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L’intérêt croissant pour la diversité culturelle, ethnique, religieuse, raciale, sexuelle et de genre au Québec a suscité une volonté de mieux comprendre les groupes minoritaires, qui représentent, dans la grande région de Montréal, une partie importante de la population (Meintel, 2022 ; Mugabo, 2019 ; Hamisultane et al., 2022 ; Lee, 2019). S’inscrivant dans cet effort, mes recherches portent sur les communautés africaines vivant au Québec, dans l’objectif de saisir efficacement leurs pratiques, ainsi que leurs connaissances, afin de documenter des phénomènes sociaux peu visibles dans la littérature sociologique (Traoré, 2012 ; 2015a ; 2015b ; 2019).

En tant que discipline, la sociologie s’est érigée sur la pierre angulaire de la modernité, dans son intentionnalité scientifique et sociale. Étude des sociétés modernes, elle s’est constituée initialement comme l’étude des sociétés industrialisées occidentales, laissant soin à l’anthropologie et à l’ethnologie de décrire les sociétés non modernes, situées dans ce qu’on qualifie aujourd’hui de Sud global. En tant que discipline axée sur l’étude de sociétés occidentales industrialisées au départ, la sociologie a donc contribué à la production d’une « absence » des connaissances et des réalités du Sud dans le champ des sciences sociales (de Souza Santos, 2011).

L’anthropologue indien Shiv Visvanathan a développé le concept de justice cognitive (2009) pour faire référence à la nécessité d’une égalité de reconnaissance et de valorisation des différentes formes de connaissances, en particulier celles issues des sociétés marginalisées. La justice cognitive vise à reconnaître que les savoirs des pays du Sud ont une valeur égale à ceux du Nord. Il est donc essentiel d’élargir nos perspectives pour obtenir une compréhension globale et juste du monde. Le concept met de l’avant l’impact du colonialisme et des rapports de domination dans la production et la diffusion des connaissances, en particulier des connaissances occidentales. Mettant en évidence les limites et les biais de l’approche occidentale dominante, ce courant de pensée fait aussi valoir que l’injustice cognitive favorise la prédominance du savoir scientifique au détriment des autres formes de connaissances.

Dans un contexte universitaire où les savoirs non occidentaux sont souvent marginalisés, la justice cognitive soulève des questions essentielles sur l’égalité épistémique et l’inclusion des voix sous-représentées dans la production et la diffusion des savoirs, y compris dans la formation en sociologie. Un autre champ de questionnement que soulève ce concept est la prise en compte des asymétries institutionnelles qui existent entre les chercheurs occidentaux et non occidentaux, et subséquemment des normes et des idées préconçues qui peuvent exclure ou marginaliser certains savoirs non occidentaux dans la sphère universitaire (Tshaka, 2019). Toute perspective de justice cognitive comporte également une dimension sociopolitique. Autrement dit, les connaissances ne sont pas neutres parce qu’elles sont socialement et politiquement situées et peuvent refléter des relations de pouvoir et d’oppression (de Souza Santos, 2011). Mon expérience de recherche m’a démontré que la sociologie classique est inadéquate pour étudier les réalités des communautés africaines au Québec.

Cette perspective de justice cognitive est plus que jamais pertinente, en raison du contexte actuel particulier dans lequel je démarre ma carrière de chercheure. Depuis les années 2010, des revendications dans les milieux universitaires à travers le monde, de la part de personnes étudiantes, réclament la décolonisation des savoirs et plus d’inclusion dans le programme et la formation académique. Notamment, le mouvement #RhodesMustFall[1] en Afrique australe, pour la décolonisation des savoirs et l’intégration de perspectives africaines dans l’enseignement supérieur, a gagné du terrain et s’est étendu dans plusieurs universités dans le monde (Ahmed 2020). Au Canada, plusieurs programmes en études noires ont été mis sur pied et continuent de se déployer dans les universités anglophones[2]. Des efforts pour intégrer des auteurs non occidentaux dans les plans de cours et faciliter des collaborations avec des universitaires du Sud global sont également en oeuvre.

Au Québec, ces revendications sont moins visibles et les mesures prises demeurent limitées essentiellement aux espaces d’engagements sociaux, tels que les groupes féministes ou d’intervention en défense de droit de groupes vulnérabilisés. Ces absences posent les questions suivantes : quels savoirs sont accessibles et légitimes dans la recherche universitaire ? Quelle est la portée des savoirs non occidentaux dans les universités québécoises ? Quelle place est faite aux productions scientifiques non occidentales dans les espaces de recherche québécois ? Finalement, quelle légitimité est attribuée aux chercheurs dont les travaux mettent l’accent sur les savoirs non occidentaux dans la sphère universitaire ? Ces questionnements précis ont inspiré mes travaux depuis l’obtention de mon doctorat en 2014, dont un ouvrage tiré de ma thèse ayant documenté les formes de savoir produit et mobilisé par les femmes au sein des communautés musulmanes ouest-africaines de la grande région de Montréal (Traoré, 2019). Mes projets de recherche subséquents examinent la place de la spiritualité dans la citoyenneté culturelle et ses manifestations tant esthétiques que narratives chez les Québécoises et Québécois nés en Afrique subsaharienne.

Ce texte décrit mes réflexions sur l’applicabilité des modèles méthodologiques traditionnels pour une sociologie de l’Afrique (continentale et diasporique), sur la base de mes propres recherches. En utilisant la notion de justice cognitive comme lieu d’ancrage de l’analyse réflexive, j’examine quelques écueils méthodologiques que j’ai rencontrés dans ma recherche. Je soutiendrai qu’il existe une géographie de la légitimité, et que le bricolage et la transdisciplinarité permettent une ouverture aux savoirs situés et non occidentaux. En premier lieu, je présente l’approche méthodologique de bricolage et les questionnements que cette démarche opère vis-à-vis des legs disciplinaires et du canon. En second lieu, j’aborde des défis méthodologiques rencontrés dans ma recherche, avant de conclure par une invitation à favoriser la justice cognitive en sociologie, en considérant un regard sociologique afrocentré sur les communautés africaines au Québec.

Le bricolage : stratégie de recherche et remise en question du Canon

Toute étude portant sur des communautés africaines est confrontée à l’impératif de restituer le rôle du colonialisme et de ses effets sur la construction sociale des identités, des pratiques ainsi que sur les dynamiques de représentation de ces communautés au sein des sociétés occidentales. En effet, le savoir sur l’Afrique, continent « noir » (Madjinze-Ma-Kombile et Koumba, 2023), et sur ses populations, s’est longtemps construit à partir de postulats ancrés dans une perspective de consommation et d’exploitation (Crul et al., 2018). Premièrement, la quête d’un certain exotisme des colonies et des peuples non civilisés persiste dans la sociologie du développement ou les études africaines. Deuxièmement, la recherche continue de transporter des relents d’extractivisme, notamment avec la recherche d’opportunités d’exploitation des ressources humaines et matérielles pour répondre aux besoins et aux ambitions du centre, c’est-à-dire de l’Europe en tant qu’Empire. Tout cela préserve un contexte où seule l’université occidentale apparaît comme légitime pour produire du savoir sur l’Autre, ce qui se reflète encore aujourd’hui par la valorisation exclusive des publications scientifiques provenant de ces institutions au détriment des travaux réalisés par les universités « du Sud » (Ndlovu-Gatsheni, 2021). Ce contexte historique et idéologique soulève des questions importantes sur la légitimité des savoirs produits par les chercheurs occidentaux et sur la pertinence de leurs méthodologies.

Le bricolage

L’archéologie des savoirs historiquement effacés ou invisibles, en raison des rapports de domination, de pouvoir et de la colonialité, est au coeur de mon projet de chercheure. Cela m’a conduite à adopter le bricolage comme approche méthodologique, mobilisant des méthodes et théories provenant de multiples disciplines afin d’appréhender des objets de recherche dont les réalités peinent à correspondre aux cadres conceptuels intradisciplinaires (Berry, 2015). Approche revendiquée par les projets de décolonisation des méthodologies de recherche (Watson et Jeppesen, 2021), le bricolage implique une ouverture à la diversité des connaissances et une reconnaissance de l’interdépendance entre les savoirs scientifiques et non scientifiques. En tant que telle, cette approche conteste les canons au sein des disciplines universitaires (Pratt et al., 2020).

Mon étude des pratiques de divination et de guérison parmi les femmes ouest-africaines musulmanes à Montréal fournit un exemple frappant de la manière dont ces pratiques sont ancrées dans des systèmes de connaissances multiples et souvent marginaux (Traoré, 2015b). En utilisant le bricolage, j’étais en mesure d’explorer ces pratiques à travers différentes lentilles théoriques et méthodologiques, en incorporant des perspectives de l’anthropologie, de la sociologie, de l’étude des religions et des études féministes. Comment faire sens de la cohabitation entre la rationalité moderniste de ces femmes professionnelles et hautement instruites, et leur détermination à mobiliser le monde des esprits dans leur vie quotidienne ? Une des informatrices de mon terrain ethnographique en fournit une illustration. Professionnelle en génie informatique dans l’industrie pharmaceutique à Montréal et diplômée d’une université québécoise, elle jugeait « normal » et indispensable de « verser de l’eau » dans de la terre quotidiennement afin de s’attirer la faveur du monde invisible ou apaiser sa foudre. Résidant dans un appartement, elle accomplissait ce rituel journalier en versant un peu d’eau dans ses pots de plantes d’intérieur.

Mes analyses se sont faites à partir d’une vision du monde holistique et collectiviste dans laquelle l’individu représente une extension d’une communauté (visible et invisible), et au sein de laquelle la divination joue un rôle central de médiation entre monde physique et spirituel pour le maintien d’une harmonie collective. Le bricolage m’a également permis d’explorer le rôle des technologies numériques dans les rituels religieux, notamment dans le cas d’une étude sur l’usage d’Internet par les Mourides mêlant profane et sacré afin de « capter » la bénédiction de leur guide spirituel lors de célébrations rituelles. Penser la postmodernité de la technologie numérique en lien avec la mobilisation de « forces » spirituelles invisibles a exigé de sortir de la dichotomie eurocentrée matérialité/spiritualité, en mobilisant, à la fois la sociologie des religions, et l’anthropologie de la technologie.

Ma démarche méthodologique mobilise à la fois une approche ethnographique pour comprendre les pratiques de divination et de guérison, une approche sociologique pour analyser les dynamiques sociales qui influencent ces pratiques, une approche des études religieuses pour comprendre leur contexte spirituel et symbolique, et enfin une approche féministe pour examiner les questions de genre et de pouvoir qui entourent ces pratiques.

Les implications méthodologiques dans mon travail se traduisent par une ethnographie féministe (Pillow et Mayo, 2011) caractérisée par une démarche réflexive constante, la prise en compte de l’intersubjectivité entre la chercheure et mes informant.e.s sur le terrain, et de l’imbrication entre patriarcat et racialisation. Par la suite, une étape incontournable consiste à établir des connexions et des intersections entre ces différentes perspectives. Mes travaux actuels sur la manifestation de la spiritualité africaine dans l’engagement citoyen au Québec interrogent également les conceptions occidentales dominantes de la spiritualité et de l’engagement social.

En tant que chercheure, comprendre que ces communautés ne se contentent pas d’une vision unidimensionnelle de la réalité est essentiel. Leur façon de naviguer entre les pratiques religieuses, les croyances traditionnelles et la rationalité occidentale est profondément enracinée dans un tissage complexe de savoirs et de valeurs, produits d’un héritage colonial et d’un processus de migration. Les réalités vécues par ces communautés sont riches et complexes, et les cadres théoriques traditionnels se révèlent parfois insuffisants pour les appréhender pleinement. Il m’est donc nécessaire de combler les lacunes des approches traditionnelles et d’apporter des éclairages plus complets et contextualisés sur des expériences historiquement moins visibles et plus marginales. Le bricolage méthodologique implique donc une perspective transdisciplinaire.

La transdisciplinarité

Contrairement à l’approche disciplinaire traditionnelle, la transdisciplinarité propose la collaboration entre différentes disciplines afin d’apporter des perspectives variées sur un sujet de recherche. Elle reconnaît que les questions sociales et culturelles complexes nécessitent une compréhension holistique qui dépasse les limites d’une discipline spécifique. Trois types de discours ont marqué la littérature sur la transdisciplinarité : un discours de transcendance, un discours de résolution de problème et un discours de transgression (Klein, 2014).

Malgré ses nobles intentions et sa popularité, la transdisciplinarité fait face à de multiples critiques. L’une des principales critiques est qu’elle encourage intrinsèquement une tendance à se concentrer sur la généralisation et l’étendue, ce qui conduit à une perte de profondeur ou de compréhension détaillée qui découle d’une approche disciplinaire singulière. Autrement dit, la prolifération de perspectives variées peut conduire à une connaissance ou à une analyse superficielle, ne permettant pas d’obtenir des informations substantielles.

Une autre critique porte sur le défi que représente la composition d’équipes de recherche interdisciplinaires. Chaque discipline universitaire possède son langage, ses méthodologies et ses épistémès spécifiques. Fusionner ces différentes perspectives en une unité cohésive sans conflit expérientiel ou philosophique peut s’avérer une tâche ardue. En outre, la stigmatisation associée aux approches de recherche non traditionnelles ou non conventionnelles peut souvent entraver l’acceptation et la reconnaissance des études transdisciplinaires dans les cercles universitaires.

Ces défis et critiques sont encore plus prégnants lorsqu’il s’agit d’étudier les communautés africaines. L’étude des sociétés africaines a fait l’objet de questionnements considérables tant sur le plan de l’épistémologie que sur celui des méthodologies (Masoga et Shokane, 2023). Les études africaines ont été critiquées pour leur propension à perpétuer une vision déformée de l’Afrique, souvent influencée par une attitude condescendante (Owomoyela, 1994). Cette situation est aggravée par la dominance de l’épistémologie eurocentrique dans l’enseignement universitaire africain, qui sape la démocratie du savoir (Gwaravanda, 2019). Le concept d’épistémologie « africaine » a également été remis en question, certains affirmant qu’elle n’est pas distincte des autres épistémologies et qu’elle est colorée par des influences occidentales (Airoboman et Asekhauno, 2013). Toutefois, certains appellent à un réexamen et à une reconstruction de l’épistémologie africaine afin de mieux refléter les réalités et les besoins des Africains (Udefi, 2014). Finalement, des auteur.e.s clament la nécessité d’une « sociologie afrocentrée » (Caroll, 2012 ; Nwabueze, 2020), dénonçant l’inapplicabilité des approches fondées sur les théories occidentales pour appréhender les réalités et expériences africaines.

Toutefois, la transdisciplinarité implique un franchissement des frontières établies par les canons disciplinaires, notamment la structure rigide et exclusive du savoir scientifique. Il n’est donc pas surprenant qu’une des cibles les plus importantes des théories postcoloniales ait été le canon, surtout dans les remises en question mise en oeuvre par les études subalternes (Spivak, 1993 ; Chakravarty, 1992). Le canon, gardien et garant de la hiérarchie des connaissances, reproduit souvent des biais et des exclusions, ce que les théoriciennes féministes ont également dénoncé (Buxton et Whiting, 2023 ; Mohanty, 1988, 2016). Ces critiques remettent en question le pouvoir hégémonique des canons disciplinaires et soulignent leurs effets discriminatoires. Elles affirment que le canon universitaire, en privilégiant certains savoirs et en excluant d’autres, perpétue les inégalités de genre, de race et de classe. Par conséquent, il ne serait pas approprié de simplement adopter les concepts hégémoniques de la théorie critique sans remettre en question leur fondement et leur pertinence dans les contextes non occidentaux.

Par ailleurs, ce franchissement de frontière implique un questionnement de la géographie de la légitimité. Les épistémès du Sud, en tant qu’options épistémologiques et normatives, offrent une alternative à cette hiérarchie des connaissances et mettent en lumière l’importance de faire dialoguer différentes perspectives. Elles remettent en question l’idée que le savoir académique occidental est universel et objectif, et mettent en avant les savoirs et les pratiques des communautés marginales et historiquement négligées.

Dans cette optique, la traduction épistémologique, telle que proposée par Boaventura de Sousa Santos, devient un outil essentiel pour faciliter le dialogue et la compréhension mutuelle entre les différentes traditions de connaissances (de Sousa Santos, 2011). La traduction, tant au niveau des savoirs que des pratiques, joue un rôle clé dans ce processus de bricolage transdisciplinaire. Les théories postcoloniales ont elles aussi décrié la suprématie du canon et ont souligné l’importance de prendre en compte les perspectives et les voix du Sud afin de démanteler la hiérarchie occidentalo-centrée des savoirs (Nowicka-Franczak, 2021). En d’autres termes, toute démarche intégrée et holistique de recherche sur les Africains au Québec doit intégrer différentes perspectives disciplinaires et théoriques, telles que l’anthropologie, la sociologie, l’histoire, les études postcoloniales et bien d’autres encore.

La traversée des frontières a exigé de ma part une agilité intellectuelle et une ouverture d’esprit pour embrasser les méthodologies transdisciplinaires. Cependant, les défis en tant que sociologue mobilisant l’anthropologie et les théories littéraires ont été multiples, ce que je décris dans la section suivante. Similairement, les épistémès féministes noires offrent une avenue pour décloisonner les savoirs et décoloniser les approches de recherche (Hill Collins, 2015 ; Crenshaw, 2013 ; hooks, 2014). Elles remettent en question les normes dominantes du savoir et ouvrent la voie à de nouvelles façons de construire et de valider les connaissances. Toutes ces perspectives suggèrent que les savoirs situés, c’est-à-dire les connaissances et les expériences ancrées dans des contextes spécifiques, peuvent apporter une contribution précieuse à notre compréhension du monde (Matiluko, 2020 ; Nurayan, 2004).

L’expérience et les défis du bricolage méthodologique

Au prisme de ces approches théoriques, j’ai réalisé un terrain ethnographique pour ma recherche doctorale sur une période de deux ans, dans quatre mosquées de la grande région de Montréal et au sein d’une association de femmes sénégalaises. L’objectif de la recherche était de documenter les formes de savoirs produits et préservés par les femmes musulmanes africaines en contexte migratoire, à l’intérieur de traditions dominées par les hommes, comme auteurs et gardiens des savoirs. L’observation participante et la tenue d’un journal de terrain ont exigé de ma part de ne pas imposer à mes participantes mes propres références intellectuelles issues de ma formation eurocentrée et à reconnaître la valeur des savoirs présents au sein de ces communautés. Cependant, alors que j’ai contribué à faire de la recherche avec des communautés africaines, certains écueils ont marqué ma démarche de bricolage. Plus précisément, trois éléments majeurs, dans les dynamiques entourant la production, la valorisation et la préservation des modes de savoirs occidentaux, ont marqué mon cheminement : la prédominance du Texte, la non-scientificité de la spiritualité et l’existence d’une géographie de la légitimité.

L’obsession du Texte et de la classification

Le premier obstacle est venu des modèles de grilles d’entretien et d’observation. La place de la textualité dans l’épistémologie occidentale et dans la pratique sociologique m’a confrontée à des difficultés pour prendre en compte l’oralité et la transmission de connaissances par le biais de récits, de chants, de pratiques rituelles, y compris une mobilisation du corps et d’objets, qui ont émergé lors de mon terrain. La création d’un cadre méthodologique adapté et sensible à ces traditions était donc nécessaire, ce qui impliquait de repenser les outils de recherche conventionnels pour inclure ces différentes formes de transmission du savoir.

Par exemple, les modèles de grilles d’entretien et d’observation utilisés dans la recherche universitaire occidentale étaient souvent inadéquats pour saisir les réalités et les spécificités des communautés étudiées. L’obsession occidentale pour la classification et la catégorisation est en rupture avec les modes de penser et d’être parmi les groupes africains au centre de mes enquêtes. Un exemple marquant est celui de la conception de la personne (l’individu) parmi plusieurs communautés africaines. Lorsque ma grille d’entretien comportait des questions sur la perception de l’individu de son identité, de sa trajectoire migratoire ou religieuse, certaines personnes semblaient confuses. Sans une approche conceptuelle de ce que représente l’individu dans certaines communautés, l’entretien pourrait soit générer des silences ou des réponses «  incomplètes  », soit pousser la chercheuse vers une interprétation mal alignée à la réalité. Il faut noter que la notion de personne ou d’individu, dans un grand nombre de cultures africaines, est différente de la notion occidentale de personne (Imafidon, 2012 ; Kaphagawani, 1998).

Mon travail de recherche, tant au niveau de la collecte de données qu’au niveau de l’analyse et de la présentation des résultats, a nécessité un travail de « traduction ». D’autant plus que les sujets de mes investigations, la spiritualité et les croyances, continuent de susciter des malaises au sein de la communauté scientifique au Québec (Perez-Agote, 2014). J’ai donc dû repenser et adapter ces outils en tenant compte des perspectives et des voix non occidentales qui étaient souvent absentes dans les méthodes traditionnelles. Traduire les données ainsi recueillies dans le processus scientifique d’analyse et de rédaction a mis en exergue l’intransigeance des modalités occidentales vis-à-vis des modes de pensée et des pratiques non occidentales.

Pour cela, mon approche devait aller au-delà de l’inclusion superficielle de sources non occidentales dans mes recherches, afin d’embrasser une compréhension plus profonde et respectueuse de ces savoirs locaux. J’ai par exemple utilisé des traditions orales mandingues, ou encore, des poèmes mourides ou hausa, non pas comme illustrations ou éléments ornementaux, mais comme cadres philosophiques pour comprendre les récits d’Africain.e.s au Québec. Cela a nécessité de remettre en question les méthodes conventionnelles de recherche et d’adapter un cadre méthodologique plus holistique qui prend en compte les spécificités culturelles et spirituelles des communautés étudiées. Pour comprendre les rapports de genre au sein des communautés ouest-africaines provenant du groupe Mande, j’ai exploré les mythes et la cosmologie bambara et minyanka dont font encore mention certains proverbes usuels utilisés par les personnes interrogées dans leur vie de tous les jours.

Ces écueils dans mon parcours de recherche ont trouvé écho dans les résultats d’une initiative d’universitaires afro-descendants d’Amérique du Nord, des Caraïbes et d’Amérique du Sud. Lors d’un symposium tenu aux États-Unis en 2016, les participants ont souligné l’importance de considérer les épistémès des Afro-descendant.e.s, caractérisées notamment par la cohabitation épistémique de la physicalité/matérialité et du monde spirituel (James, 2018). Cette réticence à aborder ouvertement la spiritualité dans le domaine universitaire québécois a créé un défi supplémentaire pour moi en tant que sociologue étudiant les communautés africaines et leurs pratiques religieuses. Pour cela, j’ai adopté une approche réflexive et critique dans mon travail de collecte et d’analyse des données. J’ai remis en question mes propres suppositions et biais, reconnaissant que la positionnalité et ma formation universitaire pouvaient constituer des oeillères m’empêchant de saisir les ramifications culturelles et cognitives plus profondes et de restituer avec intégrité les « vérités » découvertes lors de mon terrain. Il était crucial de trouver des moyens d’intégrer ces dimensions spirituelles dans mon analyse, tout en respectant les sensibilités et les préoccupations des participant.e.s de mon étude. La question de la sécularisation de la sociologie et de son orientation vers des paradigmes matérialistes a joué un rôle majeur dans mes interrogations méthodologiques.

La non-scientificité de la spiritualité

De plus, le défi de l’intégration des savoirs non occidentaux dans les espaces universitaires québécois réside également dans la réception des résultats de recherche, y compris la légitimité attribuée à mon travail par mes pairs. Trois des mots clés de ma recherche suffisent à susciter des regards perplexes dans les milieux scientifiques : religion, pratiques rituelles et Africains. Le paradigme dominant dans la recherche occidentale ne valorise pas toujours ces sujets et peut les reléguer au domaine de l’irrationnel ou du folklorique (Pérez-Agote, 2014). Un aspect à la fois frappant et paradoxal est le haut niveau d’instruction des Africains vivant au Québec, dont plus de 75 % détiennent un diplôme universitaire, et la reconnaissance limitée accordée à leurs connaissances et perspectives dans les espaces universitaires.

Cette situation soulève des questions fondamentales sur l’inégalité des épistémès et la nécessité d’inclure les savoirs non occidentaux dans les discussions scientifiques pour une compréhension plus complète et équilibrée du monde. Une de mes stratégies implique la mobilisation de recherches menées dans des sociétés occidentales « modernes » à des fins comparatives, dans le but de produire un effet miroir, par lequel mes interlocuteurs seraient en mesure de reconnaître la validité des éléments présentés. Par exemple, j’accompagne la mention de croyances ancestrales ou de pratiques rituelles (faire des dons de lait ou de yogourt, verser de l’eau sur le sol, etc.), par la mention de pratiques folkloriques comparables au sein de sociétés euro-occidentales ou nord-américaines.

La société capitaliste, en privilégiant le savoir scientifique, crée une inégalité cognitive, limitant ainsi les possibilités d’interventions alternatives. Cependant, la lutte pour la justice cognitive ne peut se résumer à une simple redistribution équitable de la connaissance scientifique. Elle doit également s’efforcer de reconnaître et de valoriser d’autres formes de connaissances et de savoirs.

La géographie de la légitimité

Mener des recherches en sociologie sur les communautés africaines au Québec a exigé une approche de bricolage et de transdisciplinarité pour relever les défis liés à la compréhension des pratiques religieuses et spirituelles africaines. Dans cette troisième décennie du XXIe siècle sociologique, reconnaître l’importance de l’écologie des connaissances est primordial. En effet, Visvanathan pose le problème des savoirs traditionnels qui sont confrontés à des options débilitantes :

Parmi ces options, il y a tout d’abord, l’écocide, à savoir l’élimination ou la muséification de la nature et des gens, ainsi que de leur système de savoirs. Deuxièmement, les savoirs locaux peuvent être ghettoïsés et considérés comme non officiels ou illégaux selon une certaine forme d’apartheid intellectuel. La troisième option consiste à hiérarchiser les savoirs en associant tous les savoirs locaux à un niveau primaire, au statut de connaissances marginales pratiquées au sein de l’économie informelle. Le savoir expert, en revanche, est toujours considéré comme de la connaissance scientifique. Parfois, la hiérarchie devient un cercle temporaire et les savoirs locaux sont considérés comme une « ethno-science », un acte de « faire faire », ou ce que Lévi-Strauss appelait « bricolage ». Les possibilités pragmatiques de ces savoirs sont reconnues, mais les possibilités théoriques sont évacuées. Le bricoleur appartient toujours à un monde cognitif moindre

trad. F. Piron, 2016

Je propose ici le concept de la géographie de la légitimité pour décrire les lieux-temps-espaces au sein des mécanismes de production, de diffusion et de réception des savoirs. Ces mécanismes continuent de s’inscrire dans une conception (post)coloniale du monde et des humains qui le peuplent, et de perpétuer une séparation entre l’espace de production du savoir, et celui de la collecte des données-extraction (Ndlovu-Gatsheni, 2021). La nécessité de redresser la « délocalisation » des savoirs, produits par et sur les peuples africains, est au coeur des perspectives afrocentrées, les peuples africains et afro-descendants ayant fait l’objet de déplacements (displacement) forcés, sur les plans géographique, ontologique et axiologique.

Ainsi, l’historien et philosophe Molefi Kete Asante (2017) énonce cinq dimensions d’une approche afrocentrée : 1) un intérêt pour l’emplacement psychologique, 2) un engagement à trouver la place du sujet africain, 3) la défense des éléments culturels africains, 4) un engagement envers le raffinement lexical et 5) un engagement à corriger l’histoire de l’Afrique. En utilisant une approche de bricolage et de transdisciplinarité, j’ai été en mesure d’explorer ces multiples dimensions, visant à mettre en lumière, au-delà des déplacements géographiques de ces groupes, leur ancrage cognitif dans un lieu-espace d’africanité. L’observation participante de l’anthropologie traditionnelle a servi de levier pour faciliter la collecte de données, notamment parce qu’elle me permettait d’adopter une posture cohérente avec une perspective afrocentrée.

En tant qu’approche et prisme d’analyse, l’afrocentricité se concentre intrinsèquement sur l’Afrique (continentale, diasporique et transnationale), ainsi que sur les normes culturelles africaines, ses valeurs et philosophies (Asante, 2017). Son but est d’examiner les phénomènes d’un point de vue qui apprécie la primauté du patrimoine culturel africain et des expériences de ses populations. L’approche afrocentrée apporte un changement par rapport aux paradigmes de la pensée eurocentrique qui ont historiquement dominé le discours scientifique, comme le décrit le philosophe Sabelo J. Ndlovu-Gatsheni (2021). Plutôt que d’évaluer les phénomènes africains à travers des paradigmes occidentaux, l’afrocentricité promeut l’utilisation des visions du monde philosophique africain et des modes de connaissance, ce que mes recherches ont tenté de faire.

Conclusion

L’adoption d’une approche afrocentrée s’inscrit dans un processus de décolonisation de nos méthodes de recherche en reconnaissant la pertinence des épistémès du Sud dans la construction de connaissances plus inclusives et équilibrées. Pour atteindre une justice cognitive, il est crucial de reconnaître et de valoriser les connaissances et les perspectives des Africains dans les espaces scientifiques, en adoptant une approche afrocentrée ainsi que des épistémès féministes noires qui remettent en question les savoirs dominants et mettent en évidence les systèmes d’oppression qui ont historiquement marginalisé les connaissances africaines.

Mon travail de recherche exige de collaborer étroitement avec les communautés africaines et de les considérer comme des partenaires dans le processus de production de connaissances, en évitant les pratiques extractivistes et en favorisant la cocréation de savoirs. Par cette approche collaborative et respectueuse, j’espère contribuer à une revalorisation des traditions, des savoirs et récits des Afro-Québécois, et à reconstruire une société plus équitable et juste, où les connaissances africaines sont pleinement reconnues et intégrées. Tout cela nécessite une prise en compte des effets de la domination occidentale dans le domaine du savoir sur les sociétés marginalisées.

Cette réflexion sur mes expériences de recherche m’amène à proposer une sociologie afrocentrée en vue d’étudier non seulement les communautés afro-descendantes au Québec, mais aussi la société québécoise dans sa pluralité. En effet, une telle sociologie remet en question les paradigmes dominants de la sociologie et promeut une approche critique qui intègre les perspectives africaines et les épistémès du Sud dans l’analyse des phénomènes sociaux. Une telle approche peut éclairer d’autres expériences historiques de communautés affectées par l’injustice cognitive (les femmes, les personnes LGBT+, les personnes en situation de handicap, les Premiers Peuples et les Franco-Québécois). Le défi qui demeure, pour une sociologie qui se veut afrocentrée, sera de surmonter les obstacles institutionnels et les biais inconscients qui perpétuent l’exclusion des savoirs historiquement non valorisés dans la production et la diffusion des connaissances au Québec et ailleurs.