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Cet article rend compte de la genèse du travail social en Haïti ainsi que de la forme sous laquelle, à ses prémices, il s’est incarné, en le situant dans un système de relations entre l’État national et le dispositif[1] de développement. Cette perspective invite à appréhender l’émergence du travail social en Haïti de même que sa configuration, comme intimement liées aux changements successifs que connaît le développement en tant que dispositif porteur d’une série d’idéaux donnant à voir l’évolution d’une société que sous l’angle d’une marche vers la modernité occidentale. L’analyse des conditions sociales d’émergence du travail social en Haïti permettra de comprendre comment les forces d’occupation américaines (1915-1934), dans leurs efforts pour y instaurer un État moderne au service du capital américain, ont créé différents dispositifs favorables au développement du travail social, tout en servant d’appui au mouvement féministe dans sa lutte pour la rationalisation de l’assistance sociale. Nous verrons aussi de quelle manière les politiques de développement social mises en oeuvre par l’Organisation des Nations Unies (ONU), à partir de 1946, ont servi de soutien aux discours et aux actions politiques des gouvernants, conduisant ainsi à une timide intégration du mouvement féministe au sein de l’État au cours de la période 1946-1957. La triangulation des données de l’entrevue menée auprès d’une ancienne étudiante de l’École de service social au cours de la période 1969-1972 et de données documentaires permettra de dégager la forme qu’a pris le travail social dans le cadre du régime de François Duvalier (1957-1971).

1860-1934. Les conditions sociales d’émergence du travail social en Haïti

La constitution de la sphère de l’assistance privée et religieuse : 1860-1915

Si l’on peut constater quelques balbutiements de l’assistance publique durant la période 1804-1860, comme la promulgation, le 18 avril 1807, de la Loi d’assistance aux infirmes et aux vieillards (Despeignes, 2001), c’est surtout au cours de la période 1860-1915, avec la signature du Concordat de 1860 entre l’Église catholique et le gouvernement de Geffrard, que se posent réellement les bases de l’assistance sociale en Haïti (Claude-Narcisse et Narcisse, 1997). L’analyse de la sphère de l’assistance sociale, dans sa première phase de constitution au cours de la période 1860-1915, permet de comprendre que si d’un gouvernement à l’autre on assiste à la promulgation de lois en vue d’assurer l’accès des citoyens à une assistance collective, l’assistance sociale en Haïti demeure essentiellement religieuse et privée, et se distingue par la délégation, variable selon les moments, des responsabilités à l’initiative des institutions religieuses, des philanthropes nationaux et étrangers, et des organisations—le plus souvent féminines—issues de la bourgeoisie. Ainsi, il a fallu attendre jusqu’en 1865 pour observer la création de la première oeuvre sociale par le Mgr du Cosquer : l’hospice de la Savane du Gouvernement (Corvington, 2007).

La création et le fonctionnement de ce dispositif religieux passaient non seulement par la construction d’églises et d’écoles, mais aussi par la création d’institutions de charité, et supposaient la constitution et la participation de nouveaux groupes d’acteurs incarnés sous forme d’associations : les zélateurs de l’Église catholique (Claude-Narcisse et Narcisse, 1997). Ces groupes d’acteurs, parmi lesquels l’on pouvait compter quelques médecins, se sélectionnaient généralement parmi les femmes appartenant à la bourgeoisie haïtienne et avaient pour rôle de financer l’entreprise religieuse, de défendre et de promouvoir les valeurs et la vision de l’Église (Claude-Narcisse et Narcisse, 1997). C’est ainsi que le clergé catholique créa le 29 janvier 1869, sous l’administration du père Jean-Marie Guilloux, l’Hospice Saint-François de Sales (Corvington, 2007). Avec l’instauration de cet hospice, l’on fonda aussi l’Association des dames de Saint-François de Sales, laquelle, composée de 10 femmes, se donna comme objectif de lutter contre la pauvreté par le truchement de différentes formes de charité (argent, vêtements, etc.) (Mathurin, 1972). De même, en 1897, l’État céda le contrôle de l’Hospice de St-Vincent de Paul, le seul hospice civil du gouvernement, au pouvoir ecclésiastique : la gestion de cet hospice fut confiée aux Zélatrices de St-Vincent de Paul, dont la présidente, à l’époque, s’appelait Mme Julien Dussek (Sylvain, 1953).

Parallèlement au déploiement de l’Église catholique en Haïti, se dévoilent aussi, mais de manière plus discrète, des églises et des missionnaires protestants venus, pour la grande majorité, des États-Unis. Par exemple, en 1905, avec l’implantation officielle de l’Église adventiste en Haïti, naît la société Dorcas qui, dirigée par des femmes adventistes, se donnera comme mission de venir en aide aux familles appauvries (Claude-Narcisse et Narcisse, 1997).

Les hospices, les églises, les oeuvres, les associations et les écoles, irréductibles à des entreprises de charité pure, font, en fait, partie d’un dispositif religieux qui sert de support aux alliances culturelles entre les élites urbaines, le clergé et les missionnaires protestants. Au sein de ce dispositif, les premières se convainquent—par la familiarisation avec un ensemble de pratiques, de valeurs et de représentations définies dans le cadre du religieux—de vivre le style de vie occidental, tout en délimitant une frontière culturelle entre la ville et la campagne, le français et le créole, le vodou, considéré comme un ensemble de rites primitifs, et le christianisme comme philosophie religieuse des gens civilisés; et les seconds définissent des stratégies de reproduction qui visent à imposer et à universaliser leur point de vue religieux à l’échelle du monde social (Hurbon, 2004). C’est, en effet, à travers le dispositif religieux fabriqué par le clergé et les missionnaires protestants que les jeunes filles haïtiennes, issues pour la plupart des élites urbaines, se sont apprivoisées aux conventions religieuses sur lesquelles se fonde l’assistance sociale privée au cours de cette période (Sylvain-Boucherau, 1957). En triangulant les données historiques fournies par des auteurs tels que Corvington (2007), Mathurin (1972), Claude-Narcisse et Narcisse (1997), nous pouvons constater que certaines de ces jeune filles, dont Madeleine Sylvain-Boucherau, deviendront infirmières visiteuses, surintendantes d’usine, ou assistantes sociales lorsque le régime d’occupation commencera, à partir de 1915, à intervenir directement dans l’organisation de l’assistance sociale par l’intermédiaire du Service d’hygiène et du Service technique.

Le déploiement des dispositifs de santé et d’assistance sociale sous l’emprise[2]de l’Armée américaine: 1915-1934

Le début du XXe siècle en Haïti, semblablement au siècle précédent, est marqué par moult échecs de l’État dans ses tentatives de stabilisation de l’ordre social : entre 1912 et 1915, pas moins de sept présidents se sont succédés au palais national (Étienne, 2007). Les États- Unis ont utilisé cette situation politique pour justifier l’intervention militaire de 1915 et l’occupation du pays. Ces derniers, depuis la promulgation de la doctrine de Monroe, affirmaient déjà dans les luttes les opposant aux différents États européens pour le partage des ressources mondiales, leur désir de contrôler l’Amérique latine, l’Amérique centrale et les Antilles (Étienne, 2007). Le débarquement des marines américains à Port-au-Prince s’inscrit donc dans le contexte des luttes entre impérialismes occidentaux inhérentes à la deuxième vague de colonisation du monde enclenchée par les grandes puissances d’Europe, et à laquelle prennent part les États-Unis au cours de la période 1870-1914. Cette colonisation qui, selon Simard et Laville (2010), se manifeste sous trois formes—à savoir la colonie  proprement dite, comme territoire dominé et exploité directement par l’administration impérialiste; le protectorat, où le pays dominé conserve ses dirigeants, mais complètement subordonnés aux dictats du pays impérialiste; et la sphère d’influence où, par accord avec les autorités locales, les droits d’investir et de commercer sont sous l’emprise du pays impérialiste—épouse dans le cas de l’occupation américaine d’Haïti une forme semblable au protectorat. La convention haïtiano-américaine du 16 septembre 1915 offrit une couverture légale à la prise de contrôle de l’État en Haïti par les Américains et laissa ainsi entrevoir la position à laquelle est destiné l’État haïtien dans la division internationale du travail (Étienne, 2007).

Comme le rappelle Rist (2013), bien que la notion de développement fût définie dans le contexte de l’après-guerre, le phénomène auquel elle renvoie existait bien avant l’élaboration rationnelle de l’idéologie du développement. Dans le cas particulier du régime d’occupation, pour faciliter la pénétration des industries et du capital financier américains il fallait en quelque sorte moderniser la société haïtienne, c’est-à-dire la faire évoluer de la tradition à la modernité en l’intégrant à l’économie de marché et en la dotant de nouvelles institutions démocratiques semblables à celles de l’Occident (Simard et Laville, 2010). Pour reprendre, dans une perspective pragmatique, une idée de Bourdieu (2012) : l’armée qui est ordinairement associée à la coercition doit être aussi comprise comme dispositif sur lequel peut s’appuyer un État pour imposer de nouveaux principes normatifs et de nouveaux dispositifs à un autre État, tels que les dispositifs de santé et de formation destinée à la main-d’oeuvre.

En effet, la modernisation des dispositifs de santé et d’assistance sociale débute en Haïti avec la création du Service d’hygiène communale et de la fonction d’administrateur civil de la commune de Port-au-Prince par l’Amiral Caperton—chef de l’occupation américaine—quelque temps après le débarquement des marines dans le pays (Corvington, 2007). Le Service d’hygiène communale fut confié au médecin militaire Garrison, et le poste d’administrateur civil au capitaine Rossell. En 1916, le capitaine Rossell fusionne l’Hospice Saint-Vincent de Paul et l’ancien Hôpital militaire pour créer l’Hôpital général dont les services seront dédiés aux classes populaires (Corvington, 2007). C’est aussi en 1916 que débarque le Dr Norman T. McLean comme ingénieur chargé de la mise sur pied et de l’organisation des services sanitaires, conformément à l’article 13 de la Convention. Ce processus de structuration des services sanitaires, qui s’est opéré dans un climat de lutte entre médecins haïtiens et le directeur effectif du Service d’hygiène, Norman McLean, aboutit en 1919 à l’édification du Service national d’hygiène publique. Dirigé par un ingénieur américain, ce service a pour fonction de coordonner tous les services d’hygiène publique, tous les hôpitaux (publics et privés), et tous les services d’assistance publique. C’est ainsi que le Service national d’hygiène publique créa, au cours de la période d’occupation, 11 hôpitaux, 133 dispensaires ruraux, et plusieurs centres de santé dans les principales villes du pays (Étienne, 2007).

L’installation des dispositifs d’assistance sociale et de santé ne se limite pas seulement à la création de nouvelles institutions. Elle suppose aussi tout un travail de transfert de nouvelles compétences pour faire vivre ces institutions. C’est, en effet, le Service d’hygiène qui crée en 1918 l’École des Gardes-Malades, et qui construit le Centre de santé de la Cathédrale auquel sera rattaché le service d’infirmières-visiteuses. Inaugurée en octobre 1918, cette école assure, sous la direction d’une infirmière américaine, la formation d’infirmières-visiteuses dont le rôle social sera de conseiller et de veiller à la bonne santé de la main-d’oeuvre potentielle en la traitant au sein même de son foyer ou en la canalisant vers des hôpitaux, des dispensaires ruraux ou des centres de santé, tout en la familiarisant avec diverses notions d’hygiène. Mercy Pidoux, l’une des pionnières du travail social en Haïti, a été formée dans cette école.

Ce témoignage de Marie-Thérèse Colimon, membre de la Ligue, tiré de Colimon (1953) permet d’avoir une idée de la trajectoire de Mercy Pidoux et de comprendre comment l’occupation américaine à travers l’école contribue à la fabrication des compétences d’infirmière visiteuse :

Il n’y a pas longtemps encore, vers l’année 1947, on pouvait voir sur le chemin qui conduit au Centre de santé place de la Cathédrale, une silhouette de femme âgée un peu massive, empruntant ce trajet chaque matin à la même heure avec l’exactitude d’une pendule. Mercy Pidoux communément appelle (sic) Miss Pidoux (ce « miss » attaché au nom des premières infirmières par l’occupation américaine). Miss Pidoux, première infirmière visiteuse d’Haïti, se rendait à son poste. […] Mlle Pidoux fut une des premières jeunes filles de la bourgeoisie haïtienne à s’inscrire à l’École des Gardes-Malades récemment fondée. Elle alla même jusqu’à abandonner l’emploi de caissière de la Succursale de la Banque nationale de la République d’Haïti qu’elle occupait aux Gonaïves pour s’inscrire en 1925 à cette école plus conforme à ses secrets désirs de dévouement et d’amour du prochain.

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De même, le Service technique, dont l’une des fonctions est de familiariser les individus des classes populaires avec les principes libéraux, forme, dans le cadre de son programme d’enseignement primaire et professionnel axé sur la création d’écoles industrielles et sur le développement de l’enseignement commercial, des agentes polyvalentes et des assistantes sociales. Ces dernières, issues de la bourgeoisie haïtienne, et rattachées à la section Enseignement professionnel, sont appelées à investir les quartiers ouvriers pour nourrir, doucher, soigner les enfants, et convaincre leurs parents de les placer dans une école dédiée à leur formation : il fallait accoutumer les prolétaires, dès leur plus jeune âge, aux valeurs et à certaines compétences professionnelles conformes aux exigences industrielles (sens du devoir, rationalité, valorisation du travail, couture, tissage, vannerie, notions de calcul, etc.), à travers des écoles qu’on installait au sein de leurs quartiers.

Pour comprendre le travail auquel le Service technique destine ces femmes, et soutenir les propos précédents, nous proposons ici la lecture du témoignage de Pierre-Louis (1953) où elle raconte son expérience au cours des années 1929 à travers celle de Louise Gaveau Mayard, directrice adjointe au Service technique:

Louise Gaveau naquit à Jérémie le 10 juin 1888, elle fit ses études primaires dans sa ville natale et les termina au Collège Bird à Port-au-Prince. À 18 ans, elle épousa Charles Moravia, de cette union naquirent quatre enfants dont l’un mourut en bas âge. […]

En 1929, nommée assistante-directrice de l’Enseignement professionnel au Service technique, elle fut chargée de créer une école dans un quartier populaire de la ville. Là, elle se met tout entière au service du peuple et fit de nous les quelques jeunes filles de 18 à 20 ans qui travaillions avec elle, de vraies assistantes sociales. Réunies sous sa direction dans un petit local de « Tête boeuf » nous allions dans les maisons délabrées de la Saline à la recherche de petits enfants souffreteux et négligés. Après un bain, et un repas substantiel à l’école, ils étaient conduits au centre de santé pour être examinés et soignés. Ce premier travail social a été créé par Louise Gaveau qui, à ce moment- là, avait déjà depuis quelque temps, par suite d’incompatibilité de caractère avec son mari, repris son nom de jeune fille. À cette nouvelle école, dénommée « Volmar Laporte », le recrutement des élèves ne se faisait pas sans peine, car il fallait un certain courage pour traverser les ruelles sombres et enchevêtrées de cette cité surpeuplée de miséreux méfiants et mécontents des visites insolites que nous leur faisions. À ces visages rébarbatifs, Louise Gaveau opposait un sourire confiant, une parole agréable qui, ajoutés à sa douceur et à son tact coutumier, arrivaient toujours à gagner les coeurs de ces pauvres gens et à les convaincre de la nécessité d’envoyer leurs enfants à l’école. Au bout de quelques semaines, l’effectif était suffisant, nous pûmes organiser les cours et établir un programme, ce fut la création de la première école pré-vocationnelle d’Haïti. Outre les notions de calcul, d’écriture et d’histoire, les élèves faisaient de la culture physique, du tissage, de la cuisine, de la couture, de la vannerie et apprenaient le chant.

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Ce sera dans l’enchaînement des multiples séquences d’actions menées par les forces d’occupation en vue de transformer Haïti en un État moderne au service du capital américain, que prendra naissance la Ligue féminine d’action sociale et que seront ajoutés certains éléments au dispositif d’assistance sociale dans le cadre de l’État post-occupation.

1934-1946. L’État post-occupation et la Ligue féminine d’action sociale : contrôler l’expérience de la femme ouvrière et de ses enfants

Si le contrat du 5 août 1931 marque le repli des ingénieurs américains de l’administration du Service d’hygiène et du Service technique au profit d’une appropriation progressive des institutions par le gouvernement haïtien (Corvington, 2007), la classe ouvrière demeurera la principale préoccupation à partir de laquelle se définissent les politiques sociales de l’État post-occupation. C’est ainsi que, le 6 mai 1934, le gouvernement de Sténio Vincent inaugure, à La Saline, une cité ouvrière au sein de laquelle la soeur du président, Résia Vincent, construit une oeuvre sociale dénommée Les enfants assistés (Mathurin, 1972). Puis, le 16 août 1934, on assiste à la promulgation d’une loi relative à la protection des travailleurs : cette loi stipule, entre autres, l’interdiction à tout employeur d’engager des enfants de moins de 15 ans, la limitation de la durée d’une journée de travail à huit heures, et l’instauration du congé de maternité payé (Mathurin, 1972). Par ailleurs, le 9 décembre 1938, une loi crée la Caisse d’assistance sociale qui devait assurer le fonctionnement des hospices et des établissements dédiés à la lutte contre la délinquance juvénile, et le département de l’Assistance sociale sera créé le 10 janvier 1939 (Mathurin, 1972). C’est dans le contexte de ces changements que connaît le dispositif d’assistance sociale que naîtra la Ligue féminine d’action sociale.

Fondée en 1934 sous la présidence de Sténio Vincent, la Ligue féminine d’action sociale est constituée de femmes issues de la bourgeoisie et dont les plus influentes ont connu une carrière professionnelle au sein du Service technique et du Service d’hygiène, les deux principaux éléments du dispositif étatique mis en place par les forces d’occupation pour instituer un cadre normatif favorable au développement du capitalisme en Haïti. Madeleine Sylvain-Bouchereau, Mercy Pidoux, Thérèse Pierre-Louis et Louise Gaveau Mayard font partie de ces groupes d’acteurs formés à l’américaine qui, croyant à la modernité proposée par les États-Unis, tout en demeurant hostiles à l’occupation du pays, s’engageront à poursuivre les changements initiés par les Américains[3]. En effet, le mouvement féministe de 1934 se donnera pour mission d’accompagner la société haïtienne sur le chemin de la modernité et de rationaliser l’assistance sociale, notamment en créant les conditions pour une coordination plus efficace entre les différentes institutions et oeuvres d’assistance sociale, et en dotant les acteurs engagés dans l’assistance sociale de  l’esprit social  et des compétences adaptées aux formes modernes de l’assistance sociale.

C’est toute une mission d’éducation que s’est donnée la Ligue féminine de restructurer l’ordre normatif et matériel du monde de l’assistance sociale, comme en témoignent ces quelques passages clés extraits du discours de Jeanne Sylvain (1953) :

La ligue féminine d’action sociale à introduire chez tous ceux qui s’occupent de bienfaisance les conceptions modernes de responsabilité collective, de nécessité d’une préparation au travail social, de coordination entre les différentes organisations d’assistance. […]

Mais, ce qui est plus important, nous semble-t-il, que le nombre ou le nom de ces oeuvres, et même que leurs attributions, c’est la diffusion de l’esprit social. Le président Sténio Vincent a été l’un des facteurs de cette diffusion par la protection qu’il a accordée à plusieurs établissements d’assistance, la fondation de nouvelles entreprises publiques ou privées (l’assainissement de la Saline, la Maison de Rééducation, le nouveau projet d’asile à Sigueneau, etc.).[…]

Coordonner le travail des institutions de bienfaisance, garder à l’initiative privée son rôle, la seconder et augmenter son influence quand il est nécessaire, alléger ses charges et la détourner du double emploi avec les services d’État, lui laisser la responsabilité des expériences tout en les lui facilitant, l’aider à former et à perfectionner ses cadres tels sont les grands problèmes de l’assistance sociale en Haïti.

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Si, dans ce travail de construction collective de la citoyenneté politique de la femme haïtienne, il fallait nommer une héroïne fondatrice, ce serait sans doute Madeleine Sylvain. Fille de l’avocat et poète Georges Sylvain, elle fut engagée en 1926, sous le régime d’occupation, comme secrétaire au Service technique et obtint en 1941 son diplôme de docteure en éducation de Bryan Mar College, aux États-Unis, ainsi qu’un certificat en organisation communautaire rurale. Jusqu’en 1940, elle aura été, à titre d’assistante du Directeur de l’enseignement rural, responsable de l’enseignement des filles dans les écoles rurales (Claude-Narcisse et Narcisse, 1997). Madeleine Sylvain est, par exemple, à l’origine de la fondation, en 1926, des Pupilles de St-Antoine, organisation privée d’assistance sociale qui, dans une démarche toute semblable à celle des résidences sociales américaines, encouragera les jeunes filles issues de la bourgeoisie à venir en aide aux familles appauvries des quartiers populaires. C’est dans son salon que se posera l’acte initial de fondation de la Ligue féminine d’action sociale comme groupe appelé à militer pour l’émancipation politique et sociale des femmes à partir d’une lutte pour le renforcement et l’organisation rationnelle de l’assistance sociale publique et privée.

Cela dit, la Ligue féminine est, à ses débuts, un groupe très hétérogène qui compte en son sein des actrices de droite autant que de gauche. Cette hétérogénéité ainsi que le refus du gouvernement d’alors de lui accorder l’autorisation de fonctionner en raison de son programme jugé trop subversif ont conduit à une première dissolution de cette ligue (Sylvain-Boucherau, 1957). Une nouvelle monture de la Ligue sera constituée le 10 mai 1934, le jour même de l’éclatement de la première (Sylvain-Boucherau, 1957). Cette seconde variante de la Ligue sera fondée sur un nouveau répertoire normatif qui s’articule autour de trois grandes visées normatives : (a) l’amélioration physique, intellectuelle et morale de la femme haïtienne en vue de la conscientiser de ses devoirs sociaux; (b) la résolution des problèmes en matière de la protection de l’enfant, de la femme et des personnes âgées; et (c) la reconnaissance de l’égalité civile et politique de la femme haïtienne (Sylvain-Boucherau, 1957). Les fondatrices de ce mouvement présentent le féminisme comme irréductible à un mouvement d’émancipation politique : selon elles, il reste avant tout un mouvement d’amélioration sociale qui vise à résoudre les problèmes de l’assistance privée, de l’hygiène, et de la protection de la femme et de l’enfant (Sylvain-Bouchereau, 1957). Cependant, si pour résoudre ces problèmes il fallait, selon elles, rehausser le niveau moral, physique et intellectuel de la femme dans toutes les classes sociales, elles feront pourtant des ouvrières et de leurs enfants les principales cibles de ce mouvement de  redressement moral , sans égard critique à leurs conditions de vie. Ce sera donc tout un projet de civilisation que s’octroient la Ligue et ses alliés au sein du gouvernement : sortir les classes populaires de la barbarie pour les faire accéder à l’humanité.Il n’y a pas mieux que cette lettre, datant du 11 janvier 1940, écrite par Sténio Vincent (dans Saint-Louis, 2010), président de la République (1930-1941) et grand allié de la Ligue, à l’attention de son successeur Élie Lescot, pour expliciter cette vision développementiste qu’entretient la classe dominante de l’évolution de la société haïtienne ainsi que de celle des classes populaires:

Il vous faut venir respirer 1’air haïtien. C’est la seule façon de comprendre le jeu (le jeu de la liberté des masses) que vous ne devez pas suivre et encore moins jouer avec un esprit anglais, français ou américain… Quand on y apporte cet esprit-là, on ne le comprend jamais, car ce n’est pas un jeu universel (le jeu des droits de l’homme à l’haïtienne). C’est un jeu particulier, un jeu local, original, j’allais dire indigène.[…]

Il faudra bien qu’on continue à le (le peuple) faire sortir de sa primitivité actuelle pour l’élever graduellement à l’humanité, et ensuite à la citoyenneté démocratique qui n’est et ne peut être, en ce moment, qu’un idéal.

Saint-Louis, 2010, p. 107

Les membres de la Ligue féminine et ceux du mouvement féministe français du début du XXe siècle ont des caractéristiques sociales semblables, et partagent une même vision éthico-politique du monde social. Ce sont essentiellement des femmes issues de la bourgeoisie, chrétiennes, mais affranchies de l’Église, favorables au développement du capitalisme industriel, et dont les stratégies d’émancipation de l’emprise masculine passaient par la prise de contrôle de l’assistance sociale, et du même coup, de l’expérience de la classe ouvrière (Verdès-Leroux, 1978). On verra ainsi la Ligue féminine construire sa position dans le travail de contrôle des expériences des femmes ouvrières de la même façon que ce que nous connaissons du mouvement d’assistance sociale du début du XXe siècle en France. Elle exercera sur les classes populaires, notamment sur les femmes et les enfants, un travail de forcing moral semblable à celui mis au jour par Verdès-Leroux (1978) concernant le mouvement d’assistance sociale en France. En effet, parallèlement à la fabrication, par l’État post-occupation, de cités ouvrières dédiées à la concentration physique de la main-d’oeuvre, la Ligue féminine créera le Foyer ouvrier en 1943, sorte de programme de formation, de redressement et d’épuration des moeurs destiné à la femme ouvrière et à ses enfants. Cette ligue s’est donnée comme mission de discipliner les femmes ouvrières et de leur apprendre des métiers en vue de gagner leur vie, comme le suggère l’extrait présenté plus bas. Elle y organisera aussi des cours du soir et un programme d’étude primaire à travers lesquels elle inculque des notions d’anglais (Sylvain, 1953), la langue des propriétaires des moyens de production. L’analyse du témoignage que livre Thérèse Pierre- Louis (1953) sur Louise Gaveau Mayard, surintendante d’usine à la Société haïtiano-américaine de développement agricole (SHADA)[4], permet, en effet, de mettre au jour ce lien—vécu comme engagement social—qui unit la Ligue féminine au patronat industriel américain par la médiation du travail de  redressement moral, que cette dernière effectue sur les ouvrières et leurs enfants, tout en leur fournissant des conseils sur leur vie de couple jugée « décevante » (Pierre-Louis, 1953, p. 216) comparativement à celle de la surintendante, remarquablement solide jusqu’à l’ultime épreuve de la mort soudaine du mari, on leur enseigne une morale de rude travailleuse qui valorise la discipline, le goût du travail bien fait, et on inculque aux filles le goût du beau :

La robe bien nette, les sandales ficelées à la cheville, le noeud en cretonne ou en organdi, voilà ce qu’elle réclamait de ses élèves. « De la correction, de la tenue, il en faut aux enfants, cela élève l’âme et donne le goût du beau ». Ainsi façonna-t-elle les mains, l’esprit et le coeur des petites lui furent confiée. […]

Au Chili, Louise Mayard publia en 1941, « Cuisine des pays chauds », un recueil de recettes de mets tropicaux faciles à exécuter et à la portée de toutes les bourses. Elle travaillait encore à sa collection de biographies et de costumes de femmes sud-américaines quand la mort inattendue de son mari la ramena définitivement au pays. Cette séparation fut une épreuve pour elle, sa peine fut grande, courageuse, elle se remit au travail. Elle dirigea, pour le compte de la Shada, un atelier de la petite industrie, elle apprit aux ouvrières à travailler la pite, leur inculqua le goût de la besogne faite avec soin et discipline, les aida à trouver des solutions à leurs problèmes de vie privée souvent ardue et décevante. […]

Sous le président Vincent, elle fut la déléguée permanente du gouvernement à la Commission inter-américaine des femmes.

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C’est ainsi que plusieurs années après le départ des forces d’occupation américaine, la Ligue féminine a continué à orienter l’assistance sociale selon la fonction à laquelle le Service technique et le Service d’hygiène l’avaient destinée, à savoir soigner, éduquer et discipliner la main-d’oeuvre en vue d’assurer son adaptation au mode de production capitaliste.

Les politiques de développement social, sous-tendues par l’idéologie du rattrapage et de la collaboration des classes, qui seront mises en oeuvre par l’ONU dans le contexte de l’après- guerre (Rist, 2013), s’inscriront, selon nous, dans la même séquence des transformations matérielles et normatives initiées par le régime d’occupation : elles réitéreront le projet de doter l’État national des dispositifs lui permettant d’assurer la bonne collaboration entre le travail et le capital; et viendront, par ailleurs, comme support à l’intégration du mouvement féministe au sein de l’État, tout en opérant certains changements dans le dispositif d’assistance sociale.

1946-1957. L’adoption de la pensée du développement social et la pénétration manquée du mouvement de la Ligue féminine dans l’État

La vision du développement adoptée par l’État haïtien durant la période 1946-1957 est celle du développement social élaborée au cours des années 1940 et 1950 par un groupe d’experts, dont Théodore Schultz et Arthur Lewis. Selon cette vision, pour atteindre le plein emploi dans les pays en voie de développement, il fallait y créer les conditions préalables au développement, à savoir un cadre institutionnel favorisant l’accroissement de l’esprit d’entreprise, l’investissement et l’acquisition par la population d’un niveau d’éducation de base (Rodgers et coll., 2009). En effet, cette grammaire du développement social qui s’est élaborée dans le contexte des Trente Glorieuses pour contrer le communisme en prônant la collaboration entre le patronat et les ouvriers se trouve au fondement de la communication politique des gouvernants haïtiens de l’époque.

Cette pensée du développement social anticommuniste qui préconise la collaboration entre l’État, le capital et le travail est en effet largement partagée par les dirigeants noiristes de l’époque comme en témoigne cet extrait du discours tenu par le président Estimé (1946-1950) lors du premier congrès national du travail organisé par ledit Département le 27 avril 1949 :

Au matérialisme desséchant et stérile il faut opposer la force de nos principes chrétiens si riches de moyens propres à réduire le plus possible le lot de misères et de souffrances réservé jusqu’ici à un trop grand nombre d’hommes. Le congrès que nous inaugurons aujourd’hui n’a pas un autre but. À l’appel du Département du Travail, patrons et ouvriers, intellectuels intéressés aux multiples problèmes que posent les rapports de travail, se réunissent pour rechercher en commun les principes d’une coopération féconde qui garantira en même temps que la prospérité des entreprises un peu plus de bien-être et un peu plus d’espoir à ceux qui selon le mot combien saisissant du président Wilson « porte le poids accablant de la production universelle ».

Mathurin, 1972, p. 240

Le discours de François Duvalier, sous-secrétaire au Département du Travail à l’époque, renvoie à cette même forme commune du développement social axé sur la collaboration des classes. Nous invitons à lire cet extrait du discours donné à la même occasion par François Duvalier qui deviendra, huit ans plus tard, le président de la République :

Nous pensons (et c’est un voeu) que seule une législation créant un organisme d’assurances sociales où seraient représentés l’État, le Salariat, le Patronat et auquel on adjoindrait un conseil supérieur du travail, inspirera confiance aux uns et aux autres et servira de point de départ à une extériorisation de nos masses ouvrières de l’ornière dans laquelle elles croupissent et à leur intégration progressive dans le cycle de la production nationale.

Mathurin, 1972, p. 241

Cela dit, ces politiques de développement social initiées par l’ONU, et adoptées par les gouvernements haïtiens de l’époque, ne seront pas sans effet sur le dispositif d’assistance sociale en Haïti.

Le dispositif d’assistance sociale et de santé à l’ère du développement social

Les mouvements de 1946 avaient permis à Dumarsais Estimé, représentant de la fraction noire des classes moyennes, d’accéder au pouvoir (Nicholls, 1975; Trouillot, 1986). Après son élection, son gouvernement demanda à l’ONU une assistance technique. C’est dans ce contexte que Jeanine Lafontant-Nelson, jeune secrétaire au département de l’Éducation nationale, recevra au cours de l’année 1946 une bourse d’études en service social au Canada pour devenir la première Haïtienne à détenir le titre de travailleuse sociale professionnelle; et que sera créé le 9 octobre 1946, le Bureau du Travail avec en son sein un service dénommé la section Femme et Enfant (Claude-Narcisse et Narcisse, 1997). La création de ce bureau est un exemple parmi d’autres des changements qui se sont opérés au sein du dispositif d’assistance sociale à travers les politiques de développement social mises en oeuvre par l’ONU.

En effet, le dispositif d’assistance sociale et de santé, tel que l’on peut le construire à partir d’un rapport de l’ONU (1950) apparaît comme un mode d’agencement entre l’assistance privée, l’assistance publique et des éléments du dispositif d’éducation de masse créés sous le régime d’occupation. Plus précisément, c’est un agencement particulier entre certains ministères, certains organismes publics, certains organismes privés subventionnés par l’État, et quelques organismes non gouvernementaux (ONG) non subventionnés. D’après ce rapport, en ce qui concerne l’assistance publique, trois ministères techniques se partagent l’administration des services sociaux et de santé : (a) le ministère de la Santé s’occupe de la santé et de l’assistance publique par l’entremise des centres de santé qui offrent, entre autres, des services d’hygiène maternelle et infantile, l’assistance publique quant à elle se résume en l’organisation d’une dizaine de centre d’hébergement pour enfants, personnes âgées et personnes atteintes de troubles mentaux, et en l’octroi de subventions aux organismes d’assistance sociale publique et privée; (b) le ministère de l’Instruction publique est responsable de l’enseignement urbain et de l’enseignement rural dont les fermes-écoles constituent le paradigme de l’enseignement créé par les forces d’occupation; et (c) le ministère du Travail, par la médiation de la section Femme et Enfant, se charge de l’application des lois sur les contrats d’apprentissage et de la surveillance dans les usines. Dépourvu de travailleurs sociaux professionnels, le personnel de l’assistance publique est constitué infirmières-visiteuses dont on essaie de donner une orientation sociale à la pratique professionnelle; de maîtres des écoles rurales qui se divisent en deux catégories, à savoir d’une part, les maîtres d’écoles d’orientation qui enseignent les métiers manuels et artisanaux, et visitent les familles paysannes, et d’autre part, les maîtres des fermes-écoles qui s’occupent, entre autres, de l’instruction des adultes; d’inspecteurs du travail qui s’occupent du placement familial; et de moniteurs chargés de l’organisation des activités récréatives de l’éducation physique.

Selon ce même rapport (ONU, 1950), dans le champ de l’assistance sociale privée, l’on compte des ONG et des organismes privés comme la Société haïtienne de la Croix-Rouge qui anime des camps de vacances; la Ligue féminine d’action sociale qui anime le Foyer ouvrier; la Bouchée de Pain, l’Obole du pauvre, la Discrète aumône, les pupilles de St-Antoine, la maison des arts et métiers, et les organisations de scout. Ces organisations, dont certaines sont, en partie, subventionnées par l’État, se financent généralement par les fêtes et les loteries qu’elles organisent. Le personnel des orphelinats et des écoles d’arts et de métiers ainsi que des autres maisons d’éducation dédiées aux enfants est, de manière générale, formé par les congrégations religieuses.

L’analyse de ce rapport publié par l’ONU (1950) permet de comprendre que le dispositif d’assistance sociale se distingue, durant cette période, par son manque de personnel formé et par le caractère redondant de son administration marquée par l’absence de coordination entre les différents organismes publics, privés et ministères responsables de l’organisation de l’assistance publique. Ce mode d’agencement a favorisé une prédominance des orphelinats traditionnels trahissant ainsi l’inadéquation entre les réponses offertes par ledit dispositif et les attentes normatives de certains groupes d’acteurs évoluant en son sein, notamment celles de la Ligue féminine.

Vie et mort de la Ligue féminine à l’intérieur de l’État

En favorisant la création du bureau du Travail avec en son sein une section Femme et Enfant, le Bureau international du travail (BIT) assurait les conditions de possibilité de l’intégration du mouvement de la Ligue féminine dans l’État. Mais, cette intégration ne se fait pas sans heurt. Les stratégies de luttes ou d’alliances entre la Ligue et les gouvernants ont eu pour effet une redistribution variable de ses membres dans l’arène de l’État. De 1946 jusqu’à la fin de l’année 1957, l’état des relations entre la Ligue féminine et les gouvernants noiristes reste favorable à l’institutionnalisation des acquis du mouvement féministe. En effet, à partir de 1946, on remarque avec la mise sur pied de la section Femme et Enfant, la nomination, au bureau du Travail, de Léonie Madiou—ancienne directrice du Foyer ouvrier—comme inspectrice du travail; et de Denyse Guillaume, avocate et membre de la Ligue, en tant que responsable de l’unité juridique (Sylvain-Boucherau, 1957). Ces dernières s’occupèrent de l’inspection des ateliers employant une main-d’oeuvre féminine, du contrôle du travail des enfants, de l’élaboration de lois encadrant le travail des femmes et des enfants. Conformément à l’idéologie de la collaboration entre les classes sociales, elles avaient aussi la tâche de négocier avec les femmes syndicalistes puisque plusieurs femmes étaient devenues membres actives des partis de gauche, dont le Mouvement ouvrier paysan qui créa un Bureau d’action féminine. La section Femme et Enfant se donne à voir avant tout comme la transposition du Foyer ouvrier au sein de l’État, et poursuit encore les mêmes visées portées par le Service technique et le Service d’hygiène : surveiller et éduquer les ouvrières et leurs enfants afin de les familiariser avec le mode de production capitaliste.

De même, au début des années 1950, sous la présidence de Paul Magloire, le droit de vote est accordé aux femmes, et le président contribue financièrement à la publication de Femmes haïtiennes, un ouvrage préparé par la Ligue féminine (Sylvain, 1953). En 1957, durant les 57 jours du gouvernement de Franck Sylvain, Lydia Jeanty, membre de la Ligue, est nommée à la tête du département du Travail. C’est surtout à partir de la fin de l’année 1957, avec l’avènement de François Duvalier au pouvoir, que s’estompe la timide pénétration de la Ligue féminine dans l’État. Le consensus entre les gouvernants noiristes et les féministes s’est rompu à la suite des prises de position de classe de certaines responsables de la Ligue féminine—dont Yvonne Rimpel—en faveur du candidat Louis Déjoie, un industriel haïtien, au cours de la campagne électorale de 1957 (Claude-Narcisse et Narcisse, 1997). S’ensuivront, après la prise du pouvoir par Duvalier, le viol collectif d’Yvonne Rimpel par des agents du régime, la mise à l’écart de Lydia Jeanty de son poste au département du Travail, l’expulsion de la Ligue féminine de ses locaux, et le bâillonnement définitif de ce mouvement (Claude-Narcisse et Narcisse, 1997). À l’issue de cette lutte, c’est la démarche noiriste qui consiste à favoriser la montée, au sein de l’État, d’une femme issue des classes moyennes noires comme représentante des intérêts des femmes, notamment de leurs intérêts à l’assistance sociale, qui a fini par s’imposer.

En effet, alors que son régime procède à l’extinction de la Ligue, Duvalier favorise la promotion de Janine Lafontant-Nelson à l’Institut du Bien-Être social et de Recherche (IBESR), substituant ainsi au féminisme bourgeois une nouvelle figure de cadre. À sa mort en 1963, Duvalier lui décerne la médaille Honneur et Mérite au grade d’Officier, lui organise des funérailles officielles et donne son nom à la salle principale de l’IBESR (Claude-Narcisse et Narcisse, 1997). Nommée, dès son retour du Canada, au Service des organisations sociales du département du Travail, dirigé à l’époque par François Duvalier, c’est à Madame Lafontant-Nelson que ce dernier, alors président de la République, confiera entre 1958 et 1962, la mission de mettre en place, en collaboration avec des agents de l’ONU, la première école de service social en Haïti (Claude-Narcisse et Narcisse, 1997).

1957-1971. Le travail social sous le régime de François Duvalier

Il est faux de croire que les dispositifs de santé et d’assistance sociale mis en place au cours de la période 1915-1957 ont brisé le mode d’accumulation patrimoniale des gouvernants. Tout autant que les intérêts des États-Unis n’étaient pas menacés, ces derniers pouvaient garder entre leurs mains tous les monopoles concentrés au sein de l’État. En effet, le processus de professionnalisation du travail social s’accompagne au niveau de l’État d’un processus parallèle de concentration exclusive des moyens de violence physique de l’État entre les mains du président. Si la création du corps des Volontaires pour la sécurité nationale (VSN) permet à Duvalier d’établir son emprise sur l’armée, c’est surtout dans le renforcement du monopole du pouvoir de violence physique et symbolique de l’État duvaliérien que le rôle de cette milice, totalement au service du président, a été le plus efficace : les multiples stratégies de construction d’une identité nationale par l’instrumentalisation du vodou, par la diffusion de la pensée noiriste, et par les innombrables rappels à ses origines modestes, transforment les Tontons macoutes en autant de variations de la personne du président, exerçant dans la limite du pouvoir concédé le droit de vie et de mort sur n’importe quel individu identifié comme subversif (Trouillot, 1986). On assiste donc à une sorte d’expansion de la présence du chef jusqu’aux confins des familles, que rendent bien réelle la présence et la prégnance des Tontons macoutes dans la vie quotidienne des individus. Ce terrorisme de proximité dont le principe réside dans le renforcement symbolique de la violence physique accorde une extraordinaire efficacité au contrôle social totalitaire exercé par l’État (Trouillot, 1986).

Ainsi, entre l’alternative de s’appuyer sur des dispositifs d’assistance sociale ou des dispositifs de violence physique (armée, milices, etc.), l’État duvaliérien a surtout, selon nous, privilégié le deuxième type de dispositif. L’objectif de maintenir un certain ordre social est atteint par l’État duvaliérien en ayant que faiblement recours au dispositif de santé et d’assistance sociale. Nous observons que c’est dans ce système d’opposition entre une logique de contrôle par le service  portée par les dispositifs d’assistance sociale très partiellement intégrés dans l’État, et une  logique de contrôle totalitaire  reposant sur le don, la violence physique, l’instrumentalisation de la religion et le nationalisme ethnique, que l’on doit aborder la timide professionnalisation du travail social dans le cadre du régime de François Duvalier, ainsi que les changements qui se sont opérés au sein du dispositif d’assistance sociale.

Le dispositif d’assistance sociale dans le contexte de l’État duvaliérien

Le dispositif d’assistance sociale se diffère de ce qu’il était au début des années 1950 par une certaine augmentation des organismes privés, notamment des orphelinats; par la prégnance de plus en plus marquée de certaines organisations internationales et d’ONG dans l’organisation des services sociaux; par les prémices d’une professionnalisation du travail social et par la création de nouvelles institutions telles que l’IBESR et l’École nationale de service social (ENSS). La question de l’enfance demeure la principale problématique à partir de laquelle s’orientent les interventions des différents organismes en présence, comme en témoigne l’inventaire des services sociaux de bien-être présenté par le Service des oeuvres sociales (1976) dans le cadre d’une recherche sur la situation de l’enfant entreprise par la Commission nationale haïtienne, sous l’égide de l’Unicef au début des années 1970 :

La Capitale et ses environs comprend : 
a) – 39 oeuvres sociales en général dont 37 maisons pour enfants orphelins, abandonnés, nécessiteux où sont annexés soit des écoles – soit des cantines – soit des centres de nutrition [...]
b) – 25 institutions spécialisées dont 23 au service de l’Enfance (centres d’orientation professionnelle – centres pour enfants handicapés physiques – centres pour enfants handicapés mentalement [...]
c) – 27 organisations sociales de bien-être sociales dont 22 s’intéressent aussi à l’Enfance en dehors des autres multiples services offerts dans le cadre de leurs programmes d’assistance et/ou de développement économique (groupe Haitian-Arabe; Plan de Parrainage; World Vision International; Compassion; Haiti Christian Outreach; C.O.HA.N; CODEPLA du conseil des Églises évangéliques d’Haïti; Catholic Relief Service; Service Chrétien d’Haïti, Frères des Hommes; COSOC, etc.[...]

En conséquence, il faut compter en tout à la Capitale et ses environs : 
A.- En général quatre-vingt-onze (91) oeuvres sociales parmi lesquelles
B.- figurent quatre-vingt-deux (82) oeuvres sociales de l’Enfance.

pp. 2-3

Les principales remarques qui découlent de cette étude sont entre autres, la carence et la déficience des ressources sociales disponibles, la surreprésentation des orphelinats traditionnels au détriment des institutions dédiées au service des autres catégories sociales (personnes âgées, familles, etc.) (Service des oeuvres sociales, 1976).

Les recommandations faites par les responsables du Service des oeuvres sociales de l’IBESR témoignent en effet de la relative autonomie dont jouissent ces acteurs, laquelle leur confère la possibilité, en dépit de la priorité accordée par l’État duvaliérien au dispositif de violence physique, de problématiser le dispositif d’assistance sociale et de revendiquer, comme l’a fait la Ligue féminine, une meilleure organisation de l’assistance sociale. Cela dit, ces recommandations résultent aussi de stratégies de renforcement des conditions favorables à l’actualisation des compétences d’assistante sociale. Cette lutte pour la valorisation du statut des assistantes sociales qui sous-tend les propositions du Service des oeuvres sociales dont Renée Télémaque est la chef se manifeste aussi dans l’action pédagogique qui s’exerce à travers la formation dispensée à l’ENSS .

Une petite noblesse professionnelle

Créée en 1958, l’ENSS est, à l’origine, le fruit d’une initiative internationale. Avant d’être renommée ENSS, elle s’appelait Centre d’études sociales et fut dirigée par une Américaine et une Colombienne : Vastey Parisien et Bertha Casas. Ces dernières reçurent largement le support de John Troniak, un expert canadien de l’ONU (Mathurin, 1972). Au début, cette école était placée à Moulin-Vent dans la zone de Carrefour-Feuilles, un des quartiers de la commune de Port- au-Prince. Avant d’être intégrée à l’Université d’État d’Haïti en 1974, elle a été relocalisée, pendant un certain temps, à la rue Piquant, à proximité de Triomphe. Sous le régime de François Duvalier, L’ENSS offrait une formation d’une durée de trois ans au bout desquels, après soutenance d’un mémoire, l’étudiante recevait un diplôme d’assistante sociale professionnelle décerné par l’État.

Cela dit, tout semble indiquer que l’ENSS était dédiée, sous la direction de Renée Télémaque, à la production d’un très petit nombre d’assistantes sociales. En effet, entre tous les responsables de l’IBESR, les caractéristiques sociales de Renée Télémaque sont les plus particulières. À la fois première étudiante diplômée de l’ENSS, chef du Service des Oeuvres Sociales et directrice de l’ENSS, la position qu’occupe Renée Télémaque lui permet de jouer un rôle de premier plan dans le processus de sélection des futures assistantes sociales. Ainsi, de même que les individus et les groupes ont tendance à créer des conditions favorables à la valorisation de leur patrimoine culturel ou économique (Bourdieu, 1989), cette position particulière confère à Renée Télémaque la possibilité d’asseoir son emprise sur le système d’enseignement et d’y instituer un ensemble de critères de sélection très stricts en vue d’accroître la valeur du titre scolaire d’assistante sociale. C’est sans doute dans cette perspective que nous devons comprendre les multiples épreuves imposées aux étudiantes de l’ENSS pour obtenir le titre scolaire d’assistante sociale, comme le type d’action pédagogique qui vise à décourager le plus possible les étudiantes de boucler le cycle d’études. De ce fait, bon nombre d’entre elles abandonnaient les études convaincues que la profession d’assistante sociale n’était pas faite pour elles, comme en témoigne l’extrait d’entrevue qui suit.

Surnommée « Boss Télé » pour sa sévérité, elle invitera régulièrement une grande partie d’entre elles à abandonner leurs cursus en cours de route, car selon elle, ces dernières ne possédaient pas les dispositions requises pour devenir assistante sociale.[5]

Renée Télémaque, nous l’avons surnommée « Boss Télé », tellement elle était sévère envers nous. Elle disait tout le temps aux élèves d’aller faire autre chose parce qu’elles n’avaient pas la discipline qu’il fallait pour devenir assistante sociale et que de toute façon très peu d’entre elles parviendront à boucler le cycle d’études.

extrait de l’entrevue avec l’ancienne étudiante de l’École nationale de service social

L’un des effets de cette action pédagogique exercée par Renée Télémaque a été une très forte limitation du nombre de diplômes délivrés par année.

L’École de service social n’était pas comme celle que nous connaissons aujourd’hui, il y régnait une rigueur si forte que sur une promotion de 50 étudiants, environ trois seulement bouclaient le cycle d’études. Moi, ma promotion comptait 52 élèves, seulement trois avaient bouclé la troisième année.

extrait de l’entrevue avec l’ancienne étudiante de l’École nationale de service social

C’est ainsi que Renée Télémaque a contribué à la mise en en place d’un ordre scolaire qui tendait à construire une petite élite d’assistantes sociales professionnelles d’État investies d’une grande valeur sociale. Effectivement, au cours de la période 1958-1971, l’ENSS connaît une forte valorisation symbolique par le fait même qu’elle s’est bâti une réputation basée sur la qualité de sa discipline (la discipline étant perçue par les familles comme l’une des plus grandes caractéristiques d’une bonne école).

La Faculté de l’Ethnologie et l’École de service social allaient de pair, nous étions reconnues comme faisant partie des établissements d’enseignement les plus prestigieux de Port-au-Prince.

extrait de l’entrevue avec l’ancienne étudiante de l’École nationale de service social

Mais, de manière durable, si par la disqualification de la grande majorité des étudiantes l’ENSS contribue à une forte valorisation du titre scolaire d’assistante sociale, elle établit du même coup les conditions de possibilité de la fragmentation que le travail social allait connaître avec le renouvellement des politiques internationales de développement social dans le cadre du régime de Jean-Claude Duvalier (1971-1986).

Conclusion

À l’issue de cette analyse, nous avançons que l’émergence du travail social en Haïti est intimement liée au forcing effectué par les États-Unis en vue de transformer l’État haïtien en un État moderne, condition nécessaire à son intégration dans l’économie de marché. Les dispositifs de santé et d’assistance sociale fabriqués par les forces d’occupation pour assurer une cohabitation pacifique entre la force de travail haïtienne et le capital américain et qui s’incarnent, d’une part, dans la création d’institutions telles que le Service d’hygiène, le Service technique, l’Hôpital Général, l’École des Gardes-Malades, les centres de santé; et d’autre part, dans le développement de nouvelles compétences professionnelles telles que celles infirmières-visiteuses, d’assistante sociale et de surintendante d’usine dont la fonction était d’éduquer, surveiller et soigner les ouvrières et leurs enfants, ont assuré les conditions sociales de possibilité de l’émergence d’un mouvement féministe luttant pour la professionnalisation du travail social en Haïti. En effet, le mouvement féministe de 1934, incarné sous la forme d’une organisation féminine appelée la Ligue féminine d’action sociale, sera constitué, en grande partie, de ces mêmes assistantes sociales, de ces mêmes surintendantes d’usine et de ces mêmes infirmières-visiteuses qui ont été formées dans le cadre des dispositifs mis en place par les forces d’occupation. Et c’est conformément à ce même référent normatif du développement, selon lequel l’État en Haïti devrait se doter de nouvelles institutions démocratiques devant assurer la cohabitation pacifique entre le travail et le capital, que s’effectuera le passage raté du mouvement de la Ligue féminine vers l’État durant la période 1946-1957 dans le contexte de l’application des politiques de développement social par l’ONU. Entre 1957 et 1971, la professionnalisation précaire du travail social s’est opérée dans le cadre du régime totalitaire de François Duvalier qui, tout en intégrant partiellement certains éléments du dispositif d’assistance sociale, s’est surtout appuyé sur un dispositif de violence physique pour imposer son emprise sur les différents aspects de la vie quotidienne des individus. Les stratégies de valorisation du travail social définies par Renée Télémaque ont amené à une forme particulière de travail social caractérisée par une différenciation entre une petite noblesse de professionnelles diplômées et une majorité d’étudiantes non diplômées : ce faisant, le système d’enseignement établissait les conditions favorables à l’atomisation du travail social dans ce pays. En effet, le principal problème du travail social durant la seconde période du régime duvaliériste (1971-1986) sera de comprendre sa fragmentation associée au grand déploiement des ONG, des organisations internationales et des industries de sous-traitance dans le contexte du renouvellement des politiques internationales de développement social.