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Face aux nombreuses questions qui demeurent sans réponse, le pessimisme n’est pas une réponse. Au contraire, nous devons accepter qu’une approche humaniste et humanitaire face à la personne et sa dangerosité doive être adoptée et que cette approche s’appuie sur toutes les connaissances rationnelles et scientifiques disponibles (traduction libre).

Dr Bruno Cormier, M.D. (1981) « Expertise on dangerosity : A multi-disciplinary approach »

Il y a plus de 20 ans, sous la direction de Landreville et Trottier (2001), la revue Criminologie publiait un numéro spécial sur la notion de risque en évoquant les dangers associés à son importance grandissante au sein du système pénal. En marge des considérations idéologiques, le numéro spécial ne mettait pas en évidence la distinction canadienne à l’égard de la notion de risque prônée aux États-Unis, pourtant mise en contexte par Feeley et Simon (1992). Par ailleurs, Simon (1998) avait mis en lumière comment le virage actuariel de cette nouvelle pénologie américaine avait eu un impact important en ce qui a trait aux trajectoires pénales des délinquants sexuels[3]. Le virage américain s’inscrivait en continuité avec l’abandon de l’individualisation de la peine et le rejet de la réhabilitation comme finalité de celle-ci (Tonry, 2013), mais également le souci grandissant d’endiguer les délinquants sexuels afin d’éviter une récidive sexuelle (English, 1998). La couverture médiatique de cas notoires de récidive, accompagnés de sentiments d’insécurité, d’indignation et d’incompréhension du public à l’égard de l’incapacité de l’appareil judiciaire à prévenir la récidive sexuelle des délinquants sexuels seront des moteurs importants de ce virage actuariel et populiste aux États-Unis. Ces réactions ont mené à des mobilisations populaires auxquelles le gouvernement a réagi en implantant des mesures répressives (p. ex., registre public de délinquants sexuels) symbolisant cette nouvelle pénologie américaine (p. ex., Lieb et al., 1998). En marge de ce virage, le Canada a pris une tout autre direction en réaffirmant l’importance de la réhabilitation et de la réinsertion sociale (Andrews et al., 1990a) en se basant principalement sur des assises scientifiques découlant de la recherche évaluative (Andrews et al., 2006). Bien que la notion de risque continue d’être au coeur des préoccupations canadiennes, le modèle canadien mise plutôt sur ses propres institutions sans y aller de grands coups d’éclat par l’adoption de mesures populistes comme son homologue américain (Petrunik, 2003). La présente étude revient sur ce pari articulé autour de la mise en place d’un modèle canadien distinct de gestion du risque de la récidive sexuelle.

Depuis près de 80 ans, la croyance populaire selon laquelle la récidive des délinquants sexuels est inévitable a contribué au développement de lois et de mesures pénales aux États-Unis et au Canada (Lussier et al., 2021). En réalité, comme le démontrent certaines recensions des écrits, les taux de récidive sexuelle de ces personnes contrevenantes sont relativement faibles (Furby et al., 1989 ; Hanson et Bussière, 1998). Toutefois, ces résultats de recherche sont en quelque sorte engloutis par une littérature scientifique dense, complexe, fragmentée et en apparence contradictoire (Lussier et al., 2023). En réalité, quiconque pourrait tirer n’importe quelle conclusion après une lecture sommaire de la littérature sur la question de la récidive sexuelle (Greenberg, 1998 ; Proulx et Lussier, 2001 ; Soothill, 2010). Afin de mieux rendre compte de ce champ de recherche et des résultats qui en découlent, nous proposons dans le cadre de cette étude une revue systématique ainsi qu’une méta-analyse quantitative des études empiriques canadiennes portant sur la récidive sexuelle. En fait, les chercheurs canadiens documentent les taux de récidive sexuelle depuis l’émergence des premières lois visant la prévention de la récidive sexuelle, permettant de poser un regard historique quant à l’évolution de ces taux en marge de changements législatifs, juridiques et correctionnels. Cette étude est d’autant plus importante qu’il n’y a pas de base de données centralisée sur la récidive au Canada, ni ailleurs dans le monde, permettant d’examiner l’évolution des taux de récidive à travers le temps. En somme, la présente étude propose un retour sur le pari canadien en proposant une nouvelle méthodologie de recherche permettant un regard empirique sur près d’un siècle de pratiques en matière de prévention de la récidive sexuelle.

Recension des écrits

La première loi canadienne[4] visant la prévention de la récidive sexuelle fut promulguée en 1948 dans la foulée d’une première vague de lois américaines visant les « psychopathes sexuels » (Chenier, 2003). Cette première vague de lois a pris naissance en réponse à la croyance populaire selon laquelle les crimes à caractère sexuel étaient à la hausse, une croyance démentie par la suite (Freedman, 1987). Afin de combattre cette hausse perçue, les experts américains consultés à l’époque ont mis en évidence l’hypothèse selon laquelle les crimes sexuels étaient le résultat de problèmes de santé mentale (Karpman, 1951) et qu’une approche humaniste axée sur la réhabilitation et la psychothérapie devait être privilégiée (Frosch et Bromberg, 1939). Dans ce contexte, les établissements de détention et les pénitenciers n’étaient pas perçus comme des milieux propices à la réhabilitation de ces individus et, par conséquent, les milieux hospitaliers sécuritaires devaient être privilégiés afin d’offrir les soins nécessaires. Autrement dit, ces experts véhiculaient l’idée selon laquelle la condamnation et l’incarcération n’auraient aucun impact dissuasif auprès de personnes ayant des troubles mentaux. Les lois sur les « psychopathes sexuels[5] » permettaient alors aux juges d’imposer des peines privatives de liberté d’une durée indéterminée aux délinquants sexuels, au cours desquelles ils recevraient une thérapie spécialisée (Greenland, 1972). Selon Sutherland (1950), ces lois ont été adoptées rapidement et sans examen approfondi afin d’apaiser l’opinion publique. Toutefois, dès leur entrée en vigueur, elles furent accueillies avec beaucoup de pessimisme autant par les juges que les psychiatres dont le rôle était d’appliquer cette loi (Hacker et Frym, 1955).

Au Canada, la loi sur les psychopathes sexuels a été promulguée avant l’élaboration de stratégies, de mesures, d’interventions et de programmes de traitement basée sur des données probantes, créant ainsi une conjoncture où les psychiatres n’étaient pas en bonne posture pour offrir des services appropriés aux délinquants sexuels (Price, 1970). Plusieurs chercheurs et cliniciens ont exprimé publiquement leur mécontentement face à la loi en mettant en lumière une série de problèmes et d’enjeux éthiques, juridiques, cliniques et pratiques quant à l’application de la loi (p. ex., Cormier et Simons, 1969). Notamment, les cliniciens ont remis en doute le terme de « psychopathe sexuel », un terme mis de l’avant par le législateur qui ne correspondait à aucune entité clinique connue, ainsi que les difficultés à émettre un tel diagnostic (Abrahamsen, 1950). Les amendements apportés à la loi en réponse aux critiques (McRuer, 1959) n’ont pas eu les effets escomptés, considérant les problèmes systémiques quant à l’application de cette loi. Au moment de la promulgation de la loi canadienne, il n’y avait toujours pas de centre, ni d’unité, ni d’équipe, ni de professionnel formés pour le traitement de psychopathes sexuels, un problème qui n’était pas exclusif au Canada (Swanson, 1960). Bien que la loi canadienne promulguée en 1948 ait été fondée sur la mise en place de programmes de traitement spécialisés, ce n’est qu’à partir des années 1970 que ces derniers ont vu le jour et ceux-ci visaient principalement les individus présentant une paraphilie (Borzecki et Wormith, 1987 ; Freund et al., 1972)[6]. Cela dit, entre la promulgation de la loi et la mise en oeuvre de programmes, la thérapie consistait principalement en des séances de psychothérapie non structurées dans des unités psychiatriques en milieu carcéral et en consultation externe (Marcus et Conway, 1969 ; Turner et al., 1958). Ces dernières prenaient souvent une orientation s’arrimant à l’expertise du clinicien plutôt qu’aux besoins de la personne (Aubut et Lamontagne, 1980). Pour ces raisons, la loi sera éventuellement décrite comme une peine d’incarcération déguisée en thérapie (Price, 1970), pour d’autres comme un échec (Greenland, 1984) mettant en lumière les difficultés du système pénal à identifier les personnes dangereuses (Jakimiec et al., 1986).

Vers le début des années 1990, à la suite de cas rares, mais hautement médiatisés d’enlèvements et d’homicides à caractère sexuel impliquant un enfant, la récidive sexuelle revient à l’avant-plan (Soothill, 2010 ; Zatkin et al., 2021). Ces cas d’homicides sexuels seront interprétés comme des failles de l’appareil judiciaire en matière de sécurité publique nécessitant un réajustement sur le plan des politiques pénales (Lussier et al., 2021). La couverture médiatique mettra en lumière la présence de délinquants sexuels dans la collectivité, certains en maison de transition, d’autres sans mandats légaux, soulevant des inquiétudes au sein de la population. Aux États-Unis, cette seconde vague de lois visant à prévenir la récidive sexuelle misera non pas sur la réhabilitation (première vague de lois), mais bien sur des mesures visant à accentuer les mécanismes de dissuasion et de neutralisation. Alors que les lois américaines feront naître les registres de délinquants sexuels vers le milieu des années 1990 (c.-à-d. Jacob Wetterling Act), qui deviendront par la suite publiques vers les années 2000 (c.-à-d. Megan’s Law), d’autres lois et mesures viendront graduellement s’ajouter (p. ex., Adam Walsh Act) et toucher autant les adolescents que les adultes reconnus coupables d’un crime à caractère sexuel (Cohen et Jeglic, 2007 ; Wright, 2017). Malgré les problèmes et les enjeux éthiques, légaux, sociaux, et cliniques soulevés par différents experts américains (p. ex., Lasher et McGrath, 2012), ces mesures caractérisent le contexte pénal américain depuis maintenant plus de 20 ans sans démonstration claire de leur capacité préventive (Lussier et Mathesius, 2018 ; Zgoba et Mitchell, 2021).

En marge de la réponse sociolégale américaine, le gouvernement canadien a mis en place de nouvelles lois, plus prudentes, ayant une portée beaucoup plus modeste (Petrunik, 2003). Ces nouvelles lois et mesures pénales culmineront en 2004 avec l’établissement d’un registre national non public de délinquants sexuels (Murphy et al., 2009). Celui-ci s’ajoutera à la loi sur les délinquants dangereux et les délinquants à contrôler, ainsi qu’aux conditions spéciales de libération pour les délinquants sexuels prévues à l’ordonnance d’interdiction. Dans le contexte de ces nouvelles lois, les services correctionnels canadiens ont réaffirmé leur engagement envers le traitement et la réhabilitation, en proposant notamment des lignes directrices nationales pour le traitement des délinquants sexuels (p. ex., Williams, 1996). Cet engagement envers le traitement et la réhabilitation s’est organisé autour des pratiques fondées sur des données probantes (p. ex., Gendreau et al., 1996), plus spécifiquement, sur le modèle risque-besoins-réceptivité (RBR ; Andrews et al., 1990b). Le modèle RBR met principalement l’accent sur la notion de risque, incluant la gestion du risque par l’identification de facteurs liés à la récidive pouvant être modifiés à la suite d’une intervention misant sur l’approche cognitivo-comportementale. C’est précisément à partir de cette période que les travaux de recherche sur la récidive sexuelle (p. ex., Quinsey et al., 1995) culmineront vers l’élaboration d’outils d’évaluation du risque (p. ex., Hanson, 1997), permettant de guider et d’informer les intervenants concernant les besoins des contrevenants en matière de traitement et d’intervention. En ce qui concerne le Québec, il est important de reconnaître les travaux significatifs dans le domaine de la délinquance sexuelle qui contribueront à l’effervescence de la recherche durant cette période : le Dr Jocelyn Aubut pour le traitement des délinquants (Aubut, 1993) ; André McKibben pour les processus de changement et les défis cliniques liés à la prévention de la récidive (McKibben et al., 1994) ; et le Dr Jean Proulx pour la compréhension et l’évaluation du risque (Proulx et al., 1997).

Buts de l’étude

Depuis environ 80 ans, le Canada a connu deux vagues de lois visant à prévenir la récidive des délinquants sexuels. Or, au Canada, les taux de récidive sexuelle de cette population de personnes contrevenantes et leur évolution en marge des lois demeurent relativement inconnus, notamment en raison de facteurs limitant les constats possibles. D’abord, il n’y a pas de base de données centralisée permettant de faire un suivi de l’évolution et des tendances de la récidive sexuelle à travers le temps. Dans ce contexte, l’évaluation scientifique de la récidive sexuelle repose essentiellement sur l’analyse de taux de récidive d’une cohorte de délinquants sexuels suivi sur une très courte période (environ 5 ans en moyenne) (voir notamment Lussier et al., 2023a). La mise en commun des taux de récidive observés d’une étude à l’autre est difficile considérant que ces études diffèrent sur le plan méthodologique (p. ex., taille de l’échantillon, durée du suivi ; Furby et al., 1989) mais également sociolégal. À cet égard, les travaux de synthèse antérieurs (p. ex., Lösel et Schmucker, 2005) combinant des données tirées d’études de différents pays peuvent masquer des tendances exclusives au Canada.

La construction du risque s’est principalement organisée autour de facteurs individuels caractérisant la dangerosité d’une personne (p. ex., traits de personnalité, antécédents judiciaires, facteurs de risque). Cette construction, toutefois, ne tient pas compte de possibles effets de périodes et de cohortes (p. ex., Yang et Land, 2006), et ce, quoique l’inspection de ceux-ci soit devenue presque inévitable dans un contexte où d’importants changements socioculturels, politiques, juridiques et correctionnels se sont opérés et s’opèrent toujours. Bien que l’objectif ne soit pas de comparer des effets de période à des effets de cohorte, cette étude permet de soulever des questions inhérentes à ces effets négligés en criminologie (Aebi et Linde, 2010 ; Fabio et al., 2006 ; Neil et Sampson, 2021). Le but de cette étude est alors d’examiner les taux de récidive sexuelle au Canada depuis les débuts de cette recherche il y a 80 ans et de poursuivre nos travaux concernant l’évolution de ces taux durant cette période (Lussier et al., 2023a ; Lussier et al., 2023b). Pour ce faire, les résultats de 165 études longitudinales canadiennes menées entre 1940 et 2019 sur la récidive sexuelle ont été analysés à l’aide d’une démarche méta-analytique (Hedges et Olkin, 1985). Le Canada est un bon candidat pour une étude sur l’évolution du taux de base de la récidive sexuelle, car il a produit plus de 20 % de toutes les études sur la récidive des délinquants sexuels (voir plus bas), mais également, il a été un précurseur et un pilier dans le développement de pratiques clés en matière d’évaluation et de gestion du risque de cette population (p. ex., Hanson et al., 2009). Ainsi, ce n’est pas seulement l’ampleur de la recherche qui est importante, mais également et surtout son incidence sur les pratiques en milieu correctionnel.

Méthodologie

Recension systématique

La démarche de recherche documentaire implique plusieurs étapes nécessitant de prendre en considération la nature de la littérature portant sur la récidive sexuelle[7]. Bien que cette recherche implique deux termes clés principaux, soit délinquant sexuel (sex offender) et récidive (recidivism), le caractère pluridisciplinaire de cette littérature ainsi que le caractère historique de la présente étude imposaient une démarche plus vaste et inclusive. De cette façon, plus de 70 termes ont été identifiés comme variantes à celui de « délinquant sexuel » (p. ex., sex assaulter, rapist, child molester) ainsi que celui de « récidive » (p. ex., relapse, failure, treatment effectiveness). Un examen approfondi de méta-analyses antérieures portant sur des sujets connexes (p. ex., Lösel et Schmuker, 2005) a permis d’identifier plus de 80 bases de données potentielles pour effectuer la recherche documentaire. Le logiciel Gold Rush, un outil bibliographique, a été utilisé pour élaborer une liste de bases de données minimisant le chevauchement[8].

Figure 1

Organigramme des études empiriques sur la récidive des délinquants sexuels (1940-2019)

Organigramme des études empiriques sur la récidive des délinquants sexuels (1940-2019)

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La recherche initiale a permis de repérer plus de 20 000 documents publiés entre 1940 et 2019 (figure 1), dont environ 20 % faisaient partie de la littérature grise (p. ex., des documents non publiés, des rapports gouvernementaux, des présentations dans le cadre d’une conférence). Une procédure de filtrage en quatre étapes a été utilisée pour identifier les documents pertinents pour la présente étude. Dans la phase de repérage, les documents pertinents issus de toutes les sources et bases de données ont été inspectés puis importés dans un dossier électronique. Dans la phase de sélection, la littérature scientifique a été filtrée sur la base d’informations générales de l’étude, c’est-à-dire l’examen (a) du titre de l’étude, (b) du résumé et/ou des faits saillants, et (c) des mots clés. Selon ces informations, l’équipe de recherche (chercheurs, étudiants des 2e et 3e cycles) a déterminé si l’étude était pertinente ou potentiellement pertinente. Noter qu’une session de formation a été tenue jusqu’à ce qu’un accord interjuge acceptable entre les évaluateurs soit atteint (Coefficient Kappa >0,80). Tout document qui n’était pas un doublon et qui était jugé pertinent ou potentiellement pertinent pour le projet de recherche a ensuite été extrait. Au total, 3026 documents ont été sélectionnés en vue de la troisième étape permettant de statuer définitivement sur l’éligibilité des documents pour la méta-analyse. Le document était retenu s’il : (a) était complet et disponible en consultation (virtuelle ou papier) ; (b) incluait une étude empirique et non pas une recension d’écrits (p. ex., il ne s’agit pas d’une revue narrative, d’une méta-analyse ou d’un texte d’opinion) ; (c) comprenait une mesure de la récidive (p. ex., nombre de récidivistes, un pourcentage, un taux) pour au moins un type de récidive (p. ex., générale, bris de condition, violente, sexuelle) ; (d) incluait un devis de recherche longitudinale où la mesure de la récidive n’était pas fondée sur l’analyse des antécédents judiciaires de la personne ; et (e) était rédigé en anglais ou en français. Au total, 811 études répondaient à ces critères. Finalement, la dernière étape consistait à déterminer la provenance de l’échantillon afin d’identifier les données canadiennes. À ce stade, les études combinant des données canadiennes à des données d’autres pays ont été éliminées. Au total, 187 études canadiennes ont été identifiées (23 % des études sur la question), incluant 165 présentant des données précisément sur la récidive sexuelle d’un groupe d’individus identifiés comme délinquants sexuels.

Échantillon

Les 165 études ont permis d’identifier 226 estimations non indépendantes de la récidive. Ces estimations sont non indépendantes pour deux raisons : (a) pour une même étude, des taux de récidive distincts ont été présentés pour différents sous-groupes (p. ex., agresseurs sexuels de femmes, agresseurs sexuels d’enfants) ; et (b) des échantillons identiques ou similaires étaient utilisés dans plus d’une étude empirique. Ces estimations de la récidive sexuelle ont été analysées bien qu’elles ne fussent pas indépendantes, car elles représentent la littérature dans sa globalité. Cela permet d’évaluer si la surreprésentation de certains échantillons pourrait influencer la compréhension des taux de récidive sexuelle. Effectivement, un postulat important des méta-analyses est l’indépendance des observations et ce dernier peut être transgressé si plusieurs taux de récidive sexuelle proviennent du même échantillon ou d’échantillons qui se chevauchent (Cheung, 2019). Afin de pallier ce problème, un registre informatisé d’échantillons a été créé afin d’organiser et de classer les 165 études par échantillons indépendants. Tout d’abord, les taux de récidive pondérés ont été combinés par étude (une étude = un échantillon = un taux de récidive) (voir plus bas, stratégie analytique). Ensuite, les échantillons ont été regroupés par province, par établissement, et/ou par programme de traitement lorsque ces informations étaient mentionnées. Chaque échantillon a été identifié à l’aide d’un numéro d’identification. Lorsque les études ont été regroupées par échantillon, un seul taux de récidive a été sélectionné, et ce, à l’aide de plusieurs critères[9]. À la fin de ce processus, il y avait 88 taux de récidive sexuelle jugés relativement indépendants. Cela dit, en se fiant uniquement aux informations contenues dans le document, il n’était pas toujours possible d’établir clairement l’indépendance des échantillons. Face à des données incomplètes ou manquantes empêchant de statuer de façon concluante sur l’indépendance, plusieurs stratégies ont été adoptées afin d’obtenir l’information manquante (p. ex., consultation d’autres études publiées par les mêmes auteurs, communication avec les auteurs de l’étude). En utilisant une approche conservatrice (dans le doute, les échantillons étaient considérés comme non indépendants), il a été déterminé que 53 taux de récidive sexuelle étaient basés sur des échantillons indépendants. Ainsi, cette étude examine les taux de récidive de l’ensemble des observations canadiennes (k = 226), incluant les échantillons relativement indépendants (k = 88), ainsi que les observations indépendantes en utilisant une approche conservatrice (k = 53).

Période

L’année de publication d’un document a traditionnellement été utilisée dans les méta-analyses pour distinguer la période à laquelle appartient une étude. Toutefois, cette stratégie comporte ses limites, considérant le caractère longitudinal des études sur la récidive. En effet, l’année de publication peut ne pas bien refléter le moment auquel l’étude a été menée puisque : (a) la période de suivi peut s’échelonner sur plusieurs années et (b) les chercheurs ont tendance à réutiliser des données secondaires (p. ex., une publication récente utilisant des données recueillies dans les années 1970). Par conséquent, l’année marquant le début de la période d’échantillonnage a été retenue pour déterminer la période à laquelle appartient une étude (étendu = 1939-2010). La durée moyenne de la période d’échantillonnage était de 6,8 ans (É.-T. = 6,3)[10]. Pour plus de 90 % des cas où l’information était disponible, l’année marquant le début de la période d’échantillonnage coïncidait avec l’année marquant le début de la période de suivi en communauté (la période où les personnes étaient à risque de récidiver ; n = 100 ; 92,6 %)[11]. À noter, lorsque l’information était disponible (n = 8), pour les études dont la date de début de la période d’échantillonnage et la date du suivi n’étaient pas la même, l’écart moyen était de 3,8 ans seulement (É.-T. : 3,7). Les études pour lesquelles les informations sur la période d’échantillonnage n’étaient pas disponibles ont été catégorisées comme « inconnues ».

Mesures

Une grille de codification a été développée afin de recueillir des informations pour chaque étude. La version initiale de la grille a été prétestée par trois auxiliaires de recherche à l’aide de 40 études sélectionnées au hasard. Des ajustements ont été apportés à la grille de codification pour résoudre des problèmes survenus lors de la codification des études (p. ex., manque de clarté, déclarations trop vagues/précises, catégories manquantes). La grille de codification a été testée une dernière fois sur 150 publications[12]. Chacune de ces études a été codifiée deux fois par quatre auxiliaires de recherche. Les coefficients Kappa (K) et les coefficients de corrélation intraclasse (CCI) sont rapportés pour les variables utilisées dans la présente étude.

Modérateurs

Pour cette étude, quatre catégories de modérateurs ont été examinées (tableau 1). Les caractéristiques de la publication comprenaient le type de publication (p. ex., K = 0,94), l’année de publication de l’étude (K = 0,96) et la langue de la publication (K = 1,00). Les caractéristiques de l’auteur principal comprenaient l’affiliation principale du chercheur principal (K = 0,80). Les caractéristiques de l’échantillon comprenaient le milieu d’échantillonnage (K = 0,67), la taille de l’échantillon (K = 0,85), l’année marquant la période de l’étude (K = 0,99) ainsi que la province où a été effectué l’échantillonnage[13]. Les caractéristiques de l’échantillon comprenaient également une mesure permettant de statuer sur la prévalence de récidivistes sexuels au sein de l’échantillon, c’est-à-dire la proportion de personnes ayant des antécédents officiels en matière de crimes sexuels au moment de l’échantillonnage pour l’étude (CCI = 0,85). Cette information n’a été rapportée que dans environ 20 % des études canadiennes. Une mesure reflétant le pourcentage d’agresseurs sexuels d’enfants au sein de l’échantillon a également été ajoutée (K = 0,65) afin de contrôler pour les variations possibles de la composition du type de contrevenant au fil des années. Enfin, la composition de l’échantillon en fonction du groupe d’âge (mineurs, adultes, échantillons mixtes ou incertains) (K = 0,65) a aussi été prise en considération. Ensuite, les caractéristiques de la récidive comprenaient la durée moyenne de la période de suivi (K = 0,71) ainsi que l’indicateur utilisé pour mesurer la récidive (K = 0,81).

Tableau 1

Caractéristiques des études canadiennes sur la récidive des délinquants sexuels

Caractéristiques des études canadiennes sur la récidive des délinquants sexuels

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Récidive

L’étude actuelle s’est concentrée sur les changements dans les taux de récidive sexuelle au fil du temps. Une mesure agrégée a été utilisée pour déterminer le taux de récidive sexuelle pour chaque échantillon. Si une étude rapportait plusieurs taux en usant de différents critères, le taux le plus élevé était toujours retenu. Les situations où les critères de mesure de la récidive sexuelle comprenaient des crimes violents non sexuels (p. ex., voies de fait, homicide, menaces) ont été exclues. L’accord interjuge pour la codification des taux de récidive sexuelle dans les études (k = 141) était relativement bon (CCI = 0,86 ; IC 95 % = 0,81-0,90).

Stratégie analytique

Les analyses ont été effectuées à l’aide des logiciels statistiques IBM SPSS version 27 et Stata 16.1 (Stata Corp.). Les commandes metaprop et metapreg du logiciel Stata ont été utilisées pour combiner et pondérer les estimations des taux de récidive (p. ex., Nyaga et al., 2014). Plusieurs méthodes (p. ex., transformation logarithmique) ont été proposées afin de combiner des taux de prévalence issus d’études différentes dans le cadre de recherches méta-analytiques (Stoltenborgh et al., 2011) sans réel consensus quant à l’approche à privilégier (Migliavaca et al., 2020). Ces méthodes présentent toutefois des limites, en particulier lorsque les taux de base sont très faibles (ou très élevés) ou que les échantillons à l’étude sont petits (Newcombe, 1998). Notamment, ces méthodes peuvent produire des intervalles de confiance impossibles (Barendregt et al., 2013). Pour cette étude, la transformation à double arc-sinus de Freeman-Tukey a été utilisée, ce qui peut remédier à certaines de ces limites tout en stabilisant la variance dans les estimations. La transformation en double arc-sinus a été obtenue en utilisant la formule suivante :

où n désigne le nombre de cas dans la catégorie (récidivistes) et N désigne la taille totale de l’échantillon. La variance de t peut être obtenue à l’aide de la formule suivante :

les valeurs sont ensuite reconverties dans l’unité de proportions d’origine à l’aide de la formule suivante :

Après, des analyses de méta-régression ont été réalisées à l’aide de modèles d’effets aléatoires afin de déceler si des modérateurs des études compris dans la méta-analyse influençaient les taux de récidive sexuelle rapportés. Le rôle des modérateurs dans les estimations des taux de récidive sexuelle a été mesuré à partir du coefficient Q (Hedges et Olkin, 1985).

Résultats

L’évolution des taux de récidive sexuelle moyens pondérés au Canada entre 1940 et 2019 est illustrée à la figure 2. Le taux de récidive moyen pour l’ensemble des observations est représenté par une ligne horizontale (rouge). Une courbe de tendance estimée à partir d’une régression locale de type LOESS (locally estimated scatterplot smoothing, Cleveland, 1979) permet d’apprécier l’évolution du taux de récidive sexuelle moyen pondéré. Les résultats sont présentés de façon distincte pour les observations non indépendantes et indépendantes. Les résultats suggèrent que les taux de récidive sexuelle ont augmenté entre 1940 et 1970 ; cette augmentation est plus claire lorsque l’on regarde les observations indépendantes. Le taux moyen de récidive sexuelle semble atteindre un sommet vers la fin des années 1960 et le début des années 1970. L’analyse de la courbe de tendance montre également que cette augmentation des taux de récidive sexuelle est suivie d’une chute importante qui débute à partir des années 1970. Cette chute des taux de récidive sexuelle moyens pondérés continue jusqu’aux années 1990. La chute des taux de récidive persiste par la suite, mais celle-ci semble ralentir. Il importe de noter que cette courbe de tendance ne tient pas compte des particularités méthodologiques de chaque étude.

Figure 2

Évolution des taux moyens pondérés de récidive sexuelle au Canada entre 1940 et 2019

Observations non indépendantes

(k = 226)

Observations indépendantes

(k = 88)

Observations indépendantes – Approche conservatrice (k = 53)

Notes. Chaque observation est représentée par un cercle de taille proportionnelle à celle de l’échantillon. La ligne horizontale (rouge) représente le taux de récidive moyen pondéré pour l’ensemble des observations. La courbe de tendance (noire) a été estimée par une procédure de régression locale de type LOESS (locally estimated scatterplot smoothing).

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Les taux de récidive sexuelle moyens pondérés au Canada entre 1940 et 2019 sont présentés au tableau 2. Pour les échantillons non indépendants, un nombre total de 226 estimations de taux de récidive sexuelle ont été combinées pour un total de 55 944 individus. Dans l’ensemble, le taux de récidive sexuelle moyen pondéré était de 0,14 [I.C. 95 % : 0,13-0,15]. Dit autrement, en moyenne dans les études canadiennes, environ 14 % des personnes récidivent. Les taux moyens pondérés sont toutefois hétérogènes d’une période à l’autre (Q = 98,09, p < 0,001). Les mêmes analyses ont été effectuées en tenant compte uniquement des observations indépendantes (k = 88 ; n = 29 361) et les résultats sont pratiquement identiques. Le taux de récidive moyen pondéré pour les observations indépendantes est légèrement plus bas à 0,13 [I.C. 95 % : 0,11-0,15]. Ces résultats hétérogènes (Q = 29,73, p < 0,001) suggèrent des variations significatives d’une période à l’autre. À noter, les résultats demeurent stables lorsque l’analyse de l’hétérogénéité par décennies est effectuée sur les échantillons indépendants (k = 53 ; n = 18 335) identifiés à partir d’une approche conservatrice.

Tableau 2

Taux de récidive sexuelle moyens pondérés au Canada entre 1940 et 2019

Taux de récidive sexuelle moyens pondérés au Canada entre 1940 et 2019

Notes. Les taux moyens pondérés ne tiennent pas compte de la durée moyenne de la période de suivi. k fait référence au nombre total d’échantillons. La transformation à double arc-sinus de Freeman-Tukey a été utilisée pour calculer les taux moyens. De plus, n fait référence au nombre total de personnes contrevenantes inclus dans les études.

*** p <.001

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Afin d’inspecter cette hétérogénéité, les taux de récidive ont été regroupés et présentés par décennies, sauf pour la période 1940-1979 puisqu’elle comprenait peu d’observations (figure 3). Pour les échantillons non indépendants, le taux de récidive moyen pondéré le plus élevé a été observé pour la période 1940-1979 (k = 34 ; n = 4 882), soit 0,23 [I.C. 95 % : 0,18-0,28)] ou 23 %. Ce taux moyen pondéré diminue ensuite pour la période 1980-1989 (k = 89 ; n = 21 997 ; Taux moyen pondéré = 0,16) et la période 1990-1999 (k = 54 ; n = 16 670 ; Taux moyen pondéré = 0,10). Entre 2000 et 2019, le taux de récidive moyen pondéré continue de baisser, se stabilisant à 0,07 (2010-2019). Ainsi, sur la base des observations non indépendantes, entre la période 1940-1979 et la période 2010-2019, le taux de récidive moyen pondéré observé dans les études canadiennes a chuté de 69 %. Pour les échantillons indépendants (k = 88), les résultats indiquent que de la période 1940-1979 (k = 14 ; n = 3 908 ; Taux moyen pondéré = 0,21) à la période 2010-2019 (k = 1 ; n = 293 ; Taux moyen pondéré = 0,07), le taux de récidive moyen pondéré a chuté de 66,7 %. Autrement dit, la chute du taux de récidive est toujours présente en limitant l’analyse aux observations indépendantes. D’ailleurs, l’utilisation d’une approche conservatrice concernant l’indépendance des études (k = 53 ; n = 18,335) met également en évidence la chute des taux de récidive moyens pondérés (65 %).

Figure 3

Taux moyen pondéré de récidive sexuelle au Canada par période (1940-2019)

Notes. La ligne pointillée représente la moyenne pondérée pour l’ensemble des observations. Chaque boîte noire représente la moyenne pondérée pour chaque période avec un intervalle de confiance de 95 %.

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L’analyse de l’évolution des taux de récidive sexuelle moyens pondérés doit également tenir compte des variables méthodologiques entre les études. En effet, il est possible que la chute des taux de récidive moyens pondérés soit le reflet de variations méthodologiques (variables modératrices) dans la mesure de la récidive à travers le temps. Pour ce faire, une série de méta-régressions à effet aléatoire (DerSimonian-Laird) a été effectuée et les résultats sont présentés au tableau 3. Ces analyses ont été réalisées sur des observations indépendantes uniquement. Compte tenu de la taille de l’échantillon et afin de ne pas surtaxer les analyses, une seule variable modératrice a été examinée par méta-régression. De plus, les taux de récidives ont été regroupés par périodes afin de rendre compte des deux vagues de lois sur la prévention des crimes sexuels : (1) première vague de lois sur les psychopathes sexuels (1940-1979) ; (2) période de dormance sur le plan des politiques pénales (1980-1999 ; Prentky et Burgess, 2000) ; (3) deuxième vague de lois incluant notamment les registres de délinquants sexuels (2000-2019). Au total, 11 variables modératrices ont été examinées afin de contrôler les caractéristiques du document, de l’auteur, de l’échantillon et de la mesure de la récidive sexuelle.

La première analyse de méta-régression repose sur un modèle de base qui inclut seulement des variables liées à la période de l’étude et n’inclut aucun facteur d’ajustement (variable modératrice). Ces résultats sont présentés à titre informatif et comparatif. Ainsi, pour ce modèle, la constante, qui représente ici le taux moyen pondéré pour la période 1940-1979, est de 0,22 (E.S. = 0,02). Le coefficient bêta pour la période 1980-1999 est de -0,08 (E.S. = 0,03), indiquant une chute significative (p < 0,01) du taux de récidive sexuelle entre ces deux périodes. Pour la période 2000-2019, la chute par rapport à la période initiale est encore plus prononcée, comme l’indique le coefficient bêta (-0,14 ; E.S. = 0,03, p < 0,001). Ces résultats laissent supposer une chute des taux de récidive moyens pondérés de 63,6 % entre la période 1940-1979 et 2000-2019 (p < 0,001). Ensuite, tour à tour, dans les modèles de régression distincts, les 11 variables modératrices ont été analysées pour estimer leurs incidences sur cette chute des taux de récidive sexuelle. Plusieurs résultats et tendances significatives ont été observés à partir de ces modèles de méta-régression, mais la chute des taux de récidive entre les périodes rapportées plus haut demeure présente et statistiquement significative (p < 0,01). Autrement dit, cette chute ne semble pas être principalement le fruit de variations sur le plan des aspects méthodologiques liés à ces études.

Tableau 3

Analyse de l’évolution des taux de récidive sexuelle moyens pondérés ajustés à l’aide d’une série de méta-régressions

Analyse de l’évolution des taux de récidive sexuelle moyens pondérés ajustés à l’aide d’une série de méta-régressions

Tableau 3 (continuation)

Analyse de l’évolution des taux de récidive sexuelle moyens pondérés ajustés à l’aide d’une série de méta-régressions

Notes. La taille de l’échantillon est de k = 88 (n = 29,361) pour l’ensemble des analyses, à l’exception du modèle 7 (k = 80), considérant les données manquantes pour la variable durée du suivi. La période 1940-1979 est toujours utilisée comme catégorie de référence pour l’estimation des coefficients liés à la période d’étude. Voir le tableau 1 pour les catégories de référence pour chacun des facteurs d’ajustement.

† p <.10 * p <.05 ** p <.01 *** p <.001

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Sur les 11 variables modératrices ayant été examinées, seulement 2 étaient statistiquement liées (p < 0,05) aux taux de récidive sexuelle moyens pondérés. De plus, cinq autres variables modératrices étaient marginalement associées (p < 0,10) aux taux de récidive. Ces résultats doivent être interprétés avec prudence, considérant la taille de l’échantillon pour ces analyses (n = 165). Parmi les variables modératrices, une seule se démarque clairement des autres, soit la durée de la période de suivi au cours de laquelle la récidive a été examinée. Plus la période de suivi était longue, plus les taux de récidive étaient élevés. Il est important de noter qu’il s’agit également d’une variable temps et que, malgré sa répercussion sur les taux observés, la chute des taux de récidive demeure significative en plus d’être même plus prononcée pour la période 1980-1999 (bêta = -0,12 ; E.S. = 0,02, p < 0,001). L’autre facteur statistiquement significatif est l’affiliation professionnelle du premier auteur de l’étude. Les résultats montrent que les chercheurs universitaires ainsi que ceux du milieu de la santé (p. ex., psychiatres, psychologues) tendent à rapporter des taux de récidive plus élevés que ceux issus d’autres milieux (p. ex., chercheurs indépendants). Nous parlons d’écart moyen à la hausse de 0,05 pour les chercheurs universitaires et de 0,07 pour les chercheurs issus du milieu de la santé. Enfin, bien que ce résultat ne soit que marginalement statistiquement significatif (p < 0,10), nos analyses montrent qu’historiquement, les taux de récidive sexuelle moyens pondérés au Québec tendent à être plus bas que ceux rapportés pour l’Ontario.

Pour des fins de vérification et de confirmation, les mêmes analyses de type méta-régression ont été effectuées à partir des observations indépendantes basées sur une approche conservatrice (k = 53). Les résultats sont pratiquement identiques à ceux rapportés plus haut concernant la chute des taux de récidive sexuelle moyens pondérés ainsi que l’effet des variables modératrices. Nous avons constaté un seul changement significatif. La méta-régression basée sur 53 observations indépendantes montre un lien statistiquement significatif entre la présence d’un plus grand pourcentage (≥ 25 %) de récidivistes sexuels au sein de l’échantillon et le taux de récidive observé (bêta = 0,17 ; E.S. = 0,05, p < 0,01). En tenant compte de cet ajustement, la chute du taux de récidive pour la période 1980-1999 (bêta = -0,12 ; E.S. = 0,03, p < 0,001) et la période 2000-2019 (bêta = -0,14 ; E.S. = 0,03, p < 0,001) demeure importante et significative.

Discussion

Au Canada, depuis les années 1970, les taux de récidive sexuelle ont chuté de plus de 60 %, une chute qui n’avait pas été détectée par la communauté scientifique jusqu’à tout récemment (Lussier et al., 2023a). Cette chute n’est pas, à première vue, attribuable à des variations méthodologiques associées à la mesure de la récidive sexuelle dans les études. Par ailleurs, cette chute paraît improbable considérant le contexte dans lequel elle s’est produite. En effet, sur fond de changements sociaux, incluant une culture du risque structurant de plus en plus les décisions humaines (Beck, 1992), la chute des taux de récidive sexuelle s’est enclenchée dans un contexte de réformes sociales (p. ex., apparition des centres d’aide aux victimes), légales (p. ex., réformes visant l’article de loi sur le viol ; Gunn et Linden, 1997 ; Roberts, 1990) et pénales (p. ex., Commission canadienne sur la détermination de la peine ; Pires, 1987) importantes. Ces réformes furent motivées en bonne partie par une hausse historique des taux de criminalité qui culminera vers le début des années 1990, avant de chuter de façon drastique pour des raisons qui demeurent, encore aujourd’hui, quelque peu nébuleuses (Farrell et al., 2014 ; Ouimet, 2002). Bien que la tendance des taux de récidive sexuelle ne suive pas parfaitement celle de la criminalité, les résultats de notre étude ne nous permettent pas d’exclure la possibilité que ces deux phénomènes soient interreliés. La hausse de la criminalité, incluant les crimes à caractère sexuel, a créé beaucoup d’incertitude sur le plan social et politique quant à la façon de freiner cette hausse (p. ex., Blumstein et Wallman, 2000). D’un côté, les réformes visant les crimes à caractère sexuel appuyées par une couverture médiatique grandissante (Boudreau et Ouimet, 2010) ont possiblement contribué à accroître la conscientisation sociale envers le caractère répréhensible des violences sexuelles et des conséquences négatives de la victimisation sexuelle nécessitant des peines d’incarcération plus longues. De l’autre, en parallèle, la Commission canadienne sur la détermination de la peine soulignait le recours abusif aux peines d’incarcération ayant des conséquences négatives sur la réinsertion sociale des personnes contrevenantes. Ce paradoxe aura des répercussions sur la spécificité que prendra le modèle canadien de gestion du risque, particulièrement à l’égard des délinquants sexuels.

Cette chute prononcée des taux de récidive sexuelle ne semble pas sortir de nulle part. La trajectoire pénale des délinquants sexuels a beaucoup changé depuis les années 1970. C’est précisément durant cette période que les premiers programmes de traitement pour délinquants sexuels feront graduellement leur apparition dans les pénitenciers canadiens (Freund et al., 1972). Alors que le pessimisme entourant la question de l’efficacité des programmes sera à l’avant-plan à la suite du rapport Martinson (1974), la psychocriminologie canadienne réagira rapidement et fortement à ce pessimisme en rejetant les conclusions de ce rapport (Andrews et al., 1990a). La psychiatrie qui avait joué un rôle de premier plan durant la première vague de lois visant la prévention de la récidive sexuelle est alors remise en question sur plusieurs fronts (p. ex., Cocozza et Steadman, 1975). Pour cette raison, cette nouvelle gestion du risque à la canadienne sera plus inclusive sur le plan disciplinaire (p. ex., criminologie, psychologie, sexologie) et non limitée à une perspective médico-psychiatrique. Avant qu’une gestion du risque efficace s’organise et se formalise, une analyse approfondie des pratiques en milieu correctionnel (p. ex., évaluation) mettra en lumière le manque de standardisation et de rigueur, de même que l’absence d’ancrage scientifique. Le modèle RBR et les principes qui y sont associés viendront se greffer aux pratiques en milieu correctionnel durant les années 1980 pour pallier ces problèmes. Cet ancrage scientifique permettra de réaffirmer l’importance de la réhabilitation comme finalité de la peine tout en tenant compte des besoins distincts des personnes contrevenantes en matière d’intervention. C’est ce même ancrage qui permettra d’établir des assises empiriques en matière de gestion du risque tout au long de la trajectoire pénale (p. ex., évaluation, classement, octroi d’une libération conditionnelle, conditions de supervision), et ce, bien au-delà de la présence de programmes de traitement dont l’effet observé sur la chute des taux de récidive sexuelle semble n’être finalement qu’une des pièces du casse-tête de la chute. Cela dit, ces conclusions demeurent des hypothèses qui méritent d’être l’objet d’une attention particulière dans les études à venir en s’intéressant aux aspects sociohistoriques, juridiques et institutionnels associés aux fluctuations des taux de récidive sexuelle à travers le temps.

Limites de l’étude

La présente étude repose sur des fondations solides permettant de : (a) limiter les biais potentiels associés aux autres types de recensions d’écrits (p. ex., accorder plus d’importance à certaines études/certains auteurs) ; (b) combiner les observations de plusieurs études avec des devis méthodologiques différents en tenant compte de la taille de l’échantillon ; et (c) contrôler statistiquement pour l’effet de différences méthodologiques entre les études pouvant faire varier les taux de récidive observés (Schmucker et Lösel, 2011). Cela dit, la présente étude ne propose pas de solutions permettant de résoudre les problèmes méthodologiques communs à la plupart des études empiriques portant sur la récidive sexuelle, notamment le recours quasi exclusif à des données officielles afin de mesurer la récidive sexuelle (Abbott, 2020 ; Scurich et John, 2019). Donc, il est fort probable que les taux de récidive sexuelle observés sous-estiment la récidive sexuelle réelle. Cela dit, les données concernant le casier judiciaire des Canadiens sont centralisées depuis les années 1970, rendant l’examen de la récidive beaucoup plus fiable (Schellenberg, 1997), contrairement aux données américaines sur la récidive qui se limitent généralement à un État (p. ex., Maltz, 1984). Il aurait donc été raisonnable de s’attendre à une augmentation des taux de récidive sexuelle après la centralisation des données canadiennes, ce qui n’est pas le cas. Il importe de noter également que très peu d’études canadiennes présentent des données détaillées concernant la nature, le contexte et la gravité de la récidive sexuelle. Il est possible que les tendances générales observées masquent des réalités plus complexes (p. ex., aggravation, diversification, désescalade). Enfin, bien que des stratégies aient été orchestrées pour déterminer l’indépendance des échantillons, il est difficile d’y parvenir avec exactitude sans accéder à des informations personnelles concernant les contrevenants. Après tout, les personnes contrevenantes peuvent se déplacer d’une province à l’autre, participer à différents programmes de traitement, purger une peine dans des établissements provinciaux et fédéraux, et éventuellement se retrouver dans des échantillons différents, mais dont les projets de recherche sont indépendants les uns des autres.

Conclusion

Dans un contexte où la classe politique actuelle réclame un changement de culture afin de combattre les violences sexuelles, nos résultats suggèrent plutôt que ce changement, du moins pour la prévention de certains crimes sexuels, s’est enclenché il y a environ 50 ans. Ces changements semblent durables puisqu’ils ont des répercussions encore aujourd’hui, notamment sur les taux de récidive sexuelle. À l’heure des bilans sur 80 années de recherche sur la récidive des délinquants sexuels, il va sans dire que les résultats de la présente étude font contraste avec le discours populaire et politique concernant ces questions, mais également le discours scientifique. La chute des taux de récidive semble coïncider avec l’accroissement de la conscientisation sociale concernant l’impact négatif de l’agression sexuelle, de l’augmentation de la production d’écrits scientifique concernant les délinquants sexuels et la récidive, ainsi que des changements importants au sein des pratiques en milieu correctionnel. Effectivement, le modèle canadien se distingue de trois façons, soit par : (a) un investissement dans la recherche sur les pratiques cliniques en milieu correctionnel en collaboration avec les milieux universitaires (p. ex., Lussier et Gress, 2014) ; (b) une reconnaissance de l’importance de la réinsertion sociale comme finalité de la peine accompagnée d’un modèle correctionnel guidé par des principes basés sur des données probantes (p. ex., Reid, 2020) et des pratiques communautaires facilitant l’intégration sociale (p. ex., Wilson et al., 2009) ; et (c) une solide tradition de recherches cliniques portant sur les causes de la délinquance sexuelle (p. ex., Marshall et Barbaree, 1990) et une compréhension des processus responsables d’une récidive sexuelle (Proulx et al., 2014). Ces trois volets semblent avoir été un moteur de changement, concernant la reconnaissance de la délinquance comme un phénomène multifactoriel qui requiert une perspective et un recadrage pluridisciplinaire afin d’évaluer et d’intervenir sur la diversité des facteurs contributifs de façon à prévenir une récidive sexuelle (voir Lussier et Frechette, 2022).

Au-delà de ces observations encourageantes et des hypothèses qui en découlent, plusieurs questions demeurent sans réponse. Par exemple, comment se sont articulées les pratiques correctionnelles d’une province à l’autre, quel rôle respectif ont joué les services correctionnels fédéraux et provinciaux, y a-t-il un lien entre la chute des taux de récidive sexuelle et l’apparition de nouvelles formes de délinquance sexuelle (p. ex., cyberdélinquance sexuelle) ? Bien que la baisse du taux de récidive sexuelle coïncide avec des changements importants, mais graduels, dans les pratiques correctionnelles, celle-ci n’est pas nécessairement la suite logique de ceux-ci. D’où l’importance de porter attention à d’autres facteurs, comme les effets âge-période-cohorte, de mettre en place une criminologie comparative sur la question, tout en élargissant ce champ d’études à d’autres populations contrevenantes. Autrement dit, est-ce que la chute des taux de récidive s’inscrit dans un phénomène plus large, non soupçonné ? En effet, les fluctuations des taux de récidive à travers le temps n’ont jamais été l’objet de description ni de réflexions théoriques et conceptuelles profondes. Au-delà de la question de la délinquance sexuelle et de la récidive sexuelle, la présente étude pourrait être considérée comme un nouveau chantier pour la criminologie et particulièrement celui d’une criminologie comparative axée sur les comparaisons temporelles entre périodes et générations, mais aussi d’une criminologie qui tient compte de variations régionales, nationales et internationales en matière de pratiques légales, policières, juridiques et correctionnelles et des retombées sur les taux de récidive criminelle.