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We attempted to teach these children what parents of the middle-class Western world attempt to teach theirs.

O. I. Lovaas, 1973

Nos innombrables anomalies suffiraient à prouver notre origine primitive monstrueuse. Brouillons que nous sommes.

Marie Vieux-Chauvet

Les phénomènes pathologiques, à la marge, de transgression et d’exclusion ont été étudiés en sociologie en tant que révélateurs des normes sociales et se sont érigés en objets privilégiés de ce que l’on a nommé la « sociologie de la déviance ». Ce type d’analyse du social a constitué une stratégie pour analyser la normativité : la considérer par son « envers », par ce qui « pose problème ». Si cette stratégie conserve son efficacité, elle se voit poser différents défis, tant sur le plan de la transformation des phénomènes concrets à saisir que devant l’affinement des cadres conceptuels actuels.

Formée en sociologie de la déviance et attachée à cet univers, ma pratique sociologique propose de mobiliser cet univers et de franchir le pas vers une analyse en termes de normalité et de conformité, afin de réfléchir à « l’endroit » et ses possibles. Questionner frontalement les catégories sociales dominantes ou évidentes (hétérosexualité, santé, blanchité, classe moyenne, quotidien, etc.), mais aussi transversaliser l’étude du rapport aux normes à différents groupes sociaux représentent deux intentions possibles. L’horizon consiste à prolonger et à actualiser le regard de la sociologie des problèmes sociaux, en le retournant vers l’allant-de-soi.

Je propose dans ce texte une réflexion sur un telle proposition de recherche, les études de la normalité. En commençant par résumer mon parcours et mon passage de la sociologie de la déviance vers une sociologie plus large de la normativité, je présenterai ensuite quelques repères que l’on retrouve au sein de la sociologie de la déviance et de l’histoire de la normalité comme notion et comme concept. Le cheminement de l’idée de normalité au sein de différentes transformations sociales nous fera envisager ses repères actuels, dont l’importance des idées de variation, de diversité et de spectre. Je proposerai que différentes tactiques soient possibles pour l’étude de l’endroit de la norme aujourd’hui, notamment l’analyse des catégories sociales dominantes, mais aussi l’étude transversale de différents groupes sociaux dans leur rapport à la norme.

Un parcours sociologique de l’envers à l’endroit

Le point de vue sociologique est né assez tôt pour moi, de la curiosité soutenue face aux files d’attente, aux rituels des adultes au restaurant, aux visages de l’anonymat tranquille dans l’autobus. Pourquoi et comment les personnes actualisent-elles la règle ? Quelle est la force de ce code, de ce repère ? Comment expliquer cet ordre ? Quels sont ces comportements adéquats et pourquoi le sont-ils ?

Après un détour en science politique où j’ai cru que ma question principale face au monde était celle du pouvoir, j’ai découvert au contact de la sociologie que ma grande interrogation était celle de la norme. Pouvoir et norme, pas si éloignés l’un de l’autre ; pouvoir de la norme, si on veut articuler les deux. C’est pourquoi mes premiers contacts avec la sociologie des problèmes sociaux, de la déviance et du contrôle social ont été déterminants. Plusieurs objets et sous-champs peuvent être l’occasion de déployer une analyse du pouvoir de la norme, mais la sociologie de la déviance me semblait le faire de manière directe, presque subversive, amorale dans le meilleur sens du terme.

Plusieurs contrats de recherche m’ont ainsi initiée à des objets passionnants de la sociologie de la déviance du moment (2005-2010) : la dangerosité mentale et l’internement civil involontaire, l’intervention psychosociale d’urgence, l’histoire des anxiodépressions et de leurs traitements, l’itinérance. Je décide de réaliser mon mémoire de maîtrise sur les institutions d’enfermement (Labrecque-Lebeau, 2008). Le pouvoir de la norme est extrêmement fort dans ce cas, c’est le pouvoir des murs, de la contrainte, de la vie en institution. Je choisis ensuite d’orienter mes réflexions vers la normativité elle-même, à travers l’étude de comptes rendus de conversations quotidiennes, tels que rapportés par différents individus, afin d’y voir la « vie des normes » (Labrecque-Lebeau, 2021). Mais comment passe-t-on d’une sociologie de la déviance à une sociologie de la normativité, de la normalité ? Il faut d’abord débusquer certains fils à tirer au sein de cette sociologie de la déviance dite classique, afin de pouvoir réfléchir aux tactiques pour prendre de front cette normalité.

La sociologie de la déviance face à la normalité

La sociologie de la déviance dite classique (Becker, 1985 ; Erikson, 1962 ; Garfinkel, 2007 ; Goffman, 1975 ; Kitsuse, 1980) soulève notamment la norme par sa négative, par sa transgression, par son envers. L’analyse de la délinquance, de la folie ou du chômage, par exemple, a soulevé les repères normatifs qui ont ainsi été transgressés ou auxquels les individus ne répondent pas suffisamment, que ce soit par exemple l’individualité productive, la santé mentale ou le conformisme. Mais comment aborder plus en détail ce qui compose l’individualité productive, le conformisme et la santé mentale, dans leur endroit ? Comment se déploient-ils expressément, ouvertement, à visage découvert, avec intention ? On peut distinguer cette démarche d’avec une sociologie positive du travail ou de la santé, en ce qu’elle mobilise expressément l’héritage de la sociologie de la déviance en s’y inscrivant en continuité. La sociologie de la déviance a ainsi représenté un moment important, voire nécessaire, vers une sociologie augmentée de la norme et de la normativité. Cet héritage est notamment composé des outils d’analyse critique de la conceptualisation de la déviance (étiquetage, transgression, carrière, stigmate, etc.), mais aussi de son pas de côté face aux normes sociales. Autrement dit, plusieurs phénomènes peuvent s’étudier à l’aide des outils de la sociologie de la déviance, non pas parce que tout est déviance, mais plutôt parce que tous manipulent les matériaux normatifs avec plus ou moins de conformité, avec plus ou moins de détournement, d’appropriation.

Les rapports qu’entretiennent sociologie de la déviance et normalité sont ambivalents, fuyants, comme des miroirs inversés, comme en attestent notamment différents ouvrages aujourd’hui considérés comme des classiques. Dans ces ouvrages, la normalité y apparaît de façon fragmentée. Une trace plus claire se retrouve par exemple dans les listes de représentations et d’attitudes du groupe « porteurs de stigmates » et du groupe des « normaux » lorsque leurs membres interagissent ensemble (Goffman, 1975). Les rapports dynamiques décrits par Goffman nous mettent en scène une normalité en action, qui émerge des relations réciproques en situation de rencontre face à face. Ses études sur l’interaction portent quant à elles sur la classe moyenne blanche, dans l’Amérique du Nord d’après-guerre (Goffman, 1973a ; 1973b). La normalité est ainsi présente dans l’oeuvre ; il s’agit tout de même, dans ses écrits et dans ceux de l’ensemble de cette sociologie de la déviance, d’une « présence absente », ou d’une « absence présente » de la normalité, dans la mesure où le focus immédiat reste toujours le handicap (Goffman, 1975), le fumeur de marijuana (Howard, 1963), la bande de jeunes (Whyte, 2007 [1943]) ou l’enfant souffrant de poliomyélite (Davis, 1963). Tout se passe comme si la normalité constituait un spectre qui habite la sociologie de la déviance, des problèmes sociaux et du contrôle social, davantage comme un arrière-fond sur lequel se posent les phénomènes, ou encore comme un jeu invisible, fait de contraintes et de repères (Labrecque-Lebeau, 2021).

On se retrouve alors devant la nécessité de bonifier cet ensemble de références, de mobiliser cette histoire pour la faire rencontrer plus directement l’idée de normalité elle-même.

La normalité, entre notion et concept

Différents écrits se sont penchés sur la normalité comme mot, comme notion et comme concept. C’est ce réseau de significations qu’il s’agit d’abord de retracer, que ce soit au sein des écrits qui se penchent sur l’objet « normalité », autant que dans les écrits qui le sollicitent comme analyseur et concept. La seconde moitié du XXe siècle voit aussi différents changements sociaux venir moduler l’opposition normal/anormal, notamment avec la montée de l’idée de diversité.

L’idée de « normalité » constitue ainsi à la fois une notion du sens commun et un concept sociologique. Si le mot est bien utilisé par les sociologues depuis le XIXe siècle, son utilisation quotidienne et populaire en Amérique du Nord daterait, elle, de l’après-guerre (Creadick, 1997). Pour le sens commun, quand on cherche à désigner comme étant « normal » un individu, une situation, un groupe ou encore la vie sociale – notamment lors des conversations quotidiennes –, il s’agira souvent d’évoquer sa conformité à des normes sociales en présence, par le biais de sa régularité, de son caractère attendu (Labrecque-Lebeau, 2021). Or, le champ sémantique et les pratiques sociales recouvertes par la normalité se montrent d’une étendue plus grande dès lors que l’on s’intéresse à la généalogie de la notion au sein de diverses sources théoriques ; on a ainsi étudié le caractère statistique de nos compréhensions de la normalité (« normal » c’est régulier, dans la moyenne), ce premier caractère souvent mis en tension avec son aspect idéal, prescriptif, voire « normatif » au sens le plus fort (Labrecque-Lebeau, 2021). Ces deux compréhensions du normal, la moyenne et l’idéal, se retrouvent en filigrane des représentations et des conceptualisations de la normalité dans différents travaux depuis ceux de Canguilhem (1950). Ce sont ainsi deux premiers analyseurs de la normalité au sens large, tant comme notion mobilisée par le sens commun que comme concept étudié de manière théorique.

Si on se penche sur la littérature en sciences sociales[1] qui vise un questionnement portant directement sur la normalité, deux sources principales se situant dans le champ des études sur le handicap reviennent. Ces deux sources se concentrent notamment sur l’apparition de la catégorie de « handicap » au XIXe siècle. Première source : Lennard Davis, dans son ouvrage classique Enforcing Normalcy (1995), affirme que le handicap a historiquement représenté la catégorie nécessaire à la constitution de la normalité. Pour Davis, c’est par la création et l’usage de la catégorie de « handicap » que l’on définit et rend possible quelque chose comme la normalité. Il appelle d’ailleurs dans cet ouvrage à la constitution d’un champ d’étude qu’il nomme justement les « études de la normalité » (Davis, 1995). Deuxième source souvent citée, le texte de Rosemarie Garland-Thompson (2002) utilise le concept difficilement traduisible de « normate » pour désigner la figure exemplaire du normal, créée à l’endroit de celle du handicap. Le « normate » constitue pour Garland-Thomson l’archétype de l’individu « parfaitement normal », représentation à laquelle nous échouons toutefois tous et toutes à nous mesurer. Ces deux apports, ceux de Davis et de Garland-Thomson, situent le handicap comme une catégorie historiquement décisive de la construction de la normalité dans la vie des idées, et contribuent ainsi chacun à leur manière à étendre le champ de validité de la réflexion sur la capacitisme (Nario-Redmond, 2020).

Si pour ces auteurs la constitution de la catégorie handicap au XIXe siècle est décisive pour la construction de la notion de normalité dans les représentations et les rapports sociaux, de multiples transformations sociales et politiques, qui adviennent tout au long de la deuxième moitié du XXe siècle, nous éclairent également directement sur la trajectoire de la notion.

De la déviation comme déviance vers la normalité comme variation

La signification actuelle de la notion de normalité est à replacer dans le contexte de différents développements sociopolitiques. Selon la proposition de Foucault, nos sociétés sont passées, tout au long du XIXe siècle, d’un régime à prédominance juridique, à une intégration au champ plus vaste du normatif : « Nous sommes entrés dans un type de société où le pouvoir de la loi est en train non pas de régresser, mais de s’intégrer à un pouvoir beaucoup plus général : en gros, celui de la norme » (Foucault, 1976, p. 75-76). Cette « extension sociale de la norme » ouvre le registre inédit de l’inclusion et de la régulation, en opposition à un ancien régime de l’exclusion et de l’interdiction (Macherey, 2009) correspondant à la tradition. Ce changement global contribue aussi à redessiner les grandes oppositions comme celle du normal et du pathologique.

Au milieu du XXe siècle, un moment historique de réappropriation des stigmates par des groupes minorisés (Kitsuse, 1980) a donné lieu à plusieurs luttes collectives décisives comme la fierté gaie, le mouvement pour la reconnaissance des droits des personnes en situation de handicap (Cefaï, 2016). Plusieurs univers culturels se sont constitués autour d’identités socialement dévalorisées (ex. culture Sourde, neurodiversité, identité queer, communautés d’entendeurs de voix, etc.) Au coeur de l’éthos de ces mouvements se retrouve notamment la notion de « diversité ». Avec ce paradigme de la diversité au sens large qui se développe dans plusieurs domaines différents autour des années 1990 et 2000, avec l’usage de plus en plus formalisé de la diversité culturelle (UNESCO, 2001), de la diversité sexuelle (années 1990), corporelle (MCC, 2009) et de la neurodiversité (Singer, 1999), les discours de reconnaissance n’emploient plus seulement la rhétorique de la « différence » (bien qu’elle subsiste), mais font plus largement la promotion de la variation. La notion de diversité réarticule les rapports entre normalité et anormalité (Davis, 2014), et met notamment de l’avant le constat que la variabilité de fait des comportements et manières d’être au sein des collectivités semble la règle plutôt que l’exception. Différents mouvements ont alors en commun de remplacer la pathologie, l’anormalité ou même l’anomalie (Canguilhem, 1950) par quelque chose de l’ordre de la caractéristique, de l’attribut : des singularités, des variations ayant chacune leur place sur le spectre de la diversité – d’où le symbole de l’arc-en-ciel utilisé par plusieurs groupes, principalement sur les drapeaux du mouvement LGBTQ+ dans leurs différentes déclinaisons. Autre représentation visuelle d’un continuum, la notion de « spectre », souvent évoquée de pair avec celle de diversité, a d’ailleurs eu une postérité importante, que ce soit pour désigner l’identité de genre, l’orientation sexuelle ou encore certaines conditions comme l’autisme (« trouble du spectre de l’autisme »).

Le champ de la normalité se trouverait donc de plus en plus élargi, de plus en plus englobant et, en principe, de plus en plus « inclusif », comme en attestent différents processus sociaux actuels comme la multiplication des instances et comités dédiés à la prise en compte de cette diversité, par exemple (McAndrew 2023). Ces avancées semblent toutefois se réaliser en même temps que subsistent de multiples rapports sociaux inégalitaires qui continuent de nourrir un partage et une exclusion du côté de l’anormalité, de la pathologie et de la déviance (Davis, 2014). Ce paradoxe peut être mis en lien avec différents mouvements de ressac (« backlash » : Mansbridge et Shames, 2012) qui surgissent face à la visibilisation de certaines luttes et revendications, notamment féministes et du mouvement LGBTQ+. Des avancées apparentes au niveau des mentalités peuvent ainsi coexister avec le recul de certains droits. Une des grandes questions qui subsiste aujourd’hui, pour la sociologie notamment, est bien la persistance de la domination malgré l’augmentation des compétences critiques des acteurs et la visibilité des mécanismes de contraintes sous-jacents (Martuccelli, 2004 ; Guibet-Lafaye, 2014).

Sur un autre plan, une volonté de plus en plus présente de se singulariser face au groupe rend la normalité de moins en moins séduisante, et assimilée à l’uniformisation et le conformisme. Le singularisme (Martuccelli 2010), comme infléchissement et prolongement de la sensibilité individualiste, représenterait un type d’ajustement spécifique au monde, et qui cherche à révéler l’unique dans le commun. La normalité prend donc une connotation péjorative pour nombre d’individus questionnés à cet effet aujourd’hui dans mes recherches en cours (Labrecque-Lebeau et al., 2022). Ces représentations de la normalité comme uniformisation sont toutefois à mettre en tension avec leurs représentations comme idéal affirmé chez certaines populations défavorisées ou vulnérables. L’étude de Nettleton, Neale et Pickering (2012), portant sur l’expérience d’usagers de drogues injectables, nous montre que la normalité dans ses dimensions quotidiennes et banales reste un rêve avoué pour plusieurs d’entre elles et eux. Cette tension nous fait envisager le rapport à la normalité comme intimement lié aux conditions matérielles d’existence des individus, à leur marge de manoeuvre et aux dynamiques d’intégration et d’exclusion sociale qui traversent les rapports sociaux.

L’ensemble de ces pistes que nous avons explorées, soit la redéfinition de la différence en termes de variations et de spectres, certaines luttes sociales pour la reconnaissance et les multiples significations subjectives de la normalité, nous mène vers le constat qu’il semble de plus en plus difficile, voire grossier, aujourd’hui, de départager franchement les comportements « normaux » de ceux qui seraient « anormaux ». Toutefois, la référence à la normalité subsiste dans les discours, et c’est ce qui la rend intéressante à étudier. C’est dans cette mesure que Creadick (1997) parle d’une « catégorie silencieuse » pour désigner la normalité : tout le monde y réfère mais personne ne peut la définir. C’est entre autres à l’explicitation de cette notion par les individus et dans leur expérience que mes projets s’attardent.

Une fois cette très courte histoire notionnelle dressée, comment franchir ce pas vers une approche frontale de la normalité ? Par quels objets et par quelles méthodes peut-on l’interroger directement ?

Prendre la normalité de front : quels objets ? Quelles méthodes ?

Bien qu’il ne s’agisse pas de faire table rase de travaux importants, voire cruciaux, s’étant penchés sur la normalité[2], certains travaux universitaires plus récents s’y sont penchés directement, dans une intention avouée (Adams, 1997 ; Carter, 2007 ; Creadick, 1997 ; Davis, 1995 ; Gleason, 1999 ; Jura, 2011 ; Garland-Thomson, 2002 ; Warner, 2000). Ces travaux nous proviennent principalement du monde anglo-saxon et s’articulent dans les champs des études sur le handicap (Disability Studies) et des études de genre (Gender Studies). Ces champs d’étude traversant plusieurs disciplines en ont ensuite engendré d’autres, tels que les Queer Studies, les Mad Studies, les Crip Studies, les Fat Studies. Ce foisonnement atteste également d’un questionnement accru sur les limites mouvantes de la normalité, en plus de la réappropriation de catégories dévalorisées par les groupes minorisés. L’interdisciplinarité de ces études est également une dimension qui en fait la richesse et qui constitue un apport certain à la sociologie en tant que discipline dynamique.

Les catégories de la domination sociale prennent plus généralement une place grandissante dans l’agenda de la recherche. On s’intéresse à la blanchité, aux masculinités, aux élites, à l’hétérosexualité, et à ce que ces régimes engendrent. De manière similaire ou souvent complémentaire, d’autres auteur.trice.s évoquent la construction de la normalité comme étant intimement liée aux phénomènes de légitimation de l’hétérosexualité (Katz, 1995 ; Adams, 1997), de l’intelligence (Goodey, 2011), de la famille nucléaire et de la vie en banlieue (Gleason, 1999 ; Jura, 2011) et de la blanchité (Carter, 2007). En effet, ces dernières réalités acquièrent leur légitimité sociale dans leur positionnement comme dimensions « évidentes », par la définition de leur contraire comme posant problème, et même par leur renforcement mutuel (la blanchité et l’hétérosexualité par exemple).

Si la normalité peut être saisie par le biais de différents objets et intentions, que ce soit dans l’interdisciplinarité ou par des catégories sociales dominantes, elle est aussi une texture du réel qui se manifeste face à l’activation de certains dispositifs méthodologiques qualitatifs.

Les pratiques d’observation ethnographique, d’abord, ont été porteuses dans mon parcours en ce qu’elles soulèvent la dimension ordinaire de la normalité. Observer le quotidien du Palais de Justice de Montréal par exemple, nous avait ainsi permis, dans le cadre de la recherche « La gestion des inclassables » (Otero et al., 2007), d’accéder à tous les détails qui composent le processus de dépôt d’une requête pour évaluation psychiatrique en raison de l’état mental. Toutes les étapes, que ce soit les rendez-vous au greffe, la démarche de compléter le formulaire de requête, l’audience devant le juge, nous donnent à voir l’argumentation d’un état mental perturbé en contraste avec le décorum de chacun des interlocuteurs en présence : famille, personnel de la Cour, intervenants impliqués. Le travail d’archives, lui, plonge et reconstitue le palimpseste de la normalité, cette accumulation de sédimentations institutionnelles, professionnelles, scientifiques qui concourent à l’apparition, la transformation et l’usage des catégories. C’est par un travail d’archives de ce type qu’une équipe dont j’ai fait partie a pu observer que la dépression et l’anxiété dans l’enseignement de la médecine à l’Université de Montréal au courant du XXe siècle, par exemple (Collin et al., 2013), ont occupé une place précise et névralgique dans les représentations de la normalité et de l’anormalité de l’époque. Finalement, les entretiens semi-dirigés, outil de prédilection pour plusieurs, continuent d’être une porte d’entrée privilégiée vers l’expérience des individus. Lorsqu’ils et elles sont questionné.e.s sur la norme et la normalité, les participant.e.s à la recherche produisent une formidable et étonnante analyse (Labrecque-Lebeau, 2021 ; 2022) et nous montrent que la normalité est une notion qui fonctionne comme une catégorie de connaissance du monde au quotidien. Je désire ainsi continuer à inventer et à raffiner des dispositifs méthodologiques de plus en plus sensibles et caractérisés par leur acuité à faire émerger les normes et la normalité.

Une sociologie de la normalité comporte ainsi différents enjeux, que ce soit en termes de choix d’objet d’études, de latitude dans la réflexion, le cadrage et le champ d’application. Une zone d’intérêt si grande et si impalpable, la normalité, implique une pensée en série, sur ce qu’il y a de commun entre des thématiques éparses. C’est ce qui me pousse à ne pas développer d’expertise sur une seule population ou une spécialisation thématique accrue, mais davantage à mener une réflexion ouverte et dynamique sur les effets de miroir et d’identification entre différentes catégories sociales, entre différentes populations : l’expérience de personnes neurodivergentes, de personnes queer, mais aussi d’individus qui se reconnaissent comme appartenant aux pôles valorisés de la diversité, tels que des athlètes ou des personnes douées (Labrecque-Lebeau, 2022).

Durkheim l’a bien dit, même dans une société de saints, vous trouverez un déviant (Durkheim, 1960 [1894], p. 161). C’est une idée qui nous ouvre la piste d’analyser ensemble différents groupes sociaux dans leur rapport à la norme. Les personnes autistes ou avec une déficience intellectuelle, lorsqu’elles participent à mes recherches, me pointent souvent que « les normaux aussi ont besoin d’aide[3] ». Les normaux consultent des planificateurs financiers, des sexologues et thérapeutes conjugaux, des psychologues, obtiennent des amendes et des réprimandes, dit-on. Goodley (2001) évoque également des exemples similaires dans son étude. Il s’agit donc de dire que nous avons les normes et leur transgression en commun, mais aussi que les normes ne s’appliquent pas à tous de la même manière, et que la déviance, ainsi que les dispositifs d’aide ou de contrôle, sont socialement cadrés différemment selon leur public.

Conclusion

J’ai tenté de dresser quelques repères pour pouvoir mobiliser et continuer « d’habiter » une sociologie de la déviance, qui souhaiterait élargir son regard à la normalité. Certaines traces de l’étude de la normalité se retrouvent dans la sociologie de la déviance classique ; j’ai proposé qu’il s’agit cependant d’un fantôme, davantage que d’une présence affirmée. Il est toutefois possible de mobiliser cet héritage, ainsi que certains travaux universitaires sollicitant directement la notion et le concept de normalité, pour délimiter une zone par laquelle entamer cette étude. La trajectoire de la notion, notamment dans son mouvement à partir de l’acception comme « déviation » jusqu’à son sens de « variation », ne peut se comprendre aujourd’hui sans une remise en contexte de la montée de l’idée de diversité. C’est cette pensée en continuum comprise dans l’idée de diversité qui rend pertinent d’étudier le rapport normal/anormal comme un spectre, en étendant l’analyse de la normalité à divers groupes sociaux. J’ai finalement évoqué que différents dispositifs méthodologiques peuvent soulever les dimensions évidentes ou banales de la normativité et de la normalité, et qu’une intention de rendre ces dispositifs plus sensibles peut et doit être poursuivie.

Ce mouvement de balancier entre phénomènes non conformes (problèmes sociaux, transgressions, marges) et phénomènes conformes (appels à la normalité dans leurs différentes déclinaisons) continue de caractériser mon programme de recherche. Cette articulation entre normal et anormal continue aussi en elle-même à être questionnée, dans toutes ses figures possibles : envers et endroit, retournement, détournement, jeu dynamique et asymétrique. Il s’agit bien sûr d’une tâche colossale, qui ne cherche peut-être pas à être résolue, mais représente plutôt une hypothèse de travail à renouveler constamment.