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Notre peuple a reçu de nombreuses prophéties. Avant que les étrangers ne traversent les océans pour se rendre sur cette terre sacrée avec leurs étranges coutumes, il n’y avait aucun des nôtres en prison, il n’y avait tout simplement pas de prisons parce que nous avions une meilleure voie.

Art Solomon (1990, p. 29)

Introduction

La citation ci-dessus est un extrait d’un article publié en 1990 dans le Journal of Prisoners on Prisons par Art Solomon, qui était un aîné ojibwé et un conseiller spirituel impliqué dans l’institution de fraternités et de sororités autochtones dans les pénitenciers fédéraux. Il a également travaillé avec des personnes emprisonnées par l’entremise de la Canadian Alliance in Solidarity with the Native Peoples (Alliance canadienne en solidarité avec les peuples autochtones). Art était en outre un survivant des pensionnats indiens et l’un des premiers partisans de l’abolition des prisons (Piché et al., 2019). Les mots poignants ci-dessus dénaturalisent l’emprisonnement, en ce qu’ils soulignent le fait que la mise en cage des êtres humains n’a pas toujours existé. Ses paroles soulignent de plus que l’incarcération est apparue en même temps que le colonialisme de peuplement sur les terres qui composent aujourd’hui le Canada et que d’autres manières d’être en relation les uns avec les autres – qu’il appelle la « vie juste » (Solomon, 1990, p. 36), qui échappe non seulement aux limites de l’emprisonnement et au système pénal dont la pratique fait partie, mais aussi le colonialisme et le capitalisme – ont existé et peuvent être ravivées.

Alors que les appels à la réduction du financement de la police (p. ex. Bricker, 2020) et à des solutions alternatives à l’incarcération (p. ex. CBC Radio, 2019) ces dernières années sont de plus en plus populaires et croissants, notre équipe de recherche a entrepris d’examiner le nombre de nouveaux projets de construction de prisons en cours au Canada et les justifications avancées par les gouvernements à l’appui de ces initiatives visant à accroître la capacité d’incarcération. Conformément aux études récentes qui ont démontré une augmentation continue des dépenses du système pénal comme pour les services de police (p. ex. Rutland, 2023), les conclusions et l’analyse présentées dans le présent article révèlent que les autorités carcérales canadiennes érigent de nouvelles places, évaluées à hauteur de plus de 3 milliards de dollars, et ce, en grande partie dans le but exprimé de répondre aux « besoins spécifiques » d’un « profil changeant » des personnes incarcérées. Plus précisément, cet article souligne comment l’incarcération massive des Autochtones et des Noirs, le nombre croissant de femmes incarcérées, ainsi que la criminalisation des consommateurs de drogues et des personnes vivant avec des problèmes de santé mentale continuent d’être utilisés pour légitimer leur exclusion de la société au nom des soins carcéraux.

Cet article commence par situer les développements récents d’espaces d’incarcération, dans le cadre d’une tendance plus longue caractérisant l’expansion carcérale au Canada depuis des décennies et problématise la construction carcérale à travers une revue des études abolitionnistes sur les conséquences de l’augmentation de la capacité de mise en cage humaine. Après une brève note sur la méthodologie employée, nous documentons les réalisations d’infrastructure carcérale récemment achevées et celles en chantier, ainsi que les justifications qui les accompagnent, formulées par les gouvernements qui défendent leur construction, afin de mettre en évidence les logiques qui sous-tendent l’expansion de la capacité de mise en cage humaine dans le cadre d’engagements envers la « réconciliation » avec les peuples autochtones et d’autres activités de justice sociale telles que la fin du racisme anti-Noirs et la lutte pour l’égalité des sexes. En faisant le point sur l’expansion en cours de l’État carcéral canadien qui démontre que nous sommes encore loin de l’avenir décolonial et décarcéral envisagé par Art Solomon (1990), nous concluons en reprenant l’appel des abolitionnistes comme Ruth Wilson Gilmore (2022) à imaginer un monde différent où nous pouvons « tout changer » en réaffectant les fonds, actuellement destinés à la construction de prisons, à des moyens alternatifs de production de la sécurité et de la justice.

Plus ça change…

Cette étude s’appuie sur les travaux antérieurs de Piché (2014), expliquant l’émergence de la construction de nouvelles infrastructures carcérales entre la fin des années 2000 et le début des années 2010 à travers le Canada, selon deux tendances. La première tendance était associée au « boom de la détention provisoire » (Piché, 2014, section 4) contribuant à l’encombrement des prisons provinciales et territoriales, tandis que la deuxième tendance était liée à l’identification d’un « profil changeant des délinquants » (Piché, 2014, para. 56) pour lequel l’infrastructure existante serait trop désuète pour répondre à leurs besoins. Ces deux développements sont examinés plus en détail ci-dessous.

À partir du début des années 2000, les gouvernements et les responsables pénitentiaires provinciaux et territoriaux se sont préoccupés de la gestion du nombre croissant de personnes criminalisées en attente d’une décision de mise en liberté sous caution, d’un procès ou d’une audience de détermination de la peine. Alors que ces prisonniers constituaient entre 23 et 30 % de la population carcérale provinciale et territoriale dans les années 1980, en 2004-2005, ils représentaient la moitié de ce segment, et constituent plus de la moitié des personnes incarcérées depuis lors. Ainsi, même si depuis plus d’un demi-siècle, les taux d’incarcération sont demeurés relativement stables (Doob et Webster, 2006) et les taux globaux de victimisation déclarée par la police continuaient de diminuer pendant la même période (Brennan, 2012), l’augmentation de la capacité d’incarcération était néanmoins à l’ordre du jour.

Au cours de cette période, les politiciens provinciaux et territoriaux ont fait face à deux recommandations majeures de la part de fonctionnaires, de conseillers nommés et de consultants sur la façon de gérer le nombre de prisonniers en détention provisoire (Piché, 2014). La première recommandation concernait la réforme de plusieurs secteurs du système pénal, afin de réduire le nombre de prisonniers en attente d’une décision en matière de mise en liberté sous caution, de procès et de détermination de la peine (McCrank et al., 2009), en s’attaquant à ce qui était considéré comme les sources de l’augmentation de la détention provisoire, notamment l’aversion au risque parmi les acteurs du système pénal, à commencer par les policiers réticents à libérer des personnes sur leur propre engagement et une culture d’ajournement dans les tribunaux où les retards dans les procédures sont considérés comme partie intégrante des activités quotidiennes (Webster, 2015). La deuxième recommandation consistait à accroître la capacité des prisons pour faire face au nombre de prisonniers en détention provisoire et aux questions connexes, telles que celles concernant la sécurité institutionnelle, mettant en danger à la fois les prisonniers et le personnel. Si l’on considère qu’en 2011, un total de 6 300 lits supplémentaires pour les prisonniers étaient en cours de construction dans les provinces et les territoires de tout le pays, il est clair quelle recommandation la plupart des gouvernements ont choisi de mettre en oeuvre (Piché, 2012).

Bien que ces deux recommandations semblent aller à l’encontre l’une de l’autre, elles s’appuyaient toutes deux sur un « profil changeant des détenus », considéré comme étant différent de ce qui existait auparavant, et sur des besoins, comme les ressources pour traiter les problèmes de santé mentale comme des risques criminogènes, qui légitiment les peines carcérales pour priver les gens de leur liberté (Hannah-Moffat, 2005). Suivant cette logique, on a prétendu que de nouvelles places carcérales étaient nécessaires pour assurer une plus grande sécurité institutionnelle et des programmes pour les prisonniers décrits comme étant « plus diversifiés en termes de risque » pour les autres prisonniers et le personnel, et ayant donc des besoins « correctionnels » uniques (Piché, 2014). Alors que les autorités pénitentiaires tentaient de faire face au nombre croissant de prisonniers en détention provisoire, de nombreux établissements provinciaux et territoriaux se heurtaient à de graves problèmes de surpeuplement, la plupart des établissements étant à la limite d’être à pleine capacité ou au-delà. Le discours du « profil changeant des prisonniers » a été largement utilisé par les différents gouvernements provinciaux et territoriaux afin de justifier l’expansion des peines et la création d’installations « modernes » pour soutenir les programmes destinés aux sous-populations carcérales.

Tel que mis en évidence par Piché (2014), conformément à la notion de « profil changeant des délinquants », les gouvernements des provinces et territoires du Canada ont invoqué le taux disproportionné d’Autochtones incarcérés pour justifier l’expansion de la capacité carcérale afin de créer des espaces carcéraux plus « adaptés à la culture ». De même, certains gouvernements provinciaux et territoriaux ont également revendiqué la nécessité d’espaces conçus spécifiquement pour accueillir le nombre croissant de femmes incarcérées et leurs besoins uniques, car la plupart des institutions existantes n’ont pas été construites en pensant aux femmes. Bien que Statistique Canada ne dispose pas de données précises sur le nombre de personnes, incarcérées dans les provinces et les territoires, ayant des problèmes de santé mentale et de toxicomanie, les responsables des prisons affirment souvent que ce sous-groupe de personnes incarcérées est en croissance et qu’il a besoin de services spécialisés qui ne peuvent être rendus disponibles que par la création d’un plus grand nombre d’établissements. Enfin, les responsables de prisons provinciales et territoriales affirment souvent qu’il faut plus d’espace pour s’occuper des membres de gangs identifiés afin de mieux les gérer. Dans ce contexte, la criminalisation et la marginalisation systémiques des peuples autochtones, des femmes, des personnes ayant des problèmes de santé mentale et de toxicomanie, ainsi que des personnes issues de communautés racialisées à faible revenu souvent associées aux activités des gangs, sont requalifiées en une légitimation de l’expansion carcérale au lieu de faire face et de veiller à régler ces problèmes sociaux complexes. Comme le montre notre analyse des projets d’infrastructure carcérale en cours plus loin dans l’article, la justification de l’expansion carcérale dans le but de réduire la surpopulation carcérale et de répondre aux besoins d’un « profil de délinquant changeant » persiste.

Une position abolitionniste sur la prison et la construction de cages humaines

Notre étude sur la portée et les justifications de la construction carcérale au Canada est enracinée dans une position abolitionniste qui conceptualise l’emprisonnement comme étant préjudiciable, tant pour les individus que pour les communautés (Mathiesen, 2008). En adoptant cette approche, notre recherche vise à contribuer à l’organisation d’un moratoire sur la construction de prisons dans le but de mettre fin au recours sans cesse croissant de la mise en cage humaine, et ce, pour ne pas perdre de vue l’objectif à long terme qui est l’éradication de l’emprisonnement, car on ne peut éliminer une pratique comme l’incarcération au milieu de son expansion (Knopp et al., 1976). Dans cette section, nous passons en revue certaines des positions abolitionnistes concernant l’incarcération en général et la construction carcérale en particulier afin de situer nos critiques de l’expansion carcérale contemporaine dans le contexte canadien.

Bien qu’il existe plusieurs logiques qui sous-tendent l’opposition à l’incarcération, ainsi que la peine et la carcéralité en général (Carrier et Piché, 2015), les abolitionnistes des prisons considèrent généralement l’incarcération comme « un fiasco en termes de ses propres objectifs » (Mathiesen, 1990, p. 141), dans la mesure où, souvent, elle affaiblit plutôt qu’elle ne réhabilite les prisonniers, parvient rarement à dissuader les personnes d’enfreindre la loi, handicape les individus d’une manière qui les prive de leur liberté pour des motifs moraux et scientifiques douteux, et renforce l’idée que la justice peut être obtenue par la punition et la violence de l’État. De plus, les abolitionnistes conceptualisent l’enfermement comme déshumanisant, permettant la domination et la subordination des personnes incarcérées (McLeod, 2015). Retirés de leur communauté et isolés de leurs proches, les prisonniers sont confinés dans des établissements qui présentent souvent des dangers extrêmes pour ceux qui y sont prisonniers en raison de la régularité de l’isolement cellulaire et de la violence, y compris celle perpétrée par le personnel (Parkes, 2017). McElligott (2017) explique que les conditions carcérales sont destructrices, et non réhabilitantes, et qu’à leur tour, elles favorisent des problèmes toxiques et durables comme les traumatismes intergénérationnels. Chiao (2017) soutient que l’emprisonnement heurte, mutile et tue, imposant aux personnes des coûts incompatibles avec la poursuite de la justice à la suite d’un préjudice social.

Les abolitionnistes des prisons sont souvent d’avis que l’incarcération est façonnée par les structures de domination et les renforce de manière à consolider le pouvoir des élites, tout en privant des dizaines d’autres du leur (Davis, 2003). Par exemple, les idées sur ce que constitue un « crime » et sur ce qu’est un « criminel » sont fréquemment influencées par les stéréotypes des populations désavantagées et marginalisées par les structures sociales actuelles (Côté-Lussier et al., 2020). Dans cette optique, Coyle et Piché (2021) ont montré comment un nombre important d’actes qui pourraient être considérés comme nuisibles ou « criminels » ne sont pas reconnus comme tels par le système, mettant en évidence les manières dont ni le « crime » ni la « criminalité » ne peuvent être compris comme des concepts universellement appliqués (p. 346). Comme l’explique Davis (2003), la criminalisation et l’incarcération permettent de nous décharger de la responsabilité de résoudre les problèmes qui touchent les communautés dont les criminalisés sont issus de manière disproportionnée, comme l’itinérance et la pauvreté, ainsi que la myriade de problèmes sociaux qui découlent du racisme et du colonialisme, et qui reproduisent plutôt ces mêmes problèmes. Par exemple, tous les gouvernements du territoire canadien, ainsi qu’une grande partie de la population canadienne, ont tendance à ignorer ou à nier que l’existence et l’impact de stéréotypes raciaux négatifs dans le système d’injustice punitive font en sorte que les Noirs et les Autochtones connaissent des taux d’incarcération plus élevés en raison d’une surveillance policière accrue et de peines plus sévères (Neil et Carmichael, 2015).

L’emprisonnement étant compris comme un échec par rapport à l’atteinte des objectifs fixés et comme une forme de répression étatique préjudiciable aux personnes criminalisées, à leurs proches et à leurs communautés, à qui profite alors l’expansion carcérale ? Pour plusieurs abolitionnistes des prisons, il existe un complexe industriel carcéral – c’est-à-dire un éventail d’entités et d’acteurs à la fois gouvernementaux et du secteur privé – qui tire un gain matériel, sous la forme d’une accumulation accrue de richesses et d’un pouvoir politique, de l’enracinement de l’incarcération. Les partisans de la construction carcérale affirment souvent que les communautés d’accueil bénéficient de ces projets grâce aux travaux de construction à court terme et à la création d’emplois institutionnels à long terme, ainsi que d’activités économiques indirectes associées à la présence d’une grande installation dans leur cour arrière (Piché et al., 2017). Cependant, les preuves suggèrent que le fait de devenir une communauté carcérale peut être préjudiciable aux économies locales. Selon Huling (2002), les prisons nuisent au tissu social et à l’environnement d’une communauté, tout en réduisant les possibilités d’autres développements économiques, ce qui donne à penser que les prisons peuvent entraver la croissance économique[2]. De plus, McElligott (2017) a montré que, dans le contexte canadien, la majeure partie de la richesse associée à la construction de prisons rurales a tendance à être accumulée par des entreprises de construction dont les bureaux et les travailleurs sont situés dans de grandes zones urbaines, ce qui limite les retombées économiques locales pour les communautés d’accueil.

Courtright et ses collègues (2010) expliquent que les prisons ont toujours été situées dans des zones rurales en raison des coûts faibles et de la disponibilité des terrains. Les auteurs notent que l’absence de résistance des communautés locales est couramment un facteur déterminant dans la façon dont les gouvernements abordent l’emplacement des prisons en misant sur la façon dont une prison peut être « particulièrement attrayante » (Courtright et al., 2010, p. 70), en particulier pour les communautés rurales économiquement précaires dont l’infrastructure est limitée. Ces zones rurales abritent souvent des terres agricoles riches et propices à l’agriculture, ce qui devient de plus en plus important en raison des problèmes actuels d’insécurité alimentaire et de crise environnementale. Cette pratique rend également plus difficile pour la famille et les amis de rendre visite à leurs proches derrière les barreaux, reproduisant la dépossession racialisée, car les prisonniers, d’ordinaire urbains, pauvres et non blancs, sont prisonniers à l’extérieur de leur communauté, dans une prison située dans une région non métropolitaine (Bonds, 2013). Aux dépens des contribuables, les prisons dites durables contribuent à la dépendance aux plastiques à usage unique, au gaspillage de nourriture et d’eau et à d’énormes quantités d’électricité, laissant en fin de compte une empreinte environnementale importante (Moser, 2023). Documentant l’écoblanchiment dans la construction des prisons, Mazurek et ses collègues (2020) soutiennent qu’« il n’y a pas d’approche plus écologique de l’incarcération que de ne pas avoir de prisons et de prisons en premier lieu » (p. 261).

Il est également important de noter que les discours sur la disponibilité des terres et l’institution de la propriété foncière dépendent du vol des terres des Autochtones (Ben-Moshe, 2020). Le colonialisme de peuplement vise non seulement à éliminer les peuples autochtones des terres occupées, mais aussi à mobiliser ces terres, la main-d’oeuvre et les modes de vie autochtones dans le capital (Venczel, 2023). Le colonialisme de peuplement et le capitalisme racial privent les peuples autochtones de leurs droits sur les terres et les ressources, droits qui pourraient entrer en concurrence avec les intérêts de l’État à s’étendre et continuer à en tirer profit (Koshy et al., 2022). L’emprisonnement s’engage dans le colonialisme en éloignant les peuples autochtones de leurs foyers et de leurs communautés, tout en sapant l’autorité politique tribale en fermant la porte à toute approche de justice et de responsabilisation autre que les mesures punitives de l’État (Estes et al., 2021). Le système d’injustice punitive au Canada est l’un des principaux dispositifs mis en place pour assimiler et contrôler les peuples autochtones (Martel et al., 2011). L’incarcération massive des peuples autochtones, en particulier des femmes, ne peut être comprise « en dehors du contexte de l’agenda colonial » (George et al., 2020, p. 91).

Contrairement aux avantages dont bénéficient les profiteurs des prisons, les personnes incarcérées sont souvent déplacées de leurs communautés et de leurs liens sociaux vers des espaces ruraux de détention, où leur temps est rémunéré sous la forme de « salaires, de paiements aux entreprises de services publics, de frais, de machinerie » (Estes et al., 2021, p. 260) et, bien sûr, de coûts de construction de la prison elle-même. Alors que l’argent des contribuables est investi dans la mise en place et le maintien de systèmes de punition, le désespoir et la marginalisation, qui contribuent aux actes criminels en premier lieu, se poursuivent et les dommages sont les plus ressentis par les communautés racialisées ciblées par le système d’injustice punitive (Kaba, 2021). En termes simples, bien que les gouvernements, les législateurs et les grandes entreprises bénéficient de la construction d’un plus grand nombre de prisons (Davis, 2003), de tels développements sont coûteux et inefficaces pour améliorer le bien-être et la sécurité de la communauté. En effet, il existe de meilleures solutions alternatives qui sont sous-financées et sous-utilisées promouvant les soins et la sécurité communautaires, comme les programmes d’éducation, d’emploi et de formation pour les jeunes, etc. (Waller, 2019). Comme l’illustre la déclaration Choisir la vraie sécurité (Choosing Real Safety) (2021) lancée par la Coalition abolitionniste, organisation basée au Canada, les abolitionnistes font valoir que l’emprisonnement détourne des fonds destinés à des mesures qui améliorent le bien-être et la sécurité de la communauté, comme les investissements dans le logement permanent et supervisé, la réduction des méfaits et les programmes volontaires de traitement de la toxicomanie, ainsi que les services d’aide en santé mentale.

L’abolition, en tant que cadre, est hétérogène aussi bien en théorie qu’en pratique (Carrier et Piché, 2015). À la base, l’abolition vise à rectifier la violence et les préjudices en dehors du système d’injustice punitive (Piché et Larsen, 2010). En règle générale, cette pratique préconise l’éradication des prisons comme moyen dominant face aux préjudices sociaux, par l’élaboration de programmes de déjudiciarisation et de désincarcération, de projets préventifs et d’approches alternatives à la résolution des conflits, comme les processus de justice transformatrice (McLeod, 2015). Comme l’explique Kaba (2021), nous entendons souvent dire que le système d’injustice punitive est « brisé » lorsque l’on considère le mal qu’il reproduit et produit. Cependant, les abolitionnistes conçoivent la configuration actuelle de l’incarcération comme étant non seulement le résultat d’échecs de la réforme pénale, mais aussi celui d’un préjudice intentionnel dans la mesure où l’incarcération sert à contrôler les personnes marginalisées (Kaba, 2021). De nombreuses mesures courantes visant à réformer l’incarcération, telles que la construction de prisons, perpétuent le mythe du « système défaillant ». La prison fonctionne sur la base de ses logiques connues d’isolement, d’enfermement et d’incapacité, et ce sont ces justifications qui doivent être combattues et contestées pour créer un changement significatif (Ben-Moshe, 2020). Les abolitionnistes s’opposent à cette impulsion idéologique pour répondre aux préoccupations concernant les dommages sociaux et les préjudices de l’emprisonnement d’une manière qui s’inscrit parfaitement dans les paramètres établis de la réforme, ce qui renforce davantage l’incarcération en tant que seule forme de justice imaginable et légitime (Davis et al., 2022).

Compte tenu des taux élevés de recriminalisation, Kaba (2021) soutient qu’il n’y a tout simplement aucun argument à faire valoir selon lequel les prisons favorisent la sécurité publique ou contribuent au bien public. Les prisons sont inefficaces pour remédier aux préjudices, mais l’abolition est souvent considérée comme une idée impensable et irréalisable, comme si l’état actuel de l’incarcération, du maintien de l’ordre et de la surveillance faisait partie d’un « ordre naturel qui ne peut tout simplement pas être défait » (Kaba, 2021, p. 28). Même lorsqu’il existe des preuves constantes de la marginalisation systémique et de la violence inhérentes à l’incarcération, ceux qui s’opposent à l’abolition affirment souvent que l’absence de toute autre solution pleinement élaborée pour faire face aux personnes dites dangereuses nécessite que nous continuions à dépendre des prisons (Kaba, 2021, p. 29). Cependant, comme l’explique Kaba (2021), la définition de ce qui est dangereux doit être reconnue comme un produit de nos conditions sociales et économiques, qui créent le désespoir et la violence. Pour les abolitionnistes, l’une des caractéristiques importantes de l’emprisonnement est que « les cages enferment les gens, et non les conditions qui ont facilité leurs préjudices ou les mentalités qui perpétuent la violence » (Kaba, 2021, p. 29). Les militantes et les universitaires qui luttent pour l’abolition comprennent que l’éradication de l’injustice punitive ne mettra pas fin à tous les préjudices ou à la violence interpersonnelle, mais considèrent ce mouvement comme un travail visant à prévenir et à réduire les préjudices, tout en élaborant des moyens transformateurs de traiter différemment les actes répréhensibles lorsqu’ils se produisent (Davis et al., 2022). Documenter et résister à la construction carcérale est une façon d’oeuvrer à un avenir post-prison (Herzing et Piché, 2024).

Notes sur la méthodologie

Dans le cadre de la présente étude, la collecte et l’analyse des données se sont déroulées en deux phases. Tout d’abord, une recherche de contenu en ligne a été effectuée afin de relever les projets d’infrastructure carcérale récemment achevés et ceux en cours au Canada. Après avoir passé au peigne fin les sites Web gouvernementaux et la couverture médiatique, 17 de ces projets ont été retenus, incluant les détails quant à leur capacité, les populations préliminaires qui y seront incarcérées, leurs coûts de construction estimés et leur statut au moment de la collecte des données (voir le tableau 1).

La deuxième phase de la collecte et de l’analyse des données a consisté à recueillir des communiqués de presse et la couverture médiatique associés aux 17 projets mis en oeuvre par neuf gouvernements provinciaux, et à effectuer une analyse thématique afin de déterminer les principales justifications associées aux initiatives. À l’instar des études portant sur les justifications associées à la construction de prisons au Canada au début du siècle (p. ex. Piché, 2014 ; Piché et al., 2017), la réduction de la surpopulation carcérale associée aux mauvaises conditions de détention et la promotion de la réhabilitation d’un profil de prisonnier changeant ont été citées comme les principales raisons de la construction de nouveaux sites de détention ou de l’agrandissement de sites existants. Bien que d’autres avantages présumés de ces projets aient parfois été soulignés, y compris la création d’emplois à court terme dans le secteur de la construction et de postes à long terme dans les établissements présentés comme des lieux ayant de meilleures conditions de travail pour le personnel carcéral, ces thèmes se limitaient généralement à la promotion d’initiatives en Ontario où le syndicat représentant les agents correctionnels avait sonné l’alarme au sujet d’une « crise dans les services correctionnels » qui, selon eux, se caractérisait par un manque de personnel ayant trop peu de ressources, supportant des conditions de travail difficiles avec peu de soutien du gouvernement provincial depuis des années (voir SEFPO, 2024). Vu sous cet angle, il n’est donc pas surprenant que l’administration actuelle – qui se présente comme proche des cols bleus et « dure contre la criminalité » – tente explicitement d’exposer ses efforts d’expansion carcérale comme étant à la fois bienfaisants pour le personnel carcéral et pour les personnes incarcérées (Cabinet du Premier ministre de l’Ontario, 2020a). À titre d’exemple, nous notons que le gouvernement Ford a fait des déclarations affirmant que la « sécurité de la population » est l’une de ses priorités fondamentales à travers « l’amélioration du soutien aux héros de première ligne et en veillant à ce que nous nous concentrions sur le soutien aux victimes et la protection des personnes innocentes contre la criminalité » (Cabinet du Premier ministre de l’Ontario, 2019). Pour les besoins de cet article, cependant, nous nous concentrerons sur le thème de la réhabilitation et de son association avec les populations qui constitueraient le profil actuel des prisonniers.

Tableau 1

Aperçu de la construction d’infrastructure de prisons provinciales et territoriales au Canada (en date de mai 2023)

Aperçu de la construction d’infrastructure de prisons provinciales et territoriales au Canada (en date de mai 2023)

Tableau 1 (continuation)

Aperçu de la construction d’infrastructure de prisons provinciales et territoriales au Canada (en date de mai 2023)

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Des cages de soins pour un profil de prisonnier changeant d’un océan à l’autre

Comme nous l’avons mentionné plus haut, dans le cadre de nos recherches, nous avons relevé 17 projets d’agrandissement d’établissements carcéraux dans neuf des dix provinces du Canada. Cependant, il est à noter que même si la province de l’Alberta, ainsi que le Nunavut, les Territoires du Nord-Ouest et le Yukon ne construisent pas – à notre connaissance – plus de cages humaines à l’heure actuelle, ils ont tous construit de nouveaux sites de confinement plus grands que ceux qui ont été remplacés au cours de la dernière décennie (Piché, 2014). Il est également important de rappeler que, bien que le taux d’incarcération au Canada soit demeuré relativement stable (Doob et Webster, 2016), des sites de détention neufs et plus grands sont construits dans le but de répondre aux besoins du nombre croissant d’individus incarcérés, issus des peuples autochtones, qui ont été ciblés par des lois, des institutions, des politiques et des pratiques génocidaires – y compris celles liées au système des réserves, des pensionnats, de l’adoption de masse, etc. (McGuire et Murdoch, 2022 ; OCI, 2013). Bien que les Autochtones ne représentent que 4,5 % de la population adulte au Canada, ils représentent 31 % des personnes sous garde provinciale et territoriale (Malakieh, 2020). Les femmes (Fayter, 2023) et les Noirs (OCI, 2013b ; Reece, 2020) sont également de plus en plus privés de liberté dans ces espaces carcéraux. Plus précisément, le nombre de femmes autochtones condamnées dans le système fédéral a augmenté de 60 % au cours des dix dernières années (Malakieh, 2020). Cela dit, Owusu-Bempah et Wortley (2014) notent que les données canadiennes fondées sur la race sont limitées et qu’il n’y a pas de déclaration systématique. Ci-dessous, nous passons brièvement en revue chacun des projets d’expansion carcérale en cours à tour de rôle afin de mettre en évidence les principales justifications qui les légitiment dans un contexte où les abolitionnistes des prisons ont exhorté les gouvernements à choisir la sécurité réelle en réaffectant des fonds de la police et des prisons à des initiatives communautaires afin d’améliorer notre santé, notre sécurité et notre bien-être collectifs (p. ex. Choosing Real Safety, 2021).

Terre-Neuve-et-Labrador

Au Nord-Est, alors que les peuples autochtones sont à risque d’être arrêtés et emprisonnés pour avoir protesté contre la construction d’un énorme barrage hydroélectrique au Labrador qui dévastera l’environnement des communautés voisines en aval, le gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador dépense 8,2 millions de dollars pour ajouter 36 lits au Centre correctionnel du Labrador à NunatuKavut afin que les femmes criminalisées puissent être incarcérées « plus près de chez elles » (Voice Of the Common Man [VOCM], 2022). La décision a été prise dans le contexte de l’arrestation en 2016 de manifestants, dont Beatrice Hunter, dans le lotissement de Muskrat Falls par la Gendarmerie royale du Canada (GRC). La GRC a par la suite séquestré et déplacé de force les femmes accusées au Pénitencier de Sa Majesté à St. John’s, à Terre-Neuve, où des manifestations les ont rapidement suivies pour réclamer leur libération. Justifier l’agrandissement des prisons comme moyen d’emprisonner les défenseurs des terres autochtones plus près de chez eux, c’est ce à quoi ressemble la « réconciliation » à Terre-Neuve-et-Labrador, où la province planifie également une nouvelle prison de 264 lits pour hommes qui remplacera le Pénitencier de Sa Majesté à St. John’s, actuellement situé sur le territoire ancestral du peuple Béothuk, peuple qui a été anéanti à la suite du colonialisme de peuplement. Cette nouvelle installation est présentée par le ministre provincial des prisons comme « plus approprié pour la réhabilitation des condamnés et plus sécuritaire pour le personnel » (CBC News, 2019). Le gouvernement affirme que « le nouvel établissement correctionnel de 21 000 mètres carrés qui sera situé à White Hills sera construit selon les meilleures pratiques en matière de conception des installations et fera plus que doubler la capacité du pénitencier de Sa Majesté existant, ce qui permettra d’offrir plus de programmes, de loisirs et de meilleurs services de santé mentale » (Gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador, 2019).

Île-du-Prince-Édouard

Toujours dans cette optique de réadaptation, une nouvelle unité de 34 lits pour femmes sera ajoutée sur le terrain du Centre correctionnel provincial de Miltonvale, à l’Île-du-Prince-Édouard (Î.-P.-É.), qui est le territoire traditionnel de la Première Nation Mi’kmaq Abegweit. Reconnaissant que « [l]es délinquantes de sexe féminin sont généralement différentes de ceux du sexe masculin », le ministre des prisons de la province a affirmé lors de l’annonce que « nous cherchons à entrer dans l’ère moderne et à nous assurer que nous faisons ce que nous devrions faire pour que nos délinquantes aient de bons programmes en place afin qu’elles ne courent pas un risque aussi élevé de récidive » (Davis, 2019). La ministre de la Condition féminine de l’Île-du-Prince-Édouard, Natalie Jameson, a déclaré que « les femmes incarcérées ont souvent des antécédents de traumatisme et que bon nombre d’entre elles sont elles-mêmes victimes d’actes criminels, et que les programmes offerts en détention doivent répondre à leurs besoins » (CBC News, 2021). Huit millions de dollars de fonds fédéraux et deux millions de dollars de fonds provinciaux ont été mis de côté pour ce projet qui comprend des places dans le cadre de programmes mère-enfant afin d’empêcher les femmes incarcérées de perdre leurs enfants pendant leur détention, ce qui pourrait également être accompli en ne les criminalisant pas et en ne les emprisonnant pas dès le départ, et en investissant plutôt dans des soutiens auxquels elles pourraient avoir accès dans la collectivité.

Nouvelle-Écosse

On retrouve également une rhétorique bienveillante sur l’expansion carcérale en Nouvelle-Écosse, où la province prévoit de remplacer le Centre correctionnel du Cap-Breton par une nouvelle prison. Tel que mentionné par l’ancien ministre des prisons de cette province lors de l’annonce du projet : « lorsque nous examinons les établissements correctionnels… et les régions géographiques qu’ils représentent, le désir objectif de garder les détenus à proximité de leur propre communauté, le Cap-Breton serait une région qui nécessiterait une attention particulière » (Ayers, 2018). En d’autres termes, il n’y a pas assez de cages près de chez eux pour les résidents du Cap-Breton qui vivent sur le territoire non cédé du peuple Mi’kmaq avec lequel la loi est en conflit. Bien que le projet en soit actuellement à l’étape de la planification, l’agent correctionnel et président du Syndicat des employés du gouvernement de la Nouvelle-Écosse, Jason MacLean, affirme que le site « sera un endroit plus lumineux et plus propre pour faire des choses plus novatrices avec les détenus, et vraiment se concentrer sur la réadaptation » (Ayers, 2018).

Nouveau-Brunswick

Sur le territoire non cédé des Malécites, le gouvernement du Nouveau-Brunswick (2021) avait initialement mis de côté 32 millions de dollars pour la construction d’une prison pour hommes dans la région de Fredericton, qui devrait compter 100 lits de population générale, ainsi que neuf autres cellules à des fins d’isolement et d’admission. Depuis, le coût du projet a grimpé à 42 millions de dollars (Donkin, 2023). L’établissement serait tenu de désengorger un système qui a une capacité de 498 hommes et d’offrir des programmes aux personnes incarcérées pour des infractions liées aux drogues, même si la province n’a emprisonné que 405 personnes au total à un moment donné pendant la pandémie de COVID-19 (Statistique Canada, 2021) et n’a pas effectué d’évaluation détaillée des besoins en matière de capacité avant l’annonce (Donkin, 2023).

Québec

Au Québec, les femmes criminalisées de la province ont été envoyées à l’Établissement Leclerc (où des unités pour hommes y sont également présentes) pour y être mises en cage, à la suite de la fermeture de la Maison Tanguay de 220 lits en 2015 parce que cette dernière « n’est plus adaptée aux opérations quotidiennes » (CBC News, 2015). Le gouvernement du Québec a annoncé qu’il allouerait 400 millions de dollars à la construction d’une nouvelle prison pour femmes de 237 lits sur l’ancien site de Tanguay (Agence QMI, 2022). Au-delà de cela, le projet qui doit être réalisé sur le territoire traditionnel et non cédé des Mohawks, vise également à mettre en place l’infrastructure qui serait nécessaire pour répondre aux besoins spécifiques des femmes qui y sont incarcérées, affirmant que le nouveau projet est un « modèle novateur de gestion des services correctionnels pour les femmes, centré sur la réalité des femmes dans le système de justice, leurs profils et leurs besoins » (Rowe, 2022). Le gouvernement a ajouté que ce nouvel établissement « est vraiment adapté à la réalité des femmes incarcérées » et que « la réalisation de [ce] projet permettra de leur offrir de meilleures perspectives de réinsertion sociale grâce à un meilleur accès aux programmes et services dont elles ont besoin » (Rowe, 2022).

Ontario

Des projets d’infrastructure visant à accroître la capacité des cages humaines sont également en cours de réalisation en Ontario, y compris d’autres cages réservées aux femmes. Le gouvernement provincial de l’Ontario, au coût de 96 millions de dollars, a récemment achevé l’agrandissement de la prison de Kenora, située sur le territoire visé par le Traité n° 3, et du Centre correctionnel de Thunder Bay, situé sur le territoire visé par le traité Robinson-Supérieur, ajoutant 50 lits à chacune de ces prisons (Infrastructure Ontario, 2022a). Ces projets sont présentés comme offrant « un meilleur accès aux programmes, aux conditions de vie ainsi qu’à une demande accru en matière d’alphabétisation, de développement des compétences et de technologie pour une réinsertion sociale sûre », tout en renforçant « la santé et la sécurité des nouveaux employés » et en « apportant une solution à la surpopulation dans les deux établissements » (NORR, 2022).

Selon l’ancienne ministre des prisons de l’Ontario, Sylvia Jones (solliciteuse générale de l’Ontario, 2022), ces projets d’agrandissement carcéral ont été présentés comme étant nécessaires pour améliorer la sécurité des établissements carcéraux tout en « offrant des programmes et des services adaptés à la culture des personnes autochtones ». Le ministre des Affaires autochtones, Greg Rickford, a développé cette idée, affirmant que ces projets font en sorte que « le système de justice de la province réponde aux besoins des peuples et des communautés autochtones » en offrant aux prisonniers autochtones « de plus grandes possibilités de développement des compétences, d’éducation et d’alphabétisation » (Solliciteuse générale de l’Ontario, 2022). Le procureur général, Doug Downey, a également affirmé que ces constructions permettraient de bâtir un « système de justice plus accessible, plus réactif et plus résilient » qui réponde aux « besoins spécifiques des communautés autochtones, nordiques et rurales ». Le grand chef de la Nation Nishnawbe Aski, Alvin Fiddler, a salué ces constructions, qu’il a qualifiées d’améliorations des conditions de vie et de moyen d’intégration « de mesures de soutien culturellement pertinentes et inclusives pour les détenus » (Solliciteuse générale de l’Ontario, 2021). Cependant, il illustre également la nature temporaire de ces « solutions » puisqu’« il est essentiel que les détenus autochtones restent connectés à leur culture alors que l’Ontario s’efforce de fournir des solutions à long terme pour ces établissements » (Solliciteuse générale de l’Ontario, 2021). L’une de ces « solutions à long terme » est une autre prison plus grande.

Ces projets constituent un palliatif alors que la province entreprend la construction d’un nouveau complexe correctionnel de 345 lits à Thunder Bay, dont le coût est estimé à 1,2 milliard de dollars sur la durée d’un partenariat public-privé de 30 ans pour la conception, la construction, le financement et l’entretien du site carcéral. À l’instar de ses contemporains, on dit que ce complexe « réglera les problèmes de santé, de sûreté et de sécurité » du personnel, tout en améliorant « l’accès aux programmes, aux conditions de vie et à l’éducation » pour les personnes incarcérées (Infrastructure Ontario, 2022b). En ce qui concerne ce dernier point, il est également noté que le projet « créera de l’espace supplémentaire pour les programmes et élargira les soutiens pour les détenus ayant des problèmes de santé mentale » (Solliciteuse générale de l’Ontario, 2022).

Selon la solliciteuse générale de l’époque, Sylvia Jones, le système pénal de l’Ontario a besoin de « véritables changements » et d’« interventions de pointe » pour faire face aux conséquences de « décennies de négligence, d’un profil de détenu changeant et de plus en plus complexe et de l’augmentation des cas de violence entre détenus et envers les membres du personnel » (Solliciteuse générale de l’Ontario, 2019). En particulier, les acteurs gouvernementaux affirment que cette prison aidera spécifiquement les prisonniers autochtones, ainsi que ceux qui ont des problèmes de santé mentale et de toxicomanie. Le député provincial de Thunder Bay-Atikokan, Kevin Holland, explique qu’il est « fantastique » que le Complexe correctionnel de Thunder Bay aille de l’avant, car il affirme que l’établissement « élargira le soutien aux personnes en détention, y compris celles qui ont des problèmes de santé mentale » (Solliciteuse générale de l’Ontario, 2022). Sylvia Jones a poursuivi en expliquant que, bien que la province souhaite améliorer la sécurité du personnel carcéral, elle s’efforce également d’inclure « des mesures de soutien spécialement adaptées aux personnes autochtones » (Solliciteuse générale de l’Ontario, 2021), y compris « des espaces culturels réservés aux Autochtones, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, comme un espace de purification, une suerie et un pavillon d’enseignement » (Solliciteuse générale de l’Ontario, 2022).

Une rhétorique similaire existe pour promouvoir la construction de nouvelles places dans les prisons provinciales dans le cadre de la « Stratégie de la région de l’Est », qui comprend « de nouvelles constructions et améliorations des bâtiments » qui « moderniseront les installations, régleront les problèmes de surpopulation et créeront de nouveaux espaces pour la prestation de services de santé mentale, les programmes pour les détenus et la formation du personnel » (Cabinet du Premier ministre de l’Ontario, 2020a). Cette stratégie comprend le Complexe correctionnel de l’Est de l’Ontario, d’une capacité de 235 lits, dont la construction est prévue sur le terrain du Kemptville Agricultural College, récemment fermé, situé sur le territoire algonquin non cédé, et qui pourrait coûter jusqu’à 499 millions de dollars sur la durée d’un prêt hypothécaire de 30 ans.

La stratégie comprend également le remplacement de la prison de Brockville par un complexe correctionnel de 66 lits pour les hommes et les femmes, ainsi qu’un agrandissement de 25 lits pour les cas de santé mentale chez les femmes. Les deux projets, dont le coût est estimé à 200 millions de dollars sur la durée d’un partenariat public-privé de 30 ans, seront réalisés sur le terrain du Centre correctionnel et de traitement de la vallée du Saint-Laurent, se trouvant sur le territoire traditionnel des peuples Wendat, Anishinaabeg et Haudenosaunee. Le député provincial de Leeds–Grenville–Thousand Islands et Rideau Lakes, Steve Clark, est fier de vanter ces agrandissements, puisqu’il affirme qu’ils fourniront un « traitement » aux femmes incarcérées ayant de « graves besoins en santé mentale ». Il affirme qu’il s’agit d’un projet sur lequel il travaille depuis des années avec des partenaires communautaires pour « tirer parti de l’expertise [qu’ils] ont maintenant de l’établissement » (Cabinet du premier ministre de l’Ontario, 2020a).

La stratégie pour la région de l’Est comprend également la construction de 48 lits pour femmes au Centre de détention de Quinte, situé à Napanee, qui se trouve également sur le territoire traditionnel des peuples Wendat, Anishinaabe et Haudenosaunee. Le gouvernement provincial estime le coût à 200 millions de dollars, mais il est plus probable qu’il soit de l’ordre de 50 millions de dollars, comme des projets similaires récemment achevés à la prison de Kenora et au Centre correctionnel de Thunder Bay. On prétend que l’un des principaux aspects de cet agrandissement est d’inclure des espaces pour « les programmes et les activités récréatives des détenus » (Cabinet du premier ministre de l’Ontario, 2020b). Les nouvelles unités résidentielles de l’établissement seront réservées aux femmes incarcérées et « seront de plain-pied et à occupation unique » et comprendront chacune une cour de récréation (Cabinet du premier ministre de l’Ontario, 2020b).

Manitoba

À l’Ouest, le gouvernement du Manitoba prévoit construire deux pavillons de ressourcement au Centre correctionnel de Brandon, sur le territoire visé par le Traité n° 5, et au Centre correctionnel The Pas, sur le territoire visé par le Traité n° 2, au coût de 1,4 million de dollars, auquel s’ajoute 1,2 million de dollars en engagements opérationnels, totalisant 2,6 millions de dollars pour chaque site (Shebahkeget, 2022). Les projets sont présentés comme un moyen de répondre aux recommandations de la Commission de vérité et réconciliation en aidant à soutenir l’éducation, l’acquisition de la langue, la réunification familiale et la sobriété des prisonniers autochtones, tout en établissant des liens avec leur communauté grâce à l’utilisation de cérémonies traditionnelles, d’enseignements et d’expériences terrestres pour permettre aux participants de « guérir et de renforcer leur esprit, l’esprit, le coeur et le corps » (Goertzen, 2022). Selon le ministre des prisons du Manitoba de l’époque, Kelvin Goertzen, les pavillons de ressourcement sont une tentative d’établir un lien culturel pour les prisonniers autochtones, lien qu’il promet de poursuivre après leur libération (Shebahkeget, 2022).

L’établissement de deux pavillons de ressourcement dans les prisons existantes est un indicateur de l’engagement de la province à répondre aux appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation, explique Edwin Wood, gestionnaire du programme de justice chez Manitoba Keewatinowi Okimakanak Inc. (Shebahkeget, 2022). Les gardiens du savoir autochtone et les aînés encouragent la guérison par le biais de cérémonies et de la langue traditionnelle. Wood abonde dans le même sens : « Si j’avais appris plus tôt qui j’étais, d’où je venais ou ma langue, je ne serais probablement pas ici aujourd’hui » (Shebahkeget, 2022). Il insiste également sur le fait qu’il est nécessaire d’intégrer la planification de la mise en liberté à ce nouveau programme à la fois à Brandon et au Centre correctionnel de The Pas, car la guérison doit se poursuivre à la sortie de l’établissement.

Le cas des pavillons de ressourcement soulève une tension importante que les abolitionnistes doivent de plus en plus gérer, car les projets de construction de prisons sont souvent présentés par les gouvernements comme un moyen de mettre en place du personnel, des programmes et une architecture autochtones pour connecter les personnes incarcérées à leurs cultures, langues et spiritualités autochtones (voir Piché et al., 2017). L’un des principaux facteurs à prendre en compte est de savoir si les peuples et les communautés autochtones ont la souveraineté de poursuivre (ou non) de tels projets d’infrastructure et d’en être propriétaires (Tétrault, 2023). De notre point de vue en tant qu’universitaires colons, nous nous opposons à ce que les autorités pénitentiaires établissent de tels sites qui légitiment l’emprisonnement des peuples autochtones, mais notons que si les communautés autochtones elles-mêmes établissent et gèrent de tels sites sans imposition coloniale, c’est leur prérogative.

Saskatchewan

Plus à l’ouest, le gouvernement de la Saskatchewan prévoit de construire un centre de détention provisoire de 427 lits au coût de 120 millions de dollars à Saskatoon, sur le territoire visé par le Traité n° 6 et sur la terre natale des Métis. Ce projet, qui augmentera la capacité d’incarcération massive des Autochtones, est présenté par la province comme « un grand pas en avant dans notre capacité d’offrir un environnement sûr aux prisonniers en détention provisoire », avec plus de programmes et la possibilité de séparer les « membres de gangs rivaux » (Gouvernement de la Saskatchewan, 2020). En avril 2023, l’agrandissement était achevé à 15 % et devrait être terminé en juin 2025 (Gouvernement de la Saskatchewan, 2023).

En plus d’un nouveau centre de détention provisoire, le gouvernement de la Saskatchewan a récemment consacré 8,6 millions de dollars à la construction d’un nouveau camp urbain de 50 lits sur le même site, sous prétexte de favoriser une réinsertion sociale plus harmonieuse des prisonniers (Saskatoon Star Phoenix, 2023). Pour être clair, cet argent est utilisé pour l’agrandissement des prisons et non investi dans la collectivité. La nouvelle installation a remplacé le bâtiment d’origine de 13 000 pieds carrés et comprend un centre récréatif, ainsi que deux salles réservées à la purification (Gouvernement de la Saskatchewan, 2023). Selon la ministre des prisons de l’époque, Christine Tell, les programmes offerts dans le camp urbain accorderont la priorité à la santé mentale et à la toxicomanie, ce qui se traduira par « une réduction des retours en détention et des communautés plus sûres en Saskatchewan » (Gouvernement de la Saskatchewan, 2023).

Colombie-Britannique

Sur la côte Ouest, le gouvernement de la Colombie-Britannique construit le nouveau Centre correctionnel de Nanaimo, d’une valeur de 167 millions de dollars et de 202 lits, sur le territoire traditionnel et non cédé de la Première Nation des Salish de la côte et de la Première Nation Snuneymuxw. Le site de mise en cage humaine « qui ressemblera à une ambiance de campus » comprend des plans pour une unité pour les femmes, ainsi que « des espaces aménagés pour l’éducation, la formation professionnelle dans les métiers certifiés, ainsi que des programmes de réadaptation et adaptés à la culture autochtone » (Nanaimo News Now, 2022). Dans l’ensemble, on prétend qu’il intégrera des soins culturellement significatifs aux prisonniers ayant divers problèmes de santé mentale et de toxicomanie au Centre correctionnel de Nanaimo.

Discussion et conclusion

D’un océan à l’autre, à mesure que la population du Canada augmente, il en va de même pour sa capacité à confiner (avec compassion). En nous fondant sur les estimations gouvernementales pour ces projets d’infrastructure et sur les chiffres de Statistique Canada (2020) concernant le coût quotidien de l’emprisonnement, de 259 $ par personne en 2019-2020, nous estimons à 9 milliards de dollars les coûts totaux du cycle de vie sur 30 ans de 16 des 17 sites de mise en cage humaine que nous avons examinés ci-dessus et qui ajouteront 2 045 nouveaux lits (3,2 milliards de dollars pour la conception, la construction, le financement et l’entretien, plus 5,8 milliards de dollars pour l’exploitation), ce qui représente environ 300 millions de dollars par année ou plus de 820 000 dollars par jour. En d’autres termes, il en coûtera en moyenne 402 $ par jour pour emprisonner une seule personne dans l’un des nouveaux lits de prison en cours de construction.

Pour en revenir aux propos de l’aîné ojibwé Art Solomon (1990), qui a noté que les peuples autochtones « avaient une meilleure façon » (p. 29) de faire que d’enfermer les gens dans des cages, ainsi qu’aux appels lancés par d’autres abolitionnistes pour rêver de ce à quoi pourrait ressembler l’avenir des personnes incarcérées (p. ex. Gilmore, 2022), voici quelques questions que nous nous posons encore. Si nous avions 402 $ à investir dans une personne au lieu de les dépenser pour l’emprisonner dans une nouvelle prison pendant une journée, comment pourrions-nous la soutenir de manière à améliorer notre santé, notre sécurité et notre bien-être collectifs ? Si nous disposions de 300 millions de dollars par année ou de 820 000 dollars de plus par jour, que pourrions-nous construire dans nos collectivités pour améliorer le bien-être, la santé et la sécurité de nos collectivités ? Les possibilités sont nombreuses si l’on se permet d’imaginer à quoi pourrait ressembler l’avenir des délinquants. Par exemple, si l’on comprend qu’une proportion importante de personnes incarcérées font des allers-retours entre les prisons et les refuges, il existe un besoin évident de logements permanents et supervisés qui se sont avérés efficaces pour mettre fin aux cycles d’institutionnalisation (Société John Howard de l’Ontario, 2010). Si nous comprenons que les personnes incarcérées vivent souvent avec des problèmes de santé mentale ou de consommation de drogues, il est clair qu’il est nécessaire d’avoir de solides soutiens en santé mentale et en santé en amont de la communauté pour prévenir les préjudices et détourner les gens de la criminalisation et de l’incarcération (Doyle etal., 2021). Ce ne sont là que quelques exemples.

Si l’on sait que l’incarcération est coûteuse et inefficace pour atteindre les objectifs assignés à la pratique (Mathiesen, 1990) et que l’incarcération renforce encore la domination (Davis, 2003), il est nécessaire que les militants, les organismes communautaires et les universitaires documentent, s’opposent et arrêtent la construction de prisons au nom de la prise en charge d’un « profil changeant » des prisonniers (Piché, 2014). Sans de tels efforts, les partisans de l’incarcération continueront de modifier leur rhétorique pour s’adapter lorsque nécessaire afin que diverses populations marginalisées continuent à être mises en cage, repoussant le jour où l’emprisonnement cédera la place à d’autres façons de répondre aux conflits et aux préjudices qui sont actuellement criminalisés.