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Depuis plus d’un siècle, la criminologie décrit, définit et tente d’expliquer des phénomènes criminologiques à des fins descriptives, explicatives et préventives. Le pont entre ces connaissances criminologiques et les pratiques policières est toutefois rarement franchi par les chercheurs et la contribution de la criminologie à la modernisation des pratiques policières vers une police scientifique demeure encore aujourd’hui bien modeste. Une analyse attentive des écrits scientifiques montre bien que les travaux de recherche en criminologie ont souvent la prétention d’avoir des retombées pratiques sur le travail policier, mais les travaux portant spécifiquement et réellement sur ces pratiques policières sont en réalité beaucoup moins fréquents. La recherche appliquée qui permet de faire progresser les pratiques policières au-delà du sens commun, des traditions, de l’expérience et du flair vers des pratiques qui reposent sur des données probantes demeure ainsi un défi. Le clivage présent entre les milieux académiques et universitaires et les milieux policiers explique probablement, du moins en partie, ce constat. Ce clivage est encouragé par des biais personnels, des considérations idéologiques, mais également des préjugés et des stéréotypes. Toutefois, le milieu policier s’est considérablement transformé depuis un quart de siècle, pavant ainsi la voie au développement de collaborations avec les milieux académiques et universitaires. Plus récemment, ce clivage bien que parfois encore présent, tend à s’atténuer par endroits pour différentes raisons. Entre autres, les milieux policiers sont confrontés à de nouvelles réalités sociales et légales complexes qui ont ouvert la porte à des collaborations. D’un côté, le milieu universitaire et académique a su graduellement s’intégrer au sein des milieux policiers afin d’en comprendre mieux la réalité. La présence de plus en plus accrue de civils au sein des milieux policiers, notamment comme analystes, a entre autres permis de mettre en valeur la complémentarité des rôles et l’apport que pouvaient avoir de telles collaborations. La présence plus fréquente d’étudiants universitaires au sein des unités d’enquête et d’analyse, notamment dans le cadre de stages pratiques, a aussi facilité l’atténuation de ce clivage. D’un autre côté, le milieu académique a aussi su mieux répondre aux besoins des milieux policiers et du maintien de l’ordre, et les milieux policiers s’intégrer au milieu académique. Nous avons ainsi vu apparaître, particulièrement au cours des dernières années, l’ajout de formations universitaires et de cours propres au milieu de même qu’au travail policier. Les policiers sont aussi plus encouragés à entreprendre des cours universitaires alors que d’autres poursuivent des études supérieures. Dans la foulée de ces changements, l’apprivoisement et la prise de conscience, de part et d’autre, des besoins, demandes et réalités propres à ces milieux s’est peu à peu effectué et des opportunités de recherche collaborative ont donc graduellement vu le jour, facilitant ainsi l’avancée des connaissances scientifiques.
Au sein des milieux académiques, travailler avec les milieux policiers, ou autres milieux pratiques, est parfois vu par certains comme un affront à l’indépendance intellectuelle. C’est peut-être pourquoi, pour la criminologie, la « police » a été et demeure principalement l’objet d’étude des chercheurs qui sortent des sentiers plus mainstream de la criminologie. On travaille donc « sur » la police, mais non pas nécessairement « avec » la police (certains diraient même, à tort, « pour » la police). Conséquemment, les travaux de réflexion se sont principalement penchés sur le rôle de la police au sein de la société et les enjeux idéologiques, éthiques et légaux du travail policier dans son ensemble, et sur l’analyse des pouvoirs accordés aux policiers, notamment (par ex. : Brodeur, 2003, 2005 ; Kaplan, 1979). D’autres se sont plutôt penchés sur la police comme organisation, son fonctionnement ; les impératifs structurels et symboliques ; les normes, les valeurs et la culture du milieu l’organisation et la gestion des services policiers de même que leur administration (par ex. : Chan, 1996 ; Ocqueteau et Dupont, 2013). La recherche criminologique a étudié le policier-patrouilleur : ses interventions et leur impact sur la prévention du crime, son pouvoir discrétionnaire, puis le rapport avec les citoyens et la perception et la satisfaction des citoyens du travail policier (par ex. : Dowlera et Zawilskib, 2007 ; Tremblay, 2003 ; Worrall, 1999). Les défis et enjeux liés au travail du policier-patrouilleur, notamment les conséquences psychosociales des interventions en situation de crise, furent aussi plus récemment examinés. L’accent mis sur le policier-patrouilleur aura permis de mettre en évidence les limites, et parfois même les dérives, des interventions policières dans des situations parfois fort complexes.
En arrière-plan de ces travaux de recherche d’orientation philosophique, sociologique et criminologique sur la police et le policier-patrouilleur, des chercheurs se sont intéressés à d’autres acteurs importants du milieu policier : les enquêteurs (par ex. : Brodeur et Ouellet, 2005 ; Eck et Rossmo, 2019 ; Ribaux, 2014). En effet, le milieu policier est beaucoup plus riche et vaste que celui du policier-patrouilleur. De nos jours, l’enquêteur est confronté à une réalité professionnelle et des phénomènes sociaux et criminologiques de plus en plus complexes. Ici aussi, encore une fois, les réalités du travail de l’enquête ont profondément changé et les enquêteurs se heurtent à des phénomènes émergents et à de nouveaux crimes de plus en plus sophistiqués qui présentent de multiples (nouveaux) défis (par ex. : criminalité économique, cybercriminalité, dark web, terrorisme, exploitation sexuelle en ligne). Le type de preuve requis pour que ces dossiers se retrouvent et passent à travers la chaîne judiciaire et pénale, et la façon de pouvoir amasser ces preuves, se sont aussi resserrés. Différents enjeux éthiques, légaux et pratiques ont également contribué à la technicalisation et à une plus grande systématisation de tout ce qui concerne l’analyse d’une scène de crime, le renseignement, et tout ce qui encadre la preuve et l’accumulation d’information. Par conséquent, le travail d’enquête devient de plus en plus spécialisé (par ex. : Maguire, 2003 ; Police Executive Research Forum, 2018).
À cet effet, les différentes techniques et méthodes de support à l’enquête disponibles pour les enquêteurs, à la suite de la commission d’un acte criminel, peuvent avoir un grand impact sur la capacité des corps policiers à répondre adéquatement au crime commis et à la possibilité d’identifier, d’arrêter, de mettre en accusation et de reconnaître comme coupable l’auteur véritable de ce délit. Chaque cas où le présumé responsable n’est pas jugé comme tel par faute de preuves est un risque pour la sécurité de la communauté. De la même façon, chaque cas où un individu est reconnu coupable d’un crime, à tort, ébranle la confiance de la communauté dans les forces policières responsables de la protéger, de même que sa foi dans le système de justice pénale. Dans cette optique, il apparaît donc important de mener des recherches visant à améliorer l’efficacité des entrevues d’enquête, de la collecte de preuves, de l’identification et de la priorisation des suspects potentiels et, en fin de compte, de la mise en accusation et de la condamnation des auteurs ayant commis un acte criminel.
Or, dans une étude de Skogan et Frydl datant de 2003, on y mentionnait déjà que l’enquête de police judiciaire constituait l’un des objets les moins étudiés dans le champ des études sur la police. Malheureusement, force est de constater que cela n’a pas nécessairement beaucoup changé depuis. De fait, les connaissances au sujet de l’enquête policière viennent généralement de livres (parfois à saveur plus académique) publiés sur le sujet et font l’état des connaissances sur certains de ces aspects précis, plutôt que de présenter de nouveaux résultats empiriques et novateurs. De plus, tant sur le plan francophone qu’anglophone, les quelques articles scientifiques qui sont publiés (majoritairement en anglais) ne sont que très rarement l’objet de numéros thématiques spéciaux et se retrouvent donc, la plupart du temps, « perdus » parmi les autres articles scientifiques traitant de sujets plus communs en criminologie. En ce qui concerne l’enquête criminelle, plus spécifiquement, la majorité des ouvrages recensés mettent particulièrement l’accent sur son aspect criminalistique, de même que sur l’analyse et l’apport des preuves physiques. Or, dans le cas de preuves physiques limitées, d’autres méthodes doivent être aussi utilisées par les forces policières, mais les chercheurs travaillant à l’avancement de ces techniques et méthodes sont peu nombreux.
Une certaine expertise de recherche s’est toutefois développée, particulièrement quant aux crimes sexuels et aux homicides (par ex. : Beauregard, Lussier et Proulx, 2005 ; Mokros et Alison, 2002 ; Salfati 2000), afin d’orienter, d’améliorer et valider les pratiques policières en matière d’identification, de priorisation et d’authentification des suspects. Tel que mentionné précédemment, de pair avec le désir, voire le besoin, grandissant des corps policiers d’être de plus en plus proactifs (plutôt que traditionnellement réactifs) et d’avoir des pratiques efficaces basées sur des données probantes (evidence-based policing), on assiste à l’émergence d’études scientifiques qui visent justement à venir en appui aux corps policiers et aux unités d’enquête spécialisées et améliorer l’efficacité de leurs pratiques. C’est ainsi dans l’optique de mettre en lumière les efforts actuels en recherche dans le domaine de l’enquête et des techniques de support à l’enquête, de même qu’avec l’idée de pouvoir discuter des défis qui leur sont associés et favoriser l’amélioration des pratiques policières en matière d’enquête, que ce numéro a été proposé au comité éditorial de la revue Criminologie. Ce numéro spécial avait aussi pour but de mieux faire connaître ce sujet de recherche et de mettre en lumière les chercheurs qui travaillent sur ce thème encore peu exploité. À ma connaissance, aucun ouvrage francophone recueillant des articles empiriques sur ce sujet n’existe pour le moment.
Toutes les étapes de l’édition de ce numéro spécial, de l’appel de propositions à la mise sous presse, en passant par l’analyse des propositions reçues, à la sélection des articles inclus et la révision des articles acceptés, permettent de prendre le pouls et de faire certains constats sur l’état actuel de la recherche concernant l’enquête policière. Premièrement, les travaux de recherche sur le sujet sont très hétérogènes sur le plan des thèmes et devis de recherche. Cela n’est pas tout à fait surprenant considérant la nature et la forme diverse que peut prendre une enquête, les multiples étapes qui la composent et les différentes techniques qui la supportent. Deuxièmement, la recherche sur le sujet est encore bien souvent au stade exploratoire, ce qui limite grandement le travail théorique et conceptuel dans ce domaine avant tout pratique. Troisièmement, il est possible de constater un certain retard et un manque à gagner de la recherche sur le sujet en milieu francophone par comparaison à la recherche émanant du milieu anglophone. Cela est certainement relié à l’absence d’un point focal, d’une synergie ou d’un médium qui centralise et permet d’intégrer et de mettre en valeur les travaux de recherche, perspectives et observations empiriques d’équipes de recherche et de chercheurs sur la scène nationale et internationale qui travaillent sur le sujet. Il est toutefois possible de noter que la recherche en développement est de plus en plus souvent le résultat de collaborations visant à répondre à des besoins et des questions spécifiques de la part d’unités d’enquête spécialisées. Finalement, il est aussi stimulant et encourageant de constater la présence d’innovations en matière d’analyse de données pour aborder des thèmes liés à l’enquête.
C’est dans ce contexte et en faisant ces constats que je suis heureuse de présenter ce numéro spécial sur l’enquête policière et les techniques de support à l’enquête pour la revue Criminologie. Comme mentionné, le principal objectif de ce numéro était de mettre en valeur la recherche actuelle sur l’enquête policière en émergence. Se greffait à cet objectif l’idée d’unir au sein d’un même numéro des travaux de recherche novateurs sur un champ de recherche relativement méconnu et sous-développé. En d’autres mots, de créer une synergie nécessaire à l’avancement de la recherche dans le domaine afin de faire progresser les pratiques et techniques d’enquête vers une police plus « scientifique ». Les soumissions pour participer à ce numéro spécial furent nombreuses. Au final, la présente livraison inclut neuf articles qui représentent bien la diversité qui existe en matière de recherche sur le thème et qui répondaient adéquatement aux objectifs et à la visée de ce numéro spécial. Ces neuf articles peuvent être répartis en quatre sections.
D’abord, les deux premiers articles (Rossmo ; Baechler, Morelato, Roux, Margot et Ribaux), à saveur plus théorique, se concentrent sur l’Enquête policière avec un grand E. Ces deux articles sont en soi très complémentaires. Dans un premier temps, rappelant le constat du manque d’ouvrages scientifiques sur le sujet de l’enquête fait état précédemment, Rossmo propose de faire l’anatomie d’une enquête criminelle : la structure sous-jacente d’une enquête (phases, fonction), ce qu’elle requiert et nécessite et, par le fait même, ce qui explique comment elle peut échouer (par ex. : non-résolution du délit ; erreur judiciaire). Avec l’exemple de l’enquête canadienne sur le meurtre de Gail Miller ayant mené à la condamnation, à tort, de David Milgaard, Rossmo met en lumière les problèmes systémiques de l’enquête qui mène à ces échecs, et souligne l’importance inconditionnelle de la pertinence, de la fiabilité et de la robustesse de la preuve. Ce faisant, l’article de Rossmo permet de mettre en évidence les points d’amélioration afin de maximiser la probabilité de succès d’une enquête, tout en minimisant les risques d’échec. Dans l’article suivant, Baechler, Morelato, Roux, Margot et Ribaux permettent quant à eux de pousser plus loin l’exercice de conceptualisation et de modélisation de l’enquête, un besoin criant souligné au début de cette introduction. Tentant de s’élever au-dessus des aspects procéduraux de l’enquête, qui peuvent varier d’un pays et d’un système judiciaire à l’autre, leur modèle se veut plus généraliste et propose une démarche inférentielle qui permet de guider les enquêteurs (raisonnement, prise de décisions, pensée itérative) tout au long du processus d’enquête. Ce faisant, le modèle proposé est un appel à la collaboration entre tous les acteurs du milieu et un rappel de l’importance de l’enquête criminelle comme processus continu, continuel et non linéaire.
Les études empiriques dans le domaine de l’enquête ont jusqu’ici surtout été menées dans une optique d’améliorer la compréhension et la connaissance du comportement criminel en vue d’apporter un soutien aux techniques et méthodes facilitant la résolution des dossiers, particulièrement en aidant les enquêteurs dans l’identification et la priorisation des suspects. En l’absence d’aveux, de témoins oculaires ou de preuves physiques ou médico-légales permettant de rapidement connaître l’identité de l’auteur, d’autres méthodes doivent être utilisées pour aider les enquêteurs à identifier les suspects potentiels et à les classer par ordre de priorité. Des méthodes efficaces d’identification et de priorisation des suspects (par ex. : modes opératoires, profilage géographique, crime linkage [lien entre les crimes]), de même que des connaissances plus poussées quant aux comportements criminels et aux modes opératoires, sont donc nécessaires afin d’assurer l’efficacité des pratiques policières (par ex. : réduire le nombre parfois impressionnant de suspects potentiels), tout en réduisant les coûts directs et indirects associés à une enquête (par ex. : la durée de l’enquête, le nombre de policiers travaillant sur l’affaire). La deuxième section du présent numéro spécial regroupe justement trois articles qui utilisent les données policières et judiciaires, si prisées dans le domaine, à ces fins (Chopin, Beauregard et Deslauriers-Varin ; Chopin, Beauregard, Gatherias et Oliveira-Christiaen ; Hewitt). Ces trois articles, apportant une contribution toujours très importante et essentielle au domaine, sont donc à cet égard de nature plus classique et représentent bien les recherches menées jusqu’à présent dans ce domaine sous-exploité en criminologie. Dans un premier temps, l’article de Chopin, Beauregard et Deslauriers-Varin se base sur un échantillon de 309 cas de viols d’enfants (200 résolus et 109 non résolus) survenus en France entre 1982 et 2015 afin d’explorer le rôle des choix et comportements des auteurs de crimes sexuels (par ex. : sélection des victimes, lieux choisis pour le délit, stratégies employées) sur le statut de résolution du crime. Malgré l’attention accrue portée aux enquêtes criminelles pour des agressions sexuelles au cours des dernières années, la proportion d‘affaires non résolues reste somme toute relativement stable depuis les quatre dernières décennies (Hazelwood et Burgess, 2017) et la recherche sur l’enquête dans le cas de crimes sexuels tarde à émerger (Deslauriers-Varin, Bennell et Bergeron, 2018). Leur étude, une des premières à s’intéresser aux facteurs associés à la (non-)résolution des cas d’agressions sexuelles d’enfants par la police, permet ainsi d’identifier les principaux facteurs qui complexifient et font obstacle à la résolution d’une enquête d’agression sexuelle d’enfants. Dans le deuxième article, Chopin, Beauregard, Gatherias et Oliveira-Christiaen considèrent l’influence des comportements paraphiliques d’auteurs de crimes sexuels. Les études antérieures sur le sujet ayant généralement examiné cet aspect de façon binaire (c.-à-d. absence ou présence), la leur permet de mieux comprendre l’influence de ces comportements de façon plus fine, complexe et complète. En se basant sur un échantillon de 3253 cas de viols commis en France, Chopin, Beauregard, Gatherias et Oliveira-Christiaen permettent de mettre en lumière que la présence de fantaisies sexuelles déviantes chez les auteurs de crimes sexuels influence de façon significative leurs modes opératoires lors de la préparation et de la commission de leurs crimes. Dans le but d’optimiser la priorisation et l’identification de suspects potentiels, leur étude permet ainsi d’améliorer la compréhension du processus criminel et donne certains éléments d’information afin d’identifier les agresseurs ayant des comportements paraphiliques à partir des éléments de leur mode opératoire. Finalement, s’inscrivant dans une approche de criminologie environnementale, l’étude d’Hewitt permet de réaffirmer le fait que les crimes sexuels rapportés à la police sont spatialement concentrés sur un très faible nombre de segments de rue. Contrairement aux études passées sur le sujet utilisant des données agrégées ou portant sur un type de délit bien précis (par ex. : Muldoon et al., 2019), cette étude permet de pousser plus loin les connaissances à ce sujet en se basant sur un échantillon de 1381 infractions sexuelles enregistrées par la police d’Austin, au Texas, réparties selon l’âge des victimes et le type d’acte sexuel perpétré. En répartissant les infractions de la sorte, des différences de degré de concentration spatiale furent révélées et des (micro-)lieux plus spécifiques et propres à certains sous-types d’infractions sexuelles mis en lumière.
La troisième section de ce numéro spécial regroupe deux articles (Keating, Rossy et Esseiva ; Laforest, Rioux-Turcotte et St-Yves) permettant de constater la présence d’innovations en matière d’analyse de données. En se basant sur des données plutôt classiques ou colligées de façon routinière depuis longtemps par les corps policiers et autres instances du maintien de l’ordre, les auteurs de ces articles innovent en explorant l’utilité de ces données à des fins nouvelles et novatrices. Dans le premier article, Keating, Rossy et Esseiva utilisent les données de surveillance téléphonique de 20 individus distincts impliqués dans le trafic de stupéfiants afin de reconstruire leur activité délictueuse, leurs rôles respectifs et leur réseau. Alors que la majorité des recherches antérieures effectuées sur les trafiquants de stupéfiants porte principalement sur l’analyse de données rendues publiques pour déterminer la position et le rôle des acteurs (par ex. : Morselli et Petit, 2007 ; Wood, 2017), notamment des extraits de conversations téléphoniques puisés dans les archives des tribunaux à l’issue de condamnations, l’étude de Keating, Rossy et Esseiva utilise de façon novatrice les données de surveillance téléphonique colligées dans le cadre d’enquêtes. Leur étude permet de mettre en valeur le potentiel de ce genre de données afin de reconstruire les structures et modes opératoires d’individus impliqués dans le trafic de stupéfiants pour fins d’enquête. Le deuxième article, écrit par Laforest, Rioux-Turcotte et St-Yves, porte quant à lui sur la détection du mensonge. Bien que ce sujet de recherche soit assez commun dans le domaine de la psychologie de l’enquête, les auteurs innovent en analysant le discours des appelants dans le cadre de 85 appels faits au service téléphonique d’urgence (9-1-1). La grande majorité des études sur le sujet se base plutôt sur un devis expérimental, généralement auprès d’étudiants (par ex. : Vrij et al., 2009). Or, les appels au service téléphonique d’urgence 9-1-1 constituent bien souvent le point de départ d’une enquête policière et représentent en réalité la toute première version des faits offerte par une victime ou un témoin potentiel. Leur étude permet de constater que les appelants dissimulateurs ou trompeurs (par ex. : fausse allégation) ont bel et bien un comportement et un discours différents des appelants sincères, et permet ainsi d’identifier des facteurs qui devraient être pris en considération par les enquêteurs durant l’enquête afin de les aiguiller quant à la nature sincère ou non des évènements rapportés.
Finalement, la quatrième section de ce numéro spécial, tout comme la deuxième section, porte sur une autre des thématiques de recherche plus couramment étudiée dans le domaine de l’enquête : les entrevues d’enquête. Il existe trois façons d’établir qu’un crime a bel et bien été commis et de faciliter l’identification de l’auteur de ce crime : 1) par des preuves matérielles ; 2) par des déclarations de témoins ou de victimes ; ou 3) par des aveux de l’auteur du crime (Rossmo, 2009). En ce sens, une entrevue réussie auprès de suspects, de victimes et de témoins peut s’avérer d’une grande importance pour le déroulement et le dénouement d’une enquête. La majorité des affaires criminelles sont d’ailleurs résolues grâce aux entrevues d’enquête et non par des traces matérielles (Appleby, Hasel et Kassin, 2013 ; Horvath et Meesig, 1996). Cette dernière section recoupe ainsi deux articles (Deslauriers-Varin ; Noc et Ginet) s’intéressant à cette étape plus lointaine dans le processus, mais fondamentale à toute enquête. Dans le premier article, Deslauriers-Varin vise à combler les lacunes et manques de la littérature empirique du domaine en examinant les avantages à recourir à une approche « profil » à l’aide d’analyses d’arbres décisionnels pour examiner les facteurs explicatifs de la (non-)confession en contexte d’interrogatoire. Basée sur des données autorapportées de 221 détenus, son étude permet notamment d’identifier des combinaisons de facteurs décisionnels spécifiques conduisant soit à une probabilité plus élevée de non-confession, soit à une probabilité plus élevée de confession, de même qu’à souligner l’importance marquée des facteurs contextuels et cognitifs dans la décision du suspect de passer ou non aux aveux. Finalement, le deuxième article de cette section − et celui qui ferme ce numéro spécial −, écrit par Noc et Ginet, permet de faire le point sur les perceptions et pratiques d’agents des douanes françaises en matière d’entrevue d’enquête avec suspects. À l’aide de données obtenues par questionnaire auprès de 74 agents de douanes, leur étude indique le recours de ces derniers à certaines méthodes bénéfiques, mais aussi à certaines méthodes reconnues comme néfastes pour le déroulement de l’audition. Leur étude permet ainsi de faire des recommandations pour la formation professionnelle en matière d’entrevues d’enquête, étape cruciale d’une enquête qui a une influence importante sur son déroulement et son bon dénouement.
Ce numéro spécial regroupe ainsi neuf articles originaux apportant tous, à leur façon, une contribution importante au domaine d’étude que sont l’enquête et les techniques d’enquête qui y sont rattachées. Regroupant des études menées par des chercheurs de plusieurs pays (Canada, États-Unis, France et Suisse), majoritairement effectuées en partenariat avec les milieux policiers, touchant une diversité de sujets, et mettant en valeur les efforts et l’expertise de chercheurs émergents et établis, il s’agit là, à ma connaissance, du premier ouvrage empirique de la sorte sur le plan de la criminologie francophone. J’espère ainsi que ce numéro sera d’intérêt pour les chercheurs, étudiants et milieux de pratique visés par ce sujet, qu’il pavera la voie à d’autres numéros spéciaux et ouvrages collectifs et qu’il permettra de stimuler la recherche dans ce domaine encore sous-étudié. Un immense merci à tous les auteurs et tous ceux qui ont aidé, de près ou de loin, à la publication de ce numéro spécial.
Bonne lecture !
Appendices
Références
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