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Je voudrais évoquer ici quelques enjeux du roman auquel je travaille actuellement[1]. Cela fait un moment que j’avais envie d’écrire sur l’océan. Il y a deux ans, ce désir s’est cristallisé en un projet plus défini. Je suis depuis dans une phase de préparation qui se prolonge. Qu’est-ce que cela signifie, pour moi, préparer un roman ? Disons que j’ai à cette heure une architecture globale, une intrigue dont certains éléments importants restent à déterminer, mais qui comprend des scènes déjà assez précises, une idée nette des personnages principaux et de certains des partis pris esthétiques que je souhaite adopter. Je ne suis plus très loin de pouvoir me lancer dans la phase de rédaction, mais j’ai voulu pour ce faire attendre de développer une familiarité plus forte avec mon sujet.

Le roman se déroule de nos jours. Il met en scène une scientifique de quarante ans, océanographe, spécialiste du plancton, et impliquée dans la rédaction d’un rapport de l’IPBES[2] sur l’état des écosystèmes marins. Cette femme, qui vient d’un milieu modeste et n’était pas prédestinée à une carrière scientifique, vit une double relation amoureuse. Elle habite à Paris avec un homme de vingt ans de plus qu’elle, également océanographe, et elle entretient depuis quelque temps une liaison avec un homme beaucoup plus jeune, qui est lui au milieu de sa vingtaine et qui travaille comme plongeur scientifique sur la côte nord de la Bretagne.

Je suis réticent à évoquer de manière plus précise l’intrigue du roman. Il y a la peur que quelque chose se perde, que tout ça soit trop fragile encore pour être rendu public. Il sera donc moins question ici de la fabula que de l’esprit du roman, et de la manière dont je cherche à y faire place aux vies autres qu’humaines. Pour autant, je ne suis pas non plus dans le culte du secret, car j’ai remarqué, en travaillant à mes romans précédents, à quel point ils s’enrichissent des conversations que je peux avoir en en parlant autour de moi. Mes interlocuteurs ne cessent de me suggérer des contacts utiles, des lectures intéressantes. Ils me font part de récits qui peuvent infléchir celui que je suis en train de construire, ou me permettre au moins de l’enrichir de détails auxquels je n’aurais jamais pensé seul. Préparer un roman, c’est donc pour moi un quintuple travail fait : de lectures ; de visionnages de films et de documentaires ; d’un arpentage des lieux de l’intrigue s’accompagnant d’une prise de notes écrites, vidéos et photographiques ; d’entretiens avec des personnes qui, à un titre ou un autre, peuvent m’aider à approfondir ma connaissance de mon sujet ; et enfin de travail à la table, où j’alterne, avant d’entrer dans la rédaction proprement dite, les notes préparatoires et la construction d’un plan.

Mon idée est de déployer quelques-uns des questionnements et des doutes par lesquels je passe avant de stabiliser des choix qui sont d’abord des choix de praticien. Si je regarde la manière dont la préparation de cet article s’est inscrite dans mon projet, il est assez clair que l’exercice de la conférence m’a poussé à creuser avec plus de méthode les raisons pour lesquelles je suis en train d’opérer tel ou tel choix, vers lequel je tends de manière en fait plus intuitive. L’intervention dans un cadre universitaire est une rationalisation d’un travail artistique au déploiement moins rigoureux. Si je me prête au jeu, c’est que je fais partie des gens (peut-être pas si nombreux) qui ne craignent pas la raison en art. Il me semble même qu’un tel effort d’élucidation n’est pas inutile avant de se lancer dans l’écriture proprement dite.

Lorsqu’il s’agit de représenter les vies autres qu’humaines, les choix à opérer me paraissent dépendre de quatre critères. Le premier est celui de la justesse poétique : il faut que les présences animales participent pleinement de l’esthétique du projet, s’y intègrent et contribuent à sa réussite formelle. Le deuxième est celui de la justesse scientifique, qui part du désir contemporain de prendre au sérieux les animaux, de les représenter pour eux-mêmes et non comme de simples projections anthropomorphisées de l’humanité. Ce souci s’articule à celui d’une justesse éthique : alors que les origines anthropiques de la sixième extinction massive des espèces sont de mieux en mieux documentées, en particulier par les rapports de l’IPBES (2019), il importe de ne rien taire de la violence que nous faisons subir aux animaux, et de réfléchir aux manières dont nous pourrions rendre notre cohabitation avec eux moins destructrice – tout en se gardant d’idéaliser ce qu’est ou ce que pourrait être la vie des animaux sans nous. Enfin le dernier critère est celui de la force narrative, c’est-à-dire la préoccupation que la recherche d’une écriture zoopoétique[3] n’entrave pas le récit, et permette même dans le meilleur des cas de lui donner plus de singularité.

Je suis tributaire, de ce point de vue, de ma double identité. En tant que chercheur, j’éprouve de fortes réticences à donner une vision superficielle ou simpliste d’un sujet que j’aborde. En tant que romancier, et amateur qui plus est de romans romanesques, j’éprouve une forte réticence à ennuyer. Or atteindre simultanément ces différentes visées n’a rien d’une évidence – pour des raisons que je vais essayer de développer dans le coeur de mon propos.

Sciences du vivant et arts narratifs : une alliance renouvelée

Parler, dans le champ académique, de la « tentation du récit », c’est adopter le point de vue des chercheurs ou des scientifiques. Si on bascule vers celui des écrivains, je crois qu’on pourrait tout aussi légitimement parler de la tentation de la recherche. Ce qui se joue, en réalité, c’est une nouvelle alliance entre sciences du vivant et arts narratifs. Je dis bien nouvelle, car cette alliance est extrêmement ancienne : c’est simplement la force du nouage qui a fluctué. Aristote est tout à la fois le fondateur de la biologie et de la poétique. Les romanciers du XIXe siècle sont nombreux à avoir lu Buffon, à l’instar de Balzac qui ambitionnait de devenir le Buffon des espèces sociales (1853)[4]. Hugo, écrivant Les Travailleurs de la mer (1980) [1866], se plongeait dans La Mer de Michelet (1861) et lui faisait part dans une lettre du bonheur que lui donnait cette proximité d’intérêts[5]. Hugo dans ce roman et Melville dans Moby Dick (1851) font la part belle aux digressions naturalistes, avec une curiosité encyclopédique inépuisable, et en assumant les stases que ces passages créent dans l’intrigue. Il faudrait d’ailleurs distinguer entre le monde anglo-américain, où la tradition du nature writing se poursuit de façon continue, de Henry David Thoreau à Aldo Leopold et à Rachel Carson, avec la recherche de formes littéraires singulières pour diffuser des réflexions écologiques, et la culture française, où le genre est nettement moins présent, mais où les scientifiques ont aussi de longue date un souci de vulgarisation de leurs recherches, comme en témoignent les figures de Jean Dorst, ornithologue et directeur du Muséum national d’Histoire naturelle, avec Avant que nature meure (1965), ou celle de Jacques-Yves Cousteau. Rien de neuf sous le soleil, donc ? Si : le sentiment que le renforcement de cette alliance tient aujourd’hui de l’urgence impérieuse, et qu’elle doit trouver une effectivité politique.

Les littéraires se rapprochent ces temps-ci du travail scientifique parce que l’écologie, avant d’être un changement de vision du monde, qui nous fait passer d’une ontologie naturaliste ressentie comme une évidence à un questionnement sur la diversité des ontologies (Descola, 2005), est une science des vivants dans leurs relations à leurs biotopes. À titre personnel, il m’arrive d’éprouver un complexe : celui d’un urbain métropolitain, exerçant une profession intellectuelle, qui le maintient loin du vivant « sauvage » ou moins anthropisé comme expérience quotidienne ; et celui d’un littéraire trop ignorant de la connaissance scientifique du vivant pour en parler avec justesse.

Ce qui m’intéresse ici, c’est que le complexe semble réciproque. C’est en tout cas ce qu’expriment certains auteurs de la collection « Mondes sauvages » d’Actes Sud, comme David Grémillet ou François Sarano. Spécialiste des oiseaux marins, David Grémillet est passé avec Le Manchot de Mandela (2021) à la forme du récit, pour faire le bilan de décennies de recherches sur des terrains allant de la réserve des Sept-Îles en Bretagne au Groënland. Il dit l’avoir fait pour résister à ce qu’il appelle son écochagrin (par quoi il traduit l’anglais ecogrief) : écrire un livre, c’est espérer avoir plus d’impact, car les articles scientifiques ne sont pas lus au-delà des cercles des rares personnes dont c’est le travail. Et c’est aussi, dans le contexte de la sixième extinction, une manière de raconter des histoires sur des êtres chers, qui ont disparu ou vont bientôt disparaître – ce en quoi le récit participe d’un travail de deuil (Grémillet, communication personnelle, 2020). François Sarano, océanographe, complice des expéditions de Cousteau sur la Calypso pendant de longues années, puis de Jacques Perrin et Jacques Cluzaud pour la création de leur film Océans (2010), martèle également, dans l’émission À voix nue[6] que France Culture lui a consacrée, que la science ne suffit pas, que les chiffres nous ont trahis, que seule l’expérience sensible dont les récits sont porteurs est susceptible de nous faire changer de regard et in fine, espérons-le, de comportement. La science serait alors le lieu de production des idées vraies, et l’art ce qui permet à ces idées vraies de ne pas rester lettre morte, mais de devenir des idées affectantes, douées d’un pouvoir de mobilisation.

Ce complexe réciproque se nourrit du double sentiment de l’urgence et de l’impuissance. On aime à penser que d’autres ont un pouvoir d’agir plus grand que nous. Les littéraires se disent que ce qu’ils produisent n’est pas considéré par le pouvoir politique, qui les écoute bien moins encore que les scientifiques, et que donc ils n’agissent pas. Les scientifiques constatent que le pouvoir politique ne traite les problèmes qu’une fois que ceux-ci se sont imposés dans le débat public, et que pour alerter ou changer les mentalités, les formes usuelles que prend leur travail sont moins influentes que les formes artistiques. En réalité, l’urgence face à la crise écologique est telle qu’il faut se saisir simultanément de tous les moyens qu’on a et développer de nouvelles coopérations.

La nouvelle alliance des deux cultures procède donc à mon sens de l’entremêlement de trois affects : le constat d’impuissance, le souci d’efficacité, mais aussi bien sûr la joie – libido sciendi pour les littéraires allant chercher, comme Melville et Hugo, une connaissance encyclopédique, et libido creandi pour les scientifiques qui sortent des écritures académiques imposées pour expérimenter d’autres formes d’expression. Le tout se fait avec le sentiment qu’on protège mieux ce qu’on connaît, et qu’on ne se donne les moyens de connaître que les choses et les êtres auxquels on est attachés. Il s’agit donc de créer des proximités là où il y a de la distance – cette distance au coeur de la crise de notre sensibilité au vivant dont parle Baptiste Morizot (2020).

Par quelle approche créer de la proximité ?

Dans mon roman en cours, le choix déterminant a été celui d’un ancrage géographique. L’intrigue se jouera pour l’essentiel entre les Côtes d’Armor et Roscoff dans le Finistère. Ces bornes sont liées à deux lieux que j’ai commencé à fréquenter sur place. Au large de la Côte de granit rose, la réserve des Sept-Îles, créée en 1976, abrite 11 % des oiseaux nicheurs de France métropolitaine, et notamment l’unique colonie de fous de Bassan et de macareux moine (Provost, 2020). C’est aussi un lieu de reproduction majeur pour les phoques gris. Sous l’eau, dans les forêts de laminaires, on croise aussi des requins taupe, des marsouins, des dauphins communs. Gérée par la Ligue de protection des oiseaux, la réserve est en cours d’extension, ce qui ne va pas sans conflits locaux, notamment avec les pêcheurs plaisanciers. À l’ouest, l’institution qui m’a intéressé est la Station biologique de Roscoff, fondée en 1873 et qui est l’une des plus anciennes du monde. Dépendante du Centre national de la recherche scientifique et de l’Université Paris-Sorbonne, elle accueille aujourd’hui 300 chercheurs, spécialisés en particulier dans l’étude des micro-organismes, des algues, du plancton, des virus marins. Les espèces qui joueront un rôle dans mon livre sont donc celles qui sont présentes sur ce coin de côte, mais plus encore, si je réfléchis à mes biais de sélection, celles dont la présence est distinctive, comme les fous de Bassan et les macareux moine, ou qui y sont étudiées avec une intensité particulière comme à Roscoff les algues et le plancton.

Si je parle d’écriture zoopoétique, c’est parce que je compte évoquer l’océan comme un milieu vivant, et non pas comme une surface de projection des aspirations ou des peurs humaines. Il s’agit d’opérer, comme le dit Anne Simon, « un déplacement de l’attention, une approche de l’altérité à partir de failles historiques et de fissures intimes, mais aussi à partir d’un éblouissement devant l’inventivité du vivant » (2021, p. 30). L’enjeu est de montrer comment les animaux contribuent à fabriquer le vivant qu’ils habitent et font l’Histoire de la Terre. Mon héroïne, qui travaille à Paris et dont le travail de terrain se concentre dans des périodes brèves, sera sensible à cette question de l’attention, et à la fois admirative et un peu envieuse du savoir naturaliste plus incorporé du jeune plongeur, qui n’a pas de formation scientifique poussée mais qui fréquente lui jour après jour cette portion de côte.

Mon approche spontanée a donc été de construire d’abord des personnages humains, qui sont à un titre ou un autre des amoureux de l’océan, et de me dire que les espèces animales et végétales trouveraient leur mode de présence à travers le regard et les activités quotidiennes de ces personnages. La construction du roman est déjà bien avancée dans ma tête et je ne pense pas en changer, mais cela m’intéresse de prendre de la distance par rapport à ce choix et de voir qu’il n’est pas le seul possible.

Pour représenter l’altérité non humaine, il existe schématiquement deux alternatives à trancher. Il faut choisir d’une part entre une approche externe et une approche interne et, d’autre part, entre une approche intermédiée et ce que j’appellerai une approche à intermédiation discrète. Tout part du constat que nous n’avons pas accès à la subjectivité et à l’intériorité d’autrui. La chose vaut entre humains, comme le pointe la célèbre phrase du narrateur de Proust face à cette inconnue qu’est pour lui Albertine : « L’homme est l’être qui ne peut sortir de soi, qui ne connaît les autres qu’en soi, et, en disant le contraire, ment. » (1999 [1913-1927], p. 1943) Mais cela vaut a fortiori entre humains et autres espèces animales ou végétales – même s’il n’est pas évident de savoir si ce a fortiori est une simple question de degré ou si les différences inter-espèces forment une barrière entraînant une rupture dans la connaissance possible d’autrui.

La première alternative porte sur le rapport à la subjectivité animale.

L’approche externe accepte les limites de notre entendement. Elle ne prétend pas restituer l’intériorité des animaux[7]. Elle se garde d’inférer sur ce qu’ils pensent ou ressentent en utilisant un vocabulaire mentaliste. On y décrit leur comportement et on peut chercher à en identifier les raisons, mais avec une extrême prudence. Thomas Nagel y insiste dans son article « Quel effet cela fait, d’être une chauve-souris ? » : « Nous pouvons attribuer des types généraux d’expériences sur la base de l’anatomie de l’animal et de son comportement » (1987 [1974], p. 295), nous pouvons dire, par exemple, qu’il ressent des variétés de peur, de douleur, de faim et de désir, mais en étant conscient que ces expériences ont un caractère subjectif spécifique qui dépasse nos aptitudes à les concevoir. Ce qui est impossible, c’est l’expérience en première personne. Nous pouvons imaginer ce que cela nous ferait d’être une chauve-souris, mais pas ce que cela fait à une chauve-souris d’être une chauve-souris, parce que les ressources de notre esprit et de notre expérience sont inadéquates pour ce faire – parce que, en somme, il n’y a pas de caractère objectif d’une expérience. L’approche externe se caractérise donc par un régime de l’inhibition, de la retenue, de la parcimonie. C’est bien sûr celle qui correspond à la pratique contemporaine de la science dans ses cadres institutionnels.

L’approche interne consiste au contraire à essayer de se mettre à la place de l’animal. On adopte son point de vue, soit par des procédés proches de la focalisation interne, soit par une narration à la première personne. Tant que les animaux étaient représentés dans les arts narratifs avant tout comme des figures ou des symboles, cette approche ne s’embarrassait pas de scrupules. C’est toute la tradition des fables, c’est la technique narrative de la prosopopée. Le souci contemporain de représenter les animaux tels qu’ils sonteneux-mêmes rend cette approche beaucoup plus ardue et expérimentale. Elle est néanmoins pratiquée assez intensément en littérature, dans des textes resserrés ou dans certaines séquences de textes plus longs. Ainsi Le Mal de mer de Marie Darrieussecq (1999) se conclut sur les sensations d’un requin pèlerin agonisant, tandis que la fin de Règne animal de Jean-Baptiste Del Amo (2016) évoque un verrat s’évadant de son élevage. Si on veut pousser cette approche plus avant, il faut sans doute assumer que l’anthropomorphisme a une valeur heuristique et peut être un outil puissant pour atténuer la distance émotionnelle, qu’il fait plus de bien par l’empathie qu’il suscite que de mal par les idées fausses qu’il peut véhiculer sur les espèces en question. On pourrait tout à fait soumettre au débat l’hypothèse selon laquelle, à l’heure de la sixième extinction, un anthropomorphisme qui s’avoue comme tel présente des risques moindres qu’une approche externe qui ne parviendrait pas à briser le mur de l’indifférence spéciste.

La deuxième alternative porte sur le rôle joué par les humains dans l’approche de la vie animale.

L’approche intermédiée représente des rapports entre humains et animaux. On rencontre les autres espèces en se laissant guider par le point de vue de celles et de ceux qui les fréquentent. J’ai d’ailleurs remarqué que le français manquait, sauf erreur de ma part, d’un mot pour désigner l’ensemble des gens qui, de par leur métier ou leur quotidien, ont une fréquentation intense des animaux. Je me dis qu’on pourrait les appeler les zoonautes : ceux qui naviguent durant le cours de leur vie en compagnie des animaux. Dans ces cas-là, l’humain reste dans le champ. Figure homologue de celle du spectateur ou du lecteur, il facilite l’identification. L’approche intermédiée repose avant tout sur des mécanismes relevant du désir mimétique tel que l’a analysé René Girard (1961). Si Karl von Frisch s’intéresse aux abeilles, Jane Goodall aux chimpanzés, si ces gens pétillants d’intelligence décident de consacrer une bonne partie de leur vie à l’étude de ces espèces, c’est qu’elles doivent être réellement passionnantes. En affirmant l’intensité de leur intérêt, ils suscitent le nôtre, ils nous engagent à notre tour à nous y intéresser. Le risque de cette approche est de reconduire le primat de la figure humaine, de faire des zoonautes les héros véritables du récit, les animaux n’étant en somme que les faire-valoir grâce à quoi l’expérience vécue des zoonautes se distingue de celle du commun des mortels.

L’approche à intermédiation discrète met au contraire en scène la vie des animaux telle que, suppose-t-on, elle se déroule en notre absence. Ils existaient avant nous ; beaucoup nous survivront ; ils n’ont pas besoin de nous pour exister. Bien sûr, il s’agit d’un artifice : il a bien fallu, à un moment donné, poser une caméra pour rapporter ces images, ou aller sur le terrain pour nous raconter cette histoire. Cette approche est largement pratiquée dans le genre du documentaire audiovisuel naturaliste. Il me semble que la littérature a beaucoup plus de mal à traiter de la vie des animaux entre eux, indépendamment des hommes. Et la différence d’ailleurs est assez facile à comprendre : l’oeil de la caméra est spontanément behavioriste, tandis que la littérature a partie liée avec l’exploration des intériorités. Le documentaire naturaliste est souvent accusé de ne pas penser les conditions d’accès à ce qu’il choisit de montrer. L’invisibilisation du dispositif fausserait d’autant plus l’expérience qu’on ne se donne plus les moyens de penser la manière dont l’observation infléchit les comportements observés[8]. Un autre reproche qu’encourt cette approche est de donner à voir des milieux plus sauvages qu’ils ne le sont réellement, en renouant avec le paradigme de la wilderness comme espace immaculé, en gommant les marques d’anthropisation ou en tout cas la présence de la modernité techno-scientifique.

C’est parce qu’aucune de ces approches n’est sans défaut ou sans risque qu’elles ne sont pas exclusives. Les créateurs qui s’intéressent à la question animale peuvent très bien décider de varier les angles d’approche selon les projets, voire à l’intérieur d’un même projet. Stéphane Durand, conseiller scientifique de Jacques Perrin sur Océans et directeur de la collection « Mondes sauvages » chez Actes Sud, me racontait ainsi qu’Océans était au départ une fiction à approche intermédiée, centrée sur des figures de pêcheur, de plongeur, de scientifique, dont le parcours devait ensuite permettre d’introduire les scènes animalières (Durand, communication personnelle, 2022). Au bout de cinq ans de travail, le producteur de Perrin, Jérôme Seydoux, lui a finalement conseillé d’élaguer ce projet trop ambitieux et de s’en tenir à un « opéra sauvage ». Le désir de Perrin d’insister avant tout sur l’incroyable diversité des écosystèmes marins rendait en effet préférable que les animaux y occupent constamment le premier plan. Représenter en outre les interactions humains-animaux ou les métiers de la mer aurait fait basculer le projet dans un gigantisme maladroit. Les figures humaines sont de ce fait très discrètes, même s’il subsiste des éléments du projet initial, puisque certaines scènes avaient déjà été tournées. On voit, par exemple, François Sarano nager avec un requin blanc. La collection « Mondes sauvages », elle, cherche à développer le nature writing dans le champ francophone : la plupart des auteurs s’y mettent en scène, dressent le bilan d’un travail de terrain ou d’années d’étude sur tel ou tel milieu vivant. Ces livres à approche intermédiée s’inscrivent ainsi au carrefour des genres du traité naturaliste, du récit d’enquête, du récit de voyage et de l’autobiographie intellectuelle.

Peut-on faire émerger des critères permettant de savoir quelle approche est la plus fructueuse, ou bien est-ce seulement une question d’instinct, ou un problème qui se tranche de façon conjoncturelle, selon la genèse des projets ? J’ai le sentiment qu’il faut réfléchir au cas par cas, en prenant en compte les espèces qu’on veut mettre en lumière.

La difficulté de l’approche interne et de l’approche à intermédiation discrète augmente en effet avec la distance entre espèces, qu’on a tendance à mesurer à l’ancienneté du point de divergence dans l’histoire de l’évolution. Les approches internes sont plutôt pratiquées avec des mammifères supérieurs, comme en témoignent Croc-Blanc de Jack London (1906), Flush de Virginia Woolf qui adopte le point de vue d’un cocker (1933), Mémoires de la jungle de Tristan Garcia et son chimpanzé (2010) ou encore Stéphane Audeguy avec son Histoire du lion Personne (2016). Thomas Nagel prend volontairement un exemple plus délicat à manier avec sa chauve-souris. Le sonar d’une chauve-souris « n’est pas semblable, dans sa manière d’opérer, à un sens quelconque que nous possédions ». Nos appareils sensori-moteurs sont radicalement différents. « Si l’on chemine trop loin le long de l’arbre phylogénétique, on abandonne graduellement la confiance que l’on peut avoir en la réalité d’une expérience. » (1987, p. 394)

À cet égard, il me semble que l’approche externe et l’approche intermédiée sont peut-être à privilégier quand on parle d’espèces plus lointaines, surtout lorsqu’elles ne bénéficient pas d’emblée d’un capital de sympathie. Un des livres qui m’ont le plus fasciné ces derniers temps est la somme de Hugh Raffles sur le monde des insectes, Insectopédie (2015). Je doute fort que j’aurais lu un jour des textes aussi fouillés consacrés à la vie des grillons, des scarabées rhinocéros ou des criquets pèlerins en eux-mêmes. En revanche, j’ai pris un plaisir intense à découvrir l’enquête de Raffles racontant la culture liée aux combats de grillons à Shanghaï, l’éducation des enfants japonais collectant des insectes lors de leurs sorties à la campagne et l’influence que cette pratique a pu avoir sur le cinéma de Hayao Miyazaki, ou encore les conséquences des migrations de criquets sur les sociétés du Sahel.

La question de la distance phylogénétique est d’autant plus cruciale qu’elle est étroitement corrélée à celle de la distance émotionnelle. Une étude d’Aurélien Miralles et Guillaume Lecointre, du Muséum national d’Histoire naturelle de Paris, conduite avec Michel Raymond, de l’Institut des sciences de Montpellier, s’est récemment penchée sur ce problème (2019). Les chercheurs ont interrogé 3500 personnes sur leurs sentiments envers un échantillon d’animaux représentés par des photographies. Leurs résultats confirment l’idée assez intuitive selon laquelle les émotions que nous pouvons ressentir pour une autre espèce sont corrélées à ses similarités physiques, comportementales ou cognitives avec les humains – et partant à notre tendance à lui attribuer des émotions et intentions semblables aux nôtres. La préférence empathique est mesurée par la réponse : « Je pense que je suis plus capable de comprendre les sensations et les émotions de l’espèce X ou Y. » La préférence compassionnelle est, elle, jaugée par une variante du dilemme du tramway : « Si ces deux individus étaient en danger de mort, j’épargnerais en priorité la vie de X ou Y. » Parmi l’échantillon d’espèces testées, les orang-outans, les renards, les belugas ou les chênes obtiennent des scores de compassion et d’empathie très élevés, tandis que les araignées ou les méduses obtiennent des scores très bas – l’espèce testée la moins appréciée restant de loin la tique. Les phobies culturelles et le pouvoir de nuisance de certaines espèces à notre égard jouent manifestement un rôle dans ces appréciations. Le niveau d’empathie et de compassion chute plus généralement à partir du moment où, en remontant dans le passé de l’histoire évolutive, on rencontre des organismes qui ne sont pas bilatéraux, structurés par un axe ventrodorsal et un axe antéropostérieur. Sans entrer dans le détail, les chercheurs précisent dans leurs considérations méthodologiques qu’ils ont collecté des données sur l’âge des personnes interrogées, leurs habitudes alimentaires, leur connaissance de la biodiversité ou leur opinion sur la chasse et la pêche, afin de voir dans quelle mesure ces variables influent sur le résultat.

Qu’est-ce qui fait récit ?

C’est avec ces constats en tête que j’en reviens à mon roman, qui sera donc peuplé entre autres de phoques, d’oiseaux marins et d’organismes planctoniques. Que vais-je raconter, sur les traces de mes humains zoonautes, de ces différentes espèces ? Je vais vous présenter de manière succincte quelques éléments qui me paraissent avoir un potentiel narratif, afin d’examiner dans un second temps à quoi tient ce potentiel – autrement dit, ce qui fait récit dans ces vies animales.

Les phoques

Les phoques gris (Halichoerus grypus) sont présents dans les eaux bretonnes de très longue date, et ils y sont chassés au moins depuis le néolithique. Jusqu’aux années 1950, les humains les ont exploités pour leur peau et leur graisse, au point qu’ils ont failli disparaître. Ils sont aujourd’hui cent fois plus nombreux dans les eaux britanniques (120 000 individus) que dans les eaux de France métropolitaine (1200 individus). La colonie des Sept-Îles comprend environ 200 phoques gris. C’est un site de reproduction, avec 50 naissances de blanchons en 2019 (Provost, 2020). Le parc marin d’Iroise, sur la côte ouest du Finistère, est pour les phoques un site de chasse mais pas de reproduction. Les phoques chassent la nuit, partant à 23 h, revenant vers 5 h puis dormant la journée dans les petits fonds. Ils profitent des marées hautes pour se laisser glisser sur des rochers qui leur servent de reposoirs. Comme me l’a expliqué Philippe Le Niliot, directeur adjoint de ce parc, un travail d’équipement d’une vingtaine de phoques au moyen de balises a permis de constater que ceux qui chassent en Iroise viennent plutôt de Grande-Bretagne et d’Irlande, où ils retournent se reproduire à l’automne. En Iroise, la compétition intraspécifique est moins rude, ils peuvent se contenter de faire des sauts de puce pour chasser, alors que sur leurs lieux de naissance ils doivent nager plus loin pour attraper leurs proies, ce qui leur fait dépenser plus d’énergie (Le Niliot, communication personnelle, 2020).

Certains phoques sont curieux et peuvent s’approcher des pêcheurs, des plaisanciers ou des plongeurs. Il est conseillé de garder ses distances avec eux : leurs coups de queue et leurs morsures peuvent être dangereuses, d’autant que leur gueule abrite une multitude de bactéries pathogènes.

Les phoques sont mal vus par certains pêcheurs car ils pratiquent la déprédation dans leurs filets. Les gestionnaires de la réserve des Sept-Îles estiment qu’ils mangent 6 % des lottes pêchées en Bretagne (Provost, 2020). La déprédation est surtout le fait de jeunes individus qui ont du mal à trouver leur territoire de chasse. Les adultes plus expérimentés ne s’approchent pas des filets, car ils en connaissent les dangers. De fait, les phoques qui déprédatent sont parfois capturés accidentellement. Un procès récent, à Concarneau, a vu un pêcheur condamné à 1500 euros d’amende, car non content de ne pas déclarer la capture accidentelle, il a décapité deux phoques pour conserver leurs têtes naturalisées en trophées. L’affaire a connu un retentissement médiatique qu’analyse avec soin Fabien Clouette dans son travail sur les controverses que suscite la présence dans la zone littorale d’animaux solitaires (2022). Les phoques servent à bien des égards de boucs émissaires, alors que, comme tout prédateur supérieur, leur présence témoigne plutôt de la bonne santé des écosystèmes. Il est plus facile pour les fileyeurs de s’en prendre à ces animaux qui passent à portée de gaffe qu’aux bateaux-usines financés par de grands armements, bien que ces derniers portent une responsabilité beaucoup plus lourde dans la dégradation des stocks halieutiques.

Les fous de Bassan

Il existe 54 colonies de fous de Bassan (Morus bassanus) dans le monde. L’espèce compte environ 1 million de couples en Atlantique Nord. C’est le plus grand oiseau marin de cet océan. Les fous de Bassan ont eux aussi été chassés intensément et sont en train de récupérer, dans cette zone, des menaces du passé. Les Sept-Îles sont la seule colonie française, avec 21 000 couples. Les premiers sont arrivés dans les années 1930. Ils se sont installés plus précisément sur Rouzic, l’île la plus éloignée de la côte. D’après David Grémillet (2021), ce choix d’habitats isolés est lié à l’anthropisation forte du littoral : il y a dû avoir, auparavant, beaucoup plus de colonies côtières. Le romantisme de l’oiseau marin insulaire n’est pas un fait de nature, mais une conséquence regrettable de la pression anthropique.

Les fous mesurent 1,80 m d’envergure et pèsent environ 3 kg. Ils tiennent leur nom de l’audace de leurs piqués : ils plongent sans décélérer pour atteindre 10 m de profondeur, et peuvent même pousser jusqu’à 30 m en s’aidant de leurs ailes comme nageoires. Leurs yeux sont pourvus d’une troisième paupière transparente qui fait fonction d’essuie-glace et de masque de plongée.

Les fous arrivent à Rouzic de manière assez groupée, à partir de mi-janvier, et en partent de juillet à septembre. Ils se reproduisent de leur quatrième année à leur mort, une vingtaine d’années plus tard. Ils forment des couples stables et ne fabriquent en règle générale qu’un oeuf par an. Sur Rouzic, ils construisent leurs nids avec des algues et du varech récoltés en mer, mais aussi, de plus en plus souvent, avec des lambeaux de plastique ou des fibres synthétiques – provenant surtout des filets de pêche perdus ou abimés.

Pendant la période de reproduction, les parents se relaient pour couver et nourrir le petit. Celui qui part chasser peut faire 100 km en mer. Lorsqu’il revient, il s’efforce d’atterrir exactement sur son nid, car les fous nicheurs sont extrêmement territoriaux, prêts à tout pour défendre leur propriété. Le couveur appelle l’arrivant pour l’aider à se repérer. L’activité de toilettage qui s’ensuit sert aussi au conjoint resté au nid à savoir dans quelle zone l’autre est allé pêcher. Un plumage huileux, par exemple, indique qu’il a trouvé ses proies dans le sillage des bateaux de pêche. De fait, si les fous se nourrissent de proies très diverses, ce qui les rend assez résilients, ils subissent depuis quelques années un stress nutritionnel considérable, en particulier en raison de la surpêche du maquereau. Les deux tiers des maquereaux pêchés en Manche sont utilisés pour fabriquer des farines pour les élevages aquacoles. Les fous sont obligés d’aller plus loin, ou de se rabattre sur les rejets de pêche, moins nutritifs pour eux, et qui leur font courir le risque de se prendre dans les chaluts et les palangres.

Le site de Rouzic est filmé en direct par des caméras qui en diffusent les images à la station de la Ligue de protection des oiseaux située à l’Île Grande. La colonie est située face au vent, pour que les petits aient plus de chance de réussir leur envol. Néanmoins, les taux d’envol déclinent de façon dramatique depuis quelques années : ils n’atteignaient ainsi que 19 % en 2018. Le taux de retour des adultes migrateurs est également préoccupant (Provost, 2020).

Lors de leur migration annuelle, les fous parcourent 4000 km vers le sud. Les adultes filent en ligne droite, les jeunes zigzaguent beaucoup plus. Leurs quartiers d’hiver présentent des dangers encore bien plus importants : au large de l’Afrique de l’Ouest, les bateaux asiatiques et européens pratiquent une pêche peu surveillée, souvent illégale. Les captures accidentelles sont nombreuses. En 2013, les autorités mauritaniennes ont même découvert des conteneurs dont les bacs étaient pleins de centaines de fous de Bassan capturés volontairement, et congelés à destination des marchés asiatiques où ils sont consommés (Grémillet, 2021, p. 132-133).

Le plancton

Le dernier cas de figure que je souhaiterais évoquer est celui du plancton. Ma décision de parler des organismes planctoniques dans mon roman vient de mes échanges avec les scientifiques qui l’étudient à la Station de biologie marine de Roscoff. Le directeur de l’UMR Adaptation et diversité en milieu marin, Fabrice Not, m’a fait remarquer dès notre premier entretien à quel point notre vision de la biodiversité est sujette à un biais de perception privilégiant les macro-organismes. La baleine de Melville, l’albatros de Coleridge, la pieuvre de Hugo tiennent le haut du bestiaire maritime. Pourtant l’océan ne serait pas un milieu vivant sans toute la production primaire qui soutient les réseaux trophiques.

Le mot plancton est fonctionnel : il désigne tous les organismes, végétaux ou animaux, qui sont entraînés par les courants du fait de leur petite taille ou de leur capacité natatoire limitée. Ces organismes font entre 1 micromètre et 2 cm, soit, m’expliquait Fabrice Not, un spectre équivalent à celui qui va de la taille d’une souris à la taille de la tour Eiffel. On trouve dans le plancton des organismes qui appartiennent aux 8 grandes branches du vivant, dont 4 seulement sont multicellulaires. Le plancton produit 50 % de l’oxygène que nous respirons. Certains organismes, comme les radiolaires ou les coccolithophores, ont des squelettes minéraux, en silice ou en calcaire, qui se déposent quand ils meurent au fond des océans, en une neige marine qui tombe continûment. Les falaises d’Étretat ou les immeubles de Paris sont faits dans un calcaire issu des coccolithophores. Alors que les arbres piègent le carbone pour 100 ou 200 ans avant de le relâcher dans l’atmosphère quand ils meurent, le plancton le piège dans l’océan pour des milliers d’années. Il séquestre une gigatonne de carbone par mois. Aujourd’hui, on peut analyser le plancton en étudiant sa morphologie au microscope, ou soumettre les échantillons prélevés en mer à un séquençage génétique (Not, communication personnelle, 2020).

Le phytoplancton vit de photosynthèse et ne quitte donc pas la zone des 200 premiers mètres de l’océan, où la lumière du soleil pénètre. Le zooplancton peut passer la journée plus en profondeur pour éviter les prédateurs de surface, mais remonte chaque nuit manger le phytoplancton. Beaucoup d’organismes planctoniques déjouent la limite convenue entre règne animal, règne végétal et règne minéral : un organisme animal qui ne survivrait pas sans un squelette minéral va développer une symbiose avec un organisme végétal qui lui permettra de faire aussi de la photosynthèse et d’être plus résilient. L’étude du plancton remet ainsi en cause l’état de nos connaissances sur ce qu’est un individu. Les vivants sont moins des individus que des holobiontes – ce concept qui désigne à la fois l’organisme et les micro-organismes qu’il héberge, de façon permanente ou transitoire. Comme le souligne Marc-André Selosse (2017), nous sommes nous-mêmes des holobiontes, abritant plus de bactéries et de virus que notre corps ne compte de cellules.

Si je cherche à repérer la nature des éléments narratifs que j’ai convoqués avec ces trois cas de figure, il apparaît clairement qu’ils s’organisent autour du concept de cycle de vie : quand nous parlons des animaux, nous évoquons les conditions de leur naissance, donc l’amour et la reproduction ; nous ménageons une large place aux enjeux alimentaires, ceux de la chasse, de la possibilité d’être tour à tour prédateur et proie, qui détermine un positionnement dans les réseaux trophiques ; nous insistons sur les voyages, notamment pour les migrateurs et les animaux très mobiles ; nous mentionnons ce que nous savons des rôles que les animaux jouent dans leurs écosystèmes, pour en faire des acteurs de leurs milieux et pas de simples habitants qui ne les modifieraient en rien ; et enfin nous parlons des dangers qui pèsent sur eux, en particulier quand ces dangers sont d’origine anthropique.

Tous ces éléments sont déterminants dans leur survie biologique et leur organisation sociale. Ils sont donc sans doute à bien des égards ce qui compte le plus pour eux. Mais force est de constater qu’ils sont aussi ce qui fait récit. La vie animale, quand on la représente, suit un schéma narratif des plus classiques : un protagoniste qui éprouve un besoin, qui doit accepter une aventure pour atteindre l’objectif de sa quête, qui affronte l’adversité en chemin, et qui revient (s’il revient) en ayant changé et en ayant souffert. Raison pour laquelle j’ai tendance à me demander : est-ce qu’on raconte les animaux comme ça parce que leur vie est comme ça ou parce que c’est comme ça que nous sommes conditionnés à raconter ? On ne peut pas exclure l’idée que notre perception des altérités animales soit faussée par l’exercice quasi instinctif de notre compétence fabulatoire, et qu’il existe partant un biais narratif qui s’inscrirait au sein du vaste spectre des biais de perception. Il y a fort à parier que dans la représentation des vies animales, comme d’ailleurs dans celle des vies humaines, on minore l’importance des moments d’attente, l’expérience simple de l’être-là, tout ce temps où les animaux se contentent d’éprouver les qualités de leur environnement. On se focalise sur le mouvement, sur le conflit – de même qu’on cherche à faire bouger les animaux qu’on va voir au zoo, pour qu’enfin il se passe quelque chose.

De ce point de vue, la crise de la biodiversité est plus facile à raconter que la biodiversité elle-même, car au moins c’est une crise : il y a une situation initiale, des événements perturbateurs, et pour beaucoup d’espèces, de faibles chances de s’en tirer.

Personnages – actants – figurants

Je voudrais pour finir me demander ce que deviennent, dans un récit, les animaux représentés, quels statuts narratifs ils assument.

On présume parfois un peu vite que les récits qui consacrent une place importante à la vie animale font des animaux des personnages. Cela n’est vrai que si on a une définition minimaliste, peu exigeante du personnage. Si on considère qu’un personnage est un individu distinct, qu’on suit à différentes étapes du récit, et qui joue un rôle dans l’intrigue, alors il est évident au contraire que les animaux n’auront pas souvent ce statut-là. Le devenir-personnage d’un animal est d’abord facilité par la proximité phylogénétique, qui permet de s’identifier à ses sensations et émotions. Il l’est ensuite par la notoriété de l’animal, qui fait que les lecteurs et lectrices, dont l’activité mentale cofabrique les personnages, auront de ces espèces une image nette et précise. Pour ma part, avant 2020, je ne savais pas à quoi ressemblait un fou de Bassan ou un macareux moine. Un animal-personnage, dès lors qu’on sort du bestiaire canonique, pose ainsi d’emblée un problème de référentialité, de capacité des lecteurs à passer des mots aux images. Le devenir-personnage est aussi favorisé par la singularité de l’animal, qui peut être liée à un parcours de vie qu’on est capable de raconter, à des signes qui le distinguent de l’ensemble de ses congénères. Moby Dick n’est pas n’importe quel cétacé : sa peau est blanche et couverte de cicatrices qui rappellent le souvenir douloureux de ses rencontres avec les baleiniers. Les macro-organismes font de meilleurs personnages que les petits animaux et a fortiori que les micro-organismes. Les animaux solitaires dont parle Fabien Clouette font de meilleurs personnages que des animaux grégaires, pris dans la masse. Un phoque en recherche d’un territoire de chasse suscitera plus facilement l’identification qu’un fou de Bassan s’activant au milieu d’une colonie de 40 000 individus. De même, les animaux déviants, qui dérogent aux habitudes de leur espèce, en s’engageant par exemple dans des rencontres avec les humains, ont plus de chance de soutenir l’attention que ceux dont le comportement est à tort ou à raison jugé « typique ». Le phoque le plus célèbre du littoral atlantique français s’avère ainsi ces dernières années un phoque que les surfeurs des Landes ont nommé You, qui a grandi avec eux et qui a pris l’habitude de monter sur les planches de surf, au risque d’ailleurs de les mettre en danger (Clouette, 2022).

Comme le souligne Thangam Ravindranathan (2021), ce n’est pas forcément là où il y a des personnages que les présences animales en littérature seront les plus intéressantes. La littérature attentive à l’animalité peut de fait se rendre sensible à tout ce qui détourne les identités traditionnellement opératoires dans un récit, à tout ce qui nous éloigne d’une narration réglée à la mesure de l’homme et selon ses besoins. Il faut réserver aux animaux, insiste-t-elle, la possibilité d’être moins que des personnages ou autres que des personnages.

De ce point de vue, je me demande si on ne gagnerait pas à mobiliser et à approfondir le concept d’actant : ce concept a l’avantage d’être déjà utilisé en théorie du récit, avec le schéma actanciel d’Algirdas Julien Greimas (1966), mais d’avoir été repris par la sociologie de l’acteur-réseau, notamment chez Michel Callon (1986) et Bruno Latour (2006). Un actant se définit moins par une identité singulière que par sa faculté à influencer avec une intensité significative le déroulement d’une action. Les organismes planctoniques font à l’évidence de mauvais personnages. Mais si on s’intéresse au fonctionnement des écosystèmes marins, aux origines de la vie, au couplage océan-atmosphère et à son rôle dans le changement climatique, ils font de merveilleux actants. Ils pèsent bien plus sur l’avenir des océans que les macro-organismes sur lesquels les arts narratifs se focalisent d’ordinaire. Ils bouleversent ce que nous croyons savoir de ce que sont les règnes du vivant ou de ce qu’est un individu. Leur reconnaître ce rôle suppose de se déprendre d’un autre de nos biais perceptifs, qui tend à consacrer plus d’attention aux événements soudains, et notamment aux événements violents, qu’aux processus plus discrets, plus continus et répartis plus uniformément dans l’espace.

Enfin, les autres espèces gardent nécessairement le rôle de figurant. Le terme peut paraître minorant, et j’ai hésité d’ailleurs à recourir plutôt au vocabulaire de la présence, mais je suis revenu à ma première intention, car je crois que figurant dit quelque chose qu’il faut aussi entendre. Ils sont là autour de nous, discrets mais innombrables, affairés à leurs propres activités, qui ne sont pas ce que le récit raconte. Ils passent comme les passants passent en ville, et comme les figurants passent dans le champ de la caméra. Nous sommes nous-mêmes, toujours, des figurants dans la vie les uns des autres – bien plus rarement des personnages. Dès lors que les récits parlent de milieux peu anthropisés, ou peu urbanisés, les figurants animaux sont une présence nécessaire, qui vient dire, c’est cela le réel : cette cohabitation constante et le plus souvent inaperçue de vivants interdépendants.

Ces réflexions ne me disent pas comment je vais réussir à écrire ce roman. Elles me paraissent en revanche esquisser la cartographie de quelques questions incontournables et de quelques écueils à éviter. À l’interface des sciences du vivant et des humanités environnementales, l’écriture zoopoétique a un travail considérable à fournir pour nous procurer une vision plus fine des enjeux de la crise de la biodiversité.