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Depuis ma thèse de doctorat, soutenue il y a plus de 10 ans en sociologie clinique à l’Université Paris Diderot, je travaille sur la complexité des rapports d’interculturalité et des populations descendantes de migrant.e.s, notamment asiatiques, étant moi-même d’origine vietnamienne issue d’un couple mixte français-vietnamien. Il me semble important de souligner que je m’intéresse spécifiquement aux souffrances vécues par le sujet, et comment il cherche à les travailler, ainsi qu’aux formes d’exclusion et d’oppression que les processus socio-historiques de la colonisation ont instituées. En cela, la sociologie clinique m’a permis à la fois d’entrer dans une proximité avec les participant.e.s à mes recherches mais également d’interroger ma propre posture de chercheure, en tant qu’insider, c’est-à-dire dans le sens insider positionning (Obasi, 2022), faisant référence aux similitudes vécues, en termes d’oppressions, notamment, en matière de race, de genre. Dans l’idée d’insider, je concois pour autant que l’on n’est jamais uniquement insider, mais que l’on peut se sentir appartenir à une communauté avec des nuances subjectives. Ainsi, interroger cette posture s’inscrit dans le processus d’objectivation, nécessaire dans la production de connaissances pour ne pas faire de l’objet de recherche un objet purement narcissique.

Mon ancrage de recherche en sociologie clinique (SC) au Québec a été rendu possible il y a plusieurs années grâce aux collaborations antérieures, commencées dans les années 1980, de mes pair.e.s[1] qui ont oeuvré pour développer cette approche en France et au Québec (Hamisultane, 2015). Pour autant, au Québec, cette discipline n’a pas été institutionnalisée comme elle l’a été à l’Université en France, notamment au Laboratoire de changement social[2]. Aussi, du fait de l’absence de l’enseignement de cette discipline et de son histoire au Québec, il me semble nécessaire de montrer ce que cette approche, à la fois sociologique et clinique, signifie et comment elle permet d’examiner l’objet de mes recherches dans une posture épistémologique réflexive et critique articulée aux perspectives contemporaines de la colonialité/décolonialité.

Mon propos se divisera en deux grandes parties. Dans un premier temps, je situerai la sociologie clinique dans ces différents paradigmes et influences, et comment elle pose la question de l’implication dans le processus de recherche. Dans un deuxième temps, je montrerai mon processus de réflexion entre des exigences universitaires, les combats d’une posture clinique en sociologie, cela en regard de mon objet et de mes réflexions sur la décolonialité. Je conclurai sur des défis que pose la posture d’insider dans le contexte actuel de recherche.

Une manière de faire de la recherche sur le sens

La sociologie clinique (SC) est une manière de faire de la recherche. Elle n’a pas d’objet propre (Enriquez, 1993), c’est-à-dire un phénomène social qu’elle examinerait spécifiquement comme la sociologie du travail ou de l’immigration par exemple, mais se concentre sur le sujet et son expérience du social. En effet, dans cette façon de faire de la recherche, il est question de la manière de considérer l’acteur.trice comme sujet porteur.euse de sens. Il s’agit, selon Enriquez (1993), de l’appréhender en tenant compte de son psychisme, de se référer à la phénoménologie existentielle et au marxisme, dans la mesure où la SC met au centre de ses préoccupations l’émancipation du sujet, ses capacités de subjectivation face aux déterminations sociales et psychiques (aliénation) que je désigne par des exigences intérieures et sociales. Celles qui nous agissent malgré nous et induisent inégalités et iniquités sociales.

Cette approche par le sens, que permet la SC, et les diverses perspectives qu’elle côtoie, rejoint la nécessité de sortir d’un ethnocentrisme de la pensée sociologique plus ou moins radicale. Radicale dans le sens où l’histoire de l’institutionnalisation de la sociologie s’est faite en France au détriment d’une séparation avec les sciences du psychiques, telles que pouvaient l’être la philosophie ou la psychanalyse, par exemple. Pour autant, de Gaulejac (2007) nous rappelle « combien la question du psychisme a toujours été au coeur de la réflexion sociologique » française, notamment avec Durkheim, Mauss et Gurvitch. On comprend que la SC fait l’objet d’enjeux politiques scientifiques lorsque l’auteur soutient que

la plupart des sociologues se réclament de Durkheim pour justifier leur rejet de la dimension psychique, alors même que celui-ci écrivait « l’étude des phénomènes psychiques-sociologiques n’est pas une simple annexe de la sociologie : elle en est la substance même » (Durkheim, 1885)

de Gaulejac, 2007, p. 27

C’est le sens que l’on donne au contexte qui importe et comment on peut interroger au mieux un phénomène social vécu, subi dans une complexité à déplier. En effet, s’intéresser au sens, aux émotions, aux significations, aux souffrances subjectives du sujet social nécessite des entrées théoriques spécifiques pour comprendre et analyser le discours ainsi que le rapport que le ou la chercheur.e entretient avec son objet. Ainsi, s’arrêter au déclaratif du sujet sans en comprendre les silences, les dénis, c’est finir « par croire que les frontières artificielles entre disciplines sont les frontières qui correspondent à la réalité » (Morin dans Cyrulnik et Morin, 2000, p. 13)[3]. Or dans mon travail de recherche sur les questions touchant aux souffrances, aux silences des personnes racisées, aux injustices épistémiques[4] (Fricker, 2007), une sociologie qui ne peut donner accès à une co-construction de sens et à une analyse psychosociale n’était pas suffisante. Ce que la sociologie clinique, par la rupture épistémologique qu’elle a opérée, est à même de proposer. En d’autres termes, la SC réintroduit un versant psychologique dans une articulation à l’analyse sociologique, proposant ainsi une épistémologie non plus d’une connaissance sur l’acteur.trice du social, mais d’un sujet aux prises avec des processus socio-psychiques complexes donnant sens à ses expériences sociales.

Qu’est-ce que la clinique dans la sociologie ?

Avant d’entrer dans la pratique d’une sociologie clinique dans mon travail, rappelons ce que clinique signifie dans la sociologie (Hamisultane, 2015). Il faut comprendre que le terme clinique associé à la sociologie, Clinical Sociology, apparaît pour la première fois en 1931, aux États-Unis selon Fritz (2010) et Legendre (2012). L’idée, induite alors par un médecin (Milton C. Winternitz), est d’introduire des connaissances sociologiques dans les formations médicales pour mieux comprendre les pathologies. Plus tard, les termes (sociologie et clinique) associés se retrouvent à l’École de Chicago pour traiter « les pathologies sociales ». Ainsi historiquement, la sociologie clinique prend ses racines, aux États-Unis, à la fois dans la sociologie et dans le paradigme du soin.

Si historiquement, voire politiquement (dans les institutions universitaires), la sociologie clinique s’arrime à la santé, elle prend un sens plus méthodologique[5] avec, notamment, les travaux de Foucault sur l’histoire de la clinique (2017 [1963]) qui apporte une justification conceptuelle de la clinique. L’avènement de cette dernière est caractérisé par le changement de statut de l’objet du discours qui devient un sujet. C’est aussi l’écoute de ce sujet qui témoigne d’une souffrance répétitive dans sa singularité. La parole devient alors apprentissage pour le médecin (le scientifique). Elle instruit parce que cette parole est détentrice d’un savoir ignoré par le savant. Foucault précise que la dichotomie ne se joue plus entre le savant et celui qui ignore (le malade). Les deux sont en apprentissage, en co-construction pour trouver une voie de guérison – bien que cette naissance de la clinique sera vite confrontée à une rationalité du rapport avec le.la malade imposée par la posture dominante du ou de la savant.e et de la science. C’est aussi la répétition d’un discours, d’un énoncé qui laisse apparaître ce que l’auteur désigne par les conjonctions fondamentales. Ces concordances qui permettent de créer de la connaissance. La clinique, à travers Foucault, entre autres, est conceptualisée comme méthode d’écoute du sujet à travers l’histoire et, de fait, son histoire propre.

Cette description de la clinique de Foucault – ainsi que celle de la pratique psychanalytique – nous montre comment aujourd’hui la SC intègre le récit dans sa méthodologie. Le récit du sujet, avec le fait de le laisser organiser son discours, est un des principes de la SC. C’est en effet par l’ordonnancement de ses propres priorités dans le récit que le sujet peut nous montrer ce qui lui importe avant tout. Le fait de répondre à des questions qui ne le touchent pas directement pourrait conduire le processus de recherche dans un ailleurs, par exemple davantage vers l’opinion, vers le point de vue sur une question plutôt que vers l’expression d’une intériorité, voulant être partagée par nécessité de dire une souffrance, par exemple.

Dans mon travail, c’est justement à cette co-construction d’un savoir à laquelle je m’attache, pour comprendre le sens que le sujet donne à ses souffrances psychiques et induites par des conditions sociales. Ainsi, la posture clinique doit être à l’écoute de ce sujet souffrant. Foucault en souligne les visées, car pour lui

l’expérience clinique s’identifie à une belle sensibilité [...] C’est un regard de la sensibilité concrète, un regard qui va de corps en corps, et dont tout le trajet se situe dans l’espace de la manifestation sensible

2017, p. 171

La validation de la posture clinique dans la recherche sociologique

Or comme la conçoit l’épistémologie clinique en sciences sociales, la posture clinique passe par le fait que l’expérience du social, vécue par la chercheure à travers sa propre subjectivité, s’inscrit comme élément dans l’analyse de la démarche scientifique. On peut d’ailleurs dire que tout.e chercheur.e se doit d’effectuer ce travail sur soi. L’enquête de terrain en sociologie classique est aussi traversée par des moments de résonance (Hamisultane, 2018), d’intuition (Bachelard, 1999), d’une manière de présenter l’objet à l’enquêté.e, qui est donc une manière subjective du ou de la chercheur.e d’envisager le questionnement d’un phénomène social. Or la prise en compte d’éléments personnels du ou de la chercheur.e induit une « responsabilité dont il [elle] ne peut s’affranchir » (Bouilloud, 2009, p. 66). En d’autres termes, le ou la chercheur.e ne peut écarter les aspects émotifs de ses implications dans l’objet de recherche. Cependant, cette prise en compte doit être réfléchie et induire une réflexivité. Comme le souligne Giust-Desprairies (2004, p. 105),

l’analyse de l’implication, qui forcément est traversée par la complexité des registres intriqués, n’a d’intérêt que si elle permet des avancées dans la compréhension des processus que sa non prise en compte ne permettrait pas de faire, que cette prise en compte soit explicitée ou non.

En d’autres termes, l’analyse de cette implication passe par l’analyse du transfert – c’est-à-dire des éléments inconscients en réaction que l’on va transférer sur la personne (Laplanche et Pontalis, 2007) – qui s’opère entre le ou la chercheur.e et la personne participante. Ces éléments peuvent devenir des obstacles à l’analyse de données extérieures à soi. Transférés dans une interprétation de l’autre, ils deviennent le reflet des propres désirs, névroses, parfois amertumes du ou de la chercheur.e. Ce qui contredit l’idée même de la connaissance scientifique, et par ricochet celle que la croyance dans l’atteinte de la neutralité (qui demeure dans la construction eurocentrée, j’y reviendrai, de la science) dans la recherche serait synonyme d’une démarche scientifique.

La sociologie clinique, mon objet et les perspectives de décolonialité

Regardons à présent comment j’ai articulé la sociologie clinique avec des perspectives de décolonialité en lien avec mon objet. Pour Miginolo (2021, p. 58), la décolonialité réfère

à un ensemble de pratiques décoloniales de la pensée et de l’action qui visent à nous « déconnecter » des modèles globaux par lesquels la modernité occidentale prétend homogénéiser les vies des personnes qui habitent sur cette planète.

Cette question d’homogénéisation s’est révélée, pour moi, dans la co-construction de savoirs comme la posture clinique la pose, cherchant justement la singularité et la proximité avec le sujet plutôt que l’homogénéité. La conception du sujet de la SC me permettait d’appréhender les conflits et les souffrances du sujet, tout en tenant compte des contextes socio-historiques des liens coloniaux dans l’histoire du Vietnam qui traversent les personnes descendantes de migrant.e.s. Par ailleurs, le processus de réflexion autour de ma posture clinique dans ma recherche sociologique m’a conduite à construire ce que la décolonialité signifie pour moi, que j’aborderai dans la suite.

Lorsque j’étais dans mon parcours de thèse et que j’ai commencé à effectuer à la fois des entretiens basés sur le récit de vie – notamment avec l’outil Roman familial et trajectoire sociale (de Gaulejac et Bonetti, 2019) – et des groupes non directifs que je désignais par groupes interculturels (Hamisultane, 2017) – car mélangeant des personnes descendantes de migrant.e.s vietnamien.ne.s et des personnes d’origine européenne –, j’ai été conduite à réfléchir à ma place d’insider. Or les apports théoriques sur la posture et le savoir clinique m’ont donné accès à ce que la subjectivité du ou de la chercheur.e clinicien.ne signifie. La constitution d’un savoir clinique, et sa spécificité heuristique, se construisent « à travers les blessures, les objets et modes d’investissement, les identifications, les modalités d’élaboration psychique et de sublimation » (Giust-Desprairies et Le Gendre, 2013, p. 294). Cette posture signifiait donner la parole à une population à laquelle je me sentais appartenir, que je comprenais et avec laquelle je partageais des expériences d’oppression.

Ce que je ne réalisais pas quand j’ai commencé ce processus, c’est que, dans l’histoire des sujets que je rencontrais, se trouvait une part de mes propres expériences. Bien que différentes, les similitudes ne pouvaient se démentir, et surtout l’ensemble de mon terrain allait m’affecter considérablement. Il y a plus de 15 ans, en France, lorsque je commençais ma thèse, on parlait moins d’oppression et de racisme surtout concernant les populations vietnamiennes. En 1975, à la fin de la guerre du Vietnam, elles avaient vécu un accueil particulier en France, facilitant leur insertion. Ce contexte particulier a créé des représentations selon lesquelles les populations vietnamiennes ne pouvaient pas vivre de la discrimination puisque l’État les avait accueillies, et les histoires de ces personnes réfugiées médiatisées suscitaient de la compassion, alimentant donc des représentations favorables (Hamisultane, 2013 ; 2017).

Bien que les rapports sociaux d’oppression aient changé, les Asiatiques (de phénotype sinisés) restent dans l’imaginaire collectif des populations travailleuses et donc ne peuvent vivre de la discrimination et du racisme. Aussi, en tant que chercheure, née en France, ayant effectué mes premières socialisations dans ce pays, j’étais ancrée dans cet imaginaire où il m’était difficile de nommer les situations de racisme que je vivais. Par ailleurs, les perspectives de décolonialité, d’articulation des savoirs, dans la littérature francophone restaient une niche, même si les études postcoloniales questionnaient le rapport de la France à ses anciens colonisés, et si la conceptualisation de la décolonialité était déjà discutée dans des pays d’Amérique du Sud. C’est donc lors de ces entretiens de recherche que les expériences sur les formes d’oppression des participant.e.s ont fait résonance avec les miennes. Par ailleurs, elles ont pu être révélées aussi parce que j’étais en mesure de les comprendre de l’intérieur, de par mon appartenance vietnamienne.

Processus de réflexion : entre objet et décolonialité

Dans le contexte que je viens de décrire, en tant que chercheure, je devais défendre ma position d’insider, en élaborant une réflexion critique et scientifique de l’objectivation des données. Cette nécessité scientifique était due, d’une part, à la place, encore persistante par endroit, des croyances positivistes dans les sciences sociales de devoir réduire la proximité du ou de la chercheur.e à son objet ; d’autre part, à l’importance de construire une épistémologie spécifique à la sociologie clinique pour valider une posture de l’implication, d’être insider dans la recherche. Cette situation duelle se posait donc dans mon processus réflexif de recherche : d’un côté, concernant le versant universitaire, la réception de mon objet par le monde scientifique : Comment produire un objet reconnu par les pair.e.s ? Et de l’autre, concernant le versant pratique : comment faire avec une posture affectée pour analyser des données ?

Concernant le versant universitaire, j’ai réalisé qu’à cette époque, durant mes études en France, le fait de faire de la recherche sur une population, par exemple, issue de la colonisation française et d’être issue de cette population posait la question de l’implication dans le processus de validation de recherche en sciences sociales – ce que la SC défendait par ailleurs puisque traiter de l’implication du ou de la chercheur.e est au coeur du processus de recherche mis en avant. Par contre, le fait d’être une personne française (de plusieurs générations), blanche, et de travailler sur un phénomène social touchant la population française blanche n’induisait pas systématiquement ce questionnement de la part de certaines directions en sciences sociales. Ce sont des questions qui ont pu être soulevées avec des étudiant.e.s racisé.e.s, alors que je faisais mon terrain.

Ces réflexions m’ont conduite peu à peu à sortir de cet imaginaire collectif, que j’évoquais plus haut, qui menait mes réflexions selon un modèle de conception des sciences ancrées dans un processus eurocentré. L’eurocentrisme, rappelons-le, est une idéologie qui met l’Europe et l’Occident au centre d’une norme civilisationnelle, qui sous-tend la supériorité de l’Europe au niveau scientifique, technique, politique et culturel. Ce modèle européen, à tous les niveaux, y compris scientifique s’inscrit comme visée ultime de civilisation universelle et par la suite de modernité. Cette vision du monde est imposée par la colonisation au reste du monde (Etemad, 2000 ; Mbembe, 2021). En effet, la construction de modèles scientifiques et leur production telles qu’elles se font s’inscrivent bien dans une histoire de l’Europe coloniale, de la science des races et de l’émancipation du sujet des Lumières. L’objectivation est donc une considération de cette histoire. Foucault (1994 [1971]) souligne d’ailleurs que toute structure de pouvoir doit s’interroger sur ses fondements idéologiques et historiques.

Dans ce modèle, pour revenir aux questionnements, c’est l’enjeu de la validité de la recherche posé à ces étudiant.e.s, notamment racisé.e.s et insider par rapport à leur objet d’étude, qui était interrogé. En d’autres termes, se posait le doute quant à leur possibilité épistémique, c’est-à-dire à produire de la connaissance. Du moins pouvait-il être vécu comme tel. Lorsque par la suite je me suis saisie du concept d’injustice épistémique posé notamment aux personnes racisées, ces souvenirs ont pris davantage corps et sens dans ce que vivaient ces étudiant.e.s. Je pouvais aussi me poser la question pour moi-même : quelles injustices épistémiques j’aurais pu vivre si je n’avais pas montré clairement mon processus d’objectivation des données, alors même que la SC se situait dans un combat épistémologique disciplinaire ?

Pour autant, concernant l’autre versant pratique de mon questionnement, je devais travailler cette implication pour faire de ce qui m’affectait un élément d’analyse de l’objet de thèse. C’est par la psychothérapie psychanalytique que j’ai pu comprendre l’objet intérieur qui pouvait obstruer ma compréhension de l’autre, mais aussi la faciliter. Il n’y a pas de recette méthodologique pour travailler cette implication, bien qu’il existe des outils d’auto-analyse, tels que l’écriture, le journal de bord, de terrain, par exemple. Car il s’agit avant tout d’une question de temps. Le processus, par lequel on peut se comprendre soi, demande un temps irréductible (mais nécessaire) et singulier à la fois qu’il faut s’accorder.

Ces deux versants qui entourent la question de la validité d’un processus de recherche se posent à moi aujourd’hui dans ce que la décolonialité signifie dans la recherche lorsqu’on a, en tant que chercheur.e, un héritage colonial. Il y a une complexité dans le fait de s’autoriser à parler de soi, parce qu’on est insider issu.e d’un héritage colonial, dans une recherche. Car il me semble qu’il faut articuler, interroger ces deux versants. Il ne suffit pas de dire « je suis aussi » pour que son objet de recherche parle aussi de l’Autre. Pour autant, cette proximité, entre le ou la chercheur.e et les participant.e.s, ayant un héritage colonial, donne accès à une justice épistémique qui est une voie de décolonialité.

Pour conclure, les défis contemporains de la posture en recherche lorsqu’on est insider

La question centrale de mon parcours de recherche en sociologie clinique m’amène aujourd’hui à considérer la contradiction d’une posture où mon implication est réfléchie à la lumière d’une perspective de décolonialité et dans le fait de me servir de mon savoir puisé dans une histoire coloniale pour analyser les discours qui me sont donnés à entendre. À ce questionnement, les critical whitness studies (CWS), s’inscrivant dans des perspectives de décolonialité (Applebaum, 2016), préconisent la déconstruction des postures de domination dans les sciences. Ces perspectives, notamment avec l’appui de la SC, comme je l’ai utilisée, me permettent aujourd’hui d’interroger les paradigmes de scientificité en sciences sociales, les contradictions des significations de cette scientificité et les paradoxes dans l’histoire de la science. En effet, les subaltern studies, qui émergent en Inde dans le courant de la post-colonialité, ont révélé que les populations colonisées étaient mieux placées pour examiner et prendre la parole sur leurs problématiques sociales plutôt que les anciens colonisateurs. Cette position a conduit, à ses débuts, à des critiques et des divergences épistémologiques, méthodologiques et herméneutiques, notamment sur la validité de ce courant questionné sur le fait que les recherches des subaltern studies partaient d’une trop grande implication des chercheur.e.s dans l’objet et par ailleurs qu’ils et elles ne pouvaient produire de la connaissance à partir de leurs propres expériences de domination (Pourchepadass, 2004), en somme un empêchement à la validation scientifique. Cette idée demeure sous-jacente actuellement et se manifeste dans les injustices épistémiques dénoncées par les courants anti-racistes, féministes et la recherche engagée.

En d’autres termes, cela révèle aussi la question suivante : pourquoi le fait d’appartenir à une communauté empêcherait-il de développer un esprit scientifique (Bachelard, 1999) et critique dans une recherche concernant cette communauté, si la démarche de conscientisation de ce qui est projeté dans l’objet est analysée ? On pourrait y répondre en interrogeant en quoi les sociologues (et les ethnologues) d’origine européenne du début du XXe siècle, qui posent les jalons de cette discipline et ses méthodes, avaient l’esprit plus scientifique lorsqu’ils étudiaient les autres peuples ou qu’ils examinaient eux-mêmes les problématiques sociales des populations blanches, communautés auxquelles ils appartenaient. Ce questionnement s’inscrit d’ailleurs dans celui amorcé également par les épistémologies des Suds qui proposent de reconsidérer une écologie des savoirs (De Sousa Santos, 2011). De Sousa Santos (2011) souligne, à cet égard, la fin d’un colonialisme sans fin. En d’autres termes, même si les guerres, et les révolutions d’indépendance, ont eu lieu dans certaines parties du monde, est-ce possible de penser que tous les savoirs seront un jour justement considérés ? En ce sens, l’apport des CWS donne à voir l’étendue des privilèges structurels (Kerner, 2009) qui touchent également une manière de faire de la science, pour reprendre l’idée d’Enriquez (1991).

Pour terminer, je dirai que mon parcours de recherche et mes premières expériences avec la SC m’ont conduite à une manière de faire de la recherche et de comprendre ce que décolonialité signifie pour moi, étant issue d’une histoire coloniale et formée par les institutions dont le savoir est eurocentré. Cette posture critique peut s’amorcer en se posant ces questions proposées par Barus-Michel (2015), d’où viens-je, qui suis-je et où vais-je ? et en ayant conscience, telle qu’elle le souligne, que « toute recherche est une clinique qui s’ignore » (p. 124). Elle induit donc une analyse des objets transférentiels pour sortir d’une posture centrée sur soi et afin de mieux servir le collectif. Il me semble donc que la décolonialité dans la recherche ne doit pas seulement passer par l’application de concepts, par exemple de la co-construction des savoirs avec les personnes ayant un héritage colonial, mais de réfléchir la part de soi dans ce processus et dans la construction d’une autre épistémologie pour réfléchir les sciences sociales de demain.