vie. Les ressources internes font référence, entre autres, au sentiment d’auto-efficacité et à ses connaissances et ses compétences (Goodman et coll., 2015), soit des aptitudes qui permettent aux femmes d’avoir la confiance nécessaire pour faire face aux obstacles qu’elles doivent affronter.

Quelques recherches se sont penchées sur des programmes spécifiques en maison d’hébergement ayant pour objectif de développer les ressources internes des femmes, au moyen de soutien et d’accompagnement individuel et de groupe. À cet égard, les principaux thèmes émergeant des études portant sur le développement de ressources internes abordent les cours d’auto-défense et la perception de leurs impacts positifs sur la sécurité et la reprise du pouvoir des participantes (Jordan et Mossman, 2019), l’association positive entre un programme visant à soutenir les femmes ayant un syndrome de stress post-traumatique et la capacité de ces dernières à assurer leur sécurité et reprendre du pouvoir sur leur vie (Johnson et coll., 2016), la perception positive de programmes d’éducation financière pour favoriser la reprise du pouvoir économique des femmes (Sanders, 2014; Gilroy et coll., 2019), ainsi que l’intervention de groupe et ses effets positifs sur la reprise du pouvoir des femmes en maison d’hébergement (Allen et coll., 2021). Une seule étude menée sur un échantillon de 98 femmes en maison d’hébergement souligne l’importance de la conscientisation (critical consciousness) comme étant une dimension des pratiques centrées sur la reprise du pouvoir et ses effets sur le sentiment d’auto-efficacité des femmes (McGirr et Sullivan, 2016).

Certain-es auteur-es soulignent toutefois que la durée du séjour (Allen et coll., 2021) et la dimension volontaire de la participation des femmes à des interventions spécifiques, c’est-à-dire des services accessibles et non-coercitifs, (Nnawulezi et coll., 2018) constituent des dimensions non-négligeables dans l’évaluation des effets des interventions ou des programmes destinés à développer les ressources internes des femmes. Les recherches recensées permettent toutefois d’émettre le constat que plus les femmes développent leurs ressources internes, plus elles se sentent en confiance dans leur cheminement visant à assurer leur sécurité et à reprendre du pouvoir sur leur vie.

La qualité et l’accessibilité des ressources et services offerts dans la communauté

Outre les services spécialisés en violence conjugale[2], les femmes peuvent recourir à différentes ressources pour les appuyer dans leurs démarches. Une importante recherche menée au Royaume-Uni auprès de 2 427 femmes subissant de la violence sévère soulève les effets positifs de l’accès à des services en matière de violence conjugale au sein la communauté sur la sécurité de ces femmes (Howarth et Robinson, 2016). Plus les femmes perçoivent qu’elles peuvent compter sur des services, des programmes et des ressources (santé, services sociaux, services juridiques et autres), plus elles ont les moyens à leur disposition pour reprendre du pouvoir sur leur vie et leur sécurité (Gilroy et coll., 2019).

Pour appuyer adéquatement les femmes, ces ressources, services et programmes doivent : être accessibles (An et Choi, 2019; Gilroy et coll., 2019), mettre au centre de leur intervention la sécurité des femmes (An et Choi, 2019; Diemer et coll., 2017; Howarth et Robinson, 2016), être sensibles à leur réalité pour qu’elles se sentent à l’aise de dévoiler la violence conjugale (An et Choi, 2019), être en mesure d’évaluer de manière continue la situation des femmes et leur offrir un soutien à moyen et long terme (An et Choi, 2019; Howarth et Robinson, 2016). À l’opposé, lorsque ces ressources sont moins disponibles ou que des barrières socioculturelles entravent leur accès, les femmes peuvent se montrer réticentes, voire craindre de se diriger vers les services afin d’obtenir l’aide nécessaire pour assurer leur sécurité (Saint-Arnaud et O’Halloran, 2016).

Il semble pertinent de souligner que l’une des ressources importantes pour les femmes demeure la disponibilité des logements abordables et sécuritaires. Des entretiens semi-structurés réalisés auprès de 59 intervenantes et des entrevues en profondeur effectuées auprès de 43 femmes aux États-Unis révèlent que le principal obstacle à la sécurité et la stabilité des femmes en contexte de violence conjugale est le manque de place en maison d’hébergement et les enjeux liés à la disponibilité et l’accessibilité des logements (Gezinski et Gonzalez-Pons, 2021). Les difficultés d’accès aux logements sont d’autant plus amplifiées pour les femmes autochtones et immigrantes qui se voient butées à la discrimination ou au manque de respect des propriétaires, ainsi qu’à des enjeux liés à la documentation (Gesinski et Gonzalez-Pons, 2021). Pourtant, être en mesure de sécuriser un logement est l’un des éléments essentiels relevés par les participantes (n = 11) à l’étude qualitative de Clough et ses collaborateurs (2014) lorsqu’elles songent à leur sécurité.

Le réseau de soutien social

Le soutien que les femmes peuvent obtenir de la part de leur famille, de leurs amies et de leur communauté peut contribuer positivement à leurs démarches et, inversement, un manque d’appui à cet égard constitue un défi supplémentaire dans leur quête vers leur sécurité et leur reprise du pouvoir. À cet égard, les participantes à l’étude de Saint-Arnault et O’Halloran (2016) en Irlande rapportent des coupures de lien ou des relations effritées avec leur réseau social et familial dues à la honte, à des craintes et à la stimatisation associées à la violence conjugale.

Dans le même ordre d’idées, une étude menée aux États-Unis sur une cohorte de 197 femmes démontre que la majorité des femmes qui quittent un conjoint violent vont se tourner vers des ressources informelles telles que des membres de leur famille ou des amies pour de l’hébergement (43%), plutôt que vers des ressources formelles telles que les maisons d’hébergement (11%). Cette même étude souligne que si la sévérité de la violence est associée à un historique d’hébergement, « les indicateurs de sévérité sont comparables entre les femmes qui sont hébergées de manière formelle ou informelle » (Warnecke et coll., 2017, p. 1649, traduction libre). Ces résultats laissent envisager que la présence d’un réseau de soutien constitue un facteur important pour assurer la sécurité des femmes.

Dans ce contexte, il est donc possible de mettre à profit le réseau de soutien des femmes et d’explorer avec ces dernières quels membres de leur réseau leur offrent du soutien et peuvent leur fournir l’aide nécessaire pour demeurer en sécurité; inversement, il convient aussi d’identifier les personnes de leur entourage pouvant leur nuire (Goodman, Banyard et coll., 2016). Les résultats d’une étude américaine auprès de 28 intervenantes (Goodman, Banyard et coll., 2016) et d’une étude néo-zélandaise auprès de 24 intervenantes (Sudderth, 2017) mettent en lumière le travail des intervenantes qui vise à bâtir et à consolider le réseau de soutien social des femmes et les impacts qu’elles perçoivent sur la sécurité et la reprise de pouvoir de ces dernières. Pour ce faire, elles peuvent encourager l’inclusion de membres de la famille ou d’amies dans le processus d’intervention dans l’objectif qu’ils puissent comprendre et appuyer les femmes, pour leur faire connaître les services disponibles et pour leur fournir un appui émotionnel face à la situation (Goodman, Banyard et coll., 2016). L’inclusion d’une personne de confiance dans l’élaboration d’un plan de sécurité constitue un exemple concret du type d’appui qui aide les femmes dans leurs démarches pour être davantage en sécurité dans leur communauté (Sudderth, 2017).

La situation financière

La situation financière des femmes figure parmi les principaux facteurs influençant la sécurité et la reprise de pouvoir en contexte de violence conjugale. L’instabilité financière causée par la perte d’emploi, la perte de revenu du conjoint ou les coûts associés aux démarches pour être en sécurité est un enjeu central avancé par les femmes lorsqu’elles se projettent dans l’avenir; la majorité estime d’ailleurs qu’elles devront renoncer à trop de choses pour assurer leur sécurité tel que mesuré par une échelle psychométrique portant sur la reprise du pouvoir sur sa sécurité (voir Thomas et coll., 2015).

Notons que les femmes ayant un statut migratoire précaire rencontrent des obstacles supplémentaires dans leur recherche d’emploi, ce qui limite leur pouvoir financier; elles sont particulièrement inquiètes pour leur sécurité à la fin de leur séjour en maison d’hébergement, compte tenu des barrières économiques qu’elles anticipent rencontrer (Clark et coll., 2019). Ces femmes estiment devoir faire face à des barrières systémiques telles que les politiques d’immigration, les difficultés d’accès à l’emploi et le manque d’accessibilité de certains programmes, ce qui a une incidence sur leur revenu et leur capacité à se trouver un logement sécuritaire (Clark et coll., 2019; Gilroy et coll., 2019).

Face à cette réalité, des programmes et services en violence conjugale vont se donner comme objectif d’outiller les femmes à travers des séances d’éducation sur la gestion financière, dans l’objectif de développer leur pouvoir économique. Ces programmes évalués par des devis quantitatifs (questionnaires maison et items de questionnaires validés) aux États-Unis démontrent des résultats prometteurs en termes d’atteinte d’objectifs financiers auprès d’un échantillon de 125 femmes (Hetling et Postmus, 2014) et de reprise de pouvoir par l’amélioration des connaissances financières auprès d’un échantillon de 120 femmes (Sanders, 2014).

Dans une recherche qui a recueilli les points de vue de 21 femmes en maison d’hébergement sur les interventions qu’elles préféreraient pour améliorer leur situation financière, les participantes parlent des ressources économiques comme l’éducation financière (financial literacy) ou le développement de compétences à la recherche d’emploi qui pourraient les aider dans leur reprise de pouvoir (Gilroy et coll., 2019). Certaines auteures parlent de reprise de pouvoir économique (economic empowerment) pour faire référence à ce type d’intervention (Hetling et Postmus, 2014).

Le séjour en maison d’hébergement et les services reçus de la part de ressources spécialisées en matière de violence conjugale

Les maisons d’hébergement constituent l’une des principales ressources offrant de l’appui et du soutien aux femmes victimes de violence conjugale. En elles-mêmes, ces ressources se veulent des lieux sécuritaires pour les femmes qui tentent de se soustraire à la violence du conjoint (Clough et coll., 2014; Fox et coll., 2018; Gezinski et Gonzalez-Pons, 2021; Hughes, 2020; Warnecke et coll., 2017). Certaines études soulignent les effets positifs des interventions individuelles et de groupe, ainsi que du séjour en maison d’hébergement lui-même, sur les femmes (Allen et coll., 2021; Goodman, Fauci et coll., 2016; Goodman, Thomas et coll., 2016; Howarth et Robinson, 2016; Nnawulezi et coll., 2018; Sullivan et coll., 2018). Une importante étude sur une cohorte de 755 femmes aux États-Unis met en lumière que les deux stratégies les plus efficaces pour assurer la sécurité des femmes sont l’obtention d’une ordonnance de protection et un séjour en maison d’hébergement (Messing et coll., 2017).

Pour celles qui séjournent en maison d’hébergement ou qui reçoivent des services spécialisés en matière de violence conjugale (programmes, services externes ou autres), les études recensées démontrent que trois sous-facteurs influencent leur sécurité et leur reprise du pouvoir : le fonctionnement des maisons d’hébergement, l’adaptation aux besoins des femmes, ainsi que l’alliance avec les femmes.

Le fonctionnement des maisons d’hébergement. Plusieurs études établissent un lien entre le fonctionnement des maisons d’hébergement et la sécurité et la reprise du pouvoir des femmes. Une recherche qualitative réalisée auprès de six femmes et de six intervenantes dans la province du Manitoba met en lumière que la dimension la plus importante de l’expérience des femmes en maison d’hébergement est le climat; c’est-à-dire un milieu où elles sont confortables, où leur autonomie est respectée et où elles peuvent être aiguillées vers les ressources et services de la communauté (Hughes, 2020). En effet, les femmes qui quittent un conjoint violent ont besoin d’un endroit apaisant, sans violence où elles seront en mesure de reprendre du pouvoir sur leur vie; en somme, un milieu différent que celui créé par leur ex-conjoint violent (Hughes, 2020).

Les milieux qui favoriseraient davantage le bien-être des femmes et leur reprise du pouvoir seraient guidés par des valeurs de justice et d’accès, ainsi que par des principes d’autodétermination et d’autonomie (Nnawulezi et coll., 2018, 2019). S’appuyant sur un devis mixte (questionnaires maisons et validés, entretiens semi-dirigés) et un échantillon d’intervenantes et de superviseures (n = 13) et de femmes (n = 33), Nnawulezi et coll. (2018, 2019) ont mis en évidence l’influence positive des programmes et services accessibles et non-coercitifs, ainsi que des politiques et pratiques flexibles sur la reprise du pouvoir des femmes. Ces résultats laissent présager qu’au-delà des pratiques, le fonctionnement des maisons d’hébergement constitue un facteur important de reprise du pouvoir des femmes.

À l’inverse, il incombe de souligner le paradoxe de l’indépendance et de la dépendance dans ces ressources, tel que souligné par Kunkel et Gunthrie (2016) suite à l’analyse d’entretiens qualitatifs menés auprès de 28 femmes : malgré un discours axé sur l’autodétermination et l’autonomie des femmes, ces dernières comptent sur leur intervenante pour du soutien dans leurs démarches et sont sujettes aux règles de fonctionnement de la maison d’hébergement. Ainsi, lorsque ces milieux sont dictés par des règles trop rigides ou appliquées de manière stricte, les femmes peuvent avoir l’impression qu’elles ont peu de pouvoir sur leur vie pendant leur séjour (Bergstrom-Lynch, 2018; Clark et coll., 2019). Dans ces circonstances, le séjour en maison d’hébergement peut créer des situations angoissantes pour les femmes et constituer un obstacle à leur reprise du pouvoir.

Malgré ceci, la majorité des études recensées font plutôt état de la dimension positive d’un séjour ou de l’obtention de services en maison d’hébergement sur la sécurité et la reprise du pouvoir des femmes victimes de violence conjugale.

L’adaptation aux besoins des femmes. Si les maisons d’hébergement doivent répondre aux besoins de l’ensemble des femmes qu’elles accueillent, certaines recherches soulèvent que ces ressources doivent s’adapter aux besoins particuliers des femmes qu’elles desservent, afin d’assurer adéquatement leur sécurité et favoriser leur reprise du pouvoir. À titre d’exemple, si toutes les femmes sont potentiellement en danger pendant le processus de rupture avec un conjoint violent, les services doivent être en mesure de s’adapter en fonction du niveau de risque.

Les femmes qui sont à risque élevé d’homicide, celles ayant des besoins importants liés à la santé mentale, ainsi que les femmes immigrantes apprécient particulièrement des services plus intensifs mettant l’accent sur leur sécurité. D’un autre côté, ce type de service peut être perçu comme trop intrusif par les femmes dans une meilleure situation financière ou celles dont les risques associés à la violence sont moins élevés, qui préfèrent une plus grande flexibilité et des interventions moins intensives et structurées (Clark et coll., 2019). Certains groupes de femmes, tel que les femmes autochtones, ont quant à elles des besoins multiples nécessitant un accompagnement qui tient compte de l’ensemble de leurs besoins tout en étant sensibles à leur culture (Fox et coll., 2018).

De manière générale et tel que mesuré auprès d’un échantillon de 255 femmes américaines à partir de questionnaires validés, plus les pratiques des intervenantes sont centrées sur les besoins des femmes, c’est-à-dire quand les intervenantes aident les femmes à atteindre leurs objectifs tout en étant sensibles à leurs besoins spécifiques, plus les femmes reprennent du pouvoir sur leur sécurité (Goodman, Thomas et coll., 2016).

L’alliance avec les femmes. Quelques recherches soulèvent l’importance de l’alliance entre les femmes hébergées et leur intervenante comme étant un facteur déterminant dans leur trajectoire en maison d’hébergement. Une importante recherche sur un échantillon de 270 femmes aux États-Unis à partir de questionnaires validés révèle qu’une solide alliance entre une femme et son intervenante est directement associée à une réduction des symptômes de dépression et de syndrome de stress post-traumatique et indirectement associée à la reprise du pouvoir des femmes sur leur sécurité (Goodman, Fauci et coll., 2016). Du point de vue de femmes hébergées au Canada, cette relation avec leur intervenante constitue une dimension significative de leur séjour en maison d’hébergement; ces dernières apprécient être écoutées et obtenir de l’information dans une atmosphère de respect et de non-jugement (Hughes, 2020).

Il semble plutôt difficile de cerner quelles approches mettent en place des bases théoriques favorables à une solide alliance qui permet aux femmes de se sentir en sécurité et de reprendre du pouvoir sur leur vie, puisque les approches d’intervention en maison d’hébergement sont peu étudiées. L’étude de Wood (2015), qui s’appuie sur des entrevues en profondeur auprès de 22 intervenantes, met en lumière que leurs pratiques auprès des femmes victimes de violence conjugale s’articulent autour de trois approches : l’approche centrée sur l’empowerment, l’approche féministe et l’approche centrée sur les forces. L’approche sensible aux traumatismes subis (trauma-informed) est mentionnée dans quelques études (voir entre autres Sullivan et coll., 2018).

Si très peu est connu sur les effets de ces approches, trois recherches fournissent des pistes qui pourront éventuellement faire l’objet d’études plus poussées. D’une part, l’étude quantitative de Sullivan et coll. (2018) sur un échantillon de 57 femmes soulève que l’approche sensible aux traumatismes subis serait positivement associée au sentiment d’auto-efficacité et à la reprise du pouvoir des femmes sur leur sécurité, ainsi qu’à une réduction des symptômes dépressifs pendant leur séjour. D’autre part, l’étude de McGirr et Sullivan (2017) réalisée auprès de 98 femmes révèle que des pratiques centrées sur l’empowerment et mettant l’accent sur la conscientisation des femmes contribueraient à une meilleure confiance en leurs habiletés et une amélioration de leur sentiment d’auto-efficacité. Enfin, une des conclusions d’une recherche menée aux États-Unis auprès d’un échantillon de 565 femmes met elle aussi en lumière les pratiques centrées sur l’empowerment (respect, soutien des femmes et de leurs différences) et leurs effets bénéfiques sur les femmes « […] many shelter staff work from an empowering, survivor-driven philosophy to meet the myriad needs of shelter residents, and the help they provide leads to positive outcomes for survivors » (Sullivan et Virden, 2017, p. 441).

Implications des résultats

Cette revue narrative de la littérature met en lumière que cinq principaux facteurs influencent la sécurité et la reprise du pouvoir des femmes qui reçoivent des services d’aide en matière de violence conjugale. Elle offre ainsi des pistes d’intervention intéressantes pour les intervenantes sociales qui travaillent avec ces femmes. Entre autres, elle soulève l’importance de capitaliser les ressources internes de ces femmes et de mettre à profit leur réseau de soutien social, mais aussi de tenir compte de la disponibilité et de l’accessibilité des ressources et des services dans la communauté (et la qualité des interventions y étant offertes,) ainsi que leur situation financière. Ce constat réitère l’importance de ne jamais négliger la dimension structurelle de l’intervention auprès de ces femmes.

Dans les services d’aide en matière de violence conjugale, le fonctionnement des maisons d’hébergement, l’adaptation aux besoins des femmes et l’alliance avec celles-ci s’avèrent trois facteurs importants. Or, très peu de données sont disponibles sur les effets des interventions de groupe et collectives. Le concept de reprise du pouvoir est donc étudié quasi exclusivement par l’entremise de la cible individuelle, alors que les dimensions de groupe et collectives sont intrinsèques à l’actualisation de l’approche féministe (Corbeil et Marchand, 2010) généralement préconisée pour travailler avec les femmes victimes de violence conjugale. À cet égard, aucun article retenu pour cette revue narrative ne se penche sur l’approche féministe et ses impacts sur les femmes.

Ces résultats laissent également présager que l’influence des facteurs recensés peut prévaloir sur le type d’intervention qu’une femme va recevoir. À titre d’exemple, une femme disposant de bonnes ressources internes, d’un réseau de soutien adéquat, d’une situation financière favorable dans un contexte où les ressources et services sont accessibles et de bonne qualité risque de reprendre du pouvoir sur sa sécurité, peu importe le type d’intervention reçu; il est possible d’émettre l’hypothèse que les sous-facteurs propres aux services d’aide sont d’autant plus significatifs pour les femmes qui ont peu de ressources internes, un faible réseau de soutien, ainsi qu’une situation financière précaire. Peu importe, les programmes et les pratiques doivent continuer de tenir compte de ces facteurs; une bonne intervention qui s’actualise dans un contexte rigide, sans tenir compte des besoins individuels des femmes et sans alliance solide risque de ne pas mener aux résultats escomptés.

En ce qui a trait aux implications pour la recherche, deux questions demeurent actuellement sans réponse. D’une part, nous ne sommes pas en mesure de cibler précisément quelles sont les pratiques d’intervention qui sont associées positivement ou négativement à la reprise du pouvoir des femmes sur leur sécurité, incluant les interventions individuelles, de groupe et collectives. D’autre part, nous ne savons pas de quelle manière les femmes reprennent du pouvoir sur leur sécurité pendant et à la suite d’un séjour en maison d’hébergement, ni comment elles gèrent les obstacles faisant entrave à ce processus.

Concernant ce dernier point et puisque nos recherches portent plus spécifiquement sur les pratiques en maison d’hébergement, cette recension nous permet d’émettre deux hypothèses sur les services au sein de ces ressources: (1) plus une femme reçoit des services centrés sur ses besoins dans une atmosphère conviviale et a une bonne alliance avec son intervenante, plus elle reprendra du pouvoir sur sa sécurité pendant son séjour; et (2) plus une femme dispose de ressources internes, d’un réseau de soutien social adéquat, d’une situation financière favorable, dans un contexte où les ressources et services sont accessibles et de bonne qualité, plus elle reprendra du pouvoir sur sa sécurité pendant son séjour en maison d’hébergement. Ces hypothèses seront testées ultérieurement.

Limites

La principale limite de cet article est que la période sur laquelle porte la recherche documentaire est limitée, soit de 2014 à 2019, bien que nous ayions d’abord visé une période de 15 ans (2004 à 2019). Compte tenu du nombre important d’articles pour cette période de 15 ans, le travail d’analyse aurait nécessité un important nombre d’heures, dans un contexte de temps et de ressources limités. Malgré tout, un total de 32 articles permet de relever suffisamment d’information pour traiter le sujet avec rigueur.

La seconde limite est également d’ordre méthodologique, soit que la plupart des articles recensés proviennent des États-Unis où des programmes et des pratiques ont été élaborés en fonction du contexte culturel américain; ces derniers ne sont pas toujours transférables au contexte francophone canadien. À titre d’exemple, les maisons d’hébergement au Québec demeurent, pour la très grande majorité, ancrées dans une perspective féministe (Côté, 2018). Aux États-Unis, d’autres approches guident les pratiques d’intervention, particulièrement l’approche sensible aux traumatismes subis (trauma-informed practices), qui a peu trouvé écho dans le monde francophone. Des recherches en français sont ainsi nécessaires dans le domaine.

La troisième limite vient du fait que peu d’études ont abordé le statut migratoire des femmes, alors que nous estimons qu’il s’agit d’un facteur non négligeable dans le processus de séparation d’un conjoint violent, d’autant plus chez les femmes qui ont un statut migratoire précaire ou qui sont en situation de parrainage avec leur conjoint. Ceci peut s’expliquer par le fait que ces femmes sont possiblement plus difficiles à recruter pour des recherches et qu’elles sont sous-représentées dans celles-ci.

Comme une revue narrative des écrits demeure en soi un exercice subjectif (Saracci et coll., 2019) et qu’il existe une disparité importante entre les études recensées tant en termes d’échantillon, de devis, que d’instruments de mesure, il semble impératif de souligner que cette recension et l’émergence des thèmes peuvent comporter certains biais. Il s’agit là de la quatrième limite relevée.

Enfin, le concept de « reprise du pouvoir sur sa sécurité » n’a que très récemment été introduit dans la littérature et n’est pas encore employé dans le monde francophone. C’est pourquoi cette recension s’appuie sur des recherches qui s’intéressent aux deux piliers de ce concept (sécurité et reprise du pouvoir) pour éclairer les pratiques et les recherches futures. Ce travail offre toutefois un bon aperçu des facteurs qui influencent positivement ou négativement ces dimensions du vécu des femmes dans leur processus de rupture avec un conjoint violent.

Conclusion

Cette revue narrative des écrits a permis de constater que cinq facteurs peuvent avoir une influence sur la sécurité et la reprise du pouvoir des femmes recevant des services d’aide en matière de violence conjugale. Les résultats démontrent que lorsque ces facteurs sont rencontrés, la trajectoire des femmes dans leur processus de réflexion ou de rupture avec un conjoint violent est largement facilitée. Par contre, un manquement à l’un ou l’autre de ces facteurs créé des barrières additionnelles pour ces femmes, dans un contexte où elles se butent déjà à une panoplie de défis.

Les facteurs répertoriés dans cette recension offrent un éclairage sur les éléments qui contribuent à soutenir ou qui limitent les femmes dans leurs démarches visant à assurer leur sécurité et à reprendre du pouvoir sur leur vie. Or, même si ces facteurs sont bien documentés, nous en savons très peu sur les pratiques d’intervention en contexte francophone qui se situent à l’intersection de ces deux concepts (reprise du pouvoir sur la sécurité), plus particulièrement en maison d’hébergement. Nous ne savons pas non plus dans dans quelle mesure les pratiques au sein de ces ressources contribuent à la reprise du pouvoir des femmes sur leur sécurité.

C’est dans ce contexte que la démarche présentée dans cet article a permis de mettre en lumière des facteurs qui devront être pris en considération dans l’élaboration de la prochaine étape de notre étude qui s’appuiera d’une échelle validée (Côté et coll., 2021; Goodmand et coll., 2015) pour mesurer la reprise du pouvoir des femmes sur leur sécurité pendant le séjour en maison d’hébergement. Cette démarche avait donc un triple objectif, soit (1) d’élaborer des hypothèses de recherche cohérentes avec la littérature sur le sujet, (2) de cibler des variables à contrôler, et (3) de relever des thèmes à inclure dans un questionnaire maison qui sera développé par l’équipe pour étudier les pratiques en maison d’hébergement. L’analyse de résultats de recherches quantitatives et qualitatives repérés dans la revue narrative nous a donc permis d’atteindre nos objectifs, tout en nous donnant l’occasion de contribuer à enrichir les connaissances actuelles dans le domaine de l’intervention en matière de violence conjugale.