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« Partout où il y a des sociétés, il y a de l’altruisme, parce qu’il y a de la solidarité. »

Émile Durkheim

« La religion permet au riche de jouir en paix de ses rapines pourvu qu’il fasse quelques actes de charité facile. »

Karl Marx

« Une chercheuse de l’Université de Chicago a démontré que les rats, malgré leur réputation, ne se comportent pas… comme des rats. Ces rongeurs peuvent se révéler pleins de compassion, selon une nouvelle étude. Dans le cadre de celle-ci, la majorité des rongeurs ont aidé un congénère à s’échapper d’une cage même si des morceaux de chocolat avaient été déposés non loin pour les distraire. Sur 30 rats testés, 23 ont préféré le sauvetage de leur semblable au festin sucré. De plus, les rongeurs auraient pu manger le chocolat tout seuls, mais ont préféré le partager avec leur confrère libéré. La chercheuse à l’origine de l’étude, Peggy Mason, a aussi déterminé que les rates montraient plus d’empathie que les mâles. »

Peggy Mason[1]

La compassion est un affect qui nous porte à partager les maux et les souffrances d’autrui[2]. Des rédactrices du Oxford Handbook of Compassion Science font de la compassion une émotion fondée dans la biologie du cerveau et dans la culture, un composé d’affects négatifs et positifs parfois paradoxal, sentiment qui rend sensible aux souffrances d’autrui[3]. Cela suppose une co-souffrance, souffrir avec quelqu’un, se mettre à sa place pour mieux partager sa peine. Com-patir, c’est éprouver avec, s’approcher de la personne qui souffre, franchir la distance entre soi et autrui. Certains penseurs, philosophes ou guides spirituels vont même plus loin. Ils nous invitent à faire passer la préoccupation d’autrui avant la nôtre. C’est l’attitude de Sa Sainteté le Dalaï-Lama[4], de mère Teresa, de Karen Armstrong[5], entre autres. Former le voeu que tous nos semblables soient délivrés de la souffrance, telle est la compassion selon eux.

Traditionnellement, la société a toujours compté sur des expédients comme la charité, l’asile, l’assistanat, l’entraide, le bénévolat et sur des sentiments comme la pitié, la sollicitude (le care), la générosité, l’empathie, la compassion, la fraternité, l’altruisme pour secourir des individus en situation de dénuement, de vulnérabilité, en posture de diffraction en regard de la normativité sociale dominante. Le travail social est, nous semble-t-il, une profession à laquelle la compassion ainsi que les autres bons sentiments sont généralement associés, voire participent même à l’ethos de la profession. Qu’il ait été pratiqué dans le cadre diocésain ou paroissial, qu’il ait été confessionnel ou philanthropique, le travail social se présentait et se présente encore aujourd’hui, pourrait-on préciser, tant dans ses dimensions étatiques que communautaires, comme une pratique empirique d’aide et de secours. Le dévouement, l’esprit de sacrifice, l’acceptation inconditionnelle et la compassion y sont des sentiments fortement valorisés[6]. Il existerait comme un phénomène naturel, un élan du coeur qui pousse les personnes dévouées, de la charité dès le Moyen âge, à travers les associations philanthropiques à partir du siècle des Lumières, à la prise en charge moderne ou bureaucratique d’aujourd’hui du dysfonctionnement social des personnes et des groupes. Nous ne traiterons pas de manière approfondie de tous ces aspects qui demanderaient un long développement. Nous nous contenterons de faire une rapide rétrospective permettant de situer le cadre dans lequel l’idée de compassion apparaît et se développe à travers les siècles et de montrer comment, historiquement, elle est portée par l’Église catholique au Moyen âge, puis reprise par des philosophes et des écrivains qui nous amènent à réfléchir sur : comment faire société.

De la compassion à la solidarité

Il est généralement admis qu’au Moyen âge, la société était organisée en trois ordres hégémoniques : ceux qui prient, ceux qui combattent et ceux qui travaillent. Mais à regarder de plus près, une spécialiste de cette tranche d’histoire[7] décèle au-delà de cette classification l’ampleur de la disparité existentielle entre les riches et les pauvres. La rudesse des conditions de vie, les nombreuses famines, l’absence d’hygiène élémentaire, une médecine rudimentaire, des guerres cycliques et surtout la force atavique des préjugés se sont conjuguées pour refouler hors du circuit social toute une population qui, autrefois, était qualifiée d’indésirable, de déchue et que le vocabulaire d’aujourd’hui appellerait exclue. Situation s’exprimant périodiquement en massacre d’êtres humains : Juifs, Noirs, lépreux, sorciers, prostituées, pauvres et vagabonds. Plusieurs de ces populations paupérisées se voyaient dans l’obligation de porter un signe d’identification en tissu ou en métal. Même la charité prêchée par les Clercs pour unir les chrétiens d’Occident sans distinction de classe sociale n’arrivait pas à leur épargner les foudres récurrentes de la colère de la royauté et de l’opinion publique. Seul, l’individu ne pouvait pas échapper au mauvais sort du destin. D’où la nécessité des liens forts, étroits, tissés serrés avec parents et amis. Il s’unit aussi aux autres par des liens divers : serment d’allégeance vassalique, compagnonnage. Il s’agit ni plus ni moins d’un début d’assistance mutuelle, voire de solidarité mécanique ou par ressemblance[8] qui n’excluait pas cependant le recours aux forces célestes par l’intercession de prières, des reliques des saints, des amulettes, des pèlerinages et de toute sorte de dévotions magico-religieuses à même d’apporter espoir, guérison et prospérité. Dès ce moment, les bases de la préoccupation réelle pour le prochain étaient en place et n’ont cessé de s’élargir. Jusqu’au XVIIIe, Siècle des Lumières, où le cadre théorique de « la compassion comme amour social et politique de l’autre » était tracé particulièrement par des philosophes comme Rousseau[9].

Ainsi, après le XVIIe siècle où dominent la distinction, la distance, la préciosité, l’exubérance des grands salons littéraires, le faste de Versailles sous Louis XIV et de la noblesse cousue de paillettes qui y parade, l’air change tranquillement. Il fallait passer à autre chose, revenir à la base, à commencer par repenser tout le système éducatif qui formait la jeunesse, les citoyens en devenir. Tel est le but du livre IV de Jean-Jacques Rousseau (1762), Émile ou de l’Éducation[10]. Le premier sentiment d’un enfant, affirme Rousseau, est de s’aimer lui-même et le second, qui dérive du premier, est d’aimer ceux qui l’approchent. Et plus loin, il ajoute, « c’est la faiblesse de l’homme qui le rend sociable, ce sont nos misères communes qui portent nos coeurs à l’humanité : nous ne lui devrions rien si nous n’étions pas hommes[11] ». Ainsi, dès le jeune âge, il faut commencer à apprendre la compassion envers autrui. Se sentir dans l’esprit de l’autre, se mettre à sa place. C’est pour ne pas souffrir que je ne veux pas qu’il souffre. Rousseau va plus loin en affirmant : « l’amour des hommes dérivé de l’amour de soi est le principe de la justice humaine[12] ». Être compatissant, c’est sentir les peines d’autrui à travers les siennes. Selon Caillé et Chanial[13], les sujets humains ne sont pas mus exclusivement par ce qu’il est permis d’appeler l’intérêt pour soi, mais tout autant et tout aussi constitutivement par un intérêt pour autrui, par une aimance première. L’amour des autres, selon ces deux auteurs, est une réalité effective, qui ne se réduit pas à l’amour de soi ou à l’amour-propre. Au contraire, il peut être pensé comme la résultante d’une sorte de réfraction, de projection inversée de l’amour des autres.

Cependant, il faut aller au-delà de la compassion sélective qui demeure au niveau de la parenté, des connaissances, au-delà également de la réciprocité du don, pour atteindre la sollicitude, l’humanité entière. L’appel à la solidarité, le soupçon à l’endroit de la charité, l’évocation à la fraternité, la condamnation de l’égoïsme renvoient fondamentalement, selon Claudine Haroche[14], à la question de l’amour du semblable et au problème de la compassion.

Également, cette sensibilité à la souffrance d’autrui qu’est la compassion a été un des leitmotive des leaders de la Révolution française. Dans les discours révolutionnaires se trouvait l’appel à souffrir avec « l’immense classe des pauvres[15] », une attirance pour le sort des hommes faibles[16]. La compassion faisait partie des nouvelles valeurs, des nouvelles règles pour la société qui devait émerger des luttes révolutionnaires : une société de frères égaux, semblables et libres. La sensibilité à autrui, la compassion, prennent le relais de la hiérarchie, de la distance, de la réserve du XVIIe siècle. De l’éducation à la Révolution, il faut un homme meilleur, soucieux de la précarité des conditions de vie de ses semblables, épris d’égalité dans la répartition des richesses symboliques et matérielles. Et ce tracé de politique a traversé tout le Siècle des Lumières jusqu’au XIXe siècle. Que l’on se souvienne le roman Les Misérables de Victor Hugo, contre la misère sordide, matérielle et psychologique ; et de son discours à l’Assemblée Nationale Législative de France le 9 juillet 1849 sous le vocable « Détruire la misère[17] », où il exhorte les parlementaires à détruire la misère qui affecte les classes laborieuses et souffrantes. La misère, disait-il, est une maladie du corps social comme la lèpre était une maladie du corps humain ; la misère peut disparaître comme la lèpre a disparu.

Ces idées de commisération à l’égard des déshérités du sort contenues dans le discours de Victor Hugo ont persisté à travers le temps et alimenté au tournant du XIXe siècle le mouvement du solidarisme, prélude de l’État-providence, qui généralise le système de protection sociale. Il fallait préparer les esprits et les coeurs à l’installation d’une structure nationale de réseau de solidarité pour prévenir la détresse absolue et la grande pauvreté. Selon Bourgeois[18], fondateur de la doctrine du solidarisme, l’homme doit ce qu’il est, en tant qu’individu, à l’association humaine. Il s’agit d’une communauté de risques et d’avantages sociaux assumés à frais partagés entre les êtres humains d’une société donnée. Bref, responsabilité de tous à l’égard de chacun.

La solidarité devient ainsi le fondement du lien social qui unit les membres d’une même société entre eux au passé, au présent, comme dans l’avenir. Il s’agit ni plus ni moins d’une reconnaissance de dette mutualisée à laquelle tout le monde participe selon ses moyens, et ce, à travers les générations successives. La solidarité est ainsi conçue comme justice, comme équité, ce qui la distingue par exemple de la charité ou de la pitié. En Occident, l’État-providence ou l’État social s’est consolidé dans les années qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale. Cette forme d’État s’est instaurée à partir d’un modèle fordiste d’accumulation du capital comportant deux compromis, comme l’indique Lévesque :

[…] un rapport salarial fordiste en vertu duquel les travailleurs reconnaissent les droits de gérance des patrons en échange des gains de productivité (c.-à-d. des avantages salariaux) et un compromis concernant la consommation collective (ex. santé, éducation) qui se matérialise par l’accès universel à des services dont l’État et ses technocrates s’approprient le contrôle[19].

Le modèle comme forme d’accumulation du capital repose sur une production de masse des biens domestiques et une consommation de masse. Dans ce modèle capitaliste, ce sont les citoyens travailleurs d’un territoire national donné qui représentent la part de croissance des débouchés. L’État stimule cette demande par le biais des politiques keynésiennes qui renvoient, entre autres, à « l’expansion des régimes de sécurité du revenu et aux dépenses en éducation et en santé[20] ».

C’est ainsi que l’État-Providence s’est doté de lois pour donner aux travailleurs, de façon tangible et intangible, de meilleures conditions, plus de pouvoir et plus de richesse, et pour assurer un filet de sécurité aux victimes de la production capitaliste. Parallèlement, il veillait à ce que le milieu de la production demeure stable et à ce que le marché de la consommation favorise l’accumulation du capital[21]

Dans ce type de développement économique et social, le plein-emploi, du moins de manière tendancielle, est alors souhaitable tant pour les travailleurs que pour les entrepreneurs. De même, les politiques sociales sous forme de sécurité de revenu assurent la stabilité de la demande dans la mesure où le travailleur exclu du marché du travail par la maladie, les accidents ou l’âge de la retraite peut continuer d’être un consommateur.

Le modèle fordiste-keynésien a permis la croissance économique des années 1945-1975, qu’on appelle couramment les Trente Glorieuses. Il a, en contrepartie, occasionné à l’État une augmentation importante de ses dépenses pour l’éducation, la santé, les programmes de sécurité de revenu et les salaires des fonctionnaires[22]. Cependant, depuis les années 1980, l’État-providence ne cesse de se rétrécir. Le chômage endémique, la précarité de l’emploi, le développement fulgurant des dynamiques d’individuation s’installent à demeure. Après plusieurs soubresauts cycliques de l’économie, le souci de l’Autre et, la solidarité semblent tomber aussi en récession. La technocratie n’a pas réussi à faire disparaître la pauvreté. Et ces temps moroses marquent le retour du service social compassionnel que l’on a connu à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle.

Aux origines du travail social : entre compassion et secours moral des pauvres

Au Québec, à l’époque préindustrielle, même si les problèmes sociaux étaient sérieux, ils se vivaient à petite échelle dans un contexte local. Pauvreté, indigence, vagabondage, trouble mental, fléau naturel, incendie, sécheresse, épidémie de toute sorte, maladie, criminalité enfin problème de « déviance » au sein de la famille et chez des individus : alcoolisme, divorce, prostitution, etc. Dominance d’une analyse morale exercée par les « élites » traditionnelles et locales, les notables du village : le curé, le maire, le notaire, le médecin, l’instituteur. Alternance de mesures répressives de type policier et des mesures de charité[23]. À l’heure des sociétés préindustrielles, de la solidarité mécanique ou par ressemblance, ces messieurs confiaient à des « dames auxiliaires », assez souvent leur épouse, la mission de prendre soin et de porter secours aux déshérités du sort. Il fallait multiplier les efforts pour faire entrer ces « déviants » dans la normativité du village, dans son ordre transcendant. Ces dames charitables arpentaient le village, s’arrêtaient aux adresses fournies par le presbytère. Au service de la communauté, ces visiteuses venaient prendre le thé ou le café avec ces familles pauvres, leur apportaient des paniers de provisions, un peu d’amour, partageaient leur souffrance, leur prodiguaient force conseils pour mener une vie meilleure. Déjà à cette époque, cette forme rudimentaire du service social était exercée presque exclusivement par des femmes. De par cette générosité conférée, les élites de l’époque espéraient s’assurer de la reconnaissance des pauvres et ainsi éviter les révoltes sociales.

Toutefois, comme l’indique Groulx[24] avec l’arrivée de l’industrialisation et de l’urbanisation, le champ des oeuvres sociales va s’organiser et sera essentiellement confessionnel, institutionnel et privé. Confessionnel, car constitué d’organisations d’aide ou de secours animées par des bénévoles ou des communautés religieuses sous la direction et l’autorité de l’Église qui se reconnaissait une fonction globale d’assistance comme faisant partie de son mandat de charité. Institutionnel, car l’intervention sociale et caritative des oeuvres confessionnelles se faisait principalement à l’intérieur d’institutions spécialisées « avec murs » comme les crèches, les orphelinats, les hospices, les hôpitaux ou les asiles qui assuraient gîte, couvert, protection et asile à ceux et à celles qui se trouvaient sans soutien et incapables de subvenir à leurs besoins. Privé, car ce champ des oeuvres était indépendant de l’État tant sur le plan juridique que financier. À peu près dans les mêmes termes, Mayer abonde dans le même sens :

Ce sont donc l’Église, les organismes philanthropiques et les réseaux naturels (famille, voisinage) qui ont eu, jusqu’au début du XXème siècle, la responsabilité de l’assistance sociale. L’État n’est presque pas intervenu ; […] il s’agissait d’une époque de charité sociale (époque dite de « paternalisme »), mais aussi de maintien de l’ordre social par des mesures visant à pallier les effets les plus graves de l’industrialisation et de l’urbanisation[25].

L’État n’interviendra qu’exceptionnellement en cas de crise, et là encore de manière parcimonieuse. L’industrialisation/urbanisation amène dans des villes comme Montréal et Québec beaucoup de personnes. Plusieurs se retrouveront sans emploi, sans ressources pour eux et leur famille. De plus en plus d’enfants orphelins ou abandonnés appellent une assistance à l’enfance. Des bénévoles d’abord et ensuite les travailleuses sociales s’occupaient avec dévouement d’une population très pauvre habitant pour plusieurs dans des shacks, cabanes très modestes faites de bois, de cartons et de taules, construites à même le sol, assez souvent sans chauffage. Toujours selon Mayer, à la fois émus et inquiets devant la misère qui commence à encombrer les rues, le clergé et la bourgeoisie philanthropique tentent de trouver des moyens de faire face à la nouvelle situation. C’est ainsi que des organisations dont l’origine remonte au milieu du XIXe siècle existaient encore pour pallier des besoins non satisfaits. Des refuges accouplés à des activités éducatives comme l’Armée du Salut, la Old Brewery Mission, le YMCA, sans oublier l’Oeuvre de la soupe (aujourd’hui l’Accueil Bonneau) et le service d’Aide aux voyageurs et immigrants. Travailleurs sociaux et bénévoles collaborent étroitement avec la Société Saint-Vincent-de-Paul. Arrivée au Québec en 1846[26], c’est une structure d’assistance matérielle, bénévole et catholique, à la fois féminine et masculine présente dans plusieurs paroisses. Objectif, aider les familles dans le besoin. Par des visites à domicile, les hommes évaluent les besoins, distribuent des denrées préalablement préparées par les femmes : paniers de Noël, vêtements, meubles, voire du bois de chauffage.

Le personnel du service social sera alors considéré comme des experts de dernier recours, délégué de compassion auprès des couches misérables, accompagnateur attitré dans les moments les plus difficiles de la vie, aux soins aigus comme aux services palliatifs, dans les salles arrière des hôpitaux, voire jusqu’à la morgue. Par exemple, quand les mères célibataires n’ont pas droit à l’aide d’un organisme, quand les bébés sont abandonnés à la porte des institutions ou apportés aux Services Sociaux par des policiers qui, dans leurs rondes, les ramassaient dans des ruelles sordides ou sur les berges du fleuve Saint-Laurent[27]. Quand la Saint-Vincent-de-Paul menait des enquêtes trop intrusives sur la vie privée des mères nécessiteuses avant de leur accorder une aide d’urgence, sans oublier les nombreux enfants à faire adopter, les enfants handicapés que l’on cachait dans des alcôves, pour ne pas dévoiler ce péché commis par les parents. Mentionnons également, les foyers d’hébergement clandestins que les travailleurs sociaux devaient remplir en catimini pour libérer des lits et désengorger les urgences hospitalières.

Il faut également ajouter que c’est à cette période que la bourgeoisie philanthropique, portée par des valeurs humanistes et de plus en plus inspirée par les Charity Organization Society (COS), conviendra qu’il est désormais nécessaire de porter secours aux pauvres de façon plus rationnelle. L’objectif sera alors de faire l’économie de la charité et de revoir les interventions. Selon ce mouvement, les manières de sortir de la pauvreté en appellent à l’initiative personnelle, ou la transformation de la personnalité des pauvres : « C’est en étudiant et en transformant la réalité de l’individu dans le besoin que le problème de la pauvreté trouvera sa solution[28]. » Porter secours aux pauvres consiste moins en une aide matérielle et charitable, car celle-ci maintiendrait les personnes dans la mendicité et la pauvreté. Le traitement des problèmes sociaux nécessite davantage le développement d’une méthode de travail plus objective et scientifique et qui met à jour les dysfonctionnements personnels et sociaux[29]. C’est sur cette base que la méthode du casework sera développée par Mary Richmond. Si, pour Mary Richmond, l’intervention ou le traitement en travail social consistait à retrouver un certain équilibre entre les besoins de la personne et son environnement social, il va sans dire que le casework a consisté pendant un certain temps à une sorte de moralisation des pauvres en visant une modification des comportements par l’inculcation des règles du bon sens, du sens moral qui passe par le changement dans les habitudes de vie, la gestion du budget ou encore l’amélioration de la ponctualité au travail[30]. Il s’agissait, comme le mentionne Robert Castel, « de justifier l’inégalité en trouvant les raisons dans les déficiences de la victime de l’inégalité au lieu de questionner le système qui l’a produite[31]. »

Mais à travers la professionnalisation du travail social, le secours aux démunis se trouve progressivement remplacé par la relation d’aide et le travailleur social devient une sorte d’expert de cette relation plus psychosociale que socioéconomique. Comme le soutient Mayer[32], l’objectif de l’intervention n’est plus le salut des hommes, mais leur meilleur fonctionnement social. Toutefois, la compassion n’est jamais complètement absente de ce service social qui se professionnalise. À la fin des années 1950, rapporte Groulx, l’accréditation des Écoles canadiennes de service social par l’organisme américain Council On Social Work Education les autorisait à définir le contenu de leur enseignement et leurs conditions d’admission des futurs travailleurs sociaux ; les entrevues d’admission visaient alors à repérer les contre-indications en termes de personnalité ou des dispositions personnelles pouvant favoriser ou nuire au travail professionnel[33]. Le caractère professionnel du service social supposait un ensemble de qualités personnelles qui se déclinaient en termes « d’équilibre personnel, de capacité d’entrer en relation, d’implication, d’assurance, de maturité et d’empathie[34] ». Ces « qualités de coeur » constituent ce qu’on appelle aujourd’hui le savoir-être situé au fondement même des professions du Care et du Care labour comme les soins infirmiers, le service social, les services à la personne en général.