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Face à la précarisation du travail, la représentation collective des travailleurs[1] précaires est mise au défi[2]. Dans ce contexte, certains acteurs des mouvements des travailleurs expérimentent des formes organisationnelles variées, soit en cherchant à renouveler les pratiques des organisations existantes, notamment les organisations syndicales, ou en créant de nouveaux types d’organisation. L’émergence du modèle de worker centre (centre des travailleurs) s’inscrit dans ce deuxième registre stratégique. Depuis les années 1990, le nombre d’organisations répondant à ce type s’accroît partout en Amérique du Nord, et celles-ci mettent en oeuvre des stratégies variées afin d’organiser et de mobiliser les travailleurs précaires[3].

Cet article, qui expose les résultats centraux de notre recherche, se propose de répondre à la question suivante : quels sont les principaux axes stratégiques mis en place par le Centre des travailleurs et travailleuses immigrants (CTI, Québec) et le Workers Action Centre (WAC, Ontario) face à la précarisation du travail ? Plus concrètement, en s’inspirant notamment d’une étude de Cordero Guzman, Izvanariu et Narro ainsi que des travaux de Fine[4], il s’agira de jeter un regard sur leurs axes stratégiques suivant quatre dimensions, lesquelles sont distinguées en fonction des groupes sociaux visés par les activités : 1) les membres et les populations cibles ; 2) les organisations alliées et les réseaux affiliés ; 3) les employeurs et les entreprises ; et 4) les instances gouvernementales et le grand public. Il s’agira par ailleurs de cerner ce qui distingue les axes stratégiques de ces worker centres canadiens, et de comparer leurs pratiques à celles des worker centres étatsuniens.

Cela nous apparaît d’autant plus pertinent que, comparativement aux centres étatsuniens, les worker centres canadiens ont été largement moins étudiés. La majorité des recherches portant sur ces derniers se focalise sur les stratégies concrètes en lien avec le système d’immigration ou les conditions de travail[5]. Certaines analyses adoptent la perspective de l’organisation communautaire[6], d’autres envisagent les pratiques de ces centres comme de l’éducation populaire[7]. Dans ces recherches, l’influence du modèle de worker centre des États-Unis est régulièrement évoquée, mais le contraste entre les centres canadiens et étatsuniens n’est pas mis en évidence. Quant à l’ouvrage publié en 2017 par Jorge Frozzini et Alexandra Law, portant sur des centres des travailleurs au Canada et aux États-Unis[8], les stratégies des centres sont comparées à celles des organisations syndicales, mais la comparaison entre les centres canadiens et étatsuniens et les éventuels contrastes susceptibles de les distinguer ne sont pas mis de l’avant. De plus, sauf exception[9], les centres des travailleurs – canadiens comme étatsuniens – sont peu traités dans la littérature scientifique francophone. Plutôt que de chercher à préciser et à discuter en profondeur des stratégies déjà bien documentées par ces auteurs, nous essayerons de cerner leurs principaux axes stratégiques et de les comparer avec ceux des centres étatsuniens.

Mise en contexte : précarisation du travail et action collective

La restructuration socio-économique propulsée par les logiques néolibérales, dont l’essor remonte à la fin des années 1970, s’est largement étendue, et ce, à travers le monde, au cours des décennies subséquentes[10]. Les mutations du marché du travail qui vont de pair avec cette restructuration prennent de l’ampleur au Canada à partir des années 1980 avant d’accélérer avec l’entrée en vigueur de l’Accord de libre-échange nord-américain en 1994[11]. En dépit de la crise financière de 2007-2008, qui aurait pu constituer un tournant, la période plus récente, qui fait l’objet de la présente recherche, est marquée par le prolongement et l’exacerbation des mêmes logiques[12]. Prolongement et exacerbation dont l’ampleur s’est réaffirmée dans le cadre de la crise de la pandémie de la Covid-19, ayant poussé le gouvernement fédéral à offrir des prestations d’urgence créées « à la va-vite » afin de venir en aide aux travailleurs, à la faveur du constat voulant que le système d’assurance emploi est désuet[13]. Quoi qu’il en soit et en tenant compte du fait que l’impact de la crise de 2007 fut moins draconien au Canada que chez son voisin du Sud ou en Europe[14], il n’en demeure pas moins que le néolibéralisme occupe encore le haut du pavé.

La dynamique de précarisation du travail est marquée par l’instabilité et la discontinuité des rapports d’emploi, mais également et bien souvent par une rémunération insuffisante et par une réduction, pour les travailleurs, de l’accès à la protection garantie par les lois du travail et à différents régimes d’avantages sociaux[15]. Dans ces circonstances, il n’est pas surprenant de constater que la part des emplois atypiques a augmenté significativement pour s’établir aujourd’hui à 36,6 % dans l’ensemble du Canada (35,7 % au Québec et 36,7 % en Ontario)[16]. Toujours concernant l’essor du travail précaire au Canada, certains régimes de travail s’avèrent particulièrement vulnérables[17]. Parmi ceux-ci, je m’attarderai dans ce qui suit à deux régimes : les « travailleurs étrangers temporaires » et les travailleurs d’agences de placement de personnel, les deux types qui correspondent aux populations ciblées par les centres des travailleurs depuis au moins une décennie.

Lors de la période allant de 1998 à 2012, le nombre d’entrées des résidents temporaires par année au Canada a augmenté de 88 %, alors que la progression du nombre d’admissions annuelles des résidents permanents, moins importante, était de 60 %. Qui plus est, depuis 2008, le flux des migrants temporaires dépasse le nombre de personnes admises à titre de résident permanent[18]. Parmi celles-ci, les migrants arrivés dans le cadre des trois programmes destinés aux travailleurs étrangers temporaires – le Programme des travailleurs agricoles saisonniers (PTAS), le Programme des travailleurs étrangers temporaires peu spécialisés (PTETPS) et le Programme des aides familiaux (PAF) – sont plus susceptibles d’être hautement précaires[19]. Il en est d’abord ainsi parce que les emplois concernés par ces programmes correspondent à ce que l’on appelle du « travail non qualifié ». Ensuite, parce que la durée du contrat de travail et celle du séjour au Canada sont encadrées et limitées par les conditions accolées à ces permis de travail. De plus, ces permis sont associés à un seul employeur (permis de travail fermé), une condition rendant inévitablement ces travailleurs plus vulnérables vis-à-vis de l’employeur[20]. À cela s’ajoute le fait que, dans certains cas, le logement est géré par l’employeur (PTAS et PAF[21]), ce qui contribue également à l’isolement des travailleurs, fait en sorte que les actions collectives sont difficiles à mettre en oeuvre, et rend la syndicalisation presque impossible[22].

Quant à la progression des embauches par l’entremise des agences de placement de personnel, leurs revenus d’exploitation ont plus que doublé de 2001 à 2012, passant de 5,125 à 11,46 milliards CAD[23]. Avec la prolifération de ces agences, les relations employeur-employé sont complexifiées et sont balisées par diverses formes d’arrangements tripartites entre l’agence de placement, l’entreprise cliente et le travailleur. Cette prolifération tend aussi à brouiller les responsabilités en matière de conditions de travail, incluant le salaire, la formation, les équipements, la santé et la sécurité au travail[24]. De plus, le caractère temporaire de l’emploi, central dans ces relations, permet de flexibiliser l’horaire et la durée du travail sans contrainte. Parce que les travailleurs circulent souvent rapidement d’un milieu de travail à l’autre, il s’avère difficile de former une identité collective, base pour d’éventuelles mobilisations collectives ancrées dans les milieux de travail. Dans ces circonstances, la syndicalisation est extrêmement ardue[25], et ce, même si de nombreux travailleurs restent longuement à l’emploi de ces agences, parfois même pendant une dizaine d’années. Sans surprise, on tend à observer une concentration de nouveaux arrivants et de titulaires d’un permis de travail ouvert, dont les demandeurs d’asile, parmi les travailleurs employés par ces agences[26].

On notera enfin que la précarisation du travail, sous ses multiples facettes et effets, est à la fois une cause et une conséquence de l’affaiblissement du syndicalisme et, plus largement, de la capacité d’action collective des travailleurs. Au Canada, le taux de syndicalisation a ainsi décliné fortement à partir des années 1980, passant de 38 % en 1981[27] à 28,4 % en 2016[28]. En 2019, le taux de présence syndicale s’établit à 30,2 %, et un grand écart est constaté entre les secteurs d’appartenance. Ainsi, à l’échelle canadienne, c’est aujourd’hui 75,8 % des travailleurs du secteur public qui sont couverts par une convention collective alors, et c’est ce qui nous apparaît particulièrement important à retenir ici, qu’à peine 15 % le sont dans le secteur privé, là où se retrouvent en très grande majorité les travailleurs visés par l’action des centres des travailleurs[29].

Face à ces mutations néolibérales du marché du travail affaiblissant la base de représentation collective des travailleurs, des centres des travailleurs se sont mis en place au Canada à partir des années 1990, inspirés de ceux des États-Unis, et ils évoluent en cherchant à s’adapter au contexte qui leur est propre. Le Migrant Workers Centre (Colombie-Britannique), le Centre des travailleurs et travailleuses immigrants (Québec), le Workers Action Centre (Ontario), le Workers’ Ressource Centre (Alberta), le Halifax Workers Action Centre (Nouvelle-Écosse) et le Warehouse Workers Centre (Ontario) en sont des exemples[30]. La présente recherche s’intéresse à deux d’entre eux, le Centre des travailleurs et travailleuses immigrants (CTI) et le Workers Action Centre (WAC). Fondés respectivement en 2000 à Montréal et en 2005 à Toronto, le CTI et le WAC jouent un rôle significatif et interviennent dans les « marchés périphériques du travail[31] » de leur province en vue d’organiser les travailleurs précaires, protéger leurs droits et représenter leurs intérêts. Afin de mieux cerner leurs stratégies dans une perspective comparative, la section suivante présentera le cadre théorique, s’appuyant sur la littérature portant sur les pratiques.

Quatre dimensions stratégiques des workers centres étatsuniens

Aux États-Unis, les premiers worker centres ont été fondés à la fin des années 1970, et leur nombre s’est accru rapidement depuis les années 1990. En 2003, leur nombre atteignait 137[32] et, en 2019, il est estimé à plus de 250[33]. Depuis la publication de l’ouvrage Worker Centers : Organizing Communities at the Edge of the Dream par Janice Fine en 2006, les worker centres constituent également un objet incontournable des recherches portant sur l’action collective des travailleurs précaires aux États-Unis. Selon Janice Fine, les centres des travailleurs peuvent être définis comme des « institutions de médiation basées sur les communautés, qui organisent, défendent et offrent un appui direct aux travailleurs à bas salaire[34] ». « L’organisation (organizing) », « la défense des droits (advocacy)[35] » et « l’offre de service (service delivery) » constituent les trois types d’activités communément identifiés dans la majorité des centres[36]. En ce qui a trait à leur forme organisationnelle, les centres peuvent généralement être décrits comme hybrides[37], car ils présentent à la fois des caractéristiques d’organisme communautaire et d’organisation syndicale. En tant qu’institutions « basées sur les communautés », les centres des travailleurs peuvent, d’une certaine manière, être assimilés à des organismes communautaires, notamment parce qu’ils se fondent souvent sur des critères ethnoculturels ou géographiques[38]. Dans la mesure où ils « organisent, défendent les travailleurs et leur offrent un appui direct », ils se rapprochent par ailleurs du modèle de l’organisation syndicale en se posant comme des acteurs cherchant à influencer et à soutenir les mouvements des travailleurs. Cela dit, à la différence des organisations syndicales, ils recrutent et organisent des travailleurs à l’extérieur des milieux de travail et ne peuvent pas orienter leur action sur la mise en oeuvre et la négociation de conventions collectives encadrées par les lois régissant les relations du travail[39].

En vue d’organiser des travailleurs à la marge des syndicats et représenter leurs intérêts collectifs, ces centres développent des stratégies variées. En nous inspirant de recherches publiées aux États-Unis, notamment celles de Cordero Guzman, Izvanariu, Narro et Fine[40], nous pouvons distinguer quatre dimensions permettant de saisir leurs approches stratégiques : 1) les dynamiques intraorganisationnelles et celles touchant les populations cibles ; 2) les dynamiques interorganisationnelles et relatives aux réseaux ; 3) les dynamiques se rapportant aux employeurs et entreprises ; et 4) les dynamiques se rapportant aux instances gouvernementales et au grand public.

1) Les stratégies relevant de la première dimension englobent entre autres les activités de recrutement, les programmes de formation et de développement du leadership et la structure décisionnelle. En ce qui a trait au recrutement des travailleurs, les centres visent particulièrement des communautés ethniques et des quartiers spécifiques. Les immigrants, surtout ceux qui sont concentrés dans des emplois faiblement rémunérés, étant fortement influencés par les réseaux internes des communautés ethniques, ces réseaux sont alors mobilisés comme des courroies de transmission du processus d’organisation que cherchent à mettre en place les worker centres[41]. De plus, la concentration de la population immigrante dans certains quartiers résidentiels ou secteurs industriels permet de combiner les stratégies de recrutement se déployant le long de lignes ethniques, géographiques et industrielles.

Des méthodes largement employées en milieu communautaire sont également mobilisées pour organiser des travailleurs, telles que la visite de lieux de résidence dans des quartiers pauvres, le tractage et le pétitionnement dans les quartiers résidentiels ou à proximité des milieux de travail[42]. L’offre de services variés et gratuits – comme la consultation juridique en matière de travail ou d’immigration, les cours de langues et les ateliers informatifs, par exemple sur les rudiments des normes du travail – constitue également des occasions fécondes de rencontrer et de recruter des travailleurs. Cette offre de services adaptés aux besoins sert ainsi d’outil principal de recrutement et d’organisation des populations cibles[43]. Or, la plupart des centres n’ont pas de membership clairement défini, celui-ci étant plutôt conçu comme un statut qui s’acquiert et se renouvelle à même l’engagement actif dans les activités[44]. Autrement dit, les travailleurs ne deviennent pas membres en signant une carte d’adhésion, inexistante dans la majorité des centres. C’est leur participation constante aux activités du centre qui fait d’eux des membres. Une cotisation est par contre rarement exigée et, lorsqu’elle l’est, le montant est symbolique.

Selon Fine, la conscientisation des travailleurs et le développement de leur leadership constituent en effet la partie la plus « essentielle » des activités des centres[45]. À cet effet, les centres mettent en place des programmes d’éducation variés portant notamment sur l’histoire, l’analyse des politiques et les techniques de recrutement et d’organisation. En plus de ceux-ci, les processus visant à résoudre les problèmes et à bâtir des actions collectives sont organisés suivant la volonté des travailleurs eux-mêmes, et ils sont conçus pour favoriser le développement du leadership et l’empowerment des populations cibles. Dans cet esprit, ce que les travailleurs jugent comme prioritaire prime généralement sur les vues des organisateurs ou des membres du conseil d’administration[46].

2) Pour mener à bien leur mission, les worker centres sont également amenés à construire des réseaux d’alliances et peuvent s’affilier à des coalitions ou regroupements[47]. Pour la majorité des centres, qui sont limités en termes de taille et dont l’enracinement est local, des réseaux locaux, parfois plus larges, assument une part importante de leurs activités suivant un principe de réciprocité[48].

La construction de ces réseaux d’alliance repose également sur des choix stratégiques. Ainsi, les relations avec les organisations syndicales sont en fait marquées par une ambivalence, notamment parce que de nombreux worker centres ont été créés à la faveur d’une perspective critique sur les pratiques syndicales, considérées comme bureaucratisées et insuffisamment adaptées aux réalités des travailleurs précaires et marginalisés en raison de leur statut d’immigration ou appartenance ethnique. Du point de vue des syndicats, les stratégies des centres sont quant à elles souvent perçues comme inefficaces pour protéger les travailleurs et bâtir un rapport de force. En dépit de ces écarts et tensions potentielles, un grand nombre de centres collaborent étroitement avec des syndicats dans le but de bâtir des rapports de force plus élargis et solides[49].

La majorité des centres font par ailleurs partie de diverses coalitions. Des réseaux regroupant plusieurs centres se sont créés, notamment depuis le milieu des années 2000, et les structures nationales ou internationales qui en découlent offrent du soutien aux centres affiliés autant en termes de financement que de développement de stratégies et tactiques. Elles facilitent en outre la collaboration avec de grandes organisations comme les centrales syndicales et la négociation avec les institutions publiques et les corporations[50].

3) Dans leurs relations avec les employeurs et entreprises, les choix stratégiques sont conditionnés tout d’abord par l’absence de structure institutionnalisée de représentation collective. Cela peut amener les organisateurs à contacter les employeurs directement, par exemple pour demander de rectifier des pratiques injustes, comme un retard de paiement ou des heures supplémentaires non payées[51].

Mais, au-delà de ces actions ponctuelles et ciblées, l’objectif consiste à établir des relations à long terme avec les employeurs et entreprises, qu’elles soient conflictuelles ou collaboratives, de manière à pouvoir faire pression lorsque nécessaire ou à récompenser les gestes constructifs. D’une part, les stratégies des worker centres font une large place aux relations conflictuelles. Les moyens de pression mobilisés dans ces conflits répondent à deux types d’action : les actions directes, comme le piquetage ou l’occupation, et les actions indirectes, recourant à l’autorité publique ou à l’opinion publique – en particulier pour influencer le comportement des consommateurs[52]. D’autre part, des relations collaboratives sont établies entre certains centres et employeurs. Une forme de partenariat en management du travail s’est développée entre eux, particulièrement depuis les années 2000[53]. Plusieurs centres des travailleurs journaliers exigent des employeurs de meilleures conditions de travail, leur assurant en contrepartie une offre stable de travailleurs compétents dans leurs bureaux d’embauche et programmes de formation professionnelle[54]. Prenons l’exemple des Restaurant Opportunities Centers (ROC) United, un réseau développé à partir d’un centre des travailleurs dans le secteur de la restauration à New York qui regroupe non seulement des membres travailleurs, mais également des membres employeurs et consommateurs[55]. En échange du « bon traitement » des employés, les centres offrent aux restaurants des services, tels que l’affectation de travailleurs, la formation professionnelle, le soutien juridique et la promotion.

4) Les recours à l’autorité publique et à l’opinion publique, comme moyens de pression, constituent la dernière dimension analysée, à savoir les dynamiques relatives aux instances gouvernementales et au grand public. Dans les secteurs visés par les centres, les infractions aux normes du travail, telles que l’imposition d’un salaire inférieur au salaire minimum et des heures de travail supplémentaires non payées, sont largement répandues[56]. C’est pourquoi, dans ces situations, il est possible de recourir à des dispositifs institutionnels déjà en vigueur, ce qui peut faciliter considérablement l’atteinte des objectifs d’amélioration des conditions de travail[57]. Par ailleurs, les centres, à force d’expérience, ont acquis des compétences des expertises dans le domaine en plus de posséder des informations concrètes sur les travailleurs qu’ils représentent. Cela les met en position de combler les lacunes de l’inspection publique et, par le fait même, de renforcer le rôle de l’État[58]. Notons finalement que les centres injectent une part importante de leurs ressources dans des projets de réforme législative ou réglementaire impliquant les institutions municipales, étatiques et fédérales ; par le biais de campagnes publiques, de lobbying, de recherche et d’action médiatique[59]. En ce sens, de nombreux centres se positionnent non seulement à titre d’institutions agissant sur le marché du travail, mais également à titre d’organisations des mouvements sociaux et d’acteurs politiques[60]. En somme, les centres des travailleurs ont été développés pour réagir à la précarisation du travail et à l’affaiblissement des socles de l’action collective. Basés sur les communautés où se concentrent les travailleurs précaires, ils mettent en place des stratégies variées répondant aux quatre dimensions exposées ci-haut. Les pratiques des centres étatsuniens, présentées dans cette section et appuyées sur la littérature, serviront de repères pour interroger dans une perspective comparative les stratégies des deux centres des travailleurs canadiens qui font l’objet de notre attention.

Éléments de méthodologie

La présente recherche est fondée sur une enquête de terrain menée auprès du CTI et du WAC dans le cadre d’une démarche qualitative. Elle s’appuie dans une large mesure sur des données obtenues dans le cadre d’une recherche doctorale où nous avons mené une enquête pendant vingt mois, de septembre 2015 à avril 2017, au CTI. Les données ont été recueillies en s’appuyant sur trois méthodes complémentaires : l’entrevue semi-dirigée, la participation observante et l’analyse documentaire.

Dans le but d’approcher les expériences, les perceptions et les perspectives des acteurs de l’organisation, nous avons interviewé vingt personnes impliquées activement au CTI, dont quatre fondateurs et cinq organisateurs[61]. En vue de compléter les données, particulièrement pour intégrer des connaissances expérientielles, nous avons également eu recours à la participation observante. Celle-ci suppose une immersion complète du chercheur sur le terrain, ce qui lui permet de colliger des informations à même les dynamiques internes[62]. C’est ainsi que nous avons aussi participé aux activités du CTI à titre de bénévole. De manière complémentaire, afin de combler les éventuelles lacunes d’information relevant des pratiques de l’organisation, le contenu de documents publiés par le CTI ou d’auteurs impliqués au CTI ainsi que le site ont aussi été analysés[63]. Après cette période d’enquête, nous avons continué notre implication au CTI et à prendre des notes sur les expériences et les connaissances acquises sur le terrain. La participation observante s’est ainsi poursuivie jusqu’à la rédaction du présent article, en mai 2020.

Au cours de notre engagement au CTI, des occasions de participer à la collaboration avec le WAC se sont régulièrement présentées. Les premières données sur le WAC ont ainsi été obtenues lors de ces expériences. La participation à son assemblée générale (20 octobre 2016), au pétitionnement de la campagne $15 & Fairness (20 octobre 2016) et aux rencontres stratégiques pour la même campagne (23 et 24 février 2019 ; 28 et 29 février 2020) s’est révélée particulièrement fructueuse. Nous avons également eu l’occasion d’interviewer deux organisatrices du WAC, d’analyser ses rapports annuels et de consulter les sites du centre et de ses organisations alliées

Résultats : les stratégies mises en oeuvre dans les centres canadiens

Explicitement inspirés des worker centres des États-Unis, le CTI et le WAC ont respectivement été créés à Montréal et Toronto. Leurs activités rejoignent toutefois d’autres régions dans les deux provinces correspondantes, grâce à des antennes régionales composées de membres et de collaborateurs. Bien qu’ils ne soient pas formellement associés à l’intérieur d’une structure de coalition, les deux centres collaborent constamment et s’influencent mutuellement tant pour l’établissement de visions à long terme que pour les stratégies concrètes. Le tableau suivant résume leurs principales stratégies, distinguées selon les quatre dimensions susmentionnées. (Tableau page suivante.)

Dans l’ensemble, les similitudes sont prédominantes dans les stratégies des deux centres, mais on constate également quelques différences significatives. Dans ce qui suit, nous préciserons ces stratégies eu égard aux quatre dimensions, en commençant, chaque fois, par celles qu’ont en commun le CTI et le WAC et en poursuivant avec celles qui distinguent les deux centres.

Dynamiques intraorganisationnelles et celles touchant les populations cibles

Comme nous avons eu l’occasion de l’évoquer plus haut, les aspects stratégiques de cette dimension renvoient notamment aux dynamiques de recrutement et de formation et à la structure décisionnelle. Les activités visant principalement à établir un premier contact avec les populations cibles constituent une partie essentielle du travail des deux centres. Ce type d’activité est appelé outreach, c’est-à-dire qu’il renvoie aux actes visant à rejoindre (reach out) les populations cibles à l’extérieur du milieu de travail. La forme la plus élémentaire de ces activités est la distribution de matériel, comme le tract, la brochure et le journal, qui se combine avec la cueillette des coordonnées des personnes intéressées. Les deux centres organisent régulièrement ce type d’activité aux heures propices pour rencontrer des travailleurs, compte tenu notamment de leurs milieux et horaires de travail. En plus des lieux de passage à proximité des milieux de travail, les espaces privilégiés sont les quartiers résidentiels, les lieux de culte et les lieux d’affectation du travail (dans le cas des travailleurs d’agences) et de grands événements publics comme des festivals. En outre, tous les événements, organisés par les centres et ouverts au public, tels que les ateliers informatifs, les repas communautaires et les projections de film, sont utilisés comme des « moments » d’outreach, et les organisateurs sont censés être prêts à recruter à tout moment[64]. Les organisateurs des deux centres accordent une grande importance au suivi des personnes ainsi contactées. Celles-ci sont invitées à diverses activités des centres pour les encourager à s’engager plus activement. Dans cet esprit, le WAC maintient le principe du « 50-50 », selon lequel il faut accorder autant de temps aux suivis – la mise à jour de la liste de contacts et le contact régulier avec les personnes sur la liste – qu’à l’outreach[65].

Tableau 1

Principales activités du CTI et du WAC ventilées en fonction des quatre dimensions stratégiques

Principales activités du CTI et du WAC ventilées en fonction des quatre dimensions stratégiques

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Les réseaux interpersonnels et interorganisationnels servent également au recrutement. Selon les expériences d’organisateurs, les relations de confiance préalablement établies influencent beaucoup la participation des travailleurs vulnérables et marginalisés à telle ou telle activité spécifique[66]. Sur ce plan, les centres comptent non seulement sur leur personnel, mais également sur les personnes déjà recrutées, dès lors invitées à jouer le rôle d’agent de recrutement. Sur cette voie, on tente d’identifier rapidement les leaders potentiels, susceptibles de recruter plus largement[67], et les réseaux informels formés au sein de communautés ethniques s’avèrent particulièrement efficaces. Notons que les outils numériques facilitent le recours aux réseaux interpersonnels, même au-delà de la frontière nationale, en reliant les gens du pays d’origine avec ceux du pays d’accueil[68].

L’offre gratuite de services variés est aussi un moyen de recrutement important pour les deux centres. La consultation juridique, l’accompagnement dans les démarches administratives ou judiciaires, les ateliers informatifs et les cours de langue sont les principaux services offerts. Aucune récompense n’est exigée, mais les bénéficiaires des services sont encouragés à participer à d’autres activités des centres et à y inviter leurs collègues.

Pour le CTI et le WAC, c’est en définitive l’engagement actif dans les activités qui permet d’être reconnu à titre de membre. Il y a toutefois une différence entre les deux centres dans la gestion du membership. Le CTI n’exige des travailleurs aucune procédure formelle pour obtenir ou retenir le membership. Participer ou contribuer à des activités selon les disponibilités suffit à être reconnu comme membre. Quant au WAC, il a établi des règles formelles. Pour y obtenir et retenir le membership, en plus de la participation aux activités, il faut suivre des programmes de formation et renouveler son adhésion tous les ans en décembre. Seuls les travailleurs précaires sont admissibles. Les autres personnes actives au WAC, mais issues des milieux différents, sont considérées comme des organisateurs alliés (supporters)[69].

La formation des membres fait partie des stratégies fondamentales des deux centres. L’opérationnalisation des programmes de formation présente toutefois des différences. Le CTI se montre flexible en fonction des besoins et de la disponibilité des membres. Les programmes de formation y privilégient les droits des travailleurs, puis le système d’immigration et les techniques d’organisation. Au WAC, les quatre programmes proposés sont plus formels : le Programme des droits élémentaires des travailleurs (5 à 6 sessions), le Programme d’entraînement (6 jours), le Programme avancé pour les leaders expérimentés et le Programme du développement de grande envergure (Large-Scale Development Program, mars à décembre). Les droits des travailleurs et les techniques d’organisation y constituent les deux matières principales, et divers enjeux de mouvements sociaux, comme le racisme, l’immigration ou les situations des premières nations, sont aussi abordés.

Notons d’ailleurs qu’en plus de ces programmes s’inscrivant explicitement dans une démarche « d’éducation populaire », le développement du leadership des travailleurs est une visée prioritaire intégrée à même l’ensemble des activités déployées dans les deux centres. Selon les organisateurs, l’empowerment des travailleurs vulnérables et marginalisés est en effet le principe d’action fondamental. Dans cet esprit, une structure de pouvoir inversée est constatée tant au CTI qu’au WAC. Autrement dit, les membres travailleurs, qui sont souvent considérés comme des « clients » dans d’autres organismes communautaires, détiennent un pouvoir décisif dans les décisions importantes. Les organisateurs concrétisent ce pouvoir et préparent les activités avec les membres, alors que le rôle du conseil d’administration se limite aux finances et à l’appui des activités décidées par des membres travailleurs et organisateurs – par exemple, aider la collaboration interorganisationnelle, cueillir des informations et diffuser sur leurs réseaux l’invitation aux activités.

Dynamiques interorganisationnelles et relatives aux réseaux

Dans cette dimension, les stratégies sont caractérisées en relation avec les alliés (premiers et autres) et par l’affiliation aux coalitions ou regroupements. Le CTI a créé deux associations pour faire suite aux besoins des travailleurs, tels qu’identifiés au cours des activités du centre : l’Association des travailleurs et travailleuses temporaires des agences de placement (ATTAP) et l’Association des travailleurs et travailleuses migrants du Québec (ATTMQ). Un ou deux organisateurs du CTI coordonnent chacune de ces associations, et le CTI fournit les ressources nécessaires au déploiement de leurs missions respectives. Les deux associations sont cependant indépendantes du CTI en termes de prise de décision et de planification des activités. En plus de ces deux associations, le CTI partage en outre son bureau avec d’autres groupes, comme PINAY (Organisation des femmes philippines du Québec) et l’Association des Guinéens, ainsi que d’autres groupes ponctuellement formés, étant appuyés par le CTI. Ces associations et groupes constituent les alliés premiers du CTI.

Le WAC désigne au moins une personne parmi ses organisateurs comme coordonnateur d’un de ses sept alliés premiers. Cette personne contribue au sein de chaque organisation ou groupe et coordonne la collaboration entre eux et le WAC. Ces sept organisations et groupes ne sont pas nécessairement des créations du centre : Ontario Employment Education & Research Centre (OEERC), Migrant Workers Alliance for Change, Caregivers Action Centre, Decent Work and Health Network, Butterfly (un groupe des travailleuses de sexe migrantes), Better Way Alliance (un groupe des entrepreneurs appuyant la campagne $15 and Fairness), Nelson Technicians Organizing Group et Chinese Grocery Stores Workers Group. Le WAC collabore étroitement avec eux, tout en respectant leur autonomie. Plusieurs autres organisations et groupes, situés dans différentes régions de l’Ontario ou même dans d’autres provinces, collaborent avec le WAC, et le WAC appuie leurs activités en leur offrant des ressources et en partageant ses connaissances.

En plus de ces alliés premiers, les deux centres maintiennent des relations de collaboration, constantes ou ponctuelles, avec des organisations et groupes variés qui oeuvrent auprès des populations migrantes, immigrantes et racisées, des travailleurs ou des résidents pauvres. Des organismes communautaires locaux, ancrés dans les milieux défavorisés, contactent souvent le CTI ou le WAC pour obtenir son appui. En outre, les deux centres entretiennent des relations collaboratives avec des syndicats locaux et des centrales syndicales. Bien que les fondateurs des deux centres aient en commun une posture critique quant aux pratiques syndicales – qui, selon eux et pour le dire rapidement, ne sont pas suffisamment adaptées à la prolifération des emplois atypiques –, les organisations syndicales sont considérées par les organisateurs comme une forme d’engagement valide et pertinente pour améliorer les conditions des travailleurs. En ce sens, les relations avec les organisations syndicales sont conçues comme complémentaires plutôt que concurrentielles ou substitutives. Par ailleurs, il est à noter que l’engagement des deux centres dans les campagnes revendiquant la hausse du salaire minimum à 15 $, dans leur province respective, a permis d’élargir et de solidifier les relations d’alliance avec des organisations variées, syndicales, communautaires, étudiantes ou politiques.

Quelques différences sont pourtant constatées entre les deux centres, particulièrement dans les relations avec les organisations syndicales. Notons d’abord que le pluralisme syndical au Québec est une condition distincte marquant le contexte dans lequel doit agir le CTI. Celui-ci entretient notamment une relation solidaire officielle avec la Confédération des syndicats nationaux (CSN) depuis des années, sans pour autant exclure la collaboration avec d’autres centrales. On notera par ailleurs qu’en raison de ses ressources limitées, le CTI dépend largement des appuis financiers offerts par les syndicats pour organiser des activités ; jusqu’en 2018, la plus grande part des ressources financières du centre provenait des centrales syndicales. Le WAC, pour sa part, collabore depuis plusieurs années avec l’Ontario Federation of Labour (OFL) et des fédérations affiliées, mais il est davantage indépendant que le CTI eu égard à la provenance des sommes lui permettant d’opérer ; la plus grande part de son budget provenant de fondations privées progressistes[70].

Le CTI et le WAC font par ailleurs partie de plusieurs coalitions provinciales, pancanadiennes et internationales. Le CTI coordonne ainsi entre autres la Coalition contre le travail précaire, incluant ses principaux alliés comme l’ATTAP, l’ATTMQ, PINAY et les Mexician.e.s Uni.e.s pour la Régularisation (MUR). Il est aussi affilié au Front de défense des non-syndiquéEs (FDNS), regroupant une vingtaine d’organisations oeuvrant pour la défense des droits des travailleurs, y compris des centrales syndicales[71]. Dans les luttes pour le salaire minimum à 15 $, le CTI occupe une place importante depuis le début des luttes, mais il n’est pas arrivé à construire une structure unitaire à l’échelle provinciale[72]. De son côté, le WAC a été, en 2015, l’initiateur de la campagne $15 and Fairness en Ontario. Dans celle-ci, le WAC joue toujours le rôle le plus central tant pour la collaboration des activités que pour l’offre des ressources. En plus de la revendication pour les 15 $, la campagne comprend aussi plusieurs autres revendications communes qui correspondent en effet aux activités essentielles du WAC[73]. Cette structure permet ainsi au centre ontarien d’intervenir dans divers enjeux relatifs aux travailleurs précaires, suivant une forme de collaboration interorganisationnelle.

Dynamiques se rapportant aux employeurs et entreprises

Cette troisième dimension, qui implique une intervention directe auprès de l’employeur, est moins présente dans les activités des deux centres. De temps à autre, des organisateurs contactent la direction de différentes entreprises par téléphone ou par lettre. Le piquetage, devant le milieu de travail ou devant des lieux de rencontre des actionnaires ou d’associations patronales, s’organise dans certaines circonstances et, plus rarement, on recourt même à l’occupation de locaux.

Même si, dans l’ensemble, la mobilisation des stratégies liées à cette dimension prend une forme plus conflictuelle que collaborative, les deux centres étudiés se tournent parfois vers ce dernier registre afin d’atteindre leurs objectifs. Ainsi, une collaboration a été mise en oeuvre par le CTI avec l’équipe d’organisation du Festival de Jazz de Montréal. Le centre a demandé à l’équipe de ne pas acheter les chemises produites par une compagnie qui exploite ses travailleurs. Cette demande a été acceptée sans que le CTI ait recours à des moyens de pression ou à des récompenses[74]. Lorsqu’il s’agit de l’accès des travailleurs migrants temporaires au statut d’immigration, certains employeurs appuient volontairement les luttes des travailleurs et du CTI, et ce, dans le but de retenir leurs employés dans les milieux de travail. Quant au WAC, son engagement dans la Better Way Alliance est un rare cas de collaboration avec des employeurs[75]. Cette alliance a été proposée par le WAC dans le cadre de $15 & Fairness à certains employeurs qui avaient par le passé exprimé une posture favorable à la revendication d’un salaire viable (living wage), mais aucun moyen de pression ou récompense n’a été impliqué[76].

Les activités de cette dimension s’avèrent en fait moins présentes que celles des trois autres dimensions. C’est entre autres parce que des travailleurs demandent dans bien des cas aux organisateurs d’éviter un conflit direct avec leur employeur de peur de représailles. Ils n’ont pas assez de ressources pour soutenir une longue lutte sans revenu, et les centres disposent de peu de moyens pour les protéger de telles représailles. Cette situation amène ainsi les centres à privilégier les stratégies s’inscrivant dans la dernière dimension.

Dynamiques se rapportant aux instances gouvernementales et au grand public

En ce qui a trait à cette dernière dimension d’analyse, la méthode la plus fréquente visant à régler les problèmes soulevés par les travailleurs est de déposer une plainte à diverses institutions gouvernementales pertinentes ainsi que l’utilisation de mécanisme juridique le plus souvent lié à l’application des normes du travail. Dans le but de régler les problèmes en matière d’immigration, les centres optent davantage pour le lobbying, en s’appuyant sur certains députés progressistes. En somme, pour protéger les droits des populations cibles, on privilégie davantage la mise en application des règles existantes par l’autorité publique plutôt que l’intervention directe auprès des employeurs ou des agences privées. Les deux centres participent aussi activement aux processus de réforme des lois et règlements, en rencontrant des politiciens et en déposant des documents de proposition de réformes, notamment en rédigeant des mémoires ou des avis.

En fonction des enjeux, les centres visent un des trois niveaux de gouvernements – municipal, provincial ou fédéral. À la différence des États-Unis, au Canada la compétence en matière de travail est largement attribuée aux gouvernements provinciaux. En conséquence, les activités visent le plus souvent l’échelle provinciale. Dans le cas du système d’immigration, et en particulier autour des enjeux liés aux Programmes des travailleurs étrangers temporaires, parce qu’ils sont gérés principalement par le gouvernement fédéral, une collaboration interprovinciale entre des organisations, particulièrement reliées par le Migrant Rights Network[77], est souvent la principale méthode privilégiée afin de revendiquer des changements dans le système d’immigration. Cela dit, puisque le gouvernement du Québec partage – et c’est une différence avec les autres provinces – avec le gouvernement fédéral la compétence en matière d’immigration sur son territoire ; cela oblige le CTI, comparativement au WAC, à intervenir aux deux niveaux de gouvernement. Par-delà les instances gouvernementales, les deux centres organisent des campagnes publiques et des actions médiatiques en vue de sensibiliser l’opinion publique, celle-ci étant susceptible, à son tour, d’exercer une pression sur les gouvernements et les entreprises. Tant le CTI que le WAC participent également à des activités organisées et interviennent autour de divers enjeux sociaux – comme les droits des femmes, les programmes sociaux ou le logement – en collaboration avec des organisations variées.

Discussions : caractères communs et distinctifs

Eu égard aux stratégies du CTI et du WAC, les similarités sont prédominantes, et ce constat traverse l’ensemble des quatre dimensions. Ne se limitant pas aux milieux de travail comme socle de la stratégie d’organisation, ils déploient des stratégies variées et innovatrices pour rencontrer les populations cibles, les organiser et les mobiliser de manière pérenne. Au Québec comme en Ontario, les communautés ethniques et résidentielles constituent d’importants ressorts des modalités d’intervention. Tant le CTI que le WAC consacrent la plus grande part de leurs ressources et énergie aux activités se déployant dans le cadre des interventions liées à cette première dimension ; l’empowerment des travailleurs précaires et marginalisés en étant le principe fondateur. C’est d’ailleurs cet objectif fondamental qu’évoquait, à l’occasion d’un atelier, une organisatrice du WAC, lorsqu’elle a souligné à plusieurs reprises qu’« organiser en profondeur (deep organizing) » était le but le plus essentiel de son organisation[78]. Ce vocable, bien connu depuis la parution des travaux de Jane McAlevey[79], désigne un processus constant de recrutement de gens ordinaires n’ayant pas été organisés auparavant, et visant leur rétention et le développement de leur pouvoir d’action. Il « concentre » ainsi en quelque sorte les stratégies regroupées ici au sein des dynamiques intraorganisationelles et vis-à-vis des populations cibles.

Quelques différences non négligeables sont toutefois constatées et distinguent les pratiques du CTI et du WAC, et ce, particulièrement en ce qui concerne les stratégies relatives à la dimension interorganisationnelle. Ces différences se manifestent plus clairement dans le cas des luttes pour le salaire minimum à 15 $. Bien que le CTI ait lancé sa campagne « 15 $ et justice » dans les mois ayant suivi le lancement de $15 and Fairness et que comme le nom le suggère, la campagne du CTI ait été directement inspirée par celle du WAC, force est de constater, cinq ans plus tard, que les campagnes des deux provinces sont contrastées à bien des égards. Tandis que les luttes ontariennes se manifestent à travers la mise en place d’une coalition agissant dans le cadre d’une campagne unifiée, les luttes québécoises sont portées par une pluralité de campagnes telles que, et pour ne nommer que les plus importantes qui sont toujours actives, Minimum 15, 15 plus ou 5-10-15. En Ontario, la place du WAC, en tant que coordonnateur central et bâtisseur de l’infrastructure, n’a jamais été contestée[80], alors que le CTI, évoluant parmi d’autres organisations impliquées dans les luttes, exerce une influence limitée dans l’orientation de la campagne québécoise.

D’où proviennent ces différences ? En premier lieu, force est de constater que les ressources plus limitées du CTI – comparées à celles dont dispose le WAC – s’avèrent un facteur contraignant. En plus des différences, tant en ce qui concerne le nombre d’adhérents qu’en ce qui a trait aux ressources financières, le WAC dispose d’un nombre plus grand d’organisateurs communautaires. Alors qu’au WAC, 15 organisateurs fréquentent au moins un jour par semaine le bureau de l’organisme, et que 35 personnes consacrent au moins un jour par semaine sur les terrains d’activités[81], le CTI doit composer avec une équipe restreinte de quatre organisateurs communautaires et une équipe de bénévoles de moindre envergure. Dans le cadre des luttes pour les 15 $, le CTI est ainsi incapable de dégager des ressources budgétaires, ne serait-ce que pour un coordonnateur ou pour produire le matériel de base, par exemple l’impression de tracts ou la diffusion de communiqué de presse. En somme, sur le plan financier, dans ces luttes le CTI est quasiment entièrement tributaire des ressources avancées, souvent de manière ponctuelle et ad hoc, par les organisations syndicales. Pendant ce temps, au WAC, une organisatrice a été embauchée à temps plein avec le mandat exclusif de coordination de la campagne $15 and Fairness. Celle-ci est par ailleurs appuyée par plusieurs personnes recevant une compensation financière pour leur participation à temps partiel à la coordination de la campagne.

En second lieu, il faut aussi prendre la mesure de leurs rapports de force respectifs au sein du « secteur des mouvements sociaux[82] » actifs autour des enjeux liés au travail précaire. D’abord, la présence des organisations syndicales est généralement plus importante au Québec qu’en Ontario. De plus, de nombreuses organisations extrasyndicales – pensons à Au bas de l’échelle – et coalitions – notamment le FDNS – y sont à l’oeuvre depuis des décennies. Ainsi, dans le cas de la campagne 5-10-15, structurée par cinq centrales syndicales et deux coalitions extrasyndicales, le CTI n’est inclus qu’à titre d’organisation membre du FDNS et sa capacité d’influence directe sur les décisions majeures est minime, de telle sorte que malgré les efforts du CTI et l’énergie considérable déployés par ses membres, une campagne québécoise unitaire n’a pas émergé. Cela renvoie plus largement à la reconnaissance dont dispose le CTI parmi les acteurs sociaux à l’oeuvre dans la province ; sa légitimité en tant qu’organisation représentant la volonté des populations cibles n’étant pas encore pleinement reconnue. Sur ce plan, la situation du CTI contraste avec celle du WAC. Comme l’explique une organisatrice à propos des relations avec des syndicats dans le cadre des luttes pour les 15 $ : « [la] campagne [du WAC] était beaucoup plus forte, elle était plus étendue, elle était plus large, et elle comptait plus d’organisateurs. Donc elle avait plus d’attrait[83]. »

On notera enfin que les stratégies du CTI et du WAC correspondent globalement au modèle du worker centre étatsunien, particulièrement quant à la première dimension. Cette ressemblance n’est guère surprenante lorsqu’on tient compte du fait que les fondateurs canadiens se sont fortement inspirés des documents décrivant les activités des centres étatsuniens pour concevoir leur propre centre et que tant les organisateurs du CTI que du WAC échangent régulièrement leurs idées et leurs perspectives avec leurs homologues aux États-Unis. Des différences significatives sont toutefois constatées entre les deux centres canadiens et ceux des États-Unis. La principale différence réside dans le fait que les stratégies orientées autour des instances gouvernementales occupent tant au CTI qu’au WAC une place beaucoup plus importante que les stratégies visant d’abord et avant tout les employeurs et liées à la troisième dimension que nous évoquons dans le cadre de cet article. Les interventions directes auprès des employeurs, qu’elles soient de nature conflictuelle ou collaborative, sont beaucoup moins nombreuses, notamment au regard de l’évolution récente des stratégies des worker centres aux États-Unis, marquée par des collaborations accrues avec des employeurs comme précisées plus haut. À cet égard, notre analyse permet de distinguer trois facteurs expliquant cette distinction importante entre les pratiques et stratégies d’actions des centres canadiens et étatsuniens.

Premièrement, l’intervention directe sur le marché, particulièrement quand elle adopte une forme collaborative avec des entreprises, implique l’enjeu de l’orientation politique. Autrement dit, les stratégies collaboratives, telles que la mise sur pied d’un bureau d’embauche (comme le cas des centres des travailleurs journaliers des États-Unis) et la mise en place d’accord qui implique des contreparties aux entreprises (comme l’exemple des Restaurant Opportunities Centres United), peuvent contribuer à améliorer les conditions de travail, mais elles peuvent en même temps favoriser la persistance des structures engendrant les marchés périphériques du travail (c’est-à-dire par exemple en légitimant l’existence des agences de placement de personnel). Ainsi, dans le contexte canadien et sans doute parce que l’idée d’une action favorable de la part des instances gouvernementales demeure concevable, parce que l’objectif primordial des centres des travailleurs consiste à transformer radicalement les structures socio-économiques, les stratégies susceptibles de les soutenir à long terme, malgré leurs effets positifs à court terme, ne semblent pas priorisées[84].

Deuxièmement et corollairement, la conception partagée par les organisateurs des deux centres canadiens à l’égard de l’opinion publique et du rôle de l’État, différente de celle de certains centres étatsuniens, peut entraîner des différences de stratégie. Comme nous venons de l’évoquer plus ou moins explicitement, les organisateurs canadiens anticipent un rôle actif de l’État et, dans ces circonstances, l’idée de viser à réorienter le rôle de l’État apparaît comme un objectif stratégique valide afin de défier les structures actuelles comme l’indique explicitement un fondateur du CTI[85]. En dernier lieu, le marché informel, où s’activent les travailleurs sans statut d’immigration, est beaucoup plus grand aux États-Unis. Pour ces travailleurs, le recours aux appareils d’État s’accompagne généralement d’un malaise et, dans ce contexte, l’intervention directe sur le marché peut être plus efficace.

Conclusion

Avec les mutations néolibérales du marché du travail, le travail devient de plus en plus précaire et les socles sur lesquels s’appuyait « traditionnellement » l’action collective s’étiolent. Face à ces phénomènes, une nouvelle forme organisationnelle, les worker centres, émerge et s’est d’abord développée à travers les États-Unis. Les deux centres canadiens étudiés dans le cadre de cet article, le CTI et le WAC, ont été fondés en s’inspirant du modèle étatsunien, et évoluent en s’adaptant aux besoins et aux volontés des travailleurs qu’ils rencontrent. Notre recherche montre que les stratégies des centres canadiens sont globalement fidèles au modèle de worker centre étatsunien, du moins tel que l’entend Janice Fine. En ce qui concerne les quatre dimensions analysées et renvoyant aux axes stratégiques, on constate toutefois des différences significatives par rapport aux approches adoptées récemment par les centres étatsuniens. Sans reprendre ici l’ensemble des constats à cet égard, force est de noter, principalement, que les activités menées auprès des employeurs et des entreprises sont peu fréquentes au Canada. Cela s’explique vraisemblablement par un choix stratégique répondant à des éléments contextuels précis.

Cela étant dit, comme le montre notamment la campagne $15 and Fairness, les worker centres canadiens, cherchent à élaborer des stratégies d’action allant par-delà l’établissement d’une relation de « représentation » auprès des différentes instances gouvernementales. Dans la mesure où cette campagne vise à changer des lois et des règlements (notamment le niveau du salaire minimum), elle s’inscrit dans la quatrième dimension (se rapportant aux instances gouvernementales et au grand public). Or en dépit de la fluctuation de la « structure des opportunités politiques[86] », le nombre des adhérents à la campagne continue d’augmenter, et les activités se poursuivent avec une énergie renouvelée. Une organisatrice du WAC propose une explication à ce phénomène, qui mérite d’être directement citée.

On ne peut pas compter sur les politiciens, parce qu’il faut compter sur le mouvement, qui fait que les politiciens viennent pour cela. […] Tant que les gens se sentent concernés, la mesure du succès ne se limite pas à savoir si nous obtenons ou non une législation ou si nous faisons élire les bonnes personnes. Mais la mesure du succès que nous ressentons clairement, [c’est que] nous avons l’impression qu’un mouvement est plus grand, nous avons l’impression que notre mouvement a été efficace. Alors je pense que c’est ce qui ramène les gens et qui donne envie de continuer d’organiser [les gens] même face à ce qui va évidemment les décourager pour des années[87].

Cette citation nous ramène donc à la première dimension, centrale, depuis la création de ces centres au tournant du millénaire. Bien que la campagne soit lancée et menée sous l’influence d’un contexte spécifique forgé par le gouvernement, en adoptant le deep organizing comme stratégie essentielle, elle a apporté des résultats tangibles et stables à ses participants. Ainsi ancrée dans un mouvement profond, la campagne ne se laisse plus ébranler facilement par l’ambiance politique, même lorsqu’elle n’est pas favorable. Tout compte fait, dans le même esprit qui a mené à la création des premiers centres aux États-Unis, donner le pouvoir aux travailleurs marginalisés est le principe fondamental qui oriente toutes les stratégies, et ce, tant pour le WAC que pour le CTI.