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Introduction

L’utilisation de caméras portatives s’est largement répandue dans les organisations policières au courant des dernières années, principalement aux États-Unis, mais aussi au Canada et ailleurs dans le monde (Coudert, Butin et Le Métayer, 2015). Plusieurs objectifs sont ainsi visés par les organisations policières, dont une augmentation de leur transparence et de leur imputabilité (Ariel, Farrar et Sutherland, 2015). Parallèlement à cette diffusion, de nombreux chercheurs se sont intéressés à l’utilisation et aux impacts des caméras portatives sur différents aspects du travail policier (comme, par exemple, l’utilisation de la force, les plaintes contre les policiers et la satisfaction des citoyens) (Lum, Stoltz, Koper et Scherer, 2019). Si la littérature scientifique met en lumière la diversité des enjeux derrière le port d’une caméra par les policiers (enjeux de vie privée, notamment) (Blitz, 2015 ; Bud, 2016) et les effets probables de cette technologie, nombreuses sont les études limitant la caméra portative à un outil dont l’efficacité doit être mesurée.

Ce constat quant à une vision souvent dichotomique du succès (et de l’échec) de l’innovation à atteindre ses objectifs est d’autant plus pertinent que l’implantation des caméras portatives est loin d’être uniforme. Notamment, si près de 50 % des services policiers américains étaient déjà équipés de caméras portatives en 2016 (Hyland, 2018), l’adoption des caméras portatives au Canada demeure plutôt modérée (Laming, 2019). Malgré la mise sur pied de nombreux projets pilotes dans les grandes villes canadiennes (dont Toronto, Montréal, Edmonton et Calgary), très peu de ces projets ont mené à l’adoption réelle des caméras[2]. L’implantation des caméras portatives au Canada connaît donc un succès limité, ce qui serait lié à différents facteurs, dont les coûts engendrés et le peu d’événements impliquant le recours à la force par les policiers (Laming, 2019 ; Toronto Police Service, 2016). Cependant, en dépit de la littérature scientifique grandissante sur les caméras portatives (Lum et al., 2019), leur processus d’implantation dans les services policiers et les dynamiques qu’il implique demeurent un aspect peu étudié.

Afin de contribuer à la compréhension du contexte d’implantation des caméras portatives et des facteurs liés au succès (et à l’échec) de leur adoption, cet article propose d’explorer le déploiement de caméras portatives au Service de police de la Ville de Montréal (SPVM). D’abord implantées lors d’un projet pilote s’étant étalé sur une année, les caméras portatives n’ont finalement pas été adoptées par le SPVM[3]. S’appuyant sur l’approche sociotechnique, et plus précisément les concepts de la théorie de l’acteur-réseau (ou ANT, pour Actor-Network Theory), l’article vise à mettre en lumière les acteurs et les interactions qui sont entrés en jeu dans le déploiement des caméras portatives et leur adoption, et ainsi identifier les éléments pouvant miner le succès de cette innovation et mener à son abandon. Il vise aussi à illustrer les apports d’une approche basée sur l’ANT à l’étude de l’innovation policière. L’article est divisé en trois parties. D’abord, une recension de la littérature sur l’utilisation des caméras portatives par les organisations policières sert de point de départ à la présente réflexion. Ensuite, les principaux concepts de l’ANT et la démarche d’analyse préconisée, soit l’analyse de contenu, sont présentés. Enfin, la troisième partie explore le déploiement et le recours aux caméras portatives à Montréal.

Innovations policières et caméras portatives

Depuis leur première utilisation au Royaume-Uni (Goodall, 2007), il y a plus d’une décennie, les caméras portatives ont connu une popularité grandissante. Un sondage mené en 2015 auprès de 150 grandes organisations policières des États-Unis indiquait que 95 % de celles-ci envisageaient ou faisaient déjà usage de cette technologie (Manger, Stephens, Youngblood et Ferrence, 2015). Cette popularité s’explique par plusieurs facteurs, à commencer par une remise en question récurrente de la transparence des interventions policières (Schneider, 2017). En réponse à la médiatisation d’interventions policières ayant mené au décès de citoyens et aux importants mouvements de protestation qu’elles ont engendrés, les caméras furent présentées par les organisations policières et par certains comités de citoyens comme une véritable solution technologique (Ariel et al., 2017). À cela s’ajoute l’omniprésence dans l’espace public d’appareils électroniques (comme les téléphones cellulaires) permettant de filmer les interventions policières, ce qui motiva les organisations policières à vouloir présenter leur propre version des faits (Schneider, 2017). Ainsi, bien que les objectifs officiels du port de caméras varient d’une juridiction à l’autre (Hollywood, Woods, Lauland, Jackson et Silberglitt, 2018 ; Timan, 2016b), les organisations s’attendent généralement à une augmentation de leur légitimité et de leur imputabilité, une baisse de l’utilisation de la force, une baisse des plaintes contre les policiers et une facilitation des procédures judiciaires.

Au courant des dernières années, les chercheurs ont aussi présenté un certain engouement pour les caméras portatives (Lum et al., 2019). Différentes approches sont adoptées. D’abord, une part importante des études vise à évaluer la capacité des caméras portatives de répondre aux objectifs officiels qui leur sont attribués, que ce soit en matière d’usage de la force, de taux d’arrestations, de relations avec les citoyens ou de traitement des causes judiciaires. La recension menée par Lum et al. (2019) rapporte ainsi les résultats de 70 études empiriques traitant de ces aspects, toutes publiées dans les huit dernières années. Ces études ne permettent toutefois pas de déterminer avec consensus si la technologie répond aux attentes formulées par les services de police et la population. Par exemple, si plusieurs études indiquent des effets favorables sur l’utilisation de la force ou le nombre de plaintes déposées par les citoyens (Ariel et al., 2015, 2017 ; Jennings, Lynch et Fridell, 2015 ; Katz, Choate, Ready et Nuño, 2014 ; White, Gaub et Todak, 2017), les effets recensés ne sont pas constants d’un endroit à l’autre, et il demeure difficile de comprendre pourquoi des effets favorables sont mesurés à certains endroits seulement (Ariel et al., 2016).

Un deuxième courant d’études porte sur l’intégration des caméras dans les activités des policiers et des acteurs du système de justice. Ces études mettent en lumière les barrières organisationnelles ou technologiques rencontrées par ces individus (Goetschel et Peha, 2017 ; Katz, Kurtenbach, Choate et White, 2015 ; Merola et al., 2016 ; Young et Ready, 2015). Elles illustrent notamment les préoccupations des policiers quant à l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire en présence de caméras (Goetschel et Peha, 2017), mais semblent indiquer que, de façon générale, ceux-ci demeurent favorables aux caméras portatives (Gaub, Choate, Todak, Katz et White, 2016 ; Ready et Young, 2015). Les acteurs externes aux organisations policières (acteurs judiciaires, pompiers, travailleurs des services sociaux, etc.) rencontrés par Todak, Gaub et White (2018) se sont aussi montrés positifs relativement aux caméras portatives.

Un troisième courant aborde plutôt les considérations éthiques ou de droit inhérentes à l’adoption des caméras portatives. Ce type de technologie est régulièrement associé à la « société de surveillance » (Kaufmann, 2016 ; Lemaire, 2019), et ses impacts sur la vie privée sont source de nombreuses préoccupations (Blitz, 2015 ; Bud, 2016 ; Merola et al., 2016). Plusieurs sont ainsi d’avis que l’atteinte des objectifs des organisations policières ne se ferait pas sans certains compromis.

Cependant, malgré la diversité des angles adoptés pour étudier les caméras portatives, la technologie est souvent présentée comme un remède à certains problèmes de la police (en matière de légitimité ou d’utilisation abusive de la force, par exemple) (Ariel et al., 2017, p. 294). Les discours sur l’(in)efficacité des caméras sont fréquents et ne sont pas uniques aux caméras portatives (voir, par exemple, Douillet et Dumoulin [2015] sur le développement de la vidéosurveillance). Dans certains cas, la capacité des caméras à « produire des résultats » sera ainsi affirmée sans réellement comprendre par quel processus cet effet est produit. Ce type d’approche, bien qu’utile à la compréhension des conséquences des innovations techniques, tend à attribuer aux caméras portatives une efficacité qui leur est inhérente : la réussite de l’implantation de la technologie tiendrait exclusivement à celle-ci. Ainsi, le simple port de caméras par les policiers est souvent l’unique facteur pouvant expliquer les résultats obtenus, sous-estimant le rôle des acteurs et du contexte de développement, d’implantation et d’utilisation des caméras.

Une approche permettant de pallier ces limites est la perspective sociotechnique, laquelle vise notamment à rendre compte des interactions entre les innovations techniques et leurs utilisateurs. Les études qui s’inspirent de cette approche permettent ainsi de mettre en lumière comment les interactions entre les policiers et les caméras influencent la manière dont ces dernières sont mobilisées (Tanner et Meyer, 2015), et comment des fonctionnalités différentes de celles prévues par les concepteurs et décideurs peuvent apparaître après leur déploiement (Timan, 2016a). La technologie est alors conçue comme n’étant pas un outil neutre. C’est l’approche qui inspire le présent article.

L’approche sociotechnique et la théorie de l’acteur-réseau pour envisager l’innovation policière

Plusieurs approches théoriques visent l’étude de l’implantation, de l’adoption et des conséquences des innovations techniques. Elles ont des centres d’intérêt variés, peuvent se centrer tant sur les innovations que sur leurs adoptants, et peuvent adopter un regard tant individuel qu’organisationnel (Godin, 2008). Parmi ces approches, la théorie de la diffusion de l’innovation de Rogers (2003) est fréquemment mobilisée pour comprendre des innovations implantées dans les systèmes d’application de la loi et de justice (Todak et al., 2018 ; Weisburd, Mastrofski, Mcnally, Greenspan et Willis, 2003 ; White, Borrego et Schroeder, 2015). Ce type d’approche, souvent qualifié de linéaire[4], tend toutefois à restreindre le succès et l’échec des innovations à leurs propres caractéristiques techniques.

L’approche sociotechnique permet plutôt d’examiner l’innovation en rendant compte des interactions et des rôles des acteurs humains et non humains (aussi appelés actants) sans accorder à un seul acteur (souvent technique) une fonction déterminante. Elle implique de considérer tant ceux qui créent la technologie que ceux qui la font fonctionner ou en subissent les conséquences. La popularité de cette perspective est généralement attribuée aux travaux de Michel Callon, Bruno Latour et Madeleine Akrich, dont les textes fondateurs ont mené à l’élaboration de la théorie de l’acteur-réseau (ANT).

Comprendre l’acteur-réseau : quelques concepts clés

L’ANT associe le succès de l’innovation à l’établissement d’un réseau sociotechnique[5] et à la stabilité de ses liens (Akrich, 2006). L’étude de la conception, de l’appropriation et des conséquences d’une innovation implique donc que l’on s’intéresse à l’ensemble des actants qui forment le réseau, lesquels sont traités sur un même pied d’égalité : tout type d’actant peut participer à l’atteinte d’un but (ou à ce qu’on appellera la médiation technique) (Latour, 2007). La médiation technique se décline en trois principales étapes (Latour, 2007).

Premièrement, les objectifs individuels de chaque actant sont transformés en un tout commun et nouveau (la traduction). Si chaque actant poursuit d’abord un objectif précis (p. ex. : réduire l’utilisation de la force par les policiers, augmenter la transparence de l’organisation, etc.), la médiation technique les amène à adopter un but commun, aussi appelé programme d’action (p. ex. : le déploiement de caméras portatives). Cette traduction se produit à travers quatre étapes : la problématisation, l’intéressement, l’enrôlement et la mobilisation (Callon, 1986). La problématisation est l’identification d’un problème à résoudre et des actants nécessaires à sa résolution. L’intéressement vise ensuite à allier les actants essentiels au programme d’action. C’est lorsque des alliances sont établies que nous pouvons parler d’enrôlement. Les acteurs enrôlés sont alors considérés comme ayant adhéré au programme d’action, où ils ont leur propre rôle. L’établissement d’alliances entre les actants permet finalement de mobiliser en un même endroit (un réseau sociotechnique) des entités qui étaient initialement distantes ou isolées.

Deuxièmement, l’association des actants permet la réalisation du programme d’action (la composition). Ce dernier ne pourrait en effet être atteint sans la présence de tous les actants (p. ex. : concepteurs, décideurs et utilisateurs de l’innovation). Les éléments constituant le réseau sont alors mis en « boîte noire », où ils forment un seul objet dont nous ne distinguons plus les parties hétérogènes. Cet objet s’acquitte du programme d’action de façon opaque, sans que les actants humains et non humains soient mis en évidence[6].

Troisièmement, la succession de ces étapes mène à une forme de délégation. L’objet technique permettrait ainsi de déléguer ou de traduire l’action des concepteurs et de tout autre actant ayant participé à sa composition. La caméra portative (dont la principale fonctionnalité technique est l’enregistrement des interventions policières) pourra, par exemple, servir de « délégataire » à l’organisation policière visant à réduire l’utilisation de la force par ses agents.

Selon Akrich (2006), le processus d’innovation est achevé lorsque l’objet technique « ne génère plus de revendications susceptibles de défaire le réseau ainsi constitué et de remettre en cause le partage stabilisé des compétences entre l’objet et son environnement » (p. 2). Si la mise en boîte noire se fait donc après négociations et adaptations entre actants (Callon, 2006, p. 8), cette boîte peut être rouverte lorsque des problèmes surgissent[7] et mettent à l’épreuve la stabilité du réseau et les liens établis entre les actants. Cette instabilité peut alors conduire à l’échec de l’innovation ou à son abandon.

La présente étude

La conception de l’innovation technique telle qu’elle est définie par l’ANT apparaît particulièrement pertinente pour étudier l’implantation de caméras portatives dans les services policiers. Notamment, elle permet de considérer l’innovation comme un processus dynamique impliquant tant des actants techniques (comme la caméra et les autres dispositifs nécessaires à son implantation et son utilisation) qu’humains (policiers, politiciens, citoyens, etc.), ainsi que leurs registres d’action et les contextes (social, politique, légal, etc.) qui les entourent. Le déploiement et l’utilisation des caméras portatives peuvent donc être compris non pas comme des actions prédéfinies, mais comme le résultat d’un collectif d’actants dont la stabilité des liens doit être maintenue.

Le succès de l’innovation étant dépendant de la participation et de l’entente entre l’ensemble des actants du réseau sociotechnique, les concepts centraux à l’ANT présentés précédemment permettent ainsi de jeter un regard attentif aux éléments susceptibles de miner la réussite de l’implantation des caméras portatives, et cela, sans donner de rôle prédominant à l’objet technologique, comme pourraient le faire les études à visée évaluative. Cet article s’appuie donc sur l’ANT afin de contribuer au corpus actuel de connaissances sur l’implantation et l’adoption de ces caméras. Il a pour objectif principal d’explorer leur déploiement dans un service policier, et s’intéresse particulièrement au projet pilote de ces appareils mené par le SPVM de mai 2016 à avril 2017. Il a pour objectifs spécifiques : 1) d’examiner les actants et les interactions qui sont entrés en jeu dans le déploiement et l’implantation des caméras portatives et 2) d’identifier les dynamiques qui ont pu compromettre le succès de l’innovation et mener à son abandon par l’organisation policière.

L’analyse de contenu comme méthode d’étude

Afin de mettre en lumière le réseau sociotechnique (c.-à-d. les actants qui le composent et leurs interactions) entourant le projet pilote de caméras portatives, une analyse de contenu est proposée. Celle-ci repose sur des articles de presse traitant du projet et du rapport d’évaluation déposé par le SPVM à la suite du projet. Le contenu médiatique analysé se répartit entre mai 2013[8] et juillet 2018, permettant de couvrir les périodes avant, pendant et après le projet. Les articles de presse ont été localisés grâce à une recherche par mots clés[9] dans le moteur de recherche EUREKA.cc[10]. Un total de 417 articles a été repéré. Après le retrait des doublons et des articles hors sujet, l’échantillon final contenait 136 articles, dont 34 portaient exclusivement sur le projet pilote du SPVM.

La décision de couvrir certains sujets ou événements pouvant être influencée par plusieurs facteurs (p. ex. : types d’événements, agences de presse, etc.), la possibilité de biais journalistiques ne peut être ignorée (Earl, Martin, McCarthy et Soule, 2004). L’analyse de textes issus de différentes sources médiatiques permet cependant de diminuer le risque de biais de sélection (c.-à-d. lorsque tous les faits ne sont pas couverts) et de biais de description des faits rapportés (c.-à-d. lorsque la couverture médiatique n’est pas fiable ou précise). De plus, l’adoption d’une approche largement basée sur le contenu médiatique comporte deux avantages. D’abord, l’étude d’un phénomène par sa représentation médiatique, sur une période donnée, permet d’envisager son développement à travers le temps (Macnamara, 2005). Cela s’avère tout particulièrement pertinent pour l’étude de l’innovation sous la loupe de l’ANT : celle-ci n’est pas considérée comme suivant un chemin linéaire, mais comme pouvant fluctuer dans le temps. Ensuite, bien qu’il semble que les caméras portatives aient acquis une grande part de leur visibilité auprès des médias (Schneider, 2017), peu d’études ont traité de la manière dont cette technologie y est présentée. Notre recherche permet donc de contribuer, dans une moindre mesure, à l’analyse de la couverture médiatique des caméras portatives.

Une fois l’échantillon constitué, chaque texte a été lu et analysé par un seul codeur. Cette démarche ne permet pas d’éliminer la possibilité de biais au codage qui aurait pu affecter la fiabilité des résultats (Neuendorf, 2002). Toutefois, comme les textes ont été lus et analysés plus d’une fois, il est possible de confirmer que les résultats obtenus étaient les mêmes d’une fois à l’autre. L’analyse s’est déroulée en deux phases et était inspirée de l’approche dirigée décrite par Hsieh et Shannon (2005). Bien que guidée par un cadre théorique ou conceptuel prédéfini (dans notre cas, les concepts de l’ANT), cette approche prévoit que la grille d’analyse pourra évoluer tout au long du processus. Compte tenu des objectifs de l’étude, les actants mentionnés et leurs intérêts quant à l’utilisation des caméras portatives constituaient les éléments relevés lors de la première phase d’analyse. L’attention portée aux intérêts des actants visait également à faciliter, à l’étape subséquente, l’identification des points de controverse entre les actants ou les obstacles à leur enrôlement au projet. La seconde phase d’analyse a permis de simplifier la grille en regroupant certains actants[11] et d’identifier les interactions qui les unissent et les obstacles à leur enrôlement.

Le rapport officiel du SPVM est paru en janvier 2019. Ce document fait état de la planification et de la réalisation du projet pilote et dévoile les résultats d’analyses menées par un comité de collaborateurs (SPVM, 2019). Riche en information, laquelle est rarement dévoilée dans les médias, il permet d’avoir accès au « mode d’emploi » (soit les directives d’utilisation des caméras) (Akrich et Boullier, 2016) derrière le projet pilote[12]. Son analyse a été réalisée à partir de la grille développée pour le contenu médiatique. L’incorporation de ce document au corpus de données permet donc d’approfondir les observations tirées du contenu médiatique et de multiplier les points de vue[13] sur le déploiement du projet (Venturini, 2010).

Exploration du déploiement de caméras portatives

Pour comprendre l’innovation technique, l’ANT propose de s’intéresser au réseau d’actants et de relations hétérogènes qui la compose. En lien avec les objectifs du présent article, le réseau sociotechnique constituant le projet pilote du SPVM est exploré selon trois angles. Premièrement, il s’agit d’identifier les acteurs impliqués dans le développement du projet et leurs intérêts, et de comprendre comment ceux-ci sont parvenus à s’entendre sur un programme d’action – le déploiement des caméras portatives. Cet angle permet d’explorer les principaux actants ayant agi en amont de l’implantation des caméras et d’identifier quelques-unes des controverses qui ont dû être surmontées pour aboutir au projet. Deuxièmement, le choix des modèles de caméra employés lors du projet pilote et sa relation avec la conciliation des intérêts de ces différents acteurs sont abordés. Cet angle permet d’examiner comment les intérêts (p. ex. : respect de la vie privée, transparence, etc.) de plusieurs groupes d’actants peuvent être délégués aux caméras portatives, contribuant au maintien du réseau sociotechnique. Troisièmement, par une « réouverture de la boîte noire », il est question de la mise en action des caméras portatives et des problèmes pouvant avoir miné leur implantation. Ce dernier angle permet ainsi de mettre en lumière le rôle actif de la caméra dans le déroulement du projet et ses interactions avec les autres actants, et d’entrevoir comment l’affaiblissement des relations entre certains actants peut mener à l’échec de l’innovation. La mise en commun de ces trois angles permet donc de répondre aux objectifs de l’article, soit d’examiner les actants et les interactions impliqués dans le déploiement des caméras portatives et de mieux comprendre comment les associations entre ces actants ont pu être établies mais aussi affaiblies au long du projet.

Actants et négociations : vers le déploiement des caméras portatives

Pour que des caméras portatives soient déployées par une organisation policière, le projet doit enrôler de nombreux actants (Todak et al., 2018). À Montréal, le déploiement fut précédé de plusieurs événements qui peuvent être considérés comme de multiples négociations ou controverses avant l’établissement d’alliances et l’enrôlement des actants. Il s’agit ici de mettre de l’avant ces actants et leurs intérêts, ainsi que les obstacles rencontrés afin de mieux comprendre le contexte entourant le déploiement du projet pilote. Bien que le réseau sociotechnique comprenne certainement d’autres types d’actants (dont il sera mention dans les prochaines sections), notre intérêt se pose plus particulièrement sur quatre catégories d’actants ayant participé à la planification et au développement du projet : les instances gouvernementales, les citoyens, l’organisation policière, et les policiers et leur syndicat.

D’abord, l’enrôlement des instances gouvernementales au projet s’est fait en plusieurs étapes où la transparence des interventions policières est apparue comme un élément important. Le dépôt d’un rapport de coroner, en 2015, constitue un premier point d’intérêt. Une enquête menée après le décès d’un citoyen lors d’une intervention du SPVM conduit à des recommandations précises, dont l’une pointe directement vers l’emploi de caméras portatives par les policiers. En raison du manque de détails sur l’opération policière en question, le coroner recommande au ministère de la Sécurité publique (MSP) du Québec « d’établir un protocole national pour l’emploi de caméras [portatives] dans les interventions policières » (Dionne, 2015, p. 3)[14]. Cette recommandation coïncide avec la création, par le MSP, d’un comité ayant pour mandat d’étudier l’emploi des caméras portatives par les policiers. Le comité rassemble une multitude d’acteurs, ayant des intérêts variés et agissant comme porte-paroles de différentes organisations, dont l’École nationale de police du Québec (ENPQ), des organisations policières, et le ministère de la Justice et du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP). Bien que le rapport du comité publié en octobre 2015 ne fût pas divulgué au public, l’annonce du projet du SPVM fut faite le même mois, marquant l’enrôlement d’un actant important au projet de caméras portatives.

L’implication citoyenne passe quant à elle par différentes revendications. Si elles ne sont pas directement liées au déploiement de caméras à Montréal, des allégations d’agressions sexuelles par des policiers de la Sûreté du Québec (SQ) à Val-d’Or, en octobre 2015, contribuent aux discussions publiques sur le port d’une caméra par les policiers. Ces événements ramènent sur la place publique la question de l’intérêt d’enregistrer les interventions policières et sont présentés comme un motif pour la SQ de planifier son propre projet pilote (Gonthier, 2016). Le projet de la SQ ne sera toutefois pas lancé, mais il y a lieu de penser que les allégations concernant ses policiers demeurent inscrites, par leur proximité géographique et temporelle, dans le contexte sociopolitique qui entoure le projet du SPVM. Ces événements en sol québécois[15] font d’ailleurs écho à d’autres qui se déroulent, dans la même période, aux États-Unis et qui sont largement diffusés dans les médias québécois. Alors que ces derniers rapportent les tensions importantes entre policiers et citoyens à Charlotte ou à Ferguson, les citoyens de Montréal prennent aussi la parole pour revendiquer un rôle dans le déploiement des caméras dans leur ville. Le parti politique municipal Projet Montréal agit d’ailleurs à titre de porte-parole pour les citoyens qui réclament une consultation publique, plusieurs mois avant le projet, sur l’encadrement de l’utilisation des caméras par les policiers (Ville de Montréal – Opposition officielle à l’hôtel de ville de Montréal, 2015). Alors que les citoyens semblent avoir plusieurs inquiétudes relativement aux enjeux de respect de la vie privée, aucune consultation publique n’aura toutefois lieu avant le projet.

Les enjeux en matière de vie privée inquiètent également une autre instance gouvernementale, le Commissariat à la protection de la vie privée au Canada, qui a « de sérieuses réserves face à l’utilisation de caméras corporelles » (Saint-Arnaud, 2015). Ces préoccupations concernent notamment les situations où les caméras seront activées et la gestion des enregistrements. À l’étape préalable au déploiement des caméras, il convient de concevoir le Commissariat comme un actant dont l’enrôlement s’avère nécessaire : celui-ci est responsable de l’application de plusieurs lois avec lesquelles l’utilisation des caméras risque d’interagir (voir aussi Laming, 2019 ; Toronto Police Service, 2016, p. 1). Ces questions de vie privée ont plusieurs implications pour la réalisation du projet pilote. Si les caméras portatives sont susceptibles de filmer des passants (dont la vie privée doit être respectée), ce problème est cependant réglé par le caviardage des enregistrements. Les nécessités en matière de respect du droit à la vie privée des citoyens mènent ainsi à l’instauration de politiques d’utilisation des caméras qui visent à encadrer l’activation, la gestion et le caviardage des enregistrements (dont il sera question plus loin).

Les policiers ont aussi un rôle important dans le réseau sociotechnique en construction par leur implication dans les discussions et négociations entourant le déploiement des caméras. Une proposition de leur syndicat, soit la Fraternité des policiers et policières de Montréal (FPPM), pour l’achat de caméras portatives est d’ailleurs l’objet de la première mention de la technologie repérée dans la presse, en mai 2013. À l’époque, cette initiative est présentée comme une réaction à la « nouvelle visibilité » de la police (Goldsmith, 2010) : les policiers, qui se sentent maintenant « traqués par les téléphones intelligents et diverses captations sur bandes vidéo » (SRC Montréal, 2013), semblent voir la caméra portative comme leur permettant de « contre-attaquer sur le terrain de la saisie d’images » (SRC Montréal, 2013). Alors que le travail policier se transforme en réaction au nombre grandissant de citoyens qui filment leurs interventions, cette sousveillance (Mann, Nolan et Wellman, 2003) est régulièrement reprise dans les médias comme une motivation au déploiement des caméras portatives. La FPPM participe aussi activement au déploiement des caméras, un appui décrit comme « primordial » par le SPVM (2019) considérant que les policiers exercent alors des moyens de pression en vue d’une nouvelle entente syndicale. En agissant comme la porte-parole des policiers dans la mise en place du réseau sociotechnique, la FPPM a ainsi contribué à établir une alliance entre l’organisation policière et ses agents, et aussi à l’enrôlement de ces derniers au programme d’action, soit le déploiement des caméras.

Enfin, l’analyse du contenu médiatique met également en lumière la position du SPVM parmi un ensemble d’organisations policières où les caméras sont déjà implantées ou testées. Plusieurs projets pilotes et essais sont menés dans d’autres villes, au Canada ou ailleurs, et si ces projets ont, dans certains cas, montré des effets concluants, il semble que cet intérêt pour les caméras à travers le monde policier encourage la participation du SPVM au projet. La diffusion de cette innovation semble, après tout, prendre pour point de départ des problèmes ou besoins communs à plusieurs organisations, dont le désir d’augmenter la légitimité et la transparence de la police. Le SPVM (2019) précise d’ailleurs, dans son rapport, que les documents de travail d’autres organisations policières canadiennes ont permis d’élaborer et peaufiner ses directives locales.

Ainsi, le contexte sociotechnique d’implantation des caméras portatives peut impliquer des requêtes et des revendications émanant de diverses sources (instances gouvernementales, citoyens, organisations policières, policiers, syndicats, etc.) (voir Tableau 1). Si les objectifs officiels présentés par le SPVM (2019) sont de « rendre transparentes les interventions policières (…) et de consolider le lien de confiance qui s’établit entre un policier et un citoyen lors de ces interventions » (p. 8), il apparaît que le processus de médiation technique derrière l’implantation des caméras portatives a dû passer par une série d’associations entre les différents actants. À travers ce processus dynamique (Callon, 1986), plusieurs événements ont contribué à mettre au jour les intérêts de ces actants, donnant lieu à différentes négociations puis à une entente sur le programme d’action à adopter. Au final, le déploiement des caméras est, pour ces actants, un point de passage obligé leur permettant de satisfaire leurs intérêts, qu’il s’agisse d’assurer la transparence des interventions policières, de gagner la confiance du public ou de pouvoir donner sa propre version des faits. Toutefois, malgré l’entente sur le déploiement des caméras, les buts et intérêts de ces actants demeurent actifs dans le réseau, notamment à travers le choix des caméras portatives et les directives données pour leur utilisation.

Tableau 1

Synthèse des actants identifiés en amont du déploiement, de leurs intérêts et des obstacles à leur enrôlement

Synthèse des actants identifiés en amont du déploiement, de leurs intérêts et des obstacles à leur enrôlement

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Le choix de la technologie et la conciliation des intérêts des actants

Différentes catégories d’acteurs ayant participé à la construction du projet pilote de Montréal ont été identifiées jusqu’ici. Cependant, alors qu’une « mise en boîte noire » tend à rendre invisible la contribution de certains actants à l’innovation (Latour, 2007), le déploiement des caméras portatives nécessite la participation d’actants agissant souvent à grande distance du travail policier. Leur rôle demeure important, contribuant notamment à la conception, la production et la distribution de la technologie. La présente analyse nous éclaire d’ailleurs sur les critères de sélection des modèles de caméra employés lors du projet. Il est alors possible de mieux comprendre comment ce choix permet de concilier les intérêts des actants, mais aussi de mettre en lumière comment certains rapports des actants humains avec la technologie risquent d’affaiblir le réseau sociotechnique établi.

Pour le projet pilote de Montréal, deux fournisseurs furent initialement choisis (Axon et Cyberkar), lesquels se distinguent entre autres par les techniques d’hébergement des vidéos (système infonuagique ou hébergement local) qu’ils proposent. Les coûts d’hébergement des données constituent d’ailleurs une part importante du budget des organisations policières qui décident de s’équiper de caméras portatives (Laming, 2019 ; SPVM, 2019, p. 14), en faisant un critère majeur dans le déploiement de la technologie. Le choix du modèle de caméra se base cependant sur plusieurs autres critères, et les caractéristiques techniques apparaissent fondamentales. Le rapport du SPVM (2019) fait état de plusieurs critères techniques, dont les caractéristiques physiques des caméras (comme les attaches qui permettent de les fixer aux uniformes, leur facilité d’installation et d’utilisation, leur poids, leurs dimensions, leur résistance et l’autonomie de leurs piles), mais aussi les infrastructures informatiques qui soutiennent l’utilisation des caméras (comme les méthodes de téléversement des vidéos et les plateformes de gestion des vidéos). Aussi, les caméras ne doivent pas mettre en danger les policiers ni interférer avec leur travail en gênant l’utilisation de leur équipement.

Comme le suggère l’ANT, certaines fonctionnalités peuvent ainsi rester inscrites dans la caméra (voir aussi Timan, 2016a). On y trouve notamment l’objectif de contribuer à la transparence de l’organisation, en rapportant sur enregistrement vidéo les interventions policières. Pour que cette opération s’accomplisse, il est nécessaire que l’appareil permette un enregistrement facile, rapide et clair. Si la caméra doit pouvoir être facilement activée, c’est donc aussi pour qu’elle puisse produire un enregistrement ou rapporter les événements dans toutes les situations possibles. Pour des raisons similaires, il est nécessaire que les attaches permettent de tenir fermement la caméra en place. Si la caméra n’est pas fixée de façon suffisamment solide sur l’uniforme du policier, l’angle de la caméra risque d’être modifié, ce qui pourrait obstruer partiellement ou complètement sa vue. La réalisation de l’objet sociotechnique passe donc par une étape d’inscription où les intérêts des actants sont inscrits dans l’artéfact technique (la caméra) (Mahil et Tremblay, 2017).

Comme vu précédemment, la protection des enregistrements et des données est aussi importante, compte tenu des législations en matière de respect de la vie privée. Pour maintenir la stabilité des liens entre les instances de protection de la vie privée et le reste du réseau sociotechnique, les caméras utilisées ne doivent pas permettre aux policiers d’altérer les enregistrements vidéo. Les modèles de caméra choisis permettant d’enregistrer automatiquement les trente secondes précédant leur activation, ces segments sont d’ailleurs conservés sans bande audio afin de respecter les lois sur la vie privée.

L’analyse des caractéristiques matérielles des caméras portatives permet donc de percevoir différentes interactions potentielles entre les propriétés des actants non humains (p. ex. : la caméra et son système de fixation) et humains (p. ex. : les policiers et leurs tâches quotidiennes). Ces interactions, si elles ne sont pas prises en compte dans le déploiement de l’innovation, risquent de menacer la stabilité du réseau sociotechnique, notamment en affectant l’atteinte des objectifs et intérêts des actants impliqués. Timan (2016a) suggère également que les caractéristiques des caméras portatives puissent favoriser des fonctions autres que celles officiellement prévues, dont la surveillance en raison de leur couleur foncée leur permettant d’être facilement dissimulées sur l’uniforme policier. Les caméras ne répondent pas uniquement aux désirs de leurs concepteurs, mais aussi à ceux des décideurs qui établissent les règles de leur utilisation. L’inscription prévoit aussi une façon d’agir pour l’utilisateur qui doit, par exemple, respecter certaines recommandations en matière de respect de la vie privée. L’action du dispositif technique ne peut cependant être rabattue ni sur les intentions de ses utilisateurs ni sur les prescriptions de ses concepteurs ou ses dimensions techniques (Akrich, 2006). Il faudra alors se demander quelles fins ces directives poursuivent, mais aussi si les caméras portatives sont réellement utilisées selon les directives qui leur sont assignées.

L’ouverture de la boîte noire pour mieux comprendre le succès et l’échec de l’innovation

Alors que les policiers sont les principaux utilisateurs des caméras portatives, cet usage ne peut se résumer au simple port de la caméra : il implique également son activation et la gestion de ses images, et entre en jeu dans ses interactions avec les citoyens. Comme vu précédemment, la mise en relation du policier avec la caméra se voit régie par des directives organisationnelles précises qui peuvent interagir avec ses tâches quotidiennes. Ces directives visent notamment le respect de la vie privée et l’atteinte des objectifs de transparence et d’imputabilité. Elles déterminent ainsi les moments où la caméra doit être activée (pour tout « entretien à des fins d’enquête » ou « intervention en situation d’urgence ») ou éteinte (lors d’interactions plus informelles, en présence d’informateurs et dans des lieux où règne une certaine expectative de vie privée) par les policiers. L’activation de la caméra doit aussi être suivie d’un avis verbal aux citoyens et le visionnement d’un enregistrement par le policier doit être précédé de la rédaction d’un rapport d’événement, pour ne pas influencer ce qui est rapporté.

Si ces directives visent à guider l’utilisation des caméras, leur mise en action ne peut être totalement anticipée. Les caméras portatives s’inscrivent dans des environnements de travail où des pratiques, des processus et des protocoles sont déjà établis, impliquant différents types d’acteurs et de technologies (Timan, 2016b). Puisque leur activation n’est pas automatique, les policiers doivent apprendre à en faire l’usage. Le réflexe d’activation n’est toutefois pas toujours au rendez-vous, notamment dans les situations d’urgence, comme l’indique le SPVM (2019, p. 66). Il dépendrait plutôt de différents facteurs, comme le type de situations auxquelles les policiers font face, et plusieurs motifs feraient en sorte que les enregistrements soient arrêtés momentanément (pour prendre la déclaration d’une victime ou d’un témoin, ou pour des stratégies d’enquête, par exemple). La technologie interagit ainsi avec un travail où les tâches exigent souvent une intervention rapide et où certaines situations doivent être traitées avec priorité, un aspect aussi observé par Pickering (2020). Tel qu’il est souligné dans le rapport du SPVM (2019), le policier doit jongler avec l’exigence « d’accorder la priorité à certaines tâches qui s’effectuent parfois au détriment de l’activation de la [caméra] » (p. 73). Malgré les propriétés techniques de la caméra et les directives de l’organisation policière, il demeure que le contexte de son utilisation et la capacité d’agir des actants policiers peuvent modifier sa mise en action (Akrich, 2006). Comme l’écrivent Douillet, Dumoulin et Germain (2011), « ce qu’il faut alors analyser, ce sont les mobilisations des acteurs pour problématiser le dispositif, le définir, le configurer et l’intégrer dans leurs propres pratiques ou, au contraire, le délaisser » (p. 1). La capacité de l’organisation policière à rendre intelligibles les règles d’utilisation de la caméra par les policiers risque aussi d’influencer comment ceux-ci décideront d’en faire usage (Tanner et Meyer, 2015).

Également, si le processus d’innovation est considéré comme terminé lorsqu’il n’y a plus de revendications pouvant le mettre à l’épreuve (Akrich, 2006), la stabilité du réseau n’est pas absolue. Les actants y prenant part sont susceptibles, à travers leurs interactions, d’adopter de nouvelles configurations, et les différentes controverses qui surviennent entre les actants peuvent ainsi tant consolider qu’affaiblir le réseau (Meier et al., 2012). À cet effet, le rapport du SPVM (2019) témoigne de la constante évolution du réseau sociotechnique constituant le projet pilote.

Il mentionne notamment que la directive d’accès aux enregistrements a dû être modifiée sept fois au courant du projet. Ces modifications visaient « à mieux refléter les réalités opérationnelles, administratives, juridiques et technologiques liées à l’utilisation des caméras » (SPVM, 2019, p. 52). Plusieurs écarts par rapport au plan initial du projet pilote sont aussi notés, et plusieurs obstacles techniques semblent avoir compromis l’utilisation des caméras et nécessité des ajustements de la part des responsables du projet. Notamment, le choix des caméras s’étant initialement arrêté sur deux modèles, il s’est rapidement avéré qu’un seul pouvait être déployé sur le terrain en raison d’un problème avec la vitesse de téléversement des enregistrements (SPVM, 2019, p. 50). Cette difficulté technique entrant en conflit avec le plein fonctionnement du projet pilote, la stabilité du réseau a dû être rétablie en modifiant la distribution des caméras (c.-à-d. des policiers se sont fait retirer leur caméra momentanément) dans l’attente que de nouvelles caméras soient disponibles, rappelant que chaque maillon de la chaîne de médiation technique est important pour l’enchaînement du programme d’action (Akrich, 2006). Des problèmes avec le système permettant de fixer la caméra à l’uniforme des policiers sont aussi survenus, mettant en jeu la qualité des enregistrements et demandant l’implantation d’un nouveau modèle de fixation. La fiabilité des caméras portatives est un enjeu certain pour les organisations policières, et l’absence d’enregistrement à la suite d’interventions peut représenter une crainte pour les policiers quant à de possibles critiques de la population (Pickering, 2020).

L’impact de la technologie sur ses utilisateurs requiert aussi une attention particulière. À Montréal, la phase terrain a dû être prolongée de quelques mois en raison de la nouvelle charge de travail apportée par les caméras. Le visionnement des enregistrements, la rédaction de rapports supplémentaires et le caviardage font partie des éléments qui auraient alourdi le travail des actants impliqués dans l’aspect opérationnel du projet. Ces constats sont importants pour le SPVM, notamment car il aura des répercussions financières pour un éventuel déploiement des caméras après le projet pilote. Tout comme les régulations légales, les coûts financiers liés à la technologie apparaissent comme un anti-programme pouvant entrer en conflit avec le programme d’action des actants responsables du projet et risquant ainsi de l’interrompre (Latour, 2007). L’analyse médiatique met d’ailleurs en lumière l’aspect financier comme jouant un rôle important dans les décisions des organisations policières d’aller de l’avant avec les caméras portatives. Par exemple, il semble que la police d’Edmonton « a jugé cette dépense trop importante » (Normandin, 2016) après son projet pilote, mettant ainsi fin au déploiement des caméras. Les coûts, qui semblent être l’une des raisons majeures de la faible adoption des caméras portatives par les organisations policières canadiennes (Laming, 2019), seraient surtout liés au travail supplémentaire nécessaire à la gestion des images et au stockage des données.

Ces quelques difficultés rappellent que le port d’une caméra par les policiers est une innovation complexe qui implique la participation et la coopération de nombreux actants humains et non humains. L’exploration du réseau sociotechnique met en lumière comment les interactions entre les actants ont le potentiel de modifier l’utilisation de la caméra, son appropriation et ses conséquences. Dans le cas du projet pilote de Montréal, malgré la réussite à enrôler des actants menant à l’implantation des caméras sur le terrain, plusieurs actions (modification de l’équipement, ajustements à l’échéancier, etc.) ont dû être posées pour maintenir la stabilité du réseau sociotechnique. L’implantation provisoire des caméras n’a toutefois pas mené au succès de l’innovation : le dévoilement du rapport du SPVM à la suite du projet pilote laisse en effet présager que l’organisation n’ira pas de l’avant avec les caméras portatives. Au-delà de l’incapacité du projet pilote à atteindre les objectifs attendus en termes de transparence des interventions policières et de lien de confiance avec les citoyens[16] (Boivin et D’Elia, 2020 ; SPVM, 2019), les nombreuses difficultés rapportées (problèmes techniques, charge de travail élevée et coûts financiers importants) rappellent ainsi l’importance de tenir compte du réseau sociotechnique derrière chaque innovation, la mise à l’épreuve des relations la formant pouvant, dans bien des cas, contribuer à l’échec de son implantation.

Conclusion

Cet article visait l’exploration du déploiement de caméras portatives au sein d’un service policier afin d’identifier les actants et les interactions qui peuvent entrer en jeu dans l’implantation de cette innovation, et ainsi mettre au jour les dynamiques pouvant compromettre son succès et mener à son abandon. Cette analyse visait aussi à mettre en lumière la pertinence de la perspective sociotechnique, et plus particulièrement de l’ANT, pour aborder l’innovation policière. Elle a ainsi permis de rendre compte d’un réseau sociotechnique impliquant une diversité d’acteurs humains (instances gouvernementales, organisation policière, citoyens, policiers, etc.) et non humains (caméra, modèle de fixation, systèmes de téléversement, etc.). En considérant les technologies non pas comme neutres, mais comme actives dans le réseau, il a été possible de prendre conscience de l’influence mutuelle entre la technologie et l’univers social. Les propriétés de la caméra, comme sa capacité à enregistrer des conversations ou des événements, tendent notamment à entrer en interaction avec les conceptions sociales du domaine privé et de sa protection, se traduisant par une réaction des autorités policières et légales et la mise en place de politiques détaillées en matière de respect de la vie privée (comme le caviardage des vidéos ou l’obligation d’avertir le citoyen qu’il est filmé). Ces politiques peuvent toutefois avoir des impacts sur d’autres actants, augmentant ainsi la charge de travail et les coûts financiers liés au déploiement de l’innovation.

Il convient de ce fait de rappeler que l’approche sociotechnique a pour avantage de nous permettre d’outrepasser la question de l’efficacité souvent centrale aux recherches sur l’innovation policière. Elle permet en effet de mieux comprendre tant les innovations « réussies » que « ratées » (Akrich, 2006, p. 3). Alors que le SPVM semble, comme plusieurs autres organisations policières canadiennes, avoir mis un frein à l’implantation des caméras portatives, la « réouverture de la boîte noire » nous a permis de rendre compte de certains des problèmes rencontrés lors du projet pilote et ayant, souvent momentanément, menacé la stabilité des relations qui forment le réseau sociotechnique. À cet effet, il semble que le projet de Montréal s’apparente sur plusieurs points à d’autres organisations policières canadiennes ayant fait l’essai des caméras, et que les coûts associés aux infrastructures d’hébergement des données, mais aussi à la charge de travail des actants impliqués, représentent un obstacle potentiel au déploiement futur des caméras (Laming, 2019). Sans l’enrôlement de tous les actants nécessaires à son fonctionnement, l’innovation risque de se solder par un échec.

Cette étude se voulant plus exploratoire, il convient de rappeler que ses résultats doivent être traités avec prudence. Une telle démarche est effectivement limitée en plusieurs points. Notamment, pour mieux comprendre la trajectoire du déploiement des caméras portatives, une immersion complète dans les coulisses du projet aurait été souhaitable (Faraj, Kwon et Watts, 2004). Les points de vue des actants impliqués apporteraient nécessairement une perspective plus approfondie sur le déroulement du projet. Également, le rôle des médias dans l’implantation de cette innovation constitue un angle mort non négligeable associé à la méthodologie employée qu’il serait pertinent d’étudier. L’importante couverture médiatique pouvant être attribuée à ce type de technologie ne peut non plus être négligée (Schneider, 2017). Enfin, il s’avère aussi important de souligner la nécessité de mener des études plus poussées sur les processus de développement et d’implantation des innovations policières comme les caméras portatives. Comme proposé dans cet article, le déploiement des caméras portatives n’implique pas uniquement la technologie, mais aussi différents types d’actants, de pratiques professionnelles et de normes légales, lesquels sont souvent laissés de côté. Pour mieux comprendre le succès et l’échec de la diffusion de ces innovations, il faut donc regarder au-delà de la technologie et s’intéresser aux multiples facettes des réseaux sociotechniques qui en soutiennent l’utilisation.