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Introduction

Pour la plupart des personnes incarcérées sous responsabilité fédérale au Canada, la zone d’admission et libération – ou AL – est le premier arrêt lors de l’arrivée en prison. Nombre d’individus pénètrent dans les espaces AL avec des sentiments de peur, d’anxiété et d’anticipation provoquant des souvenirs émotionnels vifs. Notamment, en raison de la diversité des conceptions institutionnelles, tous les espaces AL ne sont pas structurés ou administrés de la même manière, ce qui crée des expériences émotionnelles variées. Il n’existe pas de traitement direct des géographies émotionnelles des processus AL dans les prisons canadiennes, ce qui constitue une lacune majeure dans la littérature scientifique compte tenu de leur instrumentalité dans le façonnement des expériences d’admission et de libération carcérales.

Dans cet article, nous explorons les géographies émotionnelles complexes vécues par les personnes anciennement incarcérées au Canada dans l’espace AL. Pour approfondir notre discussion, nous concentrons notre analyse sur les expériences vécues des participants dans l’aire AL des établissements pénitentiaires de Millhaven (pénitencier pour hommes) et de Grand Valley (pénitencier pour femmes)[2]. Notre étude met en lumière la manière dont les espaces AL – et les interactions qui s’y déroulent – façonnent les premières expériences d’incarcération des individus. Plus précisément, nous soutenons que les espaces AL, et les processus d’admission se déroulant dans ces espaces, remplissent les conditions d’une « cérémonie de dégradation du statut », selon les propos de Garfinkel (1956), dont le but n’est pas seulement d’humilier une personne criminalisée, mais aussi de reconstituer son identité en tant qu’être inférieur. Les cérémonies de dégradation du statut impliquent des pratiques physiques ou incarnées, mais constituent également des processus très affectuels ; l’indignation morale et la honte sont les conditions structurelles qui facilitent ce processus de dégradation. En effet, ces affects sont exprimés et perpétués par les « dégradateurs professionnels » en milieu carcéral – soit le personnel correctionnel qui effectue les processus d’admission et de sortie. Nous soutenons que même si le processus d’admission reproduit activement une cérémonie de dégradation du statut qui transforme le citoyen libre en un sujet criminalisé, le processus de libération ne rétablit pas entièrement l’identité ou le statut d’une personne à sa libération et la stigmatisation persiste tel un fardeau émotionnel.

Nous commençons par ancrer notre discussion à partir de la littérature sur la géographie émotionnelle, suivie d’un examen de l’interprétation de Garfinkel (1956) de la cérémoniededégradationdustatut. Ensuite, dans le but de sensibiliser les lecteurs à l’expérience affective de l’arrivée à la prison fédérale, nous relatons le processus d’admission. Ces récits émotionnels sont des compilations des expériences AL des participants, telles qu’elles ont été exprimées lors d’entretiens. Après avoir contextualisé notre projet – Feeling the Carceral –, nous démontrons comment les processus AL, et les espaces dans lesquels ils sont mis en oeuvre, sont utilisés pour dégrader et reconstituer l’identité des personnes criminalisées lorsqu’elles entrent dans le pénitencier. Nous accordons une attention particulière aux différences de genre dans les récits des participants, notamment quant au choc de la fouille à nu, qui a profondément perturbé les participantes. Se concentrer sur les géographies émotionnelles des espaces AL permet de révéler comment les émotions médient les relations, établissent une hiérarchie institutionnelle et réifient les normes institutionnelles violentes des prisons fédérales au Canada. Enfin, nous discutons de l’impact émotionnel de la dégradation du statut sur les personnes criminalisées lorsqu’elles sont libérées des établissements fédéraux, présentant des sentiments de dissonance émotionnelle entre leur identité en prison et à l’extérieur[3].

Géographies émotionnelles

Partie intégrante de notre vie quotidienne, l’émotion est un élément central de nombreuses études sociologiques (Bondi, Davidson et Smith, 2007 ; Burkitt, 1997 ; Hochschild, 1979, 1990, 2012 ; Koschut, 2017). En effet, ressentir les émotions indique non seulement « nos appartenances culturelles et sous-culturelles », mais nous rappelle aussi « quand nous avons transgressé les limites des attentes sociales ou lorsque ces attentes sont oppressives et injustes » (Fields, Copp et Kleinman, 2006, p. 158). Ces attentes – que Hochschild (1979, 2012) nomme les règles de sentiments, de construction et de représentation[4] et que Koschut (2017) décrit comme une « culture émotionnelle » (p. 179) – nous indiquent quoi, quand, avec qui, pendant combien de temps et avec quelle intensité nous sommes autorisés à ressentir, à exprimer ou à manifester une émotion dans chaque interaction. Bien au-delà, les cultures émotionnelles sont intrinsèquement spatiales ; c’est-à-dire qu’elles ne sont « compréhensibles – “raisonnables” – que dans le contexte de lieux particuliers » (Davidson et Milligan, 2004, p. 524). En d’autres termes, nos sentiments et leur démonstration sont structurés en fonction des normes sociales des environnements dans lesquels nous vivons, travaillons et jouons, ajustant invariablement nos comportements émotionnels à mesure que nous avançons à différents rythmes. Des études se sont tournées de plus en plus vers le domaine des géographies émotionnelles pour explorer les relations complexes entre l’émotion, la culture et le lieu, et pour comprendre comment ces dernières enracinent les relations de pouvoir spatialisées (Bondi et al., 2007). La prison a notamment été identifiée comme un site particulièrement important pour ce domaine de recherche (Jewkes et Laws, 2021).

Bien que peu de géographes aient exploré les dimensions émotionnelles complexes de la prison (Baldwin, 2017 ; Crawley, 2004 ; Crewe, 2011 ; Crewe, Warr, Bennett et Smith, 2014 ; Gacek, 2018 ; Hemsworth, 2016 ; Kilty et Fayter, 2023 ; Liebling, 2013 ; Walby et Cole, 2019), plusieurs d’entre eux semblent de plus en plus intéressés par « ce que l’on ressent lorsque l’on est emprisonné » (Crewe, 2015, p. 54) et comment s’occuper de tels sentiments peut venir éclairer des « couches de sens » dissimulées dans les espaces carcéraux (Baer, 2005, p. 209). Bien que la prison soit souvent décrite dans les médias populaires comme ayant une culture des émotions caractérisée par des sentiments de peur, de méfiance et d’agression hypermasculine (Koschut, 2017), des chercheurs commencent à remettre en question ces caractérisations monolithiques, qui ne parviennent pas à « décrire la façon dont les prisons possèdent un type distinctif de géographie émotionnelle, avec des zones dans lesquelles certains types de sentiments et de démonstrations émotionnelles sont plus ou moins possibles à éprouver et à exposer » (Crewe et al., 2014, p. 57). Cependant, l’étude des géographies émotionnelles de la prison a, jusqu’à présent, été limitée aux espaces domestiques, récréatifs et thérapeutiques des établissements correctionnels en excluant les espaces, comme celui de l’AL, qui ne correspondent pas à cette « carte émotionnelle » (Jewkes et Law, 2021, p. 396). Dans cet article, nous cherchons à combler cette lacune, en soutenant que l’espace AL acclimate les personnes incarcérées à la culture émotionnelle de la prison à travers un processus violent et émotionnellement turbulent de dégradation du statut (Garfinkel, 1956).

La « cérémonie de dégradation du statut » de Garfinkel

En 1956, le sociologue américain Harold Garfinkel a conceptualisé le terme de « cérémonie de dégradation du statut », qu’il a défini comme « tout travail de communication entre personnes, par lequel l’identité publique d’un acteur est transformée en quelque chose qui est considéré comme inférieur dans le schéma local des types sociaux » (Garfinkel, 1956, p. 420). Ces cérémonies prennent généralement la forme d’une dénonciation publique, au cours de laquelle un ou plusieurs individus ayant reçu l’autorité d’agir dans l’intérêt des valeurs sociales communément admises condamnent les personnes accusées de violer ces valeurs, et où le procès pénal et les procédures de condamnation servent d’exemples idéaux (Garfinkel, 1956). Bien que le processus d’admission en prison ne soit pas public, il appuie néanmoins les dénonciations antérieures prononcées lors des procédures judiciaires ou la couverture médiatique concernant le statut dégradé de l’accusé en tant que criminel condamné (Maruna, 2011). En effet, Erving Goffman (1961) décrit abondamment le processus d’admission dans une institution totale, tels qu’un asile ou une prison, comme étant « une série d’humiliations, de dégradations et de profanations de soi. [Le] moi est systématiquement… mortifié », et ce, afin que les individus incarcérés à la fois soient conditionnés au contrôle institutionnel et s’y conforment (p. 14).

Toutefois, il y a une différence importante entre la discussion de Goffman (1961) sur la mortification et la conceptualisation de Garfinkel (1956) de la dégradation du statut. Goffman suggère que la mortification, ou la « réduction du soi », conduit à un stress psychologique et, bien que « l’étude du stress et de l’empiètement sur soi sera souvent liée… analytiquement, deux cadres différents sont impliqués » (Goffman, 1961, p. 48). Goffman parle de stress, mais n’engage pas une analyse émotionnelle ou affective pour interpréter la mortification. Garfinkel (1956), quant à lui, reconnaît la cérémonie de dégradation de statut comme un exercice intrinsèquement affectif, qui est effectué spécifiquement pour créer une réponse émotionnelle particulière chez l’accusé. Il considère la cérémonie de dégradation du statut comme une forme d’indignation morale, où la honte et la culpabilité conduisent à l’abnégation, au retrait du regard du public et au dégoût des violations sociales. En d’autres termes, ces cérémonies ne sont considérées comme réussies que si elles produisent l’« énergie émotionnelle » associée à l’indignation morale (Maruna, 2011, p. 9). À l’instar de Garfinkel (1956), nous soutenons que l’indignation morale est à la fois l’objectif général et l’effet produit des processus et des espaces AL dans les prisons fédérales canadiennes.

En effet, nous nous appuyons sur les travaux de Garfinkel pour suggérer que la dégradation ne se produit pas seulement par le déplacement rituel de la personne condamnée hors de la société libre et l’événement de dénonciation publique, mais par une myriade de micro-interactions dans les espaces carcéraux qui perpétuent la mortification des personnes emprisonnées à travers le temps et l’espace. En plus des privations matérielles de l’emprisonnement (p. ex., isolement, retrait de biens personnels, contrôle de la routine quotidienne), le processus d’admission en prison transforme indubitablement la personne condamnée en prisonnier – une « identité dégradée qui justifie les actions négatives des dégradateurs » (Cavender, Gray et Miller, 2010, p. 255). Dans la section qui suit, nous explorons les expériences d’anciens détenus fédéraux lors de leur présence dans les espaces AL, en nous intéressant plus particulièrement aux façons dont ces espaces et les processus qui y ont lieu facilitent la dégradation du statut.

Narrativiser le processus d’admission

Le tournant narratif dans les sciences sociales a permis de mettre en lumière comment la narration est à la fois un puissant moyen de communication et de théorisation du social (Plummer, 1995 ; Riessman, 2008). Dans la lignée de ce tournant narratif, et pour sensibiliser les lecteurs à l’expérience affective de l’admission dans le système pénitentiaire le plus austère du pays, nous commençons cet article en présentant une série d’histoires conçues à partir d’une lecture large de l’ensemble de données basées sur des entretiens du projet. À l’aide de citations directes des participants tout au long du processus, ces histoires fournissent des impressions émotionnelles des expériences communes que les participants ont exprimées au sujet du processus d’admission. Bien que ces histoires ne représentent pas les expériences matérielles de toutes les personnes interrogées – en fait, nous avons constaté que l’expérience de chaque individu était unique –, elles résument le récit tumultueux et émotionnel que les participants ont décrit lors de leur expérience du processus d’admission. Nous utilisons ces histoires pour orienter nos lecteurs vers certaines des pratiques matérielles d’admission et de libération dans les prisons canadiennes et pour favoriser une compréhension affective – dans la mesure où les histoires peuvent le faire – de la manière dont les personnes incarcérées sentent leur identité changer à mesure qu’elles se déplacent dans les espaces carcéraux.

Millhaven

Il est 17 h 00 et j’ai été sur la route toute la journée. Je suis enchaîné au gars à côté de moi ; nos poignets, notre taille et nos chevilles sont enchaînés ensemble au plancher de l’autobus. Plus nous nous rapprochons de la porte, plus je me sens soulagé. Je n’ai jamais fait de peine au fédéral, mais j’ai entendu dire qu’il y a plus de stabilité et de programmes qu’au niveau provincial. Ça doit être mieux que le trou de l’enfer d’où je viens, non ?

Cette vague de calme est rapidement remplacée par une anticipation effrayante lorsque le bus passe les portes et entre dans le bâtiment par une grande porte de sous-sol. Il fait très sombre. Si je ne m’y connaissais pas mieux, j’aurais pensé que nous étions dans un stationnement ; tout est en béton et les plafonds sont bas, rendant l’espace froid et caverneux. Les gardes nous précipitent hors du bus, mais je ressens à nouveau un soulagement en utilisant mes muscles, en me levant, en bougeant mes bras et mes jambes pour la première fois depuis des heures. En descendant du bus, on nous dit de former une ligne face au mur. Les gardes nous crient : « Ne bougez pas » et « Tais-toi ! » alors qu’ils nous libèrent de nos chaînes. Ils continuent de nous crier de nous taire alors que nous sommes parqués dans une cellule de détention qui ressemble à un enclos à taureaux. C’est l’espace AL, je suppose.

Après une heure et demie dans l’enclos, je rencontre un agent de classement dans une petite pièce du vestibule principal. Il me pose un million de questions, comme s’il essayait de me faire mentir. Il me demande : « Aimez-vous jouer avec les enfants ? » même si mon crime n’a rien à voir avec les enfants ! Il essaie de m’appâter, de voir quelle sera ma réaction. Je garde mon sang-froid, mais c’est difficile de ne pas craquer.

J’enfile mon nouvel uniforme et je mets toutes les choses avec lesquelles je suis entré dans un sac. J’ai le droit de garder mon alliance, mais c’est tout. Après cela, l’infirmière entre. Il n’y a pas d’examen, elle pose juste des questions : « Êtes-vous allergique à quoi que ce soit ? » et « Quels médicaments prenez-vous ? ».

Lorsque je retourne dans le vestibule principal, mes effets personnels sont enregistrés par un gardien et enfermés dans un coffre-fort. Après quelques minutes, un autre garde me fait signe de le suivre hors de l’espace AL. Je jette rapidement un coup d’oeil à l’immense pièce en béton. Je ne reverrai pas cet endroit avant d’être libéré. Cela pourrait prendre des années.

Alors que je suis le garde dans un couloir vide, j’entends les portes se fermer derrière nous. Ce bruit semble si définitif. L’écho du dernier bang me frappe comme une tonne de briques. « Putain, me dis-je, je ne sortirai jamais d’ici. »

Grand Valley

J’ai peur. Je ne sais pas à quoi m’attendre. Vous entendez des histoires sur le fait d’être poignardé, mais est-ce que ces conneries sont vraies ? Plus nous roulons, plus je suis anxieuse. Enfin, je vois une longue voie d’accès et un panneau indique « Grand Valley Institution for Women ».

Nous attrapons nos affaires et marchons vers l’entrée. L’intérieur ressemble à un immeuble de bureaux. L’odeur, cependant, n’est pas comme [celle de] n’importe quel immeuble de bureaux dans lequel je suis allée auparavant ; c’est l’odeur brûlante des nettoyants antiseptiques dans l’air vicié.

Aucun membre du personnel ne nous parle si ce n’est pour nous indiquer la direction à prendre. Je peux sentir mon stress monter en flèche. Pourquoi personne ne nous dit ce qui se passe ? Nous sommes conduits dans un long couloir central et tournons à droite dans l’espace AL. À gauche, il y a une rangée de kiosques dont nous découvrons qu’ils sont utilisés pour les fouilles à nu. La façon dont ils procèdent ici aux fouilles à nu est différente de celle qu’ils font dans les provinces. Ici, on me dit de me déshabiller la moitié de mon corps à la fois ; je ne suis jamais complètement nue, mais la recherche prend deux fois plus de temps. Au provincial, j’aurais été complètement nue, mais au moins c’est rapide. D’une certaine manière, cela me semble pire. L’ensemble du processus est extrêmement inconfortable. L’espace AL est petit et il n’y a pas d’intimité, même là où nous sommes fouillées à nu. Je dois sortir mes piercings, enlever l’élastique dans mes cheveux, être reniflée par des chiens de recherche, me changer et me faire prendre en photo. Les gardes ne sont pas impolis, mais ils ne sont pas chaleureux non plus, et je peux sentir mon estime de soi se détériorer de minute en minute quand je me trouve dans cet espace. Je me sens sale, dégradée… comme un rat.

Après la fouille à nu, tout se passe vite. Nous recevons nos vêtements, notre literie et nos produits d’hygiène, nous sommes affectées à nos maisons et nous sommes dirigées vers des soins de santé pour notre admission médicale. Une fois que j’ai terminé, un garde me conduit sur le terrain. En regardant autour de moi les petites maisons, je me dis : « C’est trop beau pour être vrai. » Mais mon excitation se transforme en anxiété ; le gardien dit : « D’accord, vous êtes dans la maison 12. Tu peux y aller. » « Par moi-même ? » je demande, choquée. « Quoi ? Tu crois que je te promène ? » se moque le garde. Abasourdie, je secoue la tête et me dirige vers le groupe de maisons. Ce n’est pas que je ne peux pas y aller seule – je suis une femme adulte – mais je n’ai jamais été ici auparavant. Et si je me perds ? Ou que j’entre dans la mauvaise maison ? Ou que je contrarie quelqu’un[e] parce qu’elle ne s’attendait pas à ma venue ? Je continue à marcher, regardant par-dessus mon épaule, en suspens.

« Ressentir le carcéral » : méthodes

Cet article est né d’un projet de recherche qualitative plus vaste, intitulé Feeling the Carceral (Ressentir le carcéral), qui vise à examiner les géographies émotionnelles des prisons fédérales canadiennes. Ces espaces sont intrinsèquement des environnements affectifs, car le confinement suscite des réactions émotionnelles intenses et un comportement chargé d’affectivité de la part du personnel et des personnes incarcérées. Nous avons mené 57 entrevues semi-structurées avec des personnes anciennement incarcérées dans des établissements correctionnels fédéraux ; étant donné l’importance de l’espace, du lieu et de l’expérience affective dans ce projet, nous focalisons notre analyse sur les souvenirs des participants ayant été incarcérés à l’établissement Millhaven pour hommes à Bath, en Ontario, et celui de Grand Valley pour femmes, à Kitchener, en Ontario. Bien que la méthodologie privilégiée aurait été de mener des entrevues et des observations dans plusieurs pénitenciers fédéraux, Service correctionnel Canada refuse systématiquement aux universitaires l’accès en milieu carcéral à des fins de recherche (Martel, 2004). De plus, les mesures de confinement mises en place en raison de la pandémie de COVID-19 ont rendu impossible la conduite d’entrevues en personne. Bien que les entrevues in situ aient pu faciliter la narration d’expériences et d’émotions carcérales, et certainement faciliter le recrutement, rejeter les souvenirs de personnes anciennement incarcérées parce qu’ils sont relayés après l’incarcération sert à faire taire les voix des personnes criminalisées ; de plus, étant donné que cette critique s’applique à presque toutes les approches d’entrevue, il ne s’agit pas d’une critique crédible (Plummer, 1995 ; Riessman, 2008).

Après avoir reçu l’approbation du comité d’éthique de la recherche de l’Université d’Ottawa, les participants ont été recrutés par l’entremise d’organismes sans but lucratif et de bienfaisance. Après approbation du recrutement par les directeurs généraux de ces organisations, l’équipe de recherche a demandé aux membres du personnel de distribuer le descriptif du projet à leur clientèle. Les personnes intéressées à participer ont été invitées à communiquer avec l’un des assistants de recherche de niveau doctoral (y compris la première auteure) pour exprimer leur intérêt à participer. Lors de la prise de contact, les assistants de recherche ont envoyé le formulaire de consentement par courriel à chacun des participants avant l’entretien et l’ont également lu avec eux afin d’obtenir leur consentement oral et de commencer l’entretien. Les entrevues virtuelles ont été menées sous la supervision de la chercheuse principale du projet (deuxième auteure) de décembre 2020 à août 2021. En moyenne, les entrevues ont duré environ 90 minutes, bien que certaines aient duré jusqu’à trois heures. Le processus d’entretien virtuel présentait des avantages et des inconvénients ; le recrutement s’est avéré difficile au début, ce qui rendait malheureusement évidents les avantages de la participation sur le terrain sur les sites de recrutement potentiels. Malgré la lenteur du démarrage, l’échantillonnage boule de neige a pu augmenter à mesure que le projet a été publicisé parmi les utilisateurs de services des organisations. Les rapports avec les participants étaient plus difficiles à évaluer avec les entretiens virtuels, bien que l’enregistrement des entretiens par Zoom permette une analyse visuelle ultérieure du langage corporel en tant que marque de démonstration affective ; la fonction de transcription en direct de Zoom, bien qu’imparfaite, a également facilité la retranscription des entrevues.

Après la retranscription textuelle et à l’aide du logiciel d’analyse qualitative NVivo, nous nous sommes engagées dans un processus continu de codage narratif thématique (Riessman, 2008) pour éclairer les façons dont divers espaces carcéraux suscitaient différentes émotions. L’analyse narrative thématique se concentre sur « ce qui est dit » dans une entrevue plutôt que sur la façon dont un discours est organisé. Toutes les formes d’analyse narrative sont généralement centrées sur le cas – « le cas » étant ici le groupe d’anciens détenus sous responsabilité fédérale au Canada. L’unité narrative de cette recherche se résume aux « segments de texte bornés » (Riessman, 2008) que les participants ont produits en lien avec leurs expériences dans les espaces AL. Les méthodes narratives sont appropriées pour étudier les géographies émotionnelles parce qu’elles facilitent la narration, ce qui permet au chercheur de considérer la dynamique affective de l’histoire et comment elle est connectée à l’espace et aux pratiques et interactions qui y ont lieu (p. ex., les règles de construction, de sentiment et de représentation) (Hochschild, 1979, 1990, 2012). Au cours des entrevues, les participants ont guidé les chercheurs à travers différents espaces carcéraux (p. ex., cellules, dortoirs, aile médicale, AL, isolement, espaces d’intervention et de traitement, espaces de programme, etc.), décrivant leur contenu, leur architecture, leurs matériaux, ainsi que les expériences et les interactions qu’ils ont eues dans chacun d’entre eux.

En témoignent les récits que nous avons développés à partir des propos des participants qui ont été présentés ci-dessus et notre utilisation de l’analyse narrative thématique, notre processus analytique est bien ancré dans la tradition narrative (Riessman, 2008). Nous ne traitons pas les histoires émotionnelles et affectives produites au cours des entretiens comme des « vérités » généralisables et empiriques, mais plutôt comme des occasions pour les participants de « se transformer en objets biographiques socialement organisés » (Plummer 1995, p. 34). En effet, les histoires sont diversement créées, communiquées et interprétées par des individus et des communautés ayant des histoires, des identités sociales et des expériences variées qui ont une incidence sur leur récit et leur interprétation (Plummer, 1995 ; Riessman, 2008). Nous assistons aux différences entre les sexes dans les récits des participants de leurs expériences des processus AL et des émotions que ces espaces ont favorisées.

« Comme un rat » : explorer le processus d’admission comme instrument de déshumanisation

Pour réussir à faire comprendre la gravité de notre indignation morale collective envers une personne dénoncée, une cérémonie de dégradation du statut doit, selon Garfinkel (1956), « prononcer publiquement la sentence : “J’appelle tous les hommes à témoigner que [l’auteur du crime[5]] n’est pas ce qu’il paraît être, mais qu’il est d’une espèce inférieure par essence” » (p. 421). La dégradation du statut est donc un double processus : la cérémonie établit le caractère inhumain de l’auteur du crime, tandis que l’identification et l’exclusion de l’individu criminalisé en tant qu’être inférieur renforcent la solidarité du public non criminalisé. Dans cette section, nous examinons comment les personnes anciennement incarcérées identifient ces dynamiques déshumanisantes tout au long du processus d’admission, en faisant valoir que ce processus ne prépare pas les personnes criminalisées à la guérison ou à la réhabilitation, mais plutôt à l’humiliation et à la privation de droits. Ces dynamiques se manifestent différemment pour les hommes et les femmes ; alors que les anciens détenus masculins ont décrit diverses méthodes d’intimidation dans les espaces AL, les anciennes détenues ont relaté un processus d’admission favorisant un sentiment débilitant d’humiliation et d’insécurité. Quel que soit le sexe, les processus AL perpétuent la dégradation du statut des personnes incarcérées, dans lesquels les acteurs et les espaces concourent à exclure et déshumaniser simultanément.

Millhaven

Les hommes incarcérés ont relevé à plusieurs reprises la prolifération d’une mentalité nous contre eux, entre les individus criminalisés et le personnel pénitentiaire dans les espaces AL. Cette séparation hiérarchique a été rapidement établie dans l’espace AL de Millhaven à travers l’organisation de l’espace et l’utilisation de diverses tactiques d’intimidation de la part du personnel. Par exemple, immédiatement après être descendu du véhicule de transfert, Lester et Cert ont éprouvé des sentiments intenses de peur et de vulnérabilité physique en raison du niveau accru de surveillance dans l’espace AL :

Dès que j’ai franchi la porte, tous les poils de mon corps se sont dressés. Le niveau de peur dans cet endroit était si élevé qu’il résonne partout. Aujourd’hui, je n’ai jamais rien ressenti de tel. C’était à couper au couteau.

Lester

Quand je suis arrivé à Millhaven la première fois, tout le monde avait les yeux rivés sur vous. Qui vient d’arriver, vous voyez ce que je veux dire ? J’ai juste mis des oeillères et j’ai avancé. C’est ce qu’on nous a dit.

Cert

Sentir l’examen minutieux du personnel pénitentiaire a fait apparaître la peur et le malaise chez nos participants à leur arrivée à l’espace AL ; ce regard pénétrant marque le début du processus de dégradation tel qu’il se déroule à l’intérieur des établissements carcéraux. Comme l’explique le philosophe médical Drew Leder (2016) :

Le corps emprisonné n’est donc pas un sujet actif ordinaire, mais aussi une chose qui est détenue, observée et contrôlée. Le prisonnier, dans une certaine mesure, est réduit au statut d’objet… transformé en un autre, un objet sous le regard omniprésent des observateurs.

p. 174-175

Lester et Cert ont ressenti l’emprise de la prison sur leurs corps dès leur arrivée à Millhaven. Après avoir été ciblé par le regard du personnel AL, Cert a eu peur, décidant de mettre des oeillères et d’accepter cet examen par souci pour sa sécurité personnelle, signalant la rapidité avec laquelle il en est venu à interpréter et à ressentir sa dénonciation dans cet espace.

La violence est une présence constante dans les prisons et existe telle une menace perpétuelle imminente qui encourage, contraint et/ou force la plupart des prisonniers à se conformer aux ordres du personnel. Par exemple, contrairement au personnel du système carcéral provincial, les gardiens de prison fédéraux au Canada portent une arme à feu délivrée par le gouvernement. De plus, ils ont régulièrement accès à des munitions, à des gilets pare-balles, à des chiens renifleurs ou de détection de substances, à des agents chimiques ou inflammatoires (p. ex., gaz C S/lacrymogènes) et à de l’équipement de contention (Service correctionnel Canada [SCC], 2018). Ces ressources ne sont pas passées inaperçues aux yeux des participants. Comme l’explique Jack :

Ils avaient des magnums posés directement sur le bureau, c’étaient des 44 Magnums avec le long canon. Et ils l’ont rendu assez évident, c’est comme s’ils disaient : « Nous sommes armés jusqu’aux dents », vous savez ?

Jack

Même si ces ressources ne sont pas utilisées par le personnel AL, leur présence est affectivement significative. En effet, une cérémonie de dégradation réussie implique un investissement culturel et économique important dans la capacité des agents correctionnels à défendre les valeurs sociétales et à punir (violemment, si nécessaire) ceux qui désobéissent aux règles institutionnelles ou bafouent les valeurs sociales (Garfinkel, 1956).

Être en mesure de brandir des menaces de violence confère au personnel pénitentiaire le pouvoir de déshumaniser les personnes incarcérées, laissant finalement certains participants frustrés, impuissants et désorientés. Comme l’expliquent Marty et Alex :

Les uniformes [gardes] se tiennent là [et crient] : « Appuyez-vous contre le mur » ou « Restez derrière cette ligne et ne bougez pas ». Et puis vous vous parlez, et le garde dit : « Taisez-vous et ne bougez pas ! » Et puis ils arrivent, et vous devez vous agenouiller sur les bancs loin d’eux et ils commencent à défaire vos chaînes… Et ils vous disent de vous taire pendant qu’ils font cela, puis ils vous rassemblent dans des cages, comme des enclos à taureaux[6].

Marty

Tes émotions sont à fleur de peau parce que tu ne sais pas à quoi t’attendre de leur part [les gardiens]… Beaucoup de bagarres se produisent dans l’enclos pendant que tu attends d’être traité et certains membres du personnel essaient de te pousser à bout et essaient de te faire craquer parce qu’ils veulent te maximiser la plupart du temps, non ?

Alex

Le choix du langage dans ces citations met en lumière une conséquence troublante, mais importante, de la cérémonie de dégradation du statut carcéral : la relégation des personnes criminalisées en tant que personnes inhumaines ou sous-humaines. Dans ces cas, écrit Leder (2016), « le “criminel” est donc lié, dans l’imaginaire social, à l’“animal’’ – non pas les animaux réels, divers selon leur espèce et souvent des êtres complexes et hautement sociaux, mais l’animal tel qu’il est imaginé, la sauvagerie non limitée par la raison ou la moralité » (p. 197). L’utilisation par les participants des mots « troupeau », « cages » et « enclos » pour décrire l’espace AL – ainsi que leurs descriptions du traitement reçu par le personnel pénitentiaire dans ces espaces – démontre la violence du processus de reconstitution identitaire qui transforme les personnes criminalisées de citoyens en prisonniers. Le but de la dégradation du statut n’est pas simplement de démontrer que la personne criminalisée est devenue une « espèce inférieure » en raison de ses transgressions sociales et criminelles, mais plutôt de révéler qu’elle était un sous-homme « depuis le début » (Garfinkel, 1956, p. 421). L’effet durable de cette dégradation est la stigmatisation sociale parasitaire engendrée par l’identité statique d’une personne en tant que sujet criminalisé, qui perdure longtemps après sa sortie de prison. Nous reviendrons sur ce point plus loin lorsque nous discuterons de l’absence de cérémonie de réaffirmation du statut pour les personnes criminalisées.

Grand Valley

Alors que bon nombre d’anciens détenus à qui nous avons parlé ont indiqué que les tactiques d’intimidation étaient la principale méthode de dégradation du statut pendant le processus d’admission à Millhaven, les anciennes détenues se sont souvenues quant à elles, d’une dynamique très différente lors de leur admission à l’établissement Grand Valley, une dynamique d’humiliation débilitante générant un profond sentiment d’insécurité. En effet, alors que les hommes à qui nous avons parlé étaient beaucoup plus enclins à discuter de la logistique spatiale dégradante du processus d’admission (c.-à-d. quand, comment, pourquoi et où ils avaient été déplacés dans / autour de l’espace AL), les femmes se montraient plus affectées par la façon dont le processus d’admission niait de manière répétée leur autonomie corporelle et leur identité individuelle. À l’instar de leurs homologues masculins, les participantes ont déclaré que ces expériences les avaient fait se sentir moins qu’humaines :

Lors de l’admission, nous avons été fouillées à nu. J’ai dû enlever mon piercing au nez, mes cheveux, me faire prendre en photo, on m’a expliqué les règles et tout ça, puis j’ai été fouillée par des chiens. (Première auteure : Et comment vous êtes-vous sentie ?) Hum, dégradant, comme un rat.

Alicia

Étant donné qu’une cérémonie de dégradation réussie exige la « destruction rituelle de la personne dénoncée » (Garfinkel, 1956, p. 421), nous pouvons imaginer l’expérience d’Alicia comme une sorte de destruction rituelle où, une par une, des couches de son identité (c.-à-d. ses vêtements, son piercing au nez, sa coiffure, etc.) sont enlevées et inspectées, la laissant avec des sentiments de perte et d’humiliation (Adlam et al., 2013). Si l’invocation de la discussion de Foucault (1975/1977) sur les corps dociles dans les contextes carcéraux est usée, elle n’en est pas moins pertinente. Si « la discipline est une anatomie politique du détail » (Foucault, 1975/1977, p. 139), alors « une conscience politique de ces petites choses » – un piercing au nez ou une cravate – est nécessaire pour le contrôle complet du corps des personnes incarcérées (Foucault, 1975/1977, p. 141). Cette expérience est dégradante, non seulement parce qu’Alicia a perdu l’accès à des objets personnels et identificatoires, mais également parce qu’elle a perdu le droit d’exprimer son individualité en utilisant lesdits objets. Selon la phénoménologue critique Lisa Guenther (2013), exprimer son identité unique fait partie intégrante de l’expérience humaine. Elle explique : « non seulement les prisonniers sont traités comme des sous-humains dans le complexe industriel carcéral actuel, mais ils sont également traités comme des animaux ; ils sont réduits à la matière première pour l’incarcération » (Guenther, 2013, p. 141). Lexie a identifié ce phénomène lors d’une fouille à nu. Elle a expliqué que même le retrait de ses bracelets, qu’elle a fabriqués, a ouvert la voie à une crise d’identité qui l’a tourmentée tout au long de son incarcération :

Je faisais des petits bracelets, et les gardiens les enlevaient, ils vous dépouillaient de toutes les choses… J’avais presque l’impression d’avoir des problèmes d’identité, et ce n’est pas comme si j’avais lutté avec tout ça [avant la prison].

Lexie

Sur le plan affectif, la reconstitution de l’identité des femmes incarcérées, qui passent du statut d’êtres autonomes à celui d’objets maîtrisables, crée des sentiments d’anxiété, de déshumanisation, d’embarras, de peur et de tristesse en ce qui concerne la perte de contrôle non seulement de leur propre corps, mais aussi de leur identité. Ces sentiments étaient particulièrement répandus pour Paula lorsqu’elle se souvenait du processus d’admission :

Je me sentais très mal à l’aise parce que j’étais seule dans cette petite pièce avec [le personnel AL], et c’est juste ce qu’ils vous font ressentir, parce qu’ils peuvent vous parler comme ils le veulent. Et puis ils vous fouillent à nu, donc votre estime de soi est vraiment horrible parce que cela envahit vraiment ma vie privée. J’ai vraiment de la difficulté avec ça. Et ce n’est qu’une petite pièce où ils font les trucs d’AL… C’est bondé et inconfortable et vous vous sentez tendue parce que vous ne savez pas ce qui va suivre, ou ce qu’ils vont vous dire ou les choses qu’ils vous disent, vous savez ?

Paula

L’invasion de la vie privée a créé un sentiment d’insécurité débilitant pour Paula et cela a marqué le fait qu’elle ne contrôlait plus ce qui arrivait à son corps. Bien que l’absence d’intimité ne soit pas une caractéristique nouvelle de la vie carcérale, elle est toujours manipulée d’une nouvelle manière par le personnel pénitentiaire pour maintenir le contrôle sur les corps et les mouvements des personnes incarcérées. Cela peut être particulièrement difficile pour les femmes incarcérées, dont bon nombre ont des antécédents complexes de traumatismes physiques et sexuels (Hancock et Jewkes, 2011 ; Kilty, 2012 ; Shantz et al., 2009). L’histoire de Paula, qui a été fouillée à nu pendant son admission, est peut-être le rappel le plus frappant du peu d’autonomie des personnes incarcérées sur leur propre corps dans cet espace.

Malheureusement, le degré d’humiliation et d’instabilité que subissent les femmes incarcérées au cours du processus d’admission ne se limite pas à la perte et/ou à la manipulation de leur droit à l’intimité corporelle, mais s’étend au contrôle médical. Helena explique :

Le psychiatre provincial m’a diagnostiqué un trouble de la personnalité. Alors, je me suis dit : « Est-ce que je peux obtenir mes médicaments, je n’ai pas eu mes médicaments aujourd’hui. » Ils disent : « Non, nous ne délivrons pas ces médicaments ici. » Et je me dis : « Qu’est-ce que tu veux dire que tu ne délivres pas ces médicaments ici, qu’est-ce que je suis censée faire ? » Ils me disent : « Tu vas devoir attendre les soins de santé lundi. » Je me dis : « Alors tu veux que je sois sevrée de mes trois médicaments tout au long de la fin de semaine ? » Et ils disent : « Eh bien, nous ne les distribuons pas ici, donc je ne sais pas ce que tu veux que nous fassions » … J’ai fini par prendre les somnifères [de quelqu’un d’autre] pour pouvoir dormir un peu parce qu’au quatrième jour sans dormir, je me disais : « Je ne peux pas continuer. »

Helena

Cet événement fut doublement déstabilisant pour Helena : non seulement la légitimité institutionnelle de son diagnostic a été remise en question – une étiquette qui lui a été attribuée dans une autre prison – mais elle s’est également vu refuser les médicaments dont son corps était devenu physiquement dépendant. Incapable de dormir, Helena a décrit son sevrage comme affaiblissant : elle a commencé à se disputer avec sa codétenue et s’est sentie plus agressive, irritable et anxieuse sans ses médicaments. Helena s’est sentie non seulement séparée de son corps, mais également abandonnée par le personnel AL, qui était chargé par l’État de veiller à son bien-être. L’interprétation de Leder de l’incarnation suggère que « nous n’avons pas seulement un corps, comme s’il s’agissait d’un objet dans le monde auquel notre intellect est mystérieusement attaché. Nous sommes aussi nos corps. » (Leder, 2016, p. 33) En refusant à Helena l’accès à ses médicaments – et sans lui fournir aucune autre forme de soins dans l’intervalle –, le processus d’admission a insidieusement transformé la façon dont elle a pu vivre, non seulement la prison, mais aussi son propre corps. L’attitude laxiste du personnel AL, à l’égard des médicaments d’Helena, est malheureusement banale (Kilty, 2012) et fait écho aux autres tactiques d’intimidation, de violence et de dégoût général exprimées par le personnel AL envers les personnes incarcérées pendant le processus d’admission.

Jusqu’à présent, nous avons soutenu que les processus AL perpétuent la dégradation du statut des personnes incarcérées, au cours de laquelle les acteurs et les espaces de la justice pénale contribuent à exclure et déshumaniser simultanément les personnes emprisonnées. Nous examinons maintenant l’échec du système de justice pénale à réinvestir dans les sujets criminalisés par le biais de cérémonies de réaffirmation du statut – des processus de communication qui favorisent une réintégration sociale, physique, culturelle et émotionnelle des personnes incarcérées avec le public non incarcéré – à leur sortie de prison, laissant finalement les personnes incarcérées avec un bagage émotionnel important et l’héritage de la privation continue de droits (Maruna, 2011).

Libération et absence d’investissement dans une cérémonie de réaffirmation du statut

Au moment de leur sortie de prison, les discussions des participants sur le processus de libération contrastaient fortement avec la nature rituelle et spatialisée du processus d’admission. Selon la description du processus de libération faite par le SCC (2019), les personnes incarcérées sont amenées à la zone AL, reçoivent une copie de leurs conditions de mise en liberté et récupèrent leurs effets personnels, leurs médicaments et tout l’argent restant dans leur compte de cantine avant d’être transportées dans la collectivité[7]. Bien qu’aucun de nos participants n’ait laissé entendre que ce processus différait de leurs expériences de libération, bon nombre d’entre eux ont souligné l’inadéquation de ce processus étant donné l’absence de réaffirmation émotionnelle de leur statut prépénal. En fait, la plupart des participants ont rapporté un sentiment d’abandon de la part du personnel carcéral lors du processus de libération, et bon nombre d’entre eux ont exprimé un ressentiment considérable à l’égard du manque d’aide du SCC. Par exemple, lorsqu’on leur a demandé quel genre de soutien ils avaient reçu du SCC lors de la planification de leur réintégration, plusieurs participants ont répondu de la même façon :

Non. La seule chose que le SCC a faite, c’est qu’ils [soupir], ils font très peu. Ils vous amènent à l’AL et ils vous demandent où vous allez, si vous avez des contacts, si vous avez un soutien familial. J’aurais aimé en avoir, mais j’ai eu le soutien de [organisation à but non lucratif].

Marty

Vous êtes toute seule. Même en remplissant vos papiers de libération conditionnelle, vous êtes seule. Vous devez élaborer un plan de libération conditionnelle solide [qui détermine] si vous allez obtenir une libération conditionnelle ou non… Je suis reconnaissante d’avoir eu des gens que j’ai pu appeler ou des gens à qui je pouvais demander – mais certaines femmes n’ont pas ça… Oui, vous êtes seule, à faire tout cela, à remplir tout cela, à trouver votre plan, à trouver vos soutiens, à déterminer quel programme vous allez suivre, aussi avec vos documents d’identité – que c’est emmerdant.

Helena

Le fait qu’un si grand nombre de participants aient déclaré avoir reçu peu ou pas de soutien pour la planification de la mise en liberté est choquant, étant donné que le SCC (2013) considère qu’il s’agit d’un élément fondamental du processus de planification correctionnelle et de mise en liberté. De plus, comme le soulignent les récits de Marty et d’Helena, de nombreuses personnes incarcérées n’ont pas de soutien familial ou financier à leur libération. Compte tenu des services sociaux limités et des logements abordables disponibles dans la plupart des collectivités canadiennes, il n’est pas rare que les prisonniers soient libérés dans des refuges pour sans-abri ou dans la rue (Dej, 2020 ; Lachapelle, 2020). Nous suggérons que le manque de soutien communautaire pour les prisonniers libérés illustre notre échec culturel et sociopolitique à investir dans toute forme ritualisée de cérémonie de réaffirmation du statut des personnes criminalisées, ce qui révèle une sorte de désaveu symbolique des propres efforts du système de justice pénale pour « réhabiliter » les personnes criminalisées (Balfour, Hannah-Moffat et Turnbull, 2019 ; De Giorgi, 2017). En ce sens, il n’existe pas de rituel cathartique qui reconnaisse le travail émotionnel réparateur que la personne dénoncée a pu entreprendre pour préparer sa réinsertion, laissant ainsi au prisonnier libéré la tache persistante de stigmatisation criminelle (Goffman, 1963 ; Maruna, 2011 ; Moran, 2012 ; Munn, 2012) et les souvenirs du traumatisme émotionnel vécu à l’intérieur.

Les participants ont signalé que les efforts déployés par le SCC pour appuyer le processus de réinsertion sociale sont souvent inefficaces, voire obstructionnistes ; par exemple, tenter de trouver un logement avant sa sortie alors que les détenus n’ont pas accès à Internet dans les établissements correctionnels canadiens. Cela peut accroître les sentiments de solitude et d’isolement, et peut être source d’anxiété et de désespoir au moment de la réinsertion dans la communauté (Dej, 2020 ; Lachapelle, 2020). Le manque de soins prodigués aux détenus libérés maintient de manière problématique leur statut dégradé de personnes criminalisées à leur sortie de prison, ce qui complique la réussite de leur réinsertion. Comme Elmer l’a affirmé : « Il n’est pas nécessaire d’être un génie pour se rendre compte que les personnes qui n’ont pas de soutien ou de proches étaient de retour [en prison] assez rapidement. »

De nombreux participants ont réitéré que l’absence de planification de la mise en liberté et de soutien à la réinsertion sociale a intensifié leurs sentiments de peur et de choc à l’égard de leur nouvelle liberté après leur libération, ce qui, si rien n’est fait, peut mener à la réincarcération (Byrd, 2016). Par exemple, Corrin a déclaré :

Le fait d’avoir été enfermé pendant si longtemps et de se retrouver dehors tout seul peut être très dramatique pour soi… la liberté peut être très effrayante pour certaines personnes. Après avoir été enfermé si longtemps… cela peut être un choc total et vous ne savez pas comment vous comporter avec quelqu’un ou récidiver pour y retourner.

L’argument de Corrin selon lequel certains anciens détenus « récidivent pour y retourner » laisse entrevoir les effets totalisants de l’institutionnalisation (Goffman, 1961) et les effets à long terme de la dégradation du statut (Garfinkel, 1956), où l’emprisonnement devient normalisé et commence à devenir « confortable » (Leder, 2016) plutôt qu’un espace de punition temporaire.

Dans ce contexte, il n’est peut-être pas surprenant que les participants aient déclaré avoir éprouvé des sentiments d’ambivalence émotionnelle à l’égard de leur libération. Le sentiment d’ambivalence communique des sentiments forts en opposition, comme le fait de ressentir à la fois de l’exaltation et de la terreur, ce qui peut être émotionnellement troublant, en particulier lorsqu’il semble illogique de craindre ou de se sentir coupable de sa sortie de prison.

D’un côté, j’étais soulagé et extatique et, d’un autre, j’étais terrifié parce que, vous savez, comme je l’ai dit, une fois que vous êtes au fédéral, les choses sont différentes.

Elmer

Je me souviens d’avoir été enfermée dans ma cellule et ils sont venus et m’ont dit : « Fais tes valises » et sont partis. Et j’ai juste dit au revoir en descendant… Je me souviens m’être sentie profondément… coupable, presque comme si je ne devrais pas sortir. Parce que vous vous sentez mal de laisser toutes ces femmes derrière vous et que j’avais été dans une maison, vous voyez ce que je veux dire, les unités. Et j’étais devenue très proche de quelques femmes, et je me sentais vraiment mal de partir… J’ai eu beaucoup plus de problèmes psychologiques après ma sortie. Je me sentais déprimée et anxieuse, et je pense que j’ai eu beaucoup de mal à accepter d’être libérée. Je ne sais pas pourquoi. Mais je me souviens d’avoir dit aux gens que j’avais l’impression d’avoir plus de problèmes à être libérée que lorsque j’étais là-bas.

Janet

Ces récits révèlent un profond sentiment d’anxiété quant aux répercussions durables de l’incarcération. Le travail identitaire inhérent aux processus AL montre comment la libération de prison, que les personnes non criminalisées pourraient considérer comme une occasion joyeuse, est souvent remplie d’une incertitude qui peut être difficile, voire terrifiante, à gérer.

En raison des conditions sociopolitiques et économiques qui ont empêché leur inclusion sociale, il est possible de suggérer que de nombreuses personnes incarcérées n’ont jamais été pleinement intégrées dans la communauté (Wacquant, 2010). Ce constat couplé à l’absence de toute cérémonie rituelle de réinsertion à la sortie de prison (Maruna, 2011) nous amène à soutenir que le processus de libération ne parvient pas à réaffirmer adéquatement le statut de la personne libérée en tant que personne « réhabilitée » qui partage et défendra les valeurs sociales qu’elle a autrefois enfreintes (Braithwaite et Mugford, 1994). Sans l’affirmation de la transformation émotionnelle de la personne dénoncée, les effets de son identité stigmatisée, en tant que personne criminalisée, persistent à sa sortie de prison, jetant une longue ombre qui complique ses efforts pour se réintégrer avec succès (Goffman, 1963 ; Moran, 2012 ; Munn, 2012).

Conclusion

Malgré les facteurs de stress associés à leurs expériences d’admission et de libération, les participants ont déclaré que l’une des meilleures choses à propos de leur libération était de retrouver la capacité de s’exprimer émotionnellement. Comme l’explique Elmer :

C’était libérateur en fait… C’était agréable de pouvoir montrer une émotion réelle, ou d’agir et de se comporter normalement… Je n’aurais jamais dit [cela] à personne [mais] vous devez être capable d’aimer et d’être aimé. Vous devez être capable d’être humain, de vous permettre d’être humain, ce que je ne m’étais pas offert. Cela devient un bloc presque. C’est très bizarre. Comme, presque un personnage Lego.

Elmer

Les personnes criminalisées signalent depuis longtemps les difficultés qu’elles éprouvent à s’exprimer émotionnellement pendant leur incarcération, où il peut être imprudent et même dangereux de le faire (Crewe et al., 2014 ; Liebling, 2013). Les expériences de nos participants n’étaient pas différentes. Les propos d’Elmer sur le besoin humain d’aimer et d’être aimé sont particulièrement saillants. Se sentir incapable d’exprimer ou de recevoir de l’amour pendant l’incarcération crée une dissonance émotionnelle (Hochschild, 2012) entre le sens de soi à l’intérieur et à l’extérieur de la prison, qu’Elmer a décrit comme une vie que « vous deviez vous forcer à oublier » pendant l’incarcération. Le récit d’Elmer résume fortement les conséquences émotionnelles de la dégradation du statut en prison. Sa description du pouvoir libérateur de l’expression de l’amour démontre le rôle que les géographies émotionnelles peuvent jouer dans la lutte contre l’oppression carcérale.

Nous avons soutenu que les émotions comptent dans les processus d’admission et de libération dans les prisons fédérales canadiennes. En examinant les géographies émotionnelles des espaces AL, nous avons mis en lumière non seulement comment ces derniers sont saturés d’émotions, mais aussi comment les émotions médient les relations, établissent une hiérarchie institutionnelle et réifient les normes institutionnelles violentes des espaces carcéraux. L’attention portée aux géographies émotionnelles de l’incarcération, à la manière dont les personnes incarcérées se sentent sur place et à la façon dont le genre (entre autres identités) concilie ces expériences, met en lumière des nuances précédemment cachées des expériences quotidiennes de la prison et de la réinsertion, et montre comment l’État carcéral produit et est produit par le cycle affectivement violent de l’incarcération. Nous démontrons comment l’espace AL acclimate les personnes incarcérées non seulement à la culture émotionnelle de la prison, mais aussi à leur statut dégradé de criminels condamnés. Notamment, notre recherche élargit la conceptualisation originale de Garfinkel (1956) d’une cérémonie de dégradation du statut comme un événement ritualisé limité dans le temps (généralement avec des témoins), en démontrant plutôt que l’admission en prison fait partie d’un processus continu (plutôt que fini) de dégradation du statut qui se produit par le biais de diverses micro-interactions quotidiennes ayant lieu dans ces espaces et qui le soutiennent dans le temps et à travers l’espace (les espaces). Nous démontrons également que bien que le processus d’admission comporte de forts aspects cérémoniels, il n’existe pas de cérémonie de réaffirmation du statut, et encore moins de processus de soutien continu à la réintégration. Il est essentiel de comprendre ces dynamiques si l’on veut diminuer l’expérience de la violence carcérale, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des prisons. En effet, ignorer les expériences émotionnelles et corporelles des personnes incarcérées masque l’investissement de l’État dans l’exclusion affective et la stigmatisation systématique des personnes criminalisées.

Bien que le but de cet article ne soit pas de faire des recommandations formelles pour des changements, nous préconisons une augmentation significative des investissements dans les solutions communautaires alternatives à l’incarcération et dans les mesures de soutien à la réinsertion sociale, qui seraient structurées de manière à réaffirmer la valeur des personnes criminalisées pour leurs communautés. Nous encourageons les futurs chercheurs à déterminer ce à quoi ces structures alternatives pourraient ressembler.