Article body

Le recours au droit est une forme importante de la lutte contre les discriminations. Les institutions publiques françaises, de même que les associations qui portent la voix des citoyens sont ainsi largement amenées à problématiser les protestations recueillies sous l’angle de la légalité des pratiques des agents publics mis en cause. Bien davantage encore, on constate que la réflexion sur la déontologie des agents publics qui met pourtant l’accent sur des enjeux moraux et des exigences de savoir-être dans les interactions personnelles connaît des formes de juridicisation (Mouhanna, 2017). Néanmoins, dans un contexte où la recherche a largement souligné les limites de l’approche judiciaire pour faire reconnaître les mésusages de la force par les polices (p. ex. : Moreau de Bellaing, 2023), nous proposons dans cet article de décentrer le regard « en orientant notre attention vers les individus en tant que créateurs d’opportunités pour le droit » (Felstiner et al., 1991).

Nous mobiliserons pour cela les résultats intermédiaires d’une recherche en cours qui porte sur l’analyse d’un corpus de 589 requêtes citoyennes mettant en cause les polices et déposées entre 2017 et 2022 devant le Défenseur des droits en France. Cet échantillon de « saisines »[2] de l’institution a été composé en interrogeant au siège du Défenseur des droits, à Paris, une base de données numériques[3] à partir de deux mots clés permettant d’isoler des réclamations concernant l’action des deux forces de police nationales françaises, tout en excluant celles qui sont relatives aux polices locales, en l’occurrence municipales, qui en France sont faiblement dotées en prérogatives coercitives. Ces deux forces étatiques, que sont la police nationale et la gendarmerie nationale, se partagent la compétence territoriale sur l’ensemble du spectre des missions de police, selon un principe de subsidiarité confiant à la gendarmerie nationale le policing des espaces ruraux et des petites villes et à la police nationale celui des villes de plus de 20 000 habitants. Notre travail de recherche se concentre sur le document introductif de « saisine » du Défenseur des droits et s’intéresse au verbatim citoyen mobilisé à l’appui des réclamations. Il prend ainsi pour objet les modalités de construction du sentiment d’injustice chez les requérants dans une diversité de contextes d’expérience (police de la route, police des familles et de la conjugalité, police du voisinage, etc.). Dans le cadre de cet article, nous proposerons un inventaire qualitatif d’une seule année de notre échantillon, en l’occurrence 2017, laquelle, dans le contexte français, constitue une année ordinaire en opposition aux quatre suivantes, qui portent, elles, l’empreinte de fortes crises, sociales et politiques, en 2018-2019, avec le long mouvement de protestation des Gilets jaunes, et sanitaire, en 2020-2021, dans le contexte de la pandémie mondiale de COVID-19. Ce sont 48 dossiers, soit un cinquième du total de ceux recensés pour l’année 2017[4], choisis de manière aléatoire, qui sont ici analysés.

Les modalités de saisine du Défenseur des droits sont très ouvertes : elles sont plurielles (interactions de guichet, notamment dans les maisons de justice et du droit, téléphone, courrier, formulaire numérique), gratuites, directes, ne présupposant ni association avec un intermédiaire du droit ni maîtrise d’un langage dédié[5]. Leur cadrage formel initial est relativement lâche : « le Défenseur des droits est saisi directement par la personne physique ou morale qui s’estime lésée ou qui demande une protection », indique l’Assemblée nationale française (A.N., 2024), qui propose une fiche de présentation de l’institution sur son site internet à destination du grand public. L’analyse du document introductif donne ainsi à voir in fine une diversité de registres de justification qui peuvent être mobilisés par le citoyen pour étayer la légitimité de sa requête, juridiques pour certains[6] mais pas seulement. Les dossiers témoignent en effet aussi d’attentes de justice que le recours au droit positif ne permet pas de prendre en compte, entraînant d’ailleurs finalement de nombreux cas d’irrecevabilité des réclamations… ainsi qu’un travail de diversification de la part de l’institution, s’agissant des modalités de traitement des réclamations enregistrées[7]. Pour rendre compte de la pluralité de ces registres discursifs, nous mobilisons la grille d’analyse proposée par Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1991) concernant les « grandeurs ». Nous considérons en effet que les interactions offensantes avec les forces de police constituent des « épreuves » de justification, lesquelles donnent à voir à la fois « le vocabulaire de la discorde » et celui de l’accord potentiel, à savoir la nature des principes supérieurs auxquels les citoyens confèrent de la valeur (leurs « grandeurs » de référence, au sens des auteurs). Le recours à cette grammaire politique pour analyser les modalités de mise en forme de leur sentiment d’injustice par les requérants, dans et au-delà du droit, contribue aussi in fine à donner du poids à certaines perspectives d’enrichissement des dispositifs institutionnels, voire juridiques, dans un contexte où, comme on le verra, le droit reste une valeur de référence importante aux yeux des citoyens.

Cependant, si le corpus rassemblé permet de documenter assez ouvertement la façon dont les citoyens formulent leurs doléances envers les polices, il ne permet pas en revanche de savoir de quels types de réclamants il s’agit. En effet, les caractéristiques sociodémographiques des personnes n’apparaissent que de manière partielle et non homogène dans notre corpus, en fonction du choix de ces dernières de s’identifier en communiquant ou non ces caractéristiques, rendant ce matériau tout particulièrement lacunaire pour ce qui est de l’âge, des catégories socioprofessionnelles, du genre, de la nationalité, de l’origine ou de la situation à l’égard d’un handicap. La seule variable véritablement exploitable est celle du sexe de la personne, laquelle est par ailleurs explicitement demandée (bien que sans caractère obligatoire) dans le formulaire numérique mis à la disposition des requérants – pour ceux qui choisissent de porter leur requête par cette voie numérique – et souvent précisée au fil du récit, toute voie de saisine confondue. Cette forme d’indifférence du matériau collecté aux différentes formes de domination sociale constitue la principale limite aux analyses qui seront présentées ici[8]. Cette neutralisation des propriétés individuelles des requérants apparaît néanmoins aussi comme une opportunité de renouveler le regard sur la culture du droit des citoyens. En rendant possible – autant que nécessaire – une focalisation sur les seules logiques symboliques de demandes de comptes adressées au Défenseur des droits, cette neutralisation rappelle que les sujets de droit doivent être considérés aussi comme des acteurs moraux[9] et non seulement comme des acteurs stratégiques[10].

Partie 1. Contours d’un contentieux

La plongée dans les dossiers de saisine du Défenseur des droits au sujet des polices montre que la notion d’interaction offensante avec celles-ci épouse une grande diversité de contenus du point de vue du citoyen.

A. Une grande variété de conflits

En remarque liminaire, on soulignera que les documents introductifs déposés par les citoyens comportent la plupart du temps une mise en récit assez touffue, à visée descriptive. Les réclamants exposent la situation dont procède leur réclamation, comme le leur demande l’institution. Ils raisonnent ainsi par cas (Passeron et Revel, 2005) décrivant les faits en cause, les interprétations qu’ils en ont eues sur le moment, les sentiments que celles-ci ont générés chez eux sur le moment et au fil du temps, etc. ; ils relatent parfois également leurs dialogues avec les agents publics sous la forme de questions/réponses (j’ai dit, il/elle a dit, etc.). Ces récits s’inscrivent souvent dans une certaine dramaturgie, relatant la montée en tension, l’escalade du conflit et parfois de la violence, à l’aide de formules littéraires types comme : « tout a commencé quand… », « c’est alors que… », « mon calvaire n’a fait qu’empirer depuis que… » ; cette approche processuelle des interactions offensantes autorise de fait le déploiement d’une pluralité de lignes d’analyse du matériau recueilli.

Dans un premier mouvement, on constate ainsi que les interactions avec les polices perçues comme offensantes portent la marque d’une situation conflictuelle qui peut être soit directe ou encore première, dans ce cas le réclamant considère les polices comme des institutions problématiques en elles-mêmes soit indirecte, auquel cas le réclamant reproche aux polices leur positionnement par rapport à un conflit préexistant, d’ordre civil, de diverses natures. Dans notre échantillon, il pourra s’agir, dans ce second cas, de conflits familiaux, conjugaux, amicaux, de voisinage ou encore de conflits liés au travail, au logement, à la mobilité, à la consommation, etc. Lorsque le conflit avec les polices apparaît comme direct, c’est que le réclamant centre sa narration sur l’interaction police/population en elle-même ; cela correspond souvent à des contextes d’usage de la force par les polices à leur initiative (contrôles routiers, contrôles d’identité en gares ou dans la rue, auditions, arrestations, perquisitions, en particulier). Précisons cependant que cette catégorisation idéale typique peut induire des biais dans le classement des dossiers, des artifices de narration pouvant tendre à occulter le conflit civil préexistant. En effet, le matériau recueilli reste assez hétérogène, ce que montre l’examen du format de ces réclamations : alors que certaines courent sur plusieurs pages, souvent empreintes d’une certaine circularité du raisonnement (répétition des faits, des ressentis, des questionnements associés), et relèvent de processus de maturation longs, parfois narrés par les réclamants eux-mêmes, d’autres ne comportent en réalité qu’un seul paragraphe, parfois elliptique et souvent écrit sur le fait, sous le coup d’une émotion forte, à la suite d’un événement déclencheur, un format de réclamation « éruptif » que la possibilité de déposer une réclamation en ligne en utilisant un formulaire de contact peut contribuer à favoriser[11]. En 2017, on peut noter néanmoins que la structure des réclamations dans notre échantillon est différente pour la gendarmerie (majorité de conflits indirects ou encore seconds) et la police (majorité de conflits directs ou encore premiers).

Dans un deuxième mouvement, on s’est intéressé au type de policing associé aux réclamations. Si certaines années sont marquées par l’apparition de thématiques de protestation jusqu’alors inconnues, dont la présence est clairement contextuelle, à l’instar de la police des manifestations en 2018-2019 et de la police de la COVID-19 en 2020-2021, le premier constat est qu’aucune thématique n’est en réalité exclue a priori : nous avons même découvert que les policiers et les gendarmes eux-mêmes pouvaient aussi bien saisir le Défenseur des droits dans le cadre de conflits du travail avec leur hiérarchie (pour des motifs aussi variés que le non-respect de procédures de protection des travailleurs handicapés, le harcèlement en tant que lanceur d’alerte, la discrimination ethnique ou des divergences d’interprétation avec l’administration dans le calcul des pensions de retraite, pour ne se référer qu’à quelques-uns des dossiers). A contrario, il est aussi notable que certaines thématiques sont particulièrement représentées. La police des familles, des conjugalités ou encore la police du voisinage font partie de ces thématiques importantes dans notre corpus, comme elles le sont pour les citoyens, alors même que toutes les recherches soulignent les difficultés majeures des polices à s’en saisir[12]. Néanmoins, un comptage réalisé sur l’ensemble du corpus nous a surtout montré qu’un tiers des réclamations « captées » dans le cadre de notre recherche (soit 196 sur l’ensemble de la période 2017-2022) concerne la police des circulations, automobiles la plupart du temps. Cette prépondérance n’est pas en soi surprenante, faisant écho au constat des travaux de recherche qui portent sur la perception du droit et de la justice par les citoyens français, lesquels mettent en avant le ressenti d’un « acharnement contre les délinquants routiers » (Vigour et al., 2022, p. 236)[13]. Au-delà de ce constat commun, l’ensemble de ce sous-corpus constitue cependant un espace de documentation intéressant à mobiliser pour évaluer, sur le plan de l’accès aux droits, l’incidence du contrôle sanction automatisé (CSA) déployé en France à partir d’octobre 2003 dans le cadre de la lutte contre l’insécurité routière (Carnis et Hamelin, 2007) et ses développements plus récents en termes de verbalisation à distance. Dans ces contextes d’automatisation et, plus largement, de dématérialisation, il met en lumière en effet la particulière difficulté des citoyens, poursuivis ou empêchés à tort, pour obtenir la rectification des erreurs contenues dans les fichiers d’État, qui sont à la source de leurs soucis administratifs, lorsque des contraventions sont mal adressées, que des suspensions de permis ne respectent aucun délai légal faute de n’avoir jamais été enregistrées ou qu’une voiture est faussement enregistrée comme volée.

B. Essai de typologie des reproches adressés aux polices

Venons-en maintenant au contenu des réclamations. Nous avons procédé au codage de chaque dossier, en relevant pour chacun jusqu’à trois motifs de reproche, en fonction de leur « épaisseur », entendue sur le plan de leur format comme de leur complexité[14]. À l’issue de cet inventaire, quatre grandes catégories permettant de regrouper tous les motifs relevés dans le document introductif ont été retenues : abus de prérogatives coercitives ; défaut de service ; manque d’investissement des agents ; et partialité. Nous proposons de considérer ces critiques citoyennes selon deux axes.

Sur un premier axe figure la question de l’usage de la force légitime : les critiques des citoyens se déploient ici de manière linéaire entre un pôle qui déplore un manque d’usage des prérogatives légales (p. ex. : refus de plaintes, refus d’intervention, refus d’enregistrement, déni d’accès au droit) et un pôle qui dénonce un excès de zèle répressif (p. ex. : verbalisation erronée ou disproportionnée, arrestation inutile, perquisition très invasive). On peut aussi rebaptiser ces polarités à l’aide de catégories d’analyse anglo-saxonnes, under-policing pour l’une et over-policing pour l’autre.

Le deuxième axe de classement questionne, lui, la professionnalité des agents des polices (Vigour et al., 2022, p. 117 et seq.). Nous avons regroupé ici des critiques relevant de deux catégories. Dans la première figurent cinq critiques récurrentes mettant en avant l’idée de déficits capacitaires : manque de civilité ; manque de diligence ; manque de professionnalisme ; défaut d’investissement ; et défaut de redevabilité. À côté de ces jugements qui évoquent des « déficits » dans les compétences mobilisées par les agents, la demi-douzaine de critiques restantes mentionnent, à l’inverse, des comportements en lien avec l’idée d’excès ou de débordements : partialité[15] ; harcèlement ; intimidation ; violences physiques ou verbales ; discrimination en raison de l’ethnie réelle ou supposée, du sexe, du handicap ou de l’orientation sexuelle et regard postcolonial[16]. On peut monter cet axe en généralité en convoquant la notion de « légitimité d’exercice » présentée par Pierre Rosanvallon en tant que nouvel horizon de la légitimité des institutions contemporaines, sous l’effet d’un mouvement de « redéfinition de la démocratie en tant que conduite » (Rosanvallon, 2008). On peut insister aussi sur sa convergence avec la théorie de la justice procédurale (Roché, 2016 ; Tyler, 2006) et les deux piliers de légitimité des institutions pénales qu’elle met en avant que sont l’efficacité et l’équité.

-> See the list of tables

Au sein de notre échantillon pour l’année 2017, on note que le reproche majeur des citoyens est, de loin, celui d’un défaut de service dans le domaine policier ou administratif, pour l’une comme l’autre des deux forces étatiques. Le reproche qui apparaît en deuxième lieu, d’un point de vue quantitatif, est celui de défauts capacitaires (motif qualifié par nous d’inefficience), pour l’une comme pour l’autre force. Police et gendarmerie se distinguent en revanche concernant les deux derniers motifs : chez la première, l’accusation d’iniquité l’emporte sur le motif d’excès de zèle ; chez la seconde, c’est l’inverse.

Partie 2. Grandeur du droit, misère des institutions pénales

Même s’il n’est pas l’unique registre discursif mobilisé par le réclamant pour mettre en forme son sentiment d’injustice, le droit occupe une place importante dans notre corpus : en effet, environ la moitié des dossiers de réclamation étudiés s’y réfère, d’une manière ou d’une autre[17]. Néanmoins, l’analyse montre que l’idée de droit est surtout présente chez les réclamants en tant que culture du droit. Le droit positif, peu mobilisé, mal connu, n’épuise pas la question de la légitimité des normes. Le droit comme valeur nourrit en revanche une double critique des institutions pénales, sur le plan des pratiques mais aussi de l’ordre symbolique dans lequel elles s’inscrivent (Gusfield, 1981 / 2009).

A. Le droit, un support d’émancipation

Les réclamants inscrivent le droit dans une hiérarchie des normes plus politique que juridique.

1. Un droit positif en manque de légitimité

Le nombre de dossiers qui font usage d’articles réglementaires à l’appui de leurs réclamations est très faible. Seuls 6 des 48 documents introductifs relèvent de cette approche. L’un se réfère à un article du code de procédure pénale pour contester un refus de plainte (Dossier 14P), l’autre à une circulaire publiée sur un site internet gouvernemental pour contester des refus de délivrance de documents administratifs (Dossier 11P), le troisième à un article du code pénal pour contester le contenu d’un procès-verbal d’audition (Dossier 16P) et trois se réfèrent à des articles du code de déontologie commun à la police et la gendarmerie ou de la « charte du gendarme » pour critiquer certaines attitudes policières au guichet (Dossier 3P, 28P, Dossier 14G). Trois de ces six dossiers font explicitement référence à des consultations juridiques qui ont eu lieu en amont du dépôt de la réclamation[18], une configuration qui reste extrêmement rare sur le plan de notre corpus dans son ensemble. Pour ce qui est des problèmes ici juridicisés, d’autres réclamants mobilisent le registre réglementaire mais de manière beaucoup plus lâche. On citera ici cette réclamation, qui emboîte ce dernier registre dans d’autres registres normatifs plus importants aux yeux du réclamant : « Par la présente saisine, je souhaite qu’il soit rappelé aux policiers du commissariat qu’ils n’ont pas à refuser de prendre une déclaration (main courante ou plainte), comme le rappelle le Code de procédure pénale, la déontologie des policiers et gendarmes et (surtout !) l’affiche placardée à l’entrée du commissariat. C’est un comble d’afficher des règles que l’on ne respecte pas » (Dossier 6P)[19].

2. La conscience d’avoir des droits

L’usage du registre juridique par les réclamants va cependant bien au-delà de la mobilisation du seul droit positif. Ainsi, empiriquement, de nombreux autres documents introductifs emploient de manière plus globale le terme « droit », au singulier mais également au pluriel. Leur célébration du droit renvoie à cette conviction citoyenne du « droit d’avoir des droits » dont parle Hannah Arendt (1966). Ainsi de cette réclamante qui convoque « le droit d’être indemnisée pour atteinte à la vie » à la suite d’une surveillance policière incessante (Dossier 23P) ou d’un autre réclamant qui critique le fait de n’avoir eu « aucun droit même à [s]’exprimer » face à un refus de plainte (Dossier 3G). On peut citer également ces formulations conclusives qui font référence à des droits subjectifs génériques (Revillard, 2020) : « Je sollicite votre aide, afin de faire valoir mes droits auprès de la justice » (Dossier 5G) ; « Je souhaite qu’on nous rétablisse dans nos droits et dans notre dignité » (Dossier 12G). Comme l’ont montré plusieurs travaux d’historiens, notamment, cette approche indique le développement graduel d’une culture juridique, en particulier au sein des catégories minorisées, qui amène à penser son émancipation sociale en termes juridiques que ceux-ci trouvent ou non à s’incarner en pratique dans des « droits formels » effectifs pour trancher le conflit qui importe en l’espèce (Scott et Zeuske, 2004).

3. Le droit comme grandeur

Ainsi, la mobilisation du droit par les réclamants nous semble devoir être inscrite dans une référence à la grandeur de la « cité civique » telle que dépeinte par Boltanski et Thévenot (1991) : « Les êtres peuvent (…) accéder à la grandeur parce qu’ils sont naturellement politiques. Ils contiennent en eux-mêmes une aspiration qui les porte vers ce qui est commun, vers ce qui unit et qui les incite à rompre leur isolement. (…) Ces rassemblements sont particulièrement propices au déploiement de la grandeur collective lorsqu’ils visent à demander justice en ayant recours à la loi ou mieux encore lorsqu’ils sont l’occasion d’une remise en cause qui fait appel au jugement de tous contre les institutions et contre les magistrats accusés de monopoliser et de faire dévier la loi » (p. 233-240). L’existence symbolique de ce collectif citoyen transcende de nombreuses réclamations. « Cette dame m’a pris pour un crétin (…) en plus de bafouer tous mes droits. Et partant de là, les droits des citoyens, puisqu’en matière judiciaire, ce qui est fait aux uns est ensuite fait aux autres ! » (Dossier 20P). Elle alimente une réflexion sur l’usage par l’État des pouvoirs coercitifs qui lui sont confiés : « Aidez-nous, Monsieur, à leur reprendre les droits qu’ils se sont, seuls, octroyés » (Dossier 3P). Cette manière radicalement non hobbesienne de considérer la légitimité de l’État se traduit massivement par la revendication d’un usage équitable de la coercition par les polices à l’échelle individuelle : exemple, à propos de l’action d’une brigade de gendarmerie : « Aucune aide zéro, nada, on aurait été tués c’était pareil, en revanche ils nous cherchent des noises dès que l’occasion se présente » (Dossier 8G) ; ou au sujet de la reconnaissance d’une erreur de procédure : « Il n’y a pas de raison qu’elle [la Justice] marche que dans un sens » (Dossier 9G) ; un usage déséquilibré des pouvoirs coercitifs alimente in fine le reproche de l’iniquité de l’institution : « ils n’acceptent jamais [mes plaintes] (…) Et je suis convoqué par cette même gendarmerie pour une plainte [contre moi], ils notent ce qu’ils veulent prétextant n’importe quoi » (Dossier 2G). « La grandeur civique dépend d’abord de l’adhésion » (Boltanski et Thévenot, 1991, p. 238). En effet, dans la cité civique, la souveraineté appartient au citoyen ; celui-ci est légitime à discuter des finalités au service desquelles le droit est placé. « Vous représentez la loi, vous êtes censée nous aider », lâche ainsi une réclamante à l’occasion d’une interaction décevante avec une brigade de gendarmerie (Dossier 14G).

B. Des institutions pénales questionnées sur le plan de la légitimité de leurs pratiques

Le droit étant investi comme grandeur, c’est davantage sur le plan de la légitimité que sur celui de la légalité que les citoyens vont questionner les pratiques des institutions pénales devant le Défenseur des droits.

1. Le modèle inquisitoire en accusation

L’affirmation de droits subjectifs face aux institutions pénales alimente l’accusation de partialité des agents publics, et ce, de manière très extensive. La plupart des mentions du terme de partialité dans les dossiers interviennent dans des contextes de conflits civils, en police des familles ou du voisinage tout particulièrement. Plusieurs citoyens témoignent alors de leur agacement d’être arrivés après leur « adversaire » au poste de police et de se voir opposer une fin de non-recevoir alors qu’ils souhaitent porter plainte à leur tour contre lui. Ce refus policier nourrit l’accusation de partialité, car il semble aux réclamants, et souvent à juste titre eu égard aux éléments qu’ils communiquent, que leur version du conflit est occultée dans la perception que s’en est faite la police (ils sont alors mal accueillis, éconduits sans ménagements, parfois stigmatisés pour leur rôle supposé dans ledit conflit, voire davantage). L’annonce par l’agent qu’ils seront convoqués dans le cadre de l’enquête et pourront donc donner ultérieurement leur point de vue sur la question ne suffit pas à les rassurer. Ils considèrent, et, encore une fois, souvent à juste titre eu égard aux éléments qu’ils communiquent, que la construction judiciaire de leur problème, entreprise à partir du point de vue de leur adversaire, leur sera in fine défavorable[20]. Leurs protestations consistent ainsi à souligner un défaut substantiel d’impartialité. Au-delà, nous avons également trouvé une réclamation qui propose une définition « procédurale » de l’impartialité et revendique l’individualisation de la relation pénale au sein d’un même « camp » judiciaire. Ainsi de cette femme qui reproche aux polices d’avoir pris la plainte de son mari à l’issue d’une agression physique dont ils ont été tous deux victimes, mais de refuser de prendre la sienne : « Mon époux a déposé plainte et moi je suis allée ce matin au commissariat pour déposer plainte à mon tour et l’opj[21] m’a dit qu’elle ne prend pas ma plainte car mon époux a déjà porté plainte et qu’une enquête est en cours. (…) je ne comprends pas pourquoi l’opj me dit que je serai entendue lorsque je serais convoquée » (Dossier 8P).

Cette approche de la notion de partialité fait écho à la mise en cause du système judiciaire français depuis la fin du vingtième siècle en raison de son caractère inquisitoire[22]. Dans le modèle accusatoire, d’origine anglo-saxonne, le pouvoir judiciaire consiste à arbitrer entre des intérêts contradictoires : qu’il parvienne ou non à produire de l’impartialité en pratique, le système accusatoire prend au sérieux le risque d’arbitraire et s’en protège par un caractère public et contradictoire[23]. Le modèle inquisitoire privilégie en revanche, en matière pénale, la position de surplomb d’agents publics chargés de faire « triompher la vérité ». Les prérogatives importantes attachées à ce statut apparaissent comme des sources de tensions majeures avec les réclamants[24]. Les agents publics étant chargés de produire une vérité judiciaire, la place laissée aux parties est réduite. Les citoyens constatent avec déplaisir que l’enregistrement policier tend à certifier la parole privée plus qu’à la consigner objectivement – bien que critiquée dans de nombreux rapports administratifs, la reformulation systématique des déclarations des usagers continue manifestement à avoir cours. Ils déplorent leur difficulté à pouvoir relire les procès-verbaux d’audition avant de les signer. Le risque d’arbitraire peut en effet paraître très important dans un tel contexte comme l’exprime bien l’un des réclamants : « Comment croire sur parole l’agente de police qui refuse de me donner une réponse claire à l’objet de ma plainte, qui refuse de décliner son identité ou de m’envoyer un compte rendu de ses actes d’enquêtes ? » (Dossier 16P). Non prise en charge par des procédures ad hoc, l’équité du système pénal s’éprouve en continu et l’entretien de la confiance du citoyen nécessite sans doute un travail plus important que dans le modèle accusatoire, relevant toutes proportions gardées un peu de cette logique du « plébiscite de tous les jours » dont Ernest Renan faisait la source de la définition française de la Nation (Renan, 1882).

2. La contestation de la figure du policier comme intermédiaire du droit

Face aux institutions pénales, le droit d’avoir des droits induit la revendication d’un droit d’accès à celles-ci. Les réclamants contestent ainsi assez systématiquement les stratégies d’évitement du registre pénal soutenues par certaines polices[25] : « l’agent de police au commissariat a refusé en insistant que cela ne servait à rien », conteste l’un (Dossier 2P) ; « Le commissariat m’a proposé seulement une main courante. Je souhaiterais déposer plainte pour agression très dangereuse », insiste un autre (Dossier 29P). L’examen des dossiers de réclamations au prisme du droit montre que cette attente d’accessibilité des institutions pénales peut aussi déboucher sur la contestation de la figure du policier comme intermédiaire du droit. Ce constat ressort de l’analyse d’une dernière catégorie de dossiers qui dialoguent avec le droit mais dans lesquels les citoyens, tout en témoignant d’une certaine connaissance du registre pénal, présentent une culture juridique plus diffuse, pour ne pas dire incertaine. Ces réclamants comptent sur le policier pour traduire en langage juridique leur sentiment d’injustice. À l’occasion d’une interaction décevante de ce point de vue, ils vont ainsi tendre à interroger la compétence policière sur le plan de l’expertise du droit. « J’ai pu observer l’ignorance des agents en ce qui concerne les droits, documents, et délais douaniers », dit l’un (Dossier 19G) ; « Ils ne connaissaient même pas l’infraction que j’ai dû chercher pour eux sur Internet », relate un autre (Dossier 18P). Cette attente déçue porte certains réclamants à investir le Défenseur des droits du rôle d’intermédiaire (alternatif) du droit : « Je voudrais vous demander de m’aider à caractériser cette infraction, car l’agent de police n’a pas voulu », conclut une citoyenne (Dossier 10P). « Un jugement n’a jamais été respecté », indique une autre réclamante pour tout motif (Dossier 25P). On peut noter que ce type d’expérience prend enfin une résonance particulière dans un contexte où les polices françaises tendent à adopter un « style légaliste » pour parler comme René Lévy (2016). Certains citoyens qui se voient imposer ce cadrage à leur détriment au cours des interactions avec les polices développent aussi en retour une propension à insister sur les carences policières en matière d’usage du droit : « J’ai appris par la suite que j’avais le droit de me taire. Cela ne m’a pas été spécifié. Même si je n’en avais pas l’intention, j’aurais aimé, puisqu’apparemment il a été décidé d’appliquer le plus rigoureusement possible à mon encontre la procédure, que l’intégralité de mes droits me soit énoncée conformément à la procédure », écrit l’un (Dossier 21P). Cela les incite également à être plus exigeants en matière de réparation des erreurs administratives : « Il m’a verbalisé alors que j’étais en règle. J’estime que je suis dans mon bon droit et souhaite que l’on me rembourse l’amende, me restitue les points enlevés et me rembourse les frais pour tous les courriers recommandés envoyés », assène un autre (Dossier 15G).

Partie 3. Au-delà du droit, la société politique

S’agissant des interactions avec les polices, le rapport des réclamants au droit ne se confond pas avec l’analyse du droit positif. D’ailleurs, dans notre corpus, la mise en forme émotionnelle de la réclamation est centrale et tranche avec les modes légitimes de prise de parole au sein du système judiciaire (Vigour et al., 2022, p. 63). Certains réclamants parsèment leurs écrits de conventions typographiques de ponctuation expressives (point d’exclamation, d’interrogation, points de suspension, en particulier) ou mobilisent des enrichissements typographiques pour attirer l’attention du lecteur (gras, italique ou soulignement, dans la plupart des cas). La plupart d’entre eux vont aussi mobiliser un répertoire d’émotions négatives pour qualifier leur expérience d’interactions offensantes avec les polices, comme la peur, le dégoût, la colère, la tristesse ou la (mauvaise) surprise ; ils vont se dire « affecté », « choqué », « écoeuré », voire « dévasté » ou « anéanti ». Pour reprendre les termes d’un autre réclamant, c’est une expérience qui agit comme une « déstabilisation morale » (Dossier 19G).

Dans la rencontre avec les polices se joue en effet bien plus que le seul devenir d’une procédure pénale. Il en va également d’une certaine « grammaire du lien politique » (Boltanski et Thévenot, 1991, p. 87), dont on peut faire l’hypothèse qu’elle est imparfaitement encapsulée dans les dispositions réglementaires en vigueur. Néanmoins, comme l’ont bien souligné les deux auteurs cités supra, la grammaire politique des sociétés modernes, pour s’en tenir à celles-ci, s’entend au pluriel et non au singulier. Il n’existe en effet pas un, mais plusieurs modèles d’ordre légitime, constitutifs d’autant de « cités » (pour reprendre leur terme), articulées autour d’« un principe supérieur commun » susceptible « de soutenir des justifications » des conduites ordinaires (Boltanski et Thévenot, 1991, p. 86). Dans notre corpus, trois autres de ces grandeurs (en plus de celle de la cité civique) auxquelles les citoyens en appellent ordinairement, selon les auteurs, pour exprimer leur désaccord, jouent un rôle saillant s’agissant du jugement porté sur la conduite des polices en situation.

A. Polices et cité industrielle : la question bureaucratique

Le premier régime de justification qui vient nourrir la critique d’une interaction offensante avec les polices chez les réclamants est celui de la cité industrielle et de ses valeurs de référence, comme l’efficacité, le savoir et le savoir-faire. La configuration d’analyse ici est particulière puisqu’on ne peut pas vraiment savoir si les réclamants adhèrent à cette grandeur ou bien s’ils s’en servent uniquement pour dénoncer les contre-performances des agents des polices entrées, selon leur ministre depuis le début des années 2000, dans l’ère de la « culture du résultat ». Quoi qu’il en soit, on repère au sein du corpus deux critiques fréquentes adressées selon Boltanski et Thevenot (1991) à la cité industrielle depuis la cité civique : la bureaucratisation et, son corollaire, la déshumanisation, ici, des agents administratifs. Cette approche, énoncée sur un mode relativement distancié émotionnellement, contribue largement en pratique à la contestation de la figure du policier comme intermédiaire du droit.

Le thème de la bureaucratisation se compose d’un premier axe qui fait le lien entre défaut d’accès au(x) droit(s) et dysfonctionnements administratifs des politiques de sécurité, en particulier dans le domaine de la police de la route : « [l’agent] m’a verbalisé alors que j’étais en règle. (…) J’ai fait des courriers au ministère public, au ministre, à la préfète de ma région. La Préfète dit qu’elle n’est pas compétente pour faire suite à ma demande. Le Ministère Public me répond que j’ai payé l’amende donc j’ai reconnu l’infraction. Le Ministre a transmis mon dossier à Mr le Délégué Interministériel de la Sécurité Routière et au Ministère Public, l’un ne m’a pas donné de réponse à ce jour et l’autre m’a envoyé un dossier à remplir pour au final faire la même réponse » (Dossier 15G). Cette critique de l’auto-référencement de l’appareil administratif est récurrente ; associée à l’idée d’un formalisme excessif, elle est ainsi également identifiée par Cécile Vigour et ses collègues en tant que « métaphore » critique du système judiciaire dans leur enquête qualitative par entretiens collectifs (Vigour et al., 2022, p. 80-82). Il s’agit également d’une critique ancienne, institutionnalisée dans la littérature française et internationale. Cette sublimation littéraire, qui met à disposition un répertoire de symboles déjà là, explique probablement que les réclamants recourent souvent à l’ironie pour l’évoquer ; exemple, à propos d’une voiture enregistrée à tort comme volée : « Après une dizaine de relances par téléphone, mail et écrit, la position de la police est la même : pas de problème de fichier, opinion non partagée par la sous-préfecture… » (Dossier 7P) ; ou encore dans d’autres configurations : « La catégorie correspondante n’apparaissait pas dans le logiciel LRPPN3[26]. Ainsi, je n’ai pas pu porter plainte mais j’ai dû procéder à une main courante » (Dossier 9P). Néanmoins, cette prise de distance n’enlève rien au dommage parfois lourd occasionné au citoyen : « Je viens de faire 6 mois[27] pour rien et tout ça sur l’erreur d’adresse faite par la gendarmerie. Et on me dit que je n’ai aucun moyen de recours, qu’il faut que j’attende bien sagement qu’on me renvoie cette notification et que je refasse 6 mois de plus pour une erreur qui n’est pas de mon fait. C’est pas possible ! » (Dossier 9G).

Ce thème de la bureaucratisation se compose d’un deuxième axe qui fait le lien entre défaut d’accès au(x) droit(s) et inefficience des organisations pénales, évoqué lui aussi, avec ironie : « Durant une heure, ils se sont employés à nous convaincre que nos demandes n’étaient pas légitimes. (…) Ils ont passé plus de temps à essayer de nous dissuader que le temps qu’ils auraient consacré à prendre nos plaintes » (Dossier 6G). « Ma moto est un exemplaire unique (…), mais si aucune action de la police pour la rechercher n’est lancée elle ne sera, de toute évidence, pas retrouvée » (Dossier 27P). Ce thème de l’inefficience administrative n’est pas nouveau non plus, mais il semble que le développement des investissements gouvernementaux en technologies de sécurité lui confère un regain d’acuité : « Aucune tentative d’intervention des agents de sécurité et, principalement, aucune action de la part de la Police Nationale pour tenter de mener une enquête et récupérer les enregistrements vidéo » (Dossier 13P). « Cette collusion entre deux services publics, au mépris de la vie des femmes, est inouïe. Jouer sur les statistiques de dépôt de plainte, soit ! – mais en même temps détruire ou laisser détruire des preuves ? » (Dossier 14P). Autant les dysfonctionnements administratifs font figure d’obstacles à l’accès au droit, autant l’inefficience s’impose comme un obstacle à l’accès à la Justice : « Si l’enquête n’avance pas, l’on me dira que c’est un non-lieu. (…) Justice ne sera jamais faite alors que cette agression a eu des répercussions critiques dans ma vie tant personnelle que professionnelle » (Dossier 24P).

Enfin, ce thème de la bureaucratisation se décline sur un troisième axe, celui de la déshumanisation d’agents de première ligne accaparés par des préoccupations bureaucratiques. Il nourrit ici une critique de l’incivilité des agents : « J’ai été très mal reçu » (Dossier 13G) ; « Le Major s’est alors présenté sans nous dire bonjour, ni même présenter d’excuses pour son retard. (…) Puis, elle est partie, énervée, sans dire au revoir » (Dossier 28P). Il alimente également la perception d’une extranéité sociale des agents des polices : « Toute cette conversation s’est faite très courtoisement. Sur ce, il repart… Quelle ne fut pas ma surprise de recevoir 15 jours plus tard, alors qu’il ne m’avait pas prévenue, une contravention (…). Nos enfants étant scolarisés dans la même école, je le croise tous les jours et notre commune ne compte que 1000 habitants, je trouve ce comportement un peu exagéré dans ce contexte » (Dossier 16G).

B. Polices et cité domestique : la question de la protection

Un second régime de justification repérable implique la grandeur de la cité domestique. Dans cet ordre symbolique où les hiérarchies entre les « grands » et les « petits » sont traitées comme naturelles, « les grands ne trouvent une justification de leur existence que dans leur volonté de « protéger les petits » » et « l’obligation d’avoir soin du peuple est le fondement de tous les droits que les souverains ont sur leurs sujets » (Boltanski et Thévenot, 1991, p. 122-123). Une partie des interactions offensantes avec les polices se donne à voir en effet comme associées à l’idée d’un défaut de protection. L’analyse du verbatim citoyen montre que beaucoup de réclamants ressentent, d’abord, à leur propos, une forme de sidération, avant toute montée en généralité. Nombreux sont ceux qui centrent ainsi leur réclamation sur la narration incrédule d’une quête infructueuse d’aide auprès des polices pour assurer leur sécurité : « J’ai à multiples reprises voulu déposer plainte, et ils n’acceptent jamais » (Dossier 2G) ; « Bien que j’ai demandé l’aide de la gendarmerie, celle-ci refuse de m’aider » (Dossier 4G). Par ailleurs, un refus de service pourra être associé explicitement à un sentiment d’abandon : « Ils m’avaient assurée qu’ils seraient là pour moi (…), je me sens abandonnée par la brigade, j’ai peur ». (Dossier 18G) ; « Nous nous sentons abandonnés sans savoir quoi faire et en étant victimes » (Dossier 8P). Il renforcera aussi un sentiment de précarité : « Je trouve vraiment certains Policiers ne font pas leurs devoirs de défense d’écoute vis-à-vis de nous » (Dossier 1P) ; « Mon mari sait que la police ne fait rien car (…) ils en ont marre d’entendre parler de lui. Je suis dévastée » (Dossier 19P). La mise en cause de cette grammaire politique par l’expérience pénale « ratée » est-elle susceptible de fragiliser les liens d’attachement envers l’État de ces justiciables qui semblent inscrits dans une forte dépendance vis-à-vis de celui-ci ? Dans leur enquête quantitative, Cécile Vigour et al. (2022) constatent que « les refus d’enregistrement d’un dépôt de plainte par la police s’élèvent à plus de 10 % parmi les personnes qui ont cherché à porter plainte dans un commissariat au cours de leur vie » (p. 128) et notent « avoir essuyé un refus de plainte (…) double la probabilité d’éprouver seulement des sentiments négatifs à l’égard de la justice ; cette probabilité s’accroît aussi pour les personnes ayant eu une affaire classée sans suite » (p. 72-73). Néanmoins, une expérience déceptive n’induit pas nécessairement une mise en retrait du registre pénal à l’avenir : comme le notent toujours Cécile Vigour et al. (2022), « très critiques à l’égard de la justice », la plupart de leurs enquêtés « seraient prêts à se tourner vers le tribunal, pour le principe et parce que celui-ci représente à leurs yeux une façon de réaffirmer les règles de vie en société » (p. 109). Plusieurs de nos réclamants, malgré une expérience déceptive, témoignent d’un fort attachement à cet ordre symbolique traditionnel qui proscrit les comportements déviants et ces dispositions se retrouvent d’ailleurs au principe de la saisine secondaire du Défenseur des droits, « hors de question que le chauffard ivre s’en tire aussi facilement » (Dossier 7G). « J’estime qu’il faut poursuivre, au nom de la justice et que cette personne malhonnête, soit punie pour éviter qu’elle recommence » (Dossier 10P). Nos observations semblent ainsi aller dans le même sens que les résultats de Cécile Vigour et al. (2022).

C. Police et cité de l’opinion : la question de l’estime de soi

La charge émotionnelle devient majeure lorsqu’on aborde un troisième type de dossiers, ceux qui sollicitent la grandeur de la « cité de l’opinion ». Cette cité place au centre des attentions les questions d’honneur, d’amour-propre et d’estime publique. « Dans la cité de l’opinion, des litiges surgissent lorsque l’écart se creuse entre l’estime que l’individu a de lui-même et l’estime que les autres lui portent, qui est la réalité » (Boltanski et Thévenot, 1991, p. 131). Dans le contexte de notre corpus, le regard policier va représenter cette instance extérieure de dévalorisation de l’individu. Ce registre a d’abord à voir avec la question de la souillure (Douglas, 2005). Il est mobilisé par certains réclamants qui tentent de résister aux effets d’étiquetage propres aux interactions coercitives avec les polices : « Pour une grand-mère d’être traitée de cette façon devant sa petite fille ! ! ! ! ! ! ! ! ! Ceci est vraiment INADMISSIBLE, INACCEPTABLE ET HUMILIANT ! ! ! ! ! ! ! ! ! Ces comportements étaient vraiment INTOLÉRABLES ! ! ! ! » (Dossier 4P) « Ce n’est pas comme ça que l’on traite un médecin et j’ai l’intention d’interpeller le préfet et l’ordre de médecins » (Dossier 22P). « Pourquoi les hommes sont jetés en pâture ? C’est une honte, c’est injuste et inégal, on rigole de nous » (Dossier 10G). Dans de nombreux dossiers, le réclamant formule la protestation morale d’avoir été « traité comme un délinquant », une forme de critique que l’on retrouvera décuplée dans les dossiers des années COVID (2020-2021), lorsque l’implication des polices françaises dans le contrôle des mobilités ordinaires fera émerger des clientèles de police aux profils atypiques (notamment des personnes âgées habitant en zone rurale). Mais ce registre est également par excellence celui de l’expérience des discriminations. Quatre types de discriminations différentes sont rassemblés ici : racisation, homophobie, profilage social, profilage territorial. La structuration de la critique est globalement la même, cette épreuve de décence va susciter en retour, dans une sorte d’horizontalité symbolique, des interrogations boomerangs sur la légitimité des institutions pénales : « On m’a dit : « essayez de vivre en communauté ! » car on est tous deux Arabes … est-ce ainsi que doivent réagir les forces de l’ordre ? » (Dossier 2P) ; « Les agents de la police sont incapables de se tenir et de faire preuve de respect. Peut-être se croient-ils tout permis ? » (Dossier 3P) ; « J’ai été particulièrement choquée par un des policiers qui m’a dit bien en face que s’il croisait de nouveau notre fils, il « ne lui ferait pas de cadeau ». (…) rien ne justifie une telle violence, sans aucune raison valable de la Police » (Dossier 5P). Si l’on suit les verbatims de ces citoyens, on peut penser que ces interactions offensantes qui mettent en jeu la sécurité ontologique des personnes mettent également en jeu la sécurité juridique des interactions avec les polices et fragilisent une catégorie institutionnelle majeure des régimes démocratiques qu’est l’État de droit. « J’estime anormal en 2017, à Paris, d’être traité de la sorte tant sur la question du respect de la personne que sur le terrain facile et glissant de l’homophobie. J’ai vécu quatre ans en URSS à la fin des années 1980 et ces méthodes me rappellent (même s’il n’y a pas eu de violence / maltraitance physique) ce qui se passait à l’époque dans ce pays, loin d’être un exemple pour les droits de l’homme » (Dossier 21P). Elles contribuent également au dérèglement de la relation entre les polices et certaines catégories de population. « Madame X est un danger judiciaire. Et pas seulement pour les citoyens, mais aussi pour la Police. Car lorsqu’on a affaire à des [agents] de cette classe-là, on a plus aucune confiance en la Police et c’est ainsi qu’ensuite, des fonctionnaires de police sont en proie à des actes de violence. Tout simplement parce qu’ils sont perçus comme dangereux, puisqu’injustes, sachant qu’il est dans la nature humaine de généraliser à un groupe toute expérience négative avec un individu issu de ce groupe » (Dossier 20P). « Nous sommes adultes et tentons de prendre du recul, mais imaginez ce que peut ressentir mon fils, un jeune adulte de 20 ans qui subit depuis 2 ans le non-respect de ses droits et libertés » (Dossier 12G). Elles portent aussi atteinte in fine à la relation des citoyens aux institutions politiques nationales : « Il n’a pas le droit de me faire de réflexions et de reproches concernant ma nationalité et au vu comment il m’a traité, je préfère rester libanais » (Dossier 22P), commente un citoyen binational.

Conclusion

Pour Sébastian Roché, « la considération qui m’est manifestée, l’aide que je reçois ou les interdictions et vexations qui me sont opposées [par la police] déterminent ma relation à des institutions plus abstraites et lointaines comme le gouvernement ou la loi » (Roché, 2016, p. 202). Mais, si des interactions ratées avec les polices peuvent détériorer le rapport des citoyens aux institutions gouvernementales en place, elles constituent aussi des « épreuves » pouvant avoir pour effet de revivifier des grammaires de lien politique restées implicites ou sous-jacentes, obligeant à les expliciter. Ainsi, en s’appuyant sur le modèle des « cités » proposé par Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1991) pour analyser la construction du sentiment d’injustice chez les citoyens qui saisissent le Défenseur des droits à la suite d’interactions offensantes avec les polices, il devient palpable que les échanges entre polices et citoyens sont encapsulés dans une grammaire politique qui excède le temps des interactions, qui peut leur survivre et, très probablement, leur préexiste.

Le droit reste une grandeur importante aux yeux des citoyens qui font appel au Défenseur des droits, mais on ne peut pas comprendre ce contentieux sans faire appel à d’autres régimes de concrétisation des droits que celui de la légalité institutionnelle qu’il s’agirait uniquement de rendre plus effective. La lutte contre les dysfonctionnements bureaucratiques, l’attention à la vulnérabilité des personnes et la préservation de l’estime de soi des individus apparaissent sous cet angle comme d’autres mandats confiés par les citoyens au Défenseur des droits dans le domaine de la déontologie des forces de sécurité. Cette diversité des registres discursifs associés à la défense des droits construit de fait cet intermédiaire de la « concrétisation des droits » (Revillard, 2020) en intermédiaire de la concrétisation d’un ordre symbolique démocratique.

Ces résultats intermédiaires, stimulants, ouvrent la voie à de nouvelles questions de recherche. Pour mieux caractériser la place du Défenseur des droits dans l’architecture institutionnelle, de futurs travaux pourront mettre à l’épreuve nos grilles de lecture sur d’autres types de réclamations qui lui sont adressées, s’agissant, par exemple, des questions de protection des enfants ou sur le même type de réclamation mais auprès d’autres institutions chargées de missions de contrôle des polices (inspections générales en particulier). Pour consolider nos analyses, il nous reviendra aussi de les mettre à l’épreuve, sur un plan quantitatif, au miroir des données contenues dans les dossiers recueillis au titre des années 2018 à 2022, et sur le plan microsociologique en approfondissant la connaissance des logiques d’acteurs qui sont en jeu au cas par cas derrière la saisine du Défenseur des droits.