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Ce numéro des Cahiers de Recherche Sociologique s’inscrit dans la foulée d’autres initiatives collectives qui s’organisent autour de la sociologie de Colette Guillaumin[1] et qui sont l’occasion de (re)découvrir la puissance critique d’une analyse matérialiste de la Race et du Sexe ; une analyse politiquement située (Guillaumin, 1981), rendant non seulement compte de leur parenté structurelle et de leur lien organique (Guillaumin [1998], 2017), mais aussi et surtout de leur caractère transitoire : une percée incommensurable pour les sciences sociales restée largement ignorée et encore non dépassée.

Du thème du travail à celui des corps, en passant par le langage, les processus de catégorisation sociale, les consciences et les idéologies, les sciences et les systèmes d’idées, les contributions de Colette Guillaumin à la sociologie générale ont été nombreuses et décisives.

Dans le champ de la critique de l’économie politique, on lui doit notamment d’avoir théorisé les rapports d’appropriation (esclavage, sexage) analytiquement distincts du rapport d’exploitation salarial (le capitalisme) ; leurs faces mentales, les systèmes de marques, les classes et les fractions de classe qu’ils produisent.

Sur le plan de la méthode, à partir « de la considération première des faits matériels[2] », Guillaumin a dégagé l’une des approches les plus innovantes pour l’étude de la domination, forçant le déplacement du regard des seules minorités vers la saisie conceptuelle de l’ensemble social majoritaire/minoritaire, impensé jusqu’alors[3]. Son approche sémantique des rapports sociaux et sa pratique d’analyse des discours (institutionnel/scientifique et banal) ont également ouvert des avenues de recherche non balisées avant elle pour l’étude de leur imbrication. À cet égard, l’identification d’un troisième terme à tout rapport de pouvoir, l’Ego de chacun de ces rapports, les contours du sujet social idéal qu’ils instituent, constituent des legs majeurs et une dimension des rapports sociaux encore peu explorée (Pietrantonio, 2018 ; Pietrantonio, Bouthillier, 2015 ; Pietrantonio, 2002). Aussi, les relectures fines de ses travaux offrent-elles des prospectives de recherche précieuses pour l’étude de la domination comme pour son épistémologie.

Si les textes que Colette Guillaumin a produits au cours des cinquante dernières années font désormais école, tant du côté du féminisme matérialiste que de la littérature sur le racisme, l’actualité de sa pensée est, elle, largement sous-estimée, et dans certains cas contestée. Ses analyses continuent pourtant d’irriguer nombre de recherches aujourd’hui. C’est notamment le cas en sociologie des relations ethniques, de l’immigration, des rapports sociaux de race et de sexe où, entre autres contributions, sa critique de la notion de différence marque, depuis les années 1980, l’analyse des politiques publiques dites d’intégration des populations migrantes ou de luttes contre la discrimination en divers domaines, dont celui de l’éducation et du marché de l’emploi.

Ce numéro veut contribuer à rassembler ces travaux et à poursuivre cette « conversation ininterrompue[4] » qui alimentait la sociologie de Colette Guillaumin, dans une perspective de prolongement, d’actualisation et de renouvellement.

Présentation du dossier

Il existe plusieurs façons d’appréhender un corpus. L’angle choisi dépend des questions jugées pertinentes par les chercheurEs, en vertu notamment de leurs rapports aux valeurs, aux questions jugées importantes. Ainsi, les explications apportées demeurent partielles et provisoires. Aucune analyse n’épuise la totalité du réel : c’est le propre de la connaissance

Juteau, 1995, trad. ce numéro

Tout comme le travail de Colette Guillaumin, les contributions qui composent ce dossier peuvent se lire de multiples manières. La lecture que nous déroulons ici ne saurait rendre compte, à elle seule, de l’intérêt comme des apports de chacune de ses contributions dans leurs champs respectifs (études littéraires, histoire ancienne, philosophie politique, sociologie féministe, historique, de la sexualité, du racisme, de l’ethnicité…), tant sur les plans épistémologiques, que théoriques et méthodologiques.

On trouvera dans ce dossier des analyses approfondies sur des objets aussi variés que circonscrits. Cette composition hétéroclite témoigne éloquemment de l’étendue des réflexions et des applications que suscite la sociologie de Colette Guillaumin, comme du caractère heuristique de sa démarche sociohistorique d’ancrage matérialiste tant pour l’analyse (théorique, méthodologique et empirique) de phénomènes bien actuels que pour l’éclairage neuf qu’elle offre sur des phénomènes plus anciens. Il sera question de la notion d’avant-garde, de son sens et de ses usages dans le domaine des arts et de la littérature, de la sexualité comme principe de catégorisation, de la physis et des structures que forment l’esclavage et le sexage dans la polis athénienne, des transformations des rapports de production propres à l’économie de plantation de l’Île Maurice, du féminisme décolonial de Maria Lugones, des dynamiques constitutives des sociologies du racisme et des relations interethniques en France, de la Théorie de la Reproduction sociale et de ses impasses pour l’analyse sociohistorique de la genèse du capitalisme, des formes syndicales de politisation du travail domestique dans le contexte brésilien et des enjeux contemporains auxquels sont confrontés les féminismes tels qu’ils apparaissent sous l’éclairage historicisé de la notion de sexage.

Les usages que chacune des contributions à ce numéro fait du travail de Colette Guillaumin montrent certes la richesse indéniable de sa production, mais les différents rapports à son oeuvre, que les textes rassemblés ici donnent à voir, sont aussi l’occasion de réfléchir aux conditions et aux modalités de réception des travaux de Colette Guillaumin ; aux ambivalences de cette réception, à son inscription dans les rapports sociaux eux-mêmes, et donc à leurs effets théoriques : à savoir que chacun.e tend à ne retenir, ou tout du moins à ne mobiliser, que l’une des dimensions du cadre conceptuel de l’analyse des rapports de pouvoir de Colette Guillaumin. On retrouve ici en quelque sorte les signes de la réception fragmentée dont il sera question dans les textes de Danielle Juteau et de Bertheleu-Rétif.

Nous ouvrons ce dossier avec la traduction française d’un texte majeur et pourtant méconnu de Danielle Juteau qui, en lui-même, constitue une introduction à la sociologie de Colette Guillaumin. Ce texte est initialement paru en anglais, en 1995, sous le titre « (Re)constructing the categories of “race” and “sex” : The work of a precursor », en préface à la publication, aux éditions Routledge, du recueil de textes de Colette Guillaumin intitulé Racism, Sexism, Power, and Ideology. Critical studies in racism and migration. Cet ouvrage rassemble des textes qui, n’ayant pas été traduits jusque-là, étaient ignorés de la recherche anglophone sur le racisme et le sexisme. Danielle Juteau en propose un guide de lecture qui insiste sur l’importance de ne pas dichotomiser l’oeuvre de Colette Guillaumin (sociologie du racisme d’un côté et du sexisme de l’autre) sous peine de passer à côté de son fil directeur comme de sa pratique sociologique. Une pratique qui « remet ce qui passe pour la charrue avant ce qui semble être les boeufs » et qui « vient déstabiliser et transformer le mode de pensée dominant ». En faisant retour sur les notions autour desquelles cette pensée s’articule et chemine (de l’idéologie raciste à l’idée de Nature, puis aux rapports sociaux qui la produisent comme ils produisent des catégories imaginaires, des systèmes de marques et des groupes concrets), ce texte donne à voir l’enchaînement des questionnements et des raisonnements de Colette Guillaumin sur une période de trente ans, de 1965 à 1995.

En écho à cette introduction, Hélène Bertheleu et Sarah Rétif étudient la réception « lente, fragmentée et divisée » des travaux de Guillaumin et ses apports théoriques dans les deux champs (études des relations ethniques et études féministes) où ils ont circulé en contexte français. Sorte de sociologie de ces disciplines, la contribution qu’elles nous offrent est précieuse, qui remonte les dynamiques constitutives de ces champs de recherche et la place singulière qu’y occupera la sociologie de Colette Guillaumin, sur quatre décennies cette fois, de la fin des années 1960 aux années 2000. L’originalité de cette contribution, l’une de ses forces, comme son intérêt, tiennent notamment au regard de proximité (presque « intimiste ») qu’il jette sur le champ de la sociologie française, des relations interethniques tout particulièrement, pour mettre en perspective la manière dont Guillaumin y a été lue et réappropriée, et dans certains cas délaissée.

L’article permet notamment d’entrevoir le « cadre théorique particulièrement élaboré » résultant du travail de Guillaumin, en parfait contraste avec « les travaux scientifiques français relatifs aux questions ethniques ou raciales » qui se déploieront sur ces décennies : « …souvent descriptifs, éparpillés dans différentes disciplines et sans ambition théoriques ». À l’instar de la contribution de Danielle Juteau, c’est bien la cohérence du travail de Guillaumin sur ces deux champs commencé depuis les années 1960 que l’article parvient à démontrer. Cette démonstration se déploie par l’examen de la « formation de réseaux ou de groupes scientifiques émanant des laboratoires » se constituant sur cette période au sein des deux champs et par l’étude des « traces scientifiques » de la présence de Guillaumin en leur sein, les références explicites à ses travaux. Ce n’est qu’à l’arrivée de la décennie 2000, nous rappellent les auteures, que commenceront à s’estomper les frontières entre les études féministes (pluridisciplinaires) et une sociologie/anthropologie du racisme et des relations ethniques au moment où « la réception des travaux de Colette Guillaumin s’accélère » avec la réédition de son premier ouvrage L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel. Celui-ci deviendra dès lors « une oeuvre de référence ». Des travaux de nombreux.ses chercheur.e.s, formé.e.s au sein des deux champs où Guillaumin aura durablement laissé sa trace, « s’inspirent directement » désormais de sa perspective anti-naturaliste pour l’étude de divers terrains et phénomènes sociaux où sont articulés Sexe et Race, à sa manière, mais aussi « suivant des filiations intellectuelles diverses », dont l’article retrace opportunément le développement.

De L’idéologie raciste. Genèse et Langage actuel (1972), à « La confrontation des féministes en particulier au racisme en général » (2017), Diane Lamoureux parcourt efficacement le minutieux déploiement de la théorisation des rapports sociaux de race et de sexe opéré par Guillaumin pour s’attarder centralement à la notion de sexage et montrer « son utilité en regard des enjeux contemporains auxquels sont confrontés les féminismes » quant à l’imbrication des formes sociales de la domination. À son avis, « le premier objectif » de la sociologue « à travers ses analyses du rapport de sexage … [visait à fournir] des bases pour développer le travail politique de résistance ». On peut voir, dit-elle « l’analyse du sexage chez Guillaumin comme une stratégie de départicularisation ou de déspécification du rapport de genre, adossée à une pensée universaliste de la domination ». Sans nier les formes particulières que prennent l’oppression et la domination des femmes, Guillaumin montre [ajoute-t-elle] qu’il faut « les penser à l’instar des autres groupes minorisés » (nos italiques). C’est sans conteste une contribution d’intérêt que nous livre Lamoureux, et un rappel opportun, alors qu’elle invite à relire dans une telle perspective le chapitre sur « majoritaires et minoritaires » dans L’idéologie raciste en le mettant « en rapport avec l’article « Femmes et théories de la société » » (nos italiques).

Pour Lamoureux, Guillaumin aura pensé le racisme tel « un fait social global » montrant ses « principaux ressorts tant en termes idéels que matériels ». Nous y voyons là une clé de lecture encore trop peu exploitée. La désignation « fait social global » rappelle que le racisme « structure l’ensemble des rapports sociaux dans une société et non seulement un aspect de celle-ci », certes, mais elle rappelle aussi l’intérêt à traquer les avatars du racisme. Enfin, Lamoureux soulignera la prégnance de l’idée de nature commune aux rapports sociaux de sexe et de race, et y défendra l’idée d’homologie pour qualifier la démarche de Guillaumin et sa manière de signifier la parenté entre racisme et sexisme ; une parenté « de formes [qui] rend d’autant plus nécessaire l’analyse concrète de chacun des rapports de pouvoir ». Sa lecture des contributions de Colette Guillaumin à l’analyse du racisme et du sexisme, qui considère la quasi-totalité du travail de la sociologue, se démarque avec finesse de celles pour qui la théorisation du sexage procéderait d’une analogie.

L’article d’Émile Bordeleau-Pitre revisite les conceptualisations de l’avant-garde littéraire et artistique en proposant une reconceptualisation sociologique de ses analyses usuelles à partir d’enjeux propres aux rapports de pouvoir exposés dans L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel. Pour l’auteur, la grille d’analyse instituée par Guillaumin (1972) offre « la perspective d’un paradigme social et matérialiste de l’avant-garde, sur la base de nouvelles fondations », et par conséquent « rend envisageable une échappée de la téléologie, de la réification et du manichéisme » qu’il juge marquant des appréhensions de la notion d’avant-garde. « Si l’on souhaite raffiner notre compréhension de l’articulation entre avant-garde et arrière-garde, il faut s’intéresser à la manière dont se manifeste la domination qui systématiquement prévaut à la constitution de l’avant-garde. » Minorisation, contre-discours oppositionnel et utopisme constituent le centre de son exercice méthodologique de reconceptualisation de la notion avec le support du rapport social majoritaire-minoritaires élaboré par Colette Guillaumin. Ce faisant, le texte d’Émile Bordeleau-Pitre illustre bien ce qui oppose le raisonnement dialectique que convoque Guillaumin pour penser le processus de minorisation à la logique métaphysique dont dérivent les visions fixistes et réificatrices des groupes sociaux. Contrepoint aux lectures essentialistes des « avant-gardes », son texte est aussi l’occasion, trop rare, d’exploiter la part ternaire des relations entre minoritaires et majoritaire, structurante de l’édifice théorique de Guillaumin et fondamentale à sa conceptualisation de la matérialité et des effets mentaux de la domination : « [c]haque majoritaire et chaque minoritaire se définit dans l’ensemble social par rapport au Je imaginaire, l’un par contiguïté, l’autre par opposition. Aucun ne s’y confond mais aucun n’a de place sans passer par lui » (Guillaumin, 1972, p. 219). Ainsi, si « le geste d’avant-garde » est porteur d’utopie en ce qu’il expose « le rapport comme rapport, c’est-à-dire comme […] potentiellement révocable », ouvrant ainsi « un autre possible imaginable » : il existe « potentiellement autant d’avant-gardes que de rapports majoritaire-minoritaires dans un contexte social donné ». On comprend alors l’importance qu’il convient d’accorder à la polysémie de la notion d’avant-garde, contre « une manie simplificatrice qui consiste à mettre en lumière une radicalité totale et sans partage, sorte d’étalon or de l’avant-garde authentique ». La contribution de Bordeleau-Pitre permet « de penser la coexistence et l’articulation de moments de conformisme et de rupture, au lieu de faire de l’avant- et l’arrière-garde des opposés incompatibles ». À n’en pas douter une entreprise qui n’essentialise pas « le geste antagoniste », quel que soit l’empirie où il se déploie.

La contribution de Félix L. Deslauriers permet de poursuivre la réflexion sur ce thème des contre-discours oppositionnels. Un demi-siècle après la révolte de Stonewall à New York (1969), il se propose d’interroger les « termes de la révolte » en matière de politiques sexuelles. Ce texte montre en quoi « les contributions de Guillaumin » peuvent « nourrir une réflexion sur la production, la contestation et la reconduction des catégories de sexualité ». En plus d’offrir un exposé contigu des contributions respectives de Guillaumin et de Foucault à l’analyse de l’historisation d’une « nature singulière » imputée aux homosexuels, cet article fait valoir l’intérêt de la démarche de Guillaumin. Rarement mobilisée à cette fin, elle est pourtant heuristique pour interroger la fabrique de la sexualité en tant que principe de catégorisation des êtres humains ainsi que le processus de naturalisation associé aux catégories « dites de sexualité » ou « d’orientation sexuelle ». Cet article met par ailleurs en exergue l’un des objets qui se dégage de l’analyse de Guillaumin aussi rarement exploité : les limites sémantiques qu’imposent les rapports de pouvoir jusqu’au coeur des tentatives d’émancipation des groupes qui sont au premier chef affectés par les processus de minorisation.

L’interrogation qui guide ce travail est suscitée par un doute (salutaire et nécessaire en recherche) qu’il importe de mettre à l’épreuve, relatif à l’efficacité des réponses sociales, ici scientifiques, qui participent de l’entreprise de déconstruction de la catégorie « homosexuels », dont les finalités visent à la fois à contrer ses effets de marginalisation et à bâtir une normativité. On se demande ici si « l’évidence de la sexualité comme mode de classement social, ainsi que celle du sexe, [peuvent] paradoxalement [être] mises en cause et renforcées dans les contre-discours », et plus concrètement « [c]omment certaines formes de déconstruction des catégories sociales peuvent […] devenir des voies par lesquelles elles se reconstruisent » ? 

En plus d’éclairer l’organisation sociale de la société mauricienne, ce qui constitue, en soi, une véritable contribution, le texte de Colette Le Petitcorps intervient dans le débat actuel sur la définition même du racisme – incontournable dans une perspective intersectionnelle et pourtant peu traité – depuis le point de vue non pas marxiste mais résolument matérialiste de Colette Guillaumin. En cela, il participe d’un « antiracisme féministe matérialiste » qui place les rapports de production (pas seulement capitalistes) et leurs transformations au centre de la sociohistoire des groupes de sexe et de race. Colette Le Petitcorps insiste : lorsqu’elles font « l’impasse sur les rapports de production à l’origine des catégories […], les études descriptives de la condition des individus triplement discriminés tendent […] à reconduire leur substantialisation et naturalisation ». Et l’article le montre par sa « critique matérialiste de la littérature existante sur l’ethnicité et le racisme à l’île Maurice ». Faute de tenir compte « de l’existence de plusieurs rapports de production coexistant dans le processus du développement sucrier et de la construction de la société moderne », cette littérature omet d’observer le processus de production des catégories de représentation de l’altérité. Il s’ensuit qu’elle reste piégée dans ces catégories, « identités de nature et de culture produites par le groupe majoritaire ». Par opposition, il s’agit donc de dénaturaliser les classes de race propres à la société mauricienne, ce qui implique de dénaturaliser leur sexuation et l’article propose une méthode pour ce faire, qui consiste à examiner l’évolution des rapports d’appropriation par lesquels se sont simultanément produites des classes de race et leurs fractions de sexe, dont ici, celle des femmes noires à l’île Maurice. Il s’agit bien là d’une démarche qui se fait rare dans la littérature sur le racisme et le colonialisme aujourd’hui.

Ce texte est d’autant plus convaincant que l’auteure y démontre la nécessité d’examiner les mécanismes et les transformations du rapport social d’appropriation propre au système des plantations pour saisir sociologiquement non seulement le mode de constitution de cette « fraction de classe de race » que constituent les femmes noires, mais aussi, leurs pratiques (de) en tant que sujets de résistance. Une étude de cas qui vient par ailleurs réaffirmer « l’importance de traiter de la fraction de classe de race et de sexe des mères seules cheffes de foyer : pour expliciter les formes extrêmes de l’appropriation collective des individualités au présent, pour tracer l’élargissement de cette fraction de classe en temps de crise de la production, et pour rechercher les expressions politiques singulières de la ré-appropriation de soi par soi-même ».

Dans l’article suivant, Emma Jean montre, de son côté, comment « des rapports de sexage qui pré-existent au capitalisme, […] ont pu influencer son développement de manière relativement autonome ». Cette démonstration constitue une avancée décisive dans le champ de la sociologie historique néomarxiste où « si le rôle de l’esclavage dans la genèse du capitalisme est dorénavant étudié, en revanche celui des rapports sociaux de sexe est encore mal compris. C’est notamment que cette sociologie s’appuie sur la théorie de la reproduction sociale (TRS) pour penser le rapport de l’oppression des femmes au capitalisme. » Or, en définitive, cette théorie naturalise la division sexuelle du travail qu’elle est censée expliquer.

On a là une mise en dialogue inédite de Guillaumin avec le féminisme marxiste renouvelé par la TRS, laquelle se constitue en véritable école de pensée aujourd’hui. En s’appuyant sur « deux cas de développement capitaliste relativement contrastés » (celui de Shanghai et celui de Calcutta) rigoureusement analysés suivant une démarche sociohistorique et comparative, Emma Jean démontre d’abord que la TRS, avec les liens qu’elle établit entre capitalisme et division sexuelle du travail, ne résiste pas à l’épreuve des faits : « dans ces deux cas, la primauté causale donnée à la “totalité systémique du capitalisme” par la théorie de la reproduction sociale s’avère empiriquement infondée dans la mesure où les processus d’industrialisation capitalistes de la Chine et du Bengale impliquent […] des stratégies d’allocation de la main-d’oeuvre rendues possibles par l’existence de rapports de sexage historiquement constitués ». Ces rapports sont notamment observables dans les règles matrimoniales qui fixent « qui détient les droits sur les corps des femmes ». Aussi, les formes prises par la division sexuelle du travail varient-elles d’un cas à l’autre, et ces variations renvoient aux modalités d’application de rapports de sexage dont les configurations distinctes doivent être rapportées aux dynamiques propres aux rapports sociaux de sexe dans des contextes où se déploient également des rapports sociaux ethniques et de classe.

En plus d’expliciter les apports de Colette Guillaumin à la critique de l’économie politique, comme à la sociologie du travail et des corps, ce texte s’inscrit de plain-pied dans les débats d’actualité. Précieux aussi en ce qu’il permet de s’extirper des analyses réductionnistes, collées sur le marxisme qui ne reconnaissent ni l’existence ni l’autonomie relative des rapports sociaux de sexe et qui, de ce point de vue, empêchent une analyse « intersectionnelle ». À la lecture de ce texte, il apparaît que la théorisation du sexage ne constitue d’aucune façon une entrave à une telle analyse, elle semble bien au contraire extrêmement utile pour y parvenir. Ce texte défend la nécessité d’étudier les formes d’appropriation du travail qui produisent des hommes et des femmes pour comprendre les relations que le genre entretient aux autres rapports de pouvoir.

Or, c’est là semble-t-il l’un des manquements de la critique féministe décoloniale de Maria Lugones que Jules Falquet nous invite à combiner avec le travail de Colette Guillaumin. Elle plaide ici pour la construction d’une analyse féministe matérialiste décoloniale et se lance pour en poser quelques bases théoriques. Une proposition à n’en pas douter stimulante qui fait par ailleurs retour sur les contributions de l’auteure à une telle entreprise imbricationniste : la théorisation des vases communicants, celle de la combinatoire straight. L’originalité de cette nouvelle contribution tient au programme de recherche qu’elle appelle de ses voeux et qu’elle initie par une mise en dialogue entre Colette Guillaumin et Maria Lugones visant à mettre au jour et à discuter de leurs démarches respectives ainsi que des enjeux de leurs divergences. Celles-ci sont notamment perceptibles dans la manière dont elles conduisent l’une et l’autre à envisager l’« imbrication des rapports de pouvoir ». Un texte que l’on peut lire comme une invite à approfondir l’analyse des tensions actuelles et à poursuivre la discussion sur ce qui rend possible, comme sur ce qui résiste à, cette mise en dialogue des critiques matérialistes et décoloniales. Une invite qui ouvre aussi les possibles pour la circulation du travail de Colette Guillaumin et son application à l’analyse des relations entre sexage et colonialité du pouvoir. 

Marcella Farioli applique pour sa part l’inversion « de la relation logique-causale entre l’oppression et l’idéologie qui la naturalise  » au cas de l’esclavage-marchandise et des formes d’appropriation des citoyennes libres propres à l’Athènes de l’époque classique (Ve-IVe siècle av. J.-C.). Le cas athénien se révèle ici exemplaire du caractère secondaire, sur un plan historique et logique, de la face mentale sur la face matérielle de rapports déterminés d’appropriation. L’article rend compte de la fabrication de l’idée ancienne, artistotélicienne, de nature (physis) et de sa progressive codification rationnelle (médicale, biologique et philosophique). Ce texte offre par ailleurs une revue critique de la littérature existante en histoire ancienne où le genre se voit réduit à ses dimensions symboliques ou culturelles et se voit amputé de ses dimensions matérielles. Marcella Farioli montre en particulier l’existence d’un traitement dissymétrique des rapports de sexe et de race dans la discipline : « si les fondements matériels de l’esclavage et les mécanismes idéologiques qui le justifient ont été largement analysés, la réflexion sur la dimension matérielle des rapports sociaux qui produisent des catégories de sexe en Grèce ancienne reste encore à faire ». Pourtant, la légitimité d’une telle réflexion est en elle-même mise en doute aujourd’hui par des chercheures qui considèrent que l’on ne saurait « parler de domination masculine » dans le cas athénien puisqu’une femme libre pouvait y posséder des esclaves hommes et femmes.

Or, comme le rappelle Marcella Farioli en s’appuyant sur Mathieu, du point de vue d’une analyse en termes de rapports sociaux, il ne s’agit pas tant de savoir « si les femmes ont du pouvoir, ou de la valeur, dans le domaine qui leur est assigné », mais « si elles ont sur les hommes et la société, le pouvoir de décision final et global qu’ils ont sur les femmes et la société » (Mathieu, 2013, p. 37». Aussi, il n’y a pas de contradiction entre l’existence de la domination masculine et l’exercice par la citoyenne d’un pouvoir sur les hommes et les femmes esclaves : « mettre en lumière des pouvoirs féminins n’équivaut pas à penser que les femmes ont “le” pouvoir ».

Une telle objection nous rappelle une autre discussion sociale, et scientifique, sur la prostitution celle-là, où l’on met en exergue cette même réserve à qualifier de domination masculine la « liberté de choix » opérée par des femmes qui « choisissent » la vente de services sexuels (activité revendiquée comme du travail dans le discours banal et scientifique) en ajoutant en argument additionnel qu’il y a aussi des femmes qui, elles, oeuvrent à la gérance d’un tel service vendu à la classe des hommes. On pourrait plutôt parler ici de « cohérence culturelle de l’ensemble social » où les minoritaires partagent avec les majoritaires une même culture, ainsi que du caractère dynamique des statuts sociaux, majoritaire et minoritaire, qui peuvent varier selon les mêmes contextes pour les un.e.s et les autres où s’exercent hiérarchies et pouvoir mais où les minoritaires, nous rappellerait aussi Guillaumin, n’ont jamais un pouvoir de décision final ou global.

Ce que nous rappelle aussi, à sa manière, Valeria Ribeiro Corossacz dont la contribution s’inscrit en faux contre une tendance actuellement observable à dépolitiser/naturaliser la division socio-sexuée du travail, en prenant à bras le corps la question de l’organisation du travail domestique, de ses divisions et de ses formes de politisation au Brésil.

D’un côté, des employeuses blanches qui appartiennent à la classe moyenne brésilienne et qui peuvent employer des travailleuses pour leur déléguer une partie du travail domestique ; de l’autre, les travailleuses domestiques, issues des classes populaires, qui sont racisées et qui viennent de la périphérie de Rio de Janeiro pour servir les premières ; et entre les deux, un conflit dans lequel les intérêts de celles « qui peuvent payer pour qu’une autre femme s’occupe de leurs enfants et de leur maison » entrent en contradiction avec ceux de celles qui n’ont pas d’autre possibilité professionnelle que de « faire le travail d’autres femmes » (Azeredo, 1989).

Ce portrait, face à face direct entre femmes, qui participe des rapports de classe et de race, est certes empiriquement fondé : les hommes y sont absents puisqu’eux ne compensent pas « les activités domestiques que les femmes blanches n’effectuent pas ». Ces activités incombent ainsi de facto à « d’autres femmes, noires et pauvres ». Reste que cette absence des hommes (survisibilité des femmes) est significative d’un autre rapport social, de sexe cette fois-ci, et que celui-ci est constitutif de ce qui se joue ici, y compris entre femmes, comme le montrait J. Rollins (1985). D’abord, les employeuses agissent dans cette relation au titre de maîtresses de maison « responsables de la gestion de ce travail externalisé et de l’entretien de la maison en général ». Ensuite, les travailleuses domestiques, qui sont bien souvent responsables de leurs propres foyers, ne produisent pas seulement ces maîtresses de maison et leur blanchité, par leur travail domestique payé avec ce qu’il implique de déférence notamment, elles produisent aussi des maîtres servis.

Or les luttes menées par les syndicats sont ambivalentes sur ce point. L’article pointe ici un véritable paradoxe. Les revendications syndicales exposent et ciblent des formes spécifiques de mise au travail domestique qui renvoient directement au sexage, puisqu’elles cherchent à mettre fin à la démesure de ce travail, soit à le délimiter en termes de temps et de tâches. De ce point de vue, ces revendications « ouvrent un espace pour la reconnaissance de toutes les activités domestiques comme du travail, même en l’absence de rémunération ». Cependant, elles manquent la cible de la division socio-sexuée du travail. Pour certaines dirigeantes syndicales, « si les couples de classe moyenne répartissaient de manière égale les tâches ménagères cela pourrait conduire au chômage des travailleuses domestiques ». On voit alors en quoi les luttes qui visent la reconnaissance du travail domestique en tant que travail peuvent autoriser « le maintien de l’ordre actuel des rapports sociaux de sexe ». A contrario, inclure et cibler le sexage oblige à « imaginer un autre scénario », où il s’agirait de repenser toute l’organisation du travail domestique pour « qu’il devienne un travail dont les efforts sont partagés sous de nouvelles formes, égalitaires, collectives et collaboratives. Cela est possible aussi en reconnaissant que nous sommes des êtres interdépendants et que nous avons besoin de soins affectifs et relationnels, comme nous l’ont douloureusement rappelé la pandémie et l’isolement. »

Finalement, dans le texte sur lequel nous bouclons ce numéro, nous poursuivons cette introduction et proposons, à notre tour, une lecture transversale de la sociologie de Colette Guillaumin. Celle-ci renvoie bien sûr aux rapports respectifs que nous entretenons l’une et l’autre à son oeuvre, mais aussi aux échanges et mises en commun suscitées par la préparation de ce dossier, soit par nos lectures croisées de chacune des contributions qui le composent. Ce texte expose d’abord notre lecture du contexte dans lequel s’inscrit ce numéro ainsi que sa problématique. Il s’articule ensuite autour de deux principaux objectifs : préciser le matérialisme de Colette Guillaumin et ce qu’il implique sur les plans théoriques et méthodologiques au regard des débats d’actualité concernant les relations qu’entretiennent les différents rapports de pouvoir notamment ; dégager, en guise d’ouverture, des pistes prospectives de recherches à partir de ce qui nous apparaît comme des contributions majeures de Colette Guillaumin, non seulement à la sociologie de la domination mais à « la sociologie de la sociologie ».