Abstracts
Résumé
Peut-on concilier l’approche ethnographique et les visées scientifiques en sciences sociales ? À partir d’exemples de travail de description et de réflexions méthodologiques que l’on peut en tirer, nous voulons montrer la nécessité de reconsidérer la conceptualisation des phases de la démarche ethnographique allant de l’heuristique de la découverte à la construction d’un objet de connaissance transmissible explicitement. Cet exercice de conceptualisation de certains aspects du travail ethnographique permettra d’avancer la proposition suivante : le projet d’une théorie de la description du social dans ses formulations anciennes ou plus récentes, loin d’être un carcan pour l’approche ethnographique, serait une voie privilégiée pour inscrire cette démarche dans une visée scientifique. Plus encore, l’approche ethnographique pourrait bien être une contribution significative aux sciences sociales dont la scientificité demeure problématique.
Mots-clés :
- description,
- ethnographie,
- données sociologiques,
- sociologie de la connaissance,
- processus de découverte,
- médiations
Abstract
Can the ethnographic approach be reconciled with scientific aims in social sciences ? Using examples of descriptive work and methodological insights that can be drawn from them, we set out to demonstrate the need to reconsider the conceptualisation of the phases of the ethnographic process, moving from the heuristics of discovery to the construction of an explicitly transmissible object of knowledge. This exercise of conceptualizing certain aspects of the ethnographic process leads us to put forward the following proposition : a projected theory of description of social life in its older or newer formulations, far from being a straitjacket for the ethnographic approach, would be an excellent avenue for bringing the process into a scientific ambit. In addition, the ethnographic approach could well make a significant contribution to social sciences, whose scientificity remains problematical.
Keywords:
- description,
- ethnography,
- sociological data,
- sociology of knowledge,
- discovery process,
- mediations
Resumen
¿Podemos conciliar el acercamiento etnográfico y las orientaciones científicas en Ciencias Sociales ? A partir de ejemplos de trabajo de descripción y de reflexión metodológicas a través de los cuales podemos beneficiarnos con su aprendizaje, queremos demostrar la necesidad de reconsiderar la conceptualización de las fases del desarrollo etnográfico desde la heurística del descubrimiento hasta la construcción de un objeto de conocimiento transmisible de manera explícita. Este ejercicio de conceptualización de ciertos aspectos del trabajo etnográfico nos permitirá avanzar hacia la siguiente proposición : el proyecto de una teoría de la descripción de lo social dentro de las antiguas o más recientes formulaciones, lejos de ser una limitación para la orientación etnográfica, sería una vía privilegiada para inscribir este desarrollo dentro de una perspectiva científica. Más aun, la orientación etnográfica, podría ser una contribución significativa a las ciencias sociales en donde la cientificidad se establecería como problemática.
Palabras clave:
- descripción,
- etnografía,
- datos sociológicos,
- sociología del conocimiento,
- proceso de descubrimiento,
- mediaciones
Article body
Les ethnographies en sciences sociales occupent une place ambiguë dans la tradition et la pratique sociologiques. Associées à la fondation même de la discipline en France, à travers les nombreuses monographies de l’école leplaysienne[1] et les cours d’ethnographie descriptive de Marcel Mauss[2], au Québec, à travers les travaux monographiques de Léon Gérin[3], ainsi qu’aux États-Unis par la tradition monographique des sociologues de Chicago[4], elles sont en même temps considérées comme une « micro-sociologie » incapable de généralisations, bien qu’elles permettent des analyses en profondeur des pratiques en train de se faire[5]. L’ethnographie demeure bien souvent reléguée à un stade exploratoire et heuristique qui est certes important, mais néanmoins insuffisant à produire une connaissance générale.
Faire une ethnographie implique un engagement bien particulier de la part du ou de la chercheur.e qui, en plus de réaliser un travail de longue haleine qui ne respecte pas les normes productivistes de la recherche universitaire actuelle, doit s’intégrer dans un milieu avec le risque d’échouer et s’engager dans des relations et des discussions rarement prévisibles et calculables en termes quantitatifs de temps et d’énergie. Sans trop savoir quand commencent et se terminent ses journées de travail, il faut parfois que l’ethnographe se trouve temporairement un nouveau logement, qu’il puisse se déplacer entre ses différents univers d’appartenance que sont en particulier l’espace universitaire, domestique et familial. Faire un terrain nécessite une implication et des coûts assez différents d’une personne qui réalise un travail statistique, en bibliothèque et en archives et demande beaucoup d’ingéniosité pour les personnes qui ne disposent pas de subventions ou de bourses de recherche, d’où peut-être la quasi-nécessité d’étudier un milieu proche avec lequel ses risques seront quelque peu atténués.
En plus de dépendre des conditions d’exercice de la pratique sociologique, de l’état plus général de la sociologie et/ou de l’anthropologie et de la recherche universitaire, la pratique ethnographique s’inscrit dans l’état même des rapports sociaux de l’ethnographe au sein de sa société qui permet ou non l’articulation de ses différents espaces d’appartenance. Autrement dit, il existe des « conditions sociales » particulières qui favorisent ou non le développement de la pratique ethnographique. Cette histoire de l’ethnographie (et de la sociologie) en la réinscrivant dans les rapports sociaux concrets reste à écrire dans ce que nous pourrions appeler l’ethnographie historique à la suite de Gilles Laferté[6].
Plusieurs dimensions du travail de l’ethnographe auraient pu être privilégiées dans le cadre de cet article, dont la question de l’articulation famille/travail, de l’espace privé et public comme « conditions sociales » de l’enquête ou encore la question très discutée de la réflexivité en ethnographie[7] et de l’opposition induction/déduction[8], mais nous avons préféré, dans ce premier texte conjoint sur le travail d’enquête en sociologie, aborder plus particulièrement la question des données et de leur production. Dans la première partie de cet article, nous abordons plus particulièrement le travail heuristique de découverte des traces du social à travers quelques exemples d’enquêtes ethnographiques qui montrent que l’ethnographe fait, dès les premiers moments de sa recherche, une lecture implicite de la vie sociale qu’il ou elle confronte et explicite progressivement à travers un processus d’assemblage de traces du social. Nos propositions seront inspirées notamment de celles de William Foote Whyte qui réfléchit sur ses expériences de terrain issues de ses nombreuses des études de cas dans son livre Learning from the Field : A Guide from Experience[9]. En conclusion de son ouvrage, Whyte propose des règles d’orientation de la démarche heuristique de terrain qu’il nomme « orienting theory » en critiquant la posture inductive de la « grounded theory ». La sociologie de la connaissance nous semble la voie pour expliciter les fondements sociologiques de ces règles du métier découvertes par William Foote Whyte et permettant de s’y retrouver dans la phase heuristique du terrain.
Le travail heuristique pose inévitablement la question des biais, ou de l’idéologie[10], que nous préférons plutôt nommer des médiations sociales de la connaissance. L’observation du « réel » n’est jamais « directe », elle est toujours médiatisée socialement, terme préférable à celui plus péjoratif de biais. L’observation n’est pas tant biaisée que médiatisée par un corps-langage inextricablement inséré dans une configuration de relations sociales, dans une morphologie sociale, pour reprendre des termes durkheimiens. La question n’est pas tant de savoir si la connaissance est biaisée que d’en montrer ses fondements à travers l’étude de ses médiations[11]. L’objectivité d’une connaissance en sociologie revient à en montrer sa constitution sociale, c’est-à-dire les relations sociales qui la constituent. Dans la deuxième partie, nous nous questionnons plus attentivement sur le processus d’assemblage des traces du social dans leur construction en données sociologiques à travers un processus d’explicitation des catégories de connaissance. Nous terminons dans la troisième partie en soulignant que ces mêmes données sont tout autant matérielles que symboliques et qu’elles sont construites à travers des relations sociales localisées, permettant de réaliser cette première étape de la description des propriétés sociales des matériaux de l’ethnographe.
Le repérage des traces du « social »
L’ethnographie procède généralement de plusieurs démarches de terrain, de multiples rencontres et de séjours plus ou moins prolongés avec les personnes et les groupes sociaux étudiés. Dans ces premiers moments de la recherche ethnographique, le ou la chercheur.e tente de repérer des traces d’activités humaines et sociales : traces langagières, mais aussi traces matérielles, traces des corps, traces des lieux et de leurs aménagements, traces des dispositifs variés mobilisés dans les activités sociales, allant des outils aux mécanismes informatiques. La diversité des traces demande aux chercheurs une capacité à assimiler des connaissances hors de leur domaine de compétence exigeant parfois qu’ils se spécialisent afin de saisir l’environnement immédiat composant les activités humaines. Ainsi commence à se définir et à se préciser l’objet empirique d’étude à l’aide de ces micro-raisonnements repérant et assemblant les traces.
Quelques exemples du travail heuristique de découverte des traces du « social »
Dans un article sur l’éthique dans la recherche, Paul Sabourin a proposé une analyse de la démarche ethnographique d’Oscar Lewis dans sa recherche publiée sous le titre Les enfants de Sanchez[12]. Devenue classique pour son recours aux récits de vie, cette recherche est précédée d’une démarche ethnographique reposant notamment sur l’observation « directe » des quartiers mexicains dits « pauvres ». Lewis y expose son repérage des traces matérielles et symboliques du social. En traversant le quartier, il prend contact avec les enfants de la famille Sanchez assis devant leur maisonnée. Il va induire de ces traces des corps et des lieux, et de la place des corps dans les lieux, que la famille Sanchez forme une unité familiale nucléaire comme le sont, en général, les familles états-uniennes. Cette zone sociale de la famille nucléaire était formée par les raisonnements implicites dans la perception de Lewis. L’espace des relations sociales n’a pourtant pas cette configuration et Lewis l’éprouve empiriquement en tentant de réaliser un entretien de type récit de vie à l’intérieur de la maisonnée. Il s’aperçoit alors qu’il est impossible de réaliser un entretien individuel sans qu’interviennent les autres membres de la maisonnée. Il n’y a pas en somme d’espace d’intimité individuelle, ni de concordance entre la famille nucléaire et la maisonnée ; Pedro Sanchez est le père de trois maisonnées et il contribue à l’existence de celle-ci, en parallèle, sans qu’elle ne soit informée du sort des autres[13].
L’anthropologue mexicaine Larissa Adler de Lomnitz assemble quelques années plus tard les traces de la vie sociale des familles mexicaines aboutissant à une tout autre configuration sociale[14]. Les zones sociales qu’elle identifie sont celles des rapports de parenté et d’alliances ; qu’il s’agisse de relations de mariage, de maîtresse ou de compadres, c’est-à-dire d’amis assimilés à des rôles familiaux à défaut de parents en ville. Malgré cette limite, le travail ethnographique de Lewis est remarquable puisque sa relecture permet, grâce aux relevés heuristiques des traces qu’il note au fur et à mesure, la confrontation de ses catégories de connaissance à l’appréhension de la vie sociale de ces personnes. Son travail ethnographique induit chez lui un processus sociocognitif de modification du schème de connaissance de l’ethnographe, la production d’une description qui permet au lecteur attentif du travail de Lewis de reconstruire dans une certaine mesure un autre espace social, celui des relations de parenté et d’alliances que précisément Larissa Lomnitz découvre et étudie.
Or, cette modification du schème implicite de connaissance d’Oscar Lewis débute par le constat d’un écart entre le discours attendu par le récit de vie, qui est compatible à l’individualité de la représentation d’une personne, et le discours effectif collectif des personnes en tant que Mexicains, père, mère, enfant d’une famille, membre d’une parenté, membre d’une classe sociale, etc. Dès lors, Lewis se met à expérimenter. Il fait des entretiens avec les enfants dans les lieux d’un ministère et parvient à « co-construire » un récit de vie. Il généralise à partir de la saisie des limites de son dispositif en formulant des hypothèses : les enfants acceptent de faire des récits de vie d’abord parce que ceux-ci ont une socialisation plus individualisée, tandis que les parents refusent d’emblée pour ensuite accepter après de plus longues démarches[15]. Les récits des parents, note Lewis, ne sont pas de même nature, puisqu’ils se désignent comme représentants d’une collectivité particulière : la famille, la paysannerie, etc.
Cette ethnographie de Lewis demeure exemplaire, parce qu’elle met sous tension la représentation du monde de l’auteur et l’amène à l’expliciter. Parti avec la visée de montrer aux États-Uniens que les Mexicains étaient des êtres aussi « rationnels » qu’eux, armé de ce nouvel outil qu’est l’enregistreuse[16] permettant de relever systématiquement leurs termes et leurs raisonnements, et ainsi, en montrer la cohérence, Lewis en conclut néanmoins, à la fin de son ouvrage, malgré un préjugé favorable pour les exploités de la terre, qu’ils ont une vie morale dégradée[17]. Sa pratique ethnographique, que nous ne faisons qu’évoquer ici par manque d’espace, lui permet, dans ses recherches subséquentes, de dépasser cette mesure des autres du point de vue par sa propre normativité, c’est-à-dire celle de la famille nucléaire américaine.
Lors de son travail d’enquête ethnographique dans le village de Lancaster situé dans la grande « région » de Québec, Frédéric Parent a d’abord assemblé les traces selon deux zones sociales[18]. D’un côté, une agglomération entourant l’église avec une population en décroissance, de plus en plus vieillissante et qui a perdu la majorité de ses commerces et de ses services. De l’autre côté, une population agglomérée dans les environs de l’ancienne gare de chemin de fer et des industries avec son hôtel de ville, son centre des loisirs, sa caisse populaire et ses nombreuses autres institutions, commerces et services. Dans cette zone, on y trouve une population en légère croissance avec une plus forte proportion de jeunes familles et la majorité des services et entreprises avec un espace dédié spécialement au développement industriel. Ces deux zones étaient historiquement appelées « le village » et « la station » et se sont constituées autour, d’une part, de l’église et de l’agriculture, et, d’autre part, des industries et du travail ouvrier en usine.
Plusieurs traces ultérieures semblaient consolider la transition d’une société rurale (paroissiale, « traditionnelle ») vers une société industrielle, pour laquelle nous retrouvons par ailleurs de nombreuses traces dans la littérature sociologique à travers notamment la célèbre dichotomie du sociologue allemand Ferdinand Tönnies dans son passage de la communauté à la société, passage repris et reformulé par Durkheim avec la solidarité mécanique et organique. La cohérence du monde actuel ne se retrouverait plus dans nos appartenances primaires (la famille, le voisinage, le village, le quartier) trop précaires et trop fluides. Dans la préface à la seconde édition De la division du travail social, Durkheim annonçait déjà, à la fin du XIXe siècle, une sorte de virtualisation du monde, bien qu’il précise en note que les cadres territoriaux ne disparaîtront pas, mais passeront « au second plan ». Il écrit ainsi :
[O]n verra, en effet, comment à mesure qu’on avance dans l’histoire, l’organisation qui a pour base des groupements territoriaux (village ou ville, district, province, etc.) va de plus en plus en s’effaçant [...] les liens qui nous y rattachent deviennent tous les jours plus fragiles et plus lâches. Ces divisions géographiques sont, pour la plupart, artificielles et n’éveillent plus en nous de sentiments profonds[19].
Frédéric Parent pensait alors observer sous ses yeux cette Fin d’un règne[20] et plusieurs traces concrètes et observables semblaient confirmer cette première hypothèse notée dans son journal de terrain : le déplacement graduel de la population, des activités économiques et politiques du village (église) vers la station (industries), la fusion des deux entités vers la fin des années 1970, la régionalisation progressive des activités politiques à partir des années 1980, le peuplement progressif de l’espace entre les deux agglomérations. Plusieurs personnes du village réservaient en outre l’usage de l’expression « guerres de clochers » aux conflits ancestraux et non actuels.
Le vote politique pour des partis « conservateurs » défendant la liberté individuelle, largement commenté par les analystes qui discutent du « mystère de la grande région de Québec », semblait finalement confirmer l’idée communément admise de l’éclatement ou de la fragmentation du monde contemporain, de la perte de sens du collectif, de la montée de l’individualisme et de l’éclatement des cadres collectifs d’appartenance, notamment les cadres « territoriaux ». L’individualisme étant en quelque sorte la logique dominante d’organisation des rapports sociaux, ou, en d’autres termes, l’individu la catégorie dominante d’organisation des rapports humains.
Or en étudiant plus attentivement la constitution dominante des espaces religieux, économiques et politiques du village et de la station, il a constaté bien au contraire la prégnance des réseaux de parenté et d’alliances et des réseaux d’inter-connaissance. À l’inverse d’une montée de l’individualisme et d’une déterritorialisation, il a observé un fort enracinement[21] dans le territoire qui structure encore aujourd’hui les pratiques sociales. L’enracinement villageois, principalement à travers les réseaux familiaux, permet de constituer un ensemble de ressources qui favorise l’engagement collectif au contraire de l’individualisme[22].
La particularité du village étudié reste plus largement à confirmer par d’autres travaux sociographiques, mais nous savons que l’appropriation qu’ils font des processus sociaux généraux (régionalisation politique et religieuse, etc.) est largement médiatisée par des rapports sociaux endogènes, par les rapports de parenté et d’alliances, d’où l’importance du vote conservateur, puisque l’univers politique et bureaucratique largement composé par des professionnels scolarisés extérieurs au village entre en concurrence avec les élites locales qui ne disposent pas des mêmes ressources. Les réseaux familiaux dominants dans le village sont fragilisés dans le contexte des interventions de plus en plus marquées des pouvoirs économique et politique exogènes depuis la Révolution tranquille et la régionalisation politique des années 1980[23].
Un autre exemple de l’espace présumé par l’assemblage des traces du social montre combien l’ethnographe doit interroger ses a priori. En étudiant un milieu industriel et particulièrement une entreprise centrale dans le développement de ce milieu, ce n’est que dans le hasard des discussions après plusieurs années de recherches que nous avons découvert que la clôture entourant cette vaste entreprise centenaire n’existait que depuis quelques années. Les employés arrivaient de toutes les directions vers les bâtiments de l’entreprise. Pas de barrière, pas de contrôle des personnes et même des outils. On empruntait les outils de l’entreprise pour travailler chez soi. L’entreprise et ses avoirs n’étaient pas concrètement une propriété privée, mais se confondaient, de l’actionnariat aux pratiques quotidiennes de vie, avec le milieu.
Les exemples que nous donnons ici visent deux objectifs : essayer de mieux comprendre les bases du travail ethnographique tout en souhaitant développer une « épistémologie pratique » telle que l’a définie Jean-Claude Gardin[24] et qui nous semble une voie de cumul, voire de généralisation du travail ethnographique, en explicitant ses éléments et ses opérations. Dans cette première partie, nous avons également simplifié notre appréhension du travail ethnographique par deux hypothèses réductrices :
1) L’ethnographe construit implicitement une ou des zones sociales qui diffèrent de configuration avec la zone sociale des activités qu’ils ou elles observent : les vertus méthodologiques du travail ethnographique vont lui permettre de l’éprouver et de le découvrir. L’observation ne se résume pas autrement dit à ce qui est observable ici et maintenant ni à une unité clairement délimitée ou clôturée telle qu’une famille, un village et une entreprise. La construction de l’espace renvoie toujours à l’existence concrète et particulière de relations sociales qu’il reste à mettre au jour à partir du travail sociographique ou ethnographique. Le travail sociographique consiste justement à faire voir l’élaboration, la réactualisation des zones sociales et plus largement celles des ensembles sociaux, non à les présumer. Pour le sociologue, l’espace québécois par exemple ne peut pas être posé a priori, comme une nation ou une économie. Ce travail n’est pas simple, puisque l’ethnographe mobilise implicitement plusieurs formes de connaissance l’amenant à tracer plusieurs zones sociales dont la complexité peut risquer de le désespérer l’amenant alors à affirmer que toute zone sociale est locale et événementielle, c’est-à-dire contextuelle[25]. L’Histoire politique, économique, culturelle, ou toute autre chronologie événementielle pourront alors se substituer, dans une posture illustrative, à la dynamique sociale du village ou de l’entreprise par exemple.
2) L’ethnographe « co-construit » à partir de découpages déjà là. C’est ce que nous abordons comme deuxième point, c’est-à-dire les dispositifs de co-construction des données avec des Autres ou à partir de traces déjà organisées par des Autres.
Le processus d’assemblage des traces ou les dispositifs de co-construction des données
La co-construction des données ne signifie pas pour autant qu’il faille confondre le statut de l’observateur (l’ethnographe) à celui de l’observé, et inversement. Bien que l’ethnographe procède aussi du sens commun, lecture plus ou moins implicite et formalisée du monde vécu et relatif à la localisation sociale (« position relationnelle socialement située »), celui-ci cherche d’abord à décrire ce monde vécu pour ensuite l’expliquer. Autrement dit, la validité d’une pensée scientifique ne se mesure pas par son adéquation ou non avec la pensée de sens commun ; elles n’ont tout simplement pas même la visée, ni même d’ailleurs les mêmes procédures de constitution. La co-construction des données ne signifie donc pas la « validation intersubjective du savoir » qui « se base[rait] sur la confiance et le respect entre chercheur et acteur social, ainsi que sur leur accord mutuel sur la validité des résultats produits »[26] , mais plutôt sur l’idée que l’objectivité de la connaissance sociologique est le résultat d’un travail d’explicitation des règles de connaissance de sens commun implicitement construites lors de la relation sociale d’entretien au cours de laquelle l’ethnographe prend sa propre mesure, du lieu à partir duquel il connaît, en prenant celle des autres. L’objectivité sociologique est relationnelle et c’est le sociologue qui la reconstruit et non les enquêtés.
Pour nous, les traces correspondent à tout ce qui est perceptible selon une ou des lectures implicites faites par le chercheur. Le travail ethnographique débute par une activité heuristique de découverte de la vie sociale à travers des personnes et des milieux. À la lumière du développement des ethnographies, nous aurions tort d’être trop positivistes, c’est-à-dire de penser que les traces perceptibles résument la réalité sociale et humaine. Ce constat épistémologique d’un « positivisme bien tempéré », selon l’expression de Gilles-Gaston Granger[27], est un moyen d’éviter que les raisonnements assemblant les traces les plus profondes dans la socialisation des ethnographes induisent un sentiment d’évidence universelle tandis qu’ils relèvent d’un savoir qui est situé socialement. Même le plus ardent défenseur de la description ethnographique des réalités empiriques colporte dans son écriture une « théorie » ou une vision du monde implicite relative à sa propre localisation sociale qu’il doit expliciter pour éviter l’ethnocentrisme de classe[28]. Ce « positivisme tempéré » nous rappelle aussi que les traces ne résument pas le réel, que la description des pratiques sociales nécessite un ensemble d’inférences[29] délicates sur l’activité mentale qui les constitue.
Par exemple, Frédéric Parent avait de la difficulté dans son enquête à prendre la mesure précise de l’enracinement territorial à travers les réseaux familiaux puisqu’il était en quelque sorte « collé » quasi quotidiennement à cette réalité familiale lors de son travail de terrain. C’était une évidence, dans la mesure où son intégration dans la vie villageoise s’est principalement réalisée à travers le réseau « dominant » des familles souches[30], puisqu’il appartenait par ses alliances à ces réseaux, même s’il n’était pas de la place et qu’il se rapprochait d’une certaine manière des professionnels scolarisés dont se méfient généralement ces mêmes familles. La réalité qu’il connaissait était principalement celle des familles souches et il arrivait plus difficilement à intégrer les « exclus » de cette structure dominante, puisque ses entretiens étaient la plupart du temps suggérés par ces familles. Si « l’enracinement territorial » était bel et bien une voie importante d’accès à la vie du village, il n’arrivait pas à « dessiner » les contours ou les limites de la forme familiale des rapports sociaux, bref d’en montrer la généralité. Il fallait qu’il objective sa propre « position sociale » – ce qu’il a tenté de faire en provoquant les rencontres de personnes en dehors de ce « cercle plus ou moins fermé » et en contrastant leur discours avec ceux de la population souche.
Cela est possible parce que cette localisation sociale du chercheur n’est pas uniquement une position qu’il s’agit de déterminer à partir d’une somme de traits et d’attributs substantifs et substantialisés tels que les niveaux de scolarité et de revenu, mais un espace de rapport entre des relations sociales, dont certaines, dans la vie du chercheur, sont inégales dans leur intensité[31]. L’intensité est relative, du point de vue des pratiques sociales, à l’inscription plus ou moins régulière des personnes dans des relations sociales qui élaborent et réactualisent des espaces/temps sociaux formant des groupes, des rapports entre groupes sociaux voire des ensembles sociaux. Les traces de cette intensité peuvent être perçues du point de vue de la connaissance à travers le processus d’assimilation et d’accommodation du schème de connaissance, comme l’a montré Gilles Houle[32], et du point de vue des pratiques, par l’indexation des espaces-temps sociaux immanents à l’expérience[33], issue de la réciprocité des perspectives construite par les relations sociales.
Par exemple, Frédéric Parent est associé à la fois aux familles souches, mais aussi il est en altérité par rapport à ces familles, puisqu’il vit d’autres relations sociales relatives à son éducation et à son travail de sociologue, de professeur dans les « grandes » villes. Ainsi le sens commun de Frédéric Parent est situé, mais aussi fait d’une pluralité de relations sociales. Cette pluralité du sens commun du chercheur, son intensification par l’insertion quotidienne dans différents milieux sociaux, la socio-analyse de soi-même que facilite sa formation, la mise en évidence de son caractère hybride ou composite socialement, tous ces éléments favorisent la reconnaissance d’autres formes sociales, qui peuvent être reconnues parce que composant en partie, aussi minime soit-elle, l’existence du chercheur[34].
Le symbolique comme traces matérielles. La question des matériaux
En plus d’être un assemblage de traces matérielles, le tracé des zones sociales par le chercheur est également constitué par un assemblage de traces symboliques. En effet, si les traces matérielles sont à la fois symboliques, que les activités sociales sont constituées de sens, comme le montrent les exemples précédents, le symbolique est aussi repérable à partir des traces matérielles. Il faut considérer les formes textuelles comme des monuments, écrit Jean Molino dans son histoire de l’herméneutique[35]. Pour sa part, le sociologue Maurice Halbwachs fut l’un des premiers à situer sur un même continuum les traces matérielles et symboliques en plus de mettre l’accent sur le relevé des traces matérielles du symbolique[36]. Il y a une part idéelle du matériel[37], mais aussi une part matérielle de l’idéel. D’abord en considérant les activités textuelles qui font le lien entre le matériel et le symbolique à l’exemple de la toponymie des lieux (noms de rue, de quartiers, de municipalité, etc.), du travail de notariat relatif à la propriété foncière ou encore la fixation du prix des objets qui assemblent une valeur économique aux objets matériels. Ces efforts continuels et renouvelés des élus politiques qui souhaitent modifier le nom des rues, des notaires qui consignent des registres civils sont des exemples permettant un rappel ; ils forment des dispositifs de mémoires sociales. On pourrait étendre ces considérations à un ensemble de registres aujourd’hui comptables, économiques, sécuritaires qui sont autant de dispositifs mémoriels relatifs à des zones sociales existantes ou antérieures.
La considération du symbolique dans sa matérialité suppose plus fondamentalement d’envisager la description des « propriétés » des matériaux symboliques pour mettre à jour leur localisation sociale, c’est-à-dire le point de vue sur la vie sociale qu’ils construisent et auxquels ils participent dans le même temps, d’où la nécessité de (re)construire ses matériaux, et non de les « recueillir »[38]. Les matériaux sont en effet déjà construits en qu’ils sont un assemblage, selon un point de vue propre à un groupe social ou une organisation, qui vise à sélectionner, à réguler, à normaliser, voire à redoubler, le sens qui est partie prenante de l’action sociale. Il y a bien des modifications dans le temps et l’espace de cette organisation des traces dans les matériaux, mais celle-ci étant mise en forme par un travail symbolique offre plus de résistances aux changements sociaux. Par exemple, les catégories administratives, comptables, organisationnelles changent sous leurs usages pratiques quotidiens si celles-ci ne s’avèrent plus à même d’appréhender des contenus de l’expérience.
Dans l’analyse d’une forme de vente intitulée « Contrat de louage » d’une compagnie à des agriculteurs et à des propriétaires de moulins à scie des années 1921 à 1959, Paul Sabourin a pu distinguer différentes conceptions des relations sociales de marché dans les traces écrites : celle présumée par les catégories du formulaire et leurs agencements modifiés au cours du temps, celle des contenus ou de l’absence de contenus des espaces de ces catégories montrant l’adéquation et l’inadéquation à la situation sociale qui, à terme, rend compte des modifications des formulaires dont ces documents sont un moment de leur élaboration, celle enfin des annotations manuscrites biffant des catégories présentes, en créant d’autres, ajoutant des informations non prescrites par le formulaire dans une transaction qui demandait d’évaluer la capacité de remboursement de l’acheteur.
Les points de vue des matériaux sont toujours normalisant bien qu’il soit possible d’avoir des traces des pratiques sociales effectives souvent par la négative. Néanmoins, même dans le cas cité des récits de vie, les matériaux restent relatifs à l’organisation des populations, ce qu’on appelle aujourd’hui la gestion des populations. Leur caractère limité malgré toutes les méthodes d’analyse que l’on peut déployer suscite le recours dans l’ethnographie à de multiples matériaux afin de pallier l’effet statique de dé-dialectisation du vivant[39], dans la mesure où les matériaux sont des traces mortes de phénomènes vivants. En effet, pour reprendre l’expression consacrée « la carte n’est pas le territoire ». Le vivant et plus précisément les formes sociales vivantes ne sont pas des formes figées à l’instar du langage sociologique et même du langage de sens commun (les catégories sociologiques et de sens commun), et sont « dialectiques » en qu’elles sont constitués dans un « entrelacement » – dans un même temps – des trois « dimensions » que sont les propriétés signifiantes, temporelles et spatiales. Lorsqu’on choisit des matériaux pour décrire une réalité sociale, on opère ainsi des approximations « découpées » ou « compartimentées » des propriétés vivantes, signifiantes, temporelles et spatiales. Autrement, le sociologue dé-dialectise une réalité sociale déjà dialectisée. Par exemple, ce qui est processus sociaux continus est approximé en « photos » successives d’une situation sociale, sous certains angles ou facettes, et ne rend pas compte de l’intégralité du réel, puisque ce réel est observé dans la visée de développer une connaissance de la dimension sociale, laissant dans l’ombre d’autres aspects du réel (le biologique par exemple). Les matériaux ne rendent donc pas compte intégralement de la dialectique sociale de la totalité du réel que vise spécifiquement le travail sociologique. Le travail de terrain et les réflexions méthodologiques des chercheurs tentent d’améliorer ces approximations mais ne peuvent faire l’impasse sur le fait qu’ils ne peuvent produire une connaissance intégrale de la dialectique du réel[40].
Comme l’affirmait William Foote Whyte dans son livre Learning From the Field[41], l’existence d’un type de matériau, son intensité et son ampleur spatiale et temporelle, son importance pour un milieu et sa signification sont à mettre en rapport avec l’objet d’étude. S’opposant à la grounded theory, Whyte développe plutôt une orienting theory[42]. La reconstitution des matériaux pour l’ethnographe est un moment privilégié afin d’orienter sa démarche dans la mesure où il les décrit dans ses propriétés matérielles et symboliques. En somme, Whyte, chercheur de terrain, formule ce que théoriquement nous pourrions appeler une sociologie de la connaissance constitutive de toute démarche ethnographique[43]. Les matériaux, dans leur dimension symbolique et matérielle, participent de la vie sociale, ils en sont une mise en forme à partir de règles implicites à découvrir. Le symbolique peut être une constituante des activités en les régulant et même tenter de les redoubler à partir d’un travail professionnel ou savant. C’est ce qu’auparavant Lewis présumait en s’interrogeant sur la compatibilité entre récit de vie et vie sociale mexicaine. La prise en compte de l’importance et de la nature des traces symboliques dans une activité et dans un milieu s’avère essentielle pour orienter notre démarche de recherche.
Étudier le développement socioéconomique du Québec procède des archives qui permettent d’avoir des traces régulières des activités. Dans la plupart des villes et villages du Québec au début du XXe siècle, les communautés religieuses détiennent bien souvent des archives qui vont au-delà de leur activité. Dans la région des Bois-Francs et la ville de Plessisville, que nous avons étudiées[44], les archives d’une entreprise contenaient le plus d’information sur les activités du milieu. S’agit-il d’une autre forme sociale d’économie qui y était pratiquée ? Nos recherches montreront qu’effectivement, il s’agissait d’une configuration originale de l’industrialisation francophone au Québec. Qu’en est-il des villes qui ont connu un développement sous l’égide d’une entreprise multinationale de grande envergure, ne trouverons-nous pas dans ces entreprises une grande part des archives traitant de l’organisation de ces milieux ?
Déjà par la reconstitution d’archives et de documents de toutes sortes, par leur mise en série induisant un ordre de lecture, c’est-à-dire de rapport entre eux, l’ethnographe induit des zones sociales et co-construit les données ethnographiques. Est-ce qu’en créant des dispositifs d’observation et d’entrevues, l’ethnographe échappe aux déterminations de la co-construction des données avec les autres ? En fait, l’analyse des positions d’observation, comme l’a montré dans l’un de ses exemples Frédéric Parent, fait que le sociologue construit ses données en relations sociales avec les autres : sa position sociale conçue comme un espace de rapport entre relations est faite de ce qu’il a comme socialisation, mais aussi de ce qu’est celle des autres en ce qu’elle lui assigne une position déjà connue dans le milieu. Il en va de même dans la relation sociale d’entretien. Comme le constatait Colette Moreux dans son Douceville en Québec, lorsque cette chercheure et professeure d’université s’est présentée aux gens de Louiseville pour faire une étude de leur milieu, elle a été associée à la position sociale du notaire qui avait autrefois rédigé une histoire de la localité[45].
Par l’analyse des relations sociales d’entretiens que nous avons réalisés dans nos travaux, nous pourrions montrer de nombreux exemples où l’on peut relever le même processus : les personnes nous associent d’abord à celles qu’elles connaissent et avec lesquelles elles ont des entretiens similaires : des travailleurs sociaux, des organisateurs communautaires et parfois même des gens d’affaires et des socialistes ou encore des journalistes ou des animateurs de télévision. Reste que les interventions du chercheur et ses habiletés communicationnelles interviennent d’une façon cruciale pour faire évoluer la relation afin de montrer que la production de connaissances sur la vie sociale est la visée du sociologue plutôt le jugement normatif sur celle-ci. Cette distinction est fondamentale en ce qu’elle peut permettre de ne pas réduire le sociologue à un rôle politique de moraliste ou d’expert avec les problèmes éthiques qui pourraient découler de cette prétention de conjuguer dans le même temps la promotion d’une forme sociale idéalisée et souhaitable et la description des formes sociales pour ce qu’elles sont.
Conclusion
Nous avons cherché dans cet article à expliciter certains éléments et opérations du travail ethnographique qui sont déterminants de l’orientation de la démarche du chercheur, éléments et opérations qu’avaient déjà intuitivement saisis le sociologue William Foote Whyte dans la formulation de son orienting theory.
Dans la suite de cette orienting theory, nous avons voulu attirer l’attention non seulement sur la considération de la constitution symbolique du matérielle, mais aussi sur la matérialité du symbolique qui nous informe sur ce qui est central dans la vie sociale d’un milieu ou d’une région. La clé de l’orientation de la démarche ethnographique qui vise à décrire les formes sociales est l’opération de description des propriétés sociales des matériaux. Ces matériaux, qu’ils soient reconstitués par l’ethnographe, ou co-construits par lui avec d’autres, sont relatifs et actualisent des relations sociales qui forment des zones sociales multiples, plus ou moins généralisées, mais toujours en relation les unes avec les autres. Le social est relationnel, mais aussi rapports entre relations à l’échelle individuelle ainsi que rapports entre groupes sociaux.
Nous ajoutons que la description des matériaux prend appui sur une sociologie de la connaissance, une théorie des formes sociales de connaissance. La description des matériaux nous révèle une configuration sociale d’espaces-temps sociaux, du moins sous forme d’hypothèses à confirmer. La mise au jour de ces localisations sociales nous orientant dans la constitution sociale complexe des activités sociales suscite, pour cela, la recherche de matériaux qui font état avec plus d’intensité des traces de ces autres espaces parties prenantes de notre objet d’étude.
Notre conception de la démarche ethnographique implique en conséquence qu’elle ne se trouve pas prédéterminée par une commande extérieure à notre observatoire ; qu’ils s’agissent de définitions ou d’orientations politiques, administratives, religieuses, ou organisationnelles de l’espace/temps d’observation du travail ethnographique. La co-construction de la connaissance avec l’Autre, maintenant reconnue, doit aller de pair avec la connaissance sociale des Autres pour que le travail ethnographique puisse continuer et se développer et pour que la sociologie ne soit pas tout simplement confondue à un travail de gestion du social, ou encore à une entreprise de défense d’idéologies de groupes particuliers. Ainsi décrites, les formes sociales nous donnent à voir autant les contraintes que les possibilités d’existence qu’elles élaborent. Ces connaissances sociologiques peuvent venir informer le politique et nous pensons que cela est souhaitable, mais elles ne doivent pas se substituer à l’engagement existentiel, c’est-à-dire politique des citoyens. Humblement le sociologue doit considérer que cet engagement ne se résume pas de facto à la seule considération de l’irréductibilité sociale de l’existence.
Appendices
Notes biographiques
Frédéric Parent est professeur au département de sociologie de l’UQÀM.
Paul Sabourin est professeur titulaire au Département de sociologie de l’Université de Montréal.
Notes
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[1]
Frédéric Le Play, Les ouvriers européens. Études sur les travaux, la vie domestique et la condition morale des populations ouvrières de l’Europe, précédées d’un exposé de la méthode d’observation, Paris, Imprimerie impériale, 1855.
-
[2]
Marcel Mauss, Manuel de l’ethnographie, Paris, Éditions Payot, 1947.
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[3]
Frédéric Parent (dir.), « Actualité de l’oeuvre de Léon Gérin », Recherches sociographiques, vol. 55, n° 2, 2014.
-
[4]
Alvaro Pirès, « La méthode qualitative en Amérique du Nord : un débat manqué (1918-1960) », Sociologie et sociétés, vol. 14, n° 1, 1982, p. 15-29. Voir aussi du même auteur, « De quelques enjeux épistémologiques d’une méthodologie générale pour les sciences sociales », dans Jean Poupart et al., La recherche qualitative. Enjeux épistémologiques et méthodologiques, Montréal, Gaëtan Morin, 1997 : http://classiques.uqac.ca/contemporains/pires_alvaro/quelques_enjeux_epistem_sc_soc/enjeux_episte_sc_soc.pdf
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[5]
Ce discours est parfois tenu par des ethnographes qui pensent que la monographie est trop « étroite » pour l’anthropologie actuelle orientée vers la « globalisation » et la diversité. La question de la représentativité des construits sociaux que pose l’opposition micro/macro ne sera pas directement abordée dans le cadre de cet article ni celle de la représentativité statistique de la représentativité sociologique (Daniel Céfaï, L’enquête de terrain, Paris, La Découverte/M.A.U.S.S, 2003, p. 477).
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[6]
Selon sa définition, l’ethnographie historique consiste à regarder « le passé d’abord par l’interconnaissance, l’interaction, la multiappartenance retrouvant qu’en fin de parcours les institutions », Gilles Laferté, « L’ethnographie historique ou le programme d’unification des sciences sociales reçu en héritage », dans F. Buton et N. Mariot, Pratiques et méthodes de la socio-histoire, Paris, PUF, 2009, p. 63.
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[7]
Il y aurait long à dire sur le passage de la monographie à l’ethnographie qui témoignerait d’une transformation de la pratique d’enquête dans l’émergence de l’observateur dans le champ de l’observation ; de ce que certains nomment l’ethnographie « réflexive ». Disons seulement qu’il ne faut pas réduire l’objectivité d’une connaissance au fait que l’ethnographe prend « conscience » de ses déterminismes sociaux par une socio-analyse, par un retour sur soi, pour que ses déterminismes s’effacent. Est-il besoin de rappeler à nouveau que le travail de terrain est une expérience sociale ?
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[8]
Les étudiantes et les étudiants demandent parfois s’il est possible d’abandonner son point de vue. Alors que d’autres veulent partir sur le terrain sans « théorie » préalable et faire de la théorie ancrée. Nous pourrions d’abord nous demander lequel de nos points de vue voulons-nous abandonner, dans la mesure où l’individu est constitué de multiples points de vue qui, en plus, se transforment. La perspective sociologique est déjà un point de vue sur le monde. Partir sur le terrain sans une théorie n’empêchera pas pour autant d’être « pris » par nos propres catégories de connaissance.
-
[9]
William Foote Whyte, Learning From the Field : A Guide From Experience, Beverly Hills, Sage Publications, 1984.
-
[10]
Pour des développements plus substantiels de notre perspective sur la question idéologique, voir l’article de Gilles Houle, « L’idéologie : un mode de connaissance », Sociologie et sociétés, vol. XI, no 1, avril 1979, p. 123-145.
-
[11]
Pour des précisions supplémentaires voir Gérard Fabre et Paul Sabourin (dir.), « Le Québec et l’internationalisation des sciences sociales », Sociologie et sociétés, vol. 37, no 2, automne 2005.
-
[12]
Paul Sabourin, « Une éthique de la connaissance sociologique ? », Cahiers de recherche sociologique, no 48, automne 2009, p. 65-91. Oscar Lewis, Les enfants de Sanchez : autobiographie d’une famille mexicaine, Paris, Gallimard, 1963 [1961].
-
[13]
Pour la reconstruction des relations sociales de la famille Sanchez à partir des récits de vie, voir Bénédicte Bucio, Parenté et économie informelle au Mexique, mémoire de maîtrise (sociologie), Université de Montréal, 1991, 184 p.
-
[14]
Larissa Adler de Lomnitz, Network and Marginality. Life in a Mexican Shanty Town, Londres, New York, Academic Press, 2014 (1977).
-
[15]
« Les enfants de Sánchez, bien que soumis à son caractère dominateur et autoritaire, étaient par ailleurs influencés par les valeurs post-révolutionnaires et par l’importance plus grande accordée à l’individualisme et à la mobilité sociale », op. cit. p. 14 et 15. Lewis ajoute au sujet du père : « Mon travail avec Jesús ne commença qu’alors que j’étudiais ses enfants depuis six mois. Il était difficile de gagner sa confiance », op. cit., p. 12.
-
[16]
« Dans ce volume, j’offre au lecteur une vision plus approfondie de la vie de l’une de ces familles, grâce à l’utilisation d’une nouvelle technique par laquelle chaque membre de la famille raconte sa propre histoire dans les termes qui lui sont propres », op. cit., p. 6.
-
[17]
« Même les gouvernements, écrit Lewis, les mieux intentionnés des pays sous-développés rencontrent des obstacles difficiles à surmonter en raison de ce que la pauvreté a fait des pauvres. En effet, la plupart des personnages de cet ouvrage sont des êtres moralement détériorés. Et pourtant, avec tous leurs peu glorieux défauts et leurs faiblesses, ce sont les pauvres qui apparaissent comme les véritables héros du Mexique contemporain, car ils paient le prix de l’essor industriel de la nation » (Oscar Lewis, op. cit., p. 21).
-
[18]
Frédéric Parent, Un Québec invisible. Enquête ethnographique dans un village de la grande région de Québec, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2015.
-
[19]
Émile Durkheim, De la division du travail social, Paris, Presses de l’Université de France, 1967, [1893] p. XXXIII.
-
[20]
Gérald Fortin, La fin d’un règne, Montréal, Hurtubise HMH, 1971.
-
[21]
L’ethnographe français Nicolas Renahy faisait remarquer que le mot « enracinement » a une histoire politique singulière en France, que plusieurs écrits ont discuté cette métaphore terrienne des racines (notamment Paul A. Silverstein, « De l’enracinement et du déracinement. Habitus, domesticité et nostalgie structurelle kabyles », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 15, décembre 2003, p. 27-42). Le cas français est sans doute différent du cas québécois à la mesure même de l’ancienneté de peuplement et de colonisation. Pour nous, l’enracinement renvoie à l’ancienneté résidentielle ou à l’ancrage familial ou autrement dit à l’usage du territoire dans et par des relations familiales. L’enracinement est moins ici dans la terre et le sol que dans les réseaux familiaux ; il s’agit d’un enracinement social conceptualisé en termes de relations sociales.
-
[22]
Everett-C. Hughes et Esdras Minville parlaient d’un individualisme des familles, et non des personnes, observable notamment par la lutte entre les familles, le refus d’une organisation extra-familiale, etc. (Voir Everett-Cherrington Hughes [1944], Rencontre de deux mondes. La crise d’industrialisation du Canada français, Montréal, Éditions Lucien Parizeau, 1945, p. 300-327.
-
[23]
Le travail et l’éducation ne forment-ils pas aussi l’équivalent de ce que produisaient les relations de parenté et d’alliances selon d’autres modalités ? Pour plus de précisions, voir Frédéric Parent, « Des sociologues en campagne : sociographie de la différenciation sociale du Québec rural francophone », Recherches sociographiques, vol. 55, n° 2, 2014, p. 227-252.
-
[24]
Jean-Claude Gardin (La logique du plausible : essais d’épistémologie pratique en sciences humaines, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1987, p. 29) définit l’épistémologie pratique comme « une entreprise dont le but est de clarifier les fondements conceptuels des constructions de sciences humaines, telles qu’elles se présentent en pratique par l’étude conjointe des systèmes symboliques qui en sont le matériau et des suites d’opérations qui en commandent l’architecture ». Cette « épistémologie pratique » peut être rapprochée de la notion « d’épistémologie interne à une discipline » proposée par Jean-Michel Berthelot dont il trouve une première définition dans les travaux de Jean Piaget publiés en 1967 (Jean-Michel Berthelot, Sociologie : épistémologie d’une discipline, Bruxelles, De Boeck Supérieur, 2000, p. 8 et 9).
-
[25]
Pour une analyse critique de la notion de contexte dont les limites et le contenu sont par définition indéfinis, ainsi que les dangers de réification dans son usage, voir notamment Dominique Raynaud, « Le contexte est-il un concept légitime de l’explicationsociologique ? », L’Année sociologique, vol. 56, no 2, 2006, p. 309-329 et Paul Sabourin, « La régionalisation du social : une approche de l’étude de cas en sociologie », Sociologie et sociétés, vol. XXV, no 2, automne 1993, p. 69-91.
-
[26]
Xavier Mattelé, « Le sujet, l’acteur et l’intersubjectivité », dans Vincent de Gaulejac, Fabienne Hanique et Pierre Roche (dir.), La sociologie clinique. Enjeux théoriques et méthodologiques, Toulouse, Éditions Érès, 2012, [2007], p. 178. La restitution des résultats aux personnes enquêtées pose des problèmes en soi de traduction de la sociologie dans le sens commun. Voir à ce sujet, Nathalie Mondain et Éric Arzouma Bologo, « La restitution des résultats dans les suivis démographiques en Afrique subsaharienne : au-delà de la norme éthique, un souci pédagogique », Interrogations, n° 13. Le retour aux enquêtés, décembre 2011 [en ligne], www.revue-interrogations.org/La-restitution-des-resultats-dans (Consulté le 28 octobre 2016).
-
[27]
Gilles-Gaston Granger, La vérification, Paris, Odile Jacob, p. 27-28.
-
[28]
La classe est considérée ici dans un sens large qui renvoie tout autant par exemple au travail salarié qu’aux rapports sociaux de sexe. La classe sociale réfère plus généralement à des « modes de vie » à reconstruire à partir des relations sociales (familiales, professionnelles, amicales, hommes et femmes, etc.), unité élémentaire de la sociologie. Les classes ne sont ainsi pas posées à priori, mais à reconstruire.
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[29]
Dans la vie quotidienne, les personnes comme les chercheurs font des inférences sur le sens constitutif des conduites sociales. Cela est évident dans une situation sociale problématique d’altercation entre deux personnes dans un lieu public. Comment implicitement dans le sens commun et explicitement pour les chercheurs est établie la nature de la relation entre les protagonistes par les observateurs ? Jeux ? Agressions ? Autres types de relations ? Comme le soulignait Maurice Halbwachs dans son introduction à La morphologie sociale, le social ne peut se décrire uniquement comme une série de traces, mais comme la mise en rapport de traces par une activité implicite de mémoire qui est constitutive de l’expérience.
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[30]
L’expression de famille souche ne renvoie d’aucune façon à une réalité biologique issue d’un certain discours populaire fasciné par les origines, mais renvoie plutôt à l’ancienneté d’association des populations sur un territoire particulier. Pour une autre analyse semblable, voir Norbert Élias et Joan Scotson, Les logiques de l’exclusion, Paris, Fayard, 1997 [1965].
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[31]
Ces remarques vont dans le sens de la distinction proposée par Nicole Ramognino entre une « ontologie classique » des êtres, des choses et de leurs propriétés et une « ontologie relationnelle » proposant une redéfinition de la situation, notamment celle de la relation sociale d’enquête, dans laquelle la relation est une actualisation de processus antérieurs et virtuels qui renvoient « aux interactants et à la modalité de leur engagement dans la situation et l’action (« Des réflexions sur quelques controverses à propose de l’analyse qualitative en sociologie, SociologieS, mis en ligne le 20 février 2013, consulté le 15 mai 2015 http://sociologie.revue.org/4275).
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[32]
Gilles Houle, « L’idéologie : un mode de connaissance », op. cit.
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[33]
Paul Sabourin, « La régionalisation du social », op. cit.
-
[34]
Pour des analyses supplémentaires à partir de cas concret, voir par exemple Nicolas Renahy et Pierre-Emmanuel Sorignet, « L’ethnographe et ses appartenances », dans Pierre Paillé (dir.), La méthodologie qualitative. Postures de recherche et travail de terrain, Paris, Armand Colin, 2006, p. 9-32.
-
[35]
Jean Molino « Pour une histoire de l’interprétation : les étapes de l’herméneutique », Philosophiques, vol. 12, n° 1, 1985, p. 73-103 et « Pour une histoire de l’interprétation : les étapes de l’herméneutique (suite) », Philosophiques, vol. 12, n° 2, 1985, p. 281-314.
-
[36]
Nous pensons ici aux travaux sur les mémoires sociales dans l’oeuvre de Maurice Halbwachs qu’il s’agisse de la mémoire du notariat, de la mémoire religieuse, de la mémoire marchande ou des musiciens qui instituent dans des formes d’écritures l’activité de la mémoire pour rappeler un lien entre objet matériel et sens.
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[37]
Maurice Godelier, « La part idéelle du réel. Essai sur l’idéologique », L’Homme, vol. XVIII, nos 3-4, 1978, p. 155-188.
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[38]
Le « recueil des données » est une expression encore fréquente dans les manuels de méthodologie en sociologie et contient implicitement l’idée que les données sont déjà là attendant le sociologue qui ne fait que les recueillir comme s’il n’était qu’un observateur passif ne participant pas à la transformation des perceptions en données sociologiques. Le réel n’est pas d’emblée « social » et résulte minimalement d’une première définition théorique pour le définir ainsi. Décrire les propriétés des matériaux signifie enfin de mettre au jour les relations sociales, objet de la sociologie, constituant les formes sociales d’existence. Cette description demande de considérer le « niveau neutre » selon l’expression de N. Ramognino. Pour notre part, nous appréhendons ce « niveau neutre » ainsi : de la même façon que le chercheur doit considérer les contraintes matérielles et biologiques des activités sociales qui donnent lieu à une appropriation sociale, les matériaux sont faits de contraintes matérielles et linguistiques qu’il faut décrire afin de mettre au jour leurs appropriations sociales possibles et réalisées.
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[39]
Nous reprenons cette expression de Nicole Ramognino, « Pour une approche dialectique en sociologie », Sociologie et sociétés, vol. 14, no 1, avril 1982, p. 83-95.
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[40]
Comme le souligne Gregory Bateson et Mary Catherine Bateson dans La peur des anges même les descriptions biologiques des êtres comme l’ADN contiennent des trous dans la description de l’être qui va naître et pourtant ils ont la capacité de le produire. En ce sens, penser arriver par une plus grande rigueur à une description intégrale du social sans réduction et dé-dialectisation du réel est un leurre. La notion de médiations sociales permet d’envisager d’une façon plus réaliste à la fois les fondements et les limites du travail analytique en sociologie. Le caractère dialectique du réel ne pouvant qu’être évoqué par le chercheur et donne lieu à d’amples réflexions philosophies sur la limite des sciences à rendre compte du réel dont nous ne traitons pas ici (Gregory Bateson et Mary Catherine Bateson, La peur des anges. Épistémologie du sacré, Paris, Seuil, 1989).
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[41]
William Foote Whyte, op. cit.
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[42]
Comme l’a montré Renata Tesch (Qualitative Research. Analysis Type and Software Tools, New York, Falmer Press, 1990, p.72), la théorie ancrée envisage la découverte de régularités dans des discours posés comme des contenus à analyser, contrairement par exemple aux approches qualitatives qui reposent sur l’usage des traces linguistiques du discours et la nécessité de comprendre l’organisation implicite du sens du discours ou de l’action sociale pour accéder aux contenus.
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[43]
Pour des précisions supplémentaires sur la sociologie de la connaissance, voir notamment Gilles Houle, « Le sens commun comme forme de connaissance ; de l’analyse clinique en sociologie », Sociologie et sociétés, vol. 19, n° 2, 1987, p. 77-86.
-
[44]
Gilles Houle et Paul Sabourin (dir.), « Économie et parenté », numéro spécial de L’Ethnographie, vol. XC, no 115, printemps 1994.
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[45]
Colette Moreux, Douceville en Québec. La modernisation d’une tradition, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1982.