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Introduction

Contrairement à d’autres types de victimisation, les victimes de violence conjugale sont davantage à risque que les incidents violents se reproduisent dans le temps (Ouellet, Blondin, Leclerc et Boivin, 2017; Piquero, Brame, Fagan et Moffitt, 2006). D’ailleurs, le caractère récurrent de la violence est un fait reconnu par la Politique d’intervention en matière de violence conjugale, conçue par les ministères de la Justice et du Solliciteur général : « La violence conjugale se caractérise par une série d’actes répétitifs, qui se produisent généralement selon une courbe ascendante » (Gouvernement du Québec, 1995, p. 23). Les sondages de victimisation montrent également qu’il n’est pas rare que les victimes subissent plusieurs agressions physiques au courant d’une relation amoureuse et que celles-ci peuvent survenir ou se poursuivre après la séparation (Sinha, 2013). Ces épisodes de violence peuvent également être commis par différents conjoints au cours d’une période donnée (Bland et Ariel, 2015). En raison de la fréquence des revictimisations à court terme, il est pertinent d’étudier l’évolution de la violence conjugale à travers certaines dimensions afin de mieux comprendre la dynamique de la violence et de cibler les personnes les plus vulnérables et les contextes les plus à risque.

À l'aide d'un sondage rétrospectif autorévélé, la présente étude s’intéresse aux trajectoires de femmes victimes de violence conjugale et plus spécifiquement aux variations mensuelles de la fréquence des violences physiques. L’un des objectifs est de déterminer les facteurs statiques et dynamiques qui influencent les variations des violences physiques à travers le temps. La stratégie analytique déployée s’inspire des travaux réalisés dans le cadre du paradigme de la carrière criminelle et donne accès à des détails que les données officielles ou les sondages de victimisations ne permettent pas.

La dynamique de la violence

La violence conjugale constitue un phénomène complexe dans la mesure où les épisodes de violences impliquent une interaction entre deux individus, que ces violences s’inscrivent dans un contexte et dans une histoire de vie et qu’elles sont loin d’être une réalité stable. Le cycle de la violence est une proposition théorique qui permet d’appréhender la dimension temporelle du phénomène et d’expliquer les victimisations à travers une séquence d’évènements (Walker, 1984). Le cycle décrit par Walker présente la violence conjugale comme une séquence prévisible de comportements. Ce cycle se compose de quatre principales phases au travers desquelles la violence conjugale évolue : la tension, la crise, la justification et la lune de miel. À mesure que les cycles se succèdent, les périodes d'apaisement (lune de miel) deviennent de plus en plus courtes alors que les phases de crises augmentent en intensité. Toutefois, ce modèle est limité et ne reflète pas l’ensemble des expériences des femmes victimes de violence conjugale. Il suggère une évolution chronique et ascendante de la violence alors que des travaux plus récents tendent à démontrer que la violence peut également être isolée, stable ou diminuer (Piquero et al., 2006; Winstok, 2008). L’analyse de Piquero et ses collègues (2006) des données du Spouse Assault Replication Program révèle que la gravité des agressions physiques d’un conjoint contre une même victime était susceptible d’augmenter, de diminuer ou de rester stable au cours des 24 mois observés. Par conséquent, on peut en conclure que les trajectoires individuelles de victimisation sont hétérogènes et susceptibles de changer à court terme (Piquero et al., 2006). Les résultats des analyses qualitatives sur l'escalade des conflits violents en contexte conjugal de Winstok (2008) vont dans le même sens et décrivent en détail le processus de rationalisation derrière la sévérité des futurs comportements violents. Bien que ces études soulignent le caractère mouvant des violences en contexte conjugal, elles renseignent peu sur les facteurs qui influencent ces fluctuations.

Johnson (1995) précise que cette tendance à l’escalade s’associe davantage aux trajectoires de victimes de terrorisme conjugal. Dans ce type de situation, la violence émerge d’une motivation de contrôle et pouvoir. L’agresseur, généralement l’homme, utilise des tactiques de contrôle violentes et non violentes afin d’installer un climat de terreur dans lequel la victime perd toute volonté et capacité de résister. La violence serait plus fréquente et sévère étant donné l’intention de domination et la passivité de la victime. Une analyse comparative des données cliniques et populationnelles indique un taux de prévalence du terrorisme conjugal se situant entre 2 % et 4 % dans la population générale, mais serait beaucoup plus élevé dans les populations cliniques (Johnson, 2008). En comparaison, la violence situationnelle n’implique aucune dynamique de contrôle de l’un ou l’autre des conjoints. Les comportements agressifs sont engendrés par un conflit immédiat souvent accompagné d’un effet d’escalade immédiat. Ce type de violence conjugale plus courant dans la population est une violence bidirectionnelle et concerne autant les femmes que les hommes. La majorité du temps, les actes de violence ne sont pas répétés, mais il peut arriver que la violence devienne chronique et s’aggrave (Johnson, 2008).

Au regard de ces différents modèles, on constate que les épisodes de violence conjugale sont influencés par le contexte et résultent d’une interaction entre deux individus dont leurs impacts respectifs dans l’avènement de la violence conjugale ne peuvent être négligés dans la compréhension de l’évolution des évènements. En somme, sur la base des écrits recensés, il appert que les trajectoires individuelles de victimisation en violence conjugale sont hétérogènes et nécessitent une étude plus approfondie des facteurs susceptibles de les influencer.

Les facteurs de risque

L’examen à court terme des trajectoires individuelles permet de saisir les changements rapides et les moyens mis en place par les victimes pour s’adapter, atténuer ou stopper cette violence. Plusieurs études quantitatives ont été menées afin de cibler les différents facteurs individuels, relationnels et contextuels qui influencent la manifestation de la violence conjugale. Les études axées sur les caractéristiques des victimes nous apprennent que l’âge (Alexander, Tracy, Radek et Koverola, 2009; Hayes, 2015; Ouellet et Cousineau, 2014; Sinha, 2013), le niveau d’éducation (Alexander et al., 2009; Gauthier, 2014; Hayes, 2015), l’origine ethnique (Alexander et al., 2009; Dugal, Fortin et Guay, 2013; Hayes, 2015) et les antécédents de victimisation de la victime (Bland et Ariel, 2015; Kerr, Whyte et Strang, 2017; Lang, Stein, Kennedy et Foy, 2004; Ouellet et al., 2017) peuvent influencer son risque de revictimisation, mais les connaissances demeurent encore limitées à ce sujet. Le lieu de recrutement des études portant sur les femmes victimes de violence conjugale (p. ex. : refuge, maison d’hébergement, sondage populationnel) peut également permettre de distinguer la fréquence de la violence subie. Une analyse des données populationnelles du National Family Violence Survey révèle que 2 % des femmes victimes de violence conjugale ont affirmé avoir utilisé des services offerts par les maisons d’hébergement, et que le nombre d’agressions rapporté par ce groupe était trois fois plus élevé que le reste de l’échantillon (Straus et Gelles, 1988).

De leur côté, les études orientées vers l’agresseur tendent à conclure qu’il existe certains points communs entre les auteurs de violence conjugale. Les hommes plus âgés (Hayes, 2015) et les personnes qui présentent une consommation d’alcool abusive (Devries et al., 2013; Ouellet et Cousineau, 2014; Piquero, Theobald et Farrington, 2014), qui possèdent des antécédents criminels (Ouellet et al., 2017; Ouellet et Cousineau, 2014; Ouellet, Paré, Boivin et Leclerc, 2016; Piquero et al., 2006) et qui présentent une personnalité antisociale (Theobald, Farrington, Coid et Piquero, 2016; Theobald, Farrington, Ttofi et Crago, 2017), sont davantage à risque d’être auteurs de violence conjugale. Kingsnorth (2006) présente une étude sur la récidive des auteurs de violence conjugale dans laquelle il analyse simultanément des caractéristiques sociodémographiques et judiciaires de l’agresseur. Les résultats révèlent que la présence d’antécédents criminels quadruple le risque de récidive alors que les variables extralégales traditionnelles telles que la cohabitation, l’identité ethnique, l’emploi et l’âge n’auraient aucun pouvoir de prédiction. Des études ont également montré que certaines caractéristiques liées à la relation comme la durée de la relation (Carlson, Harris et Holden, 1999; Hayes, 2015), la présence d’enfants (Sinha, 2013; Wathen, 2012), le statut matrimonial (Winstok, 2008) et la présence d’antécédents de violence dans le couple peuvent influencer la manifestation de la violence.

Finalement, la violence conjugale est un phénomène complexe et dynamique dans lequel on ne peut négliger l’impact des caractéristiques circonstancielles pour comprendre la progression des évènements à travers le temps. Au même titre que les circonstances de vie immédiates, la violence conjugale n’est pas nécessairement stable et une analyse du contexte permet de mieux comprendre les facteurs précipitants de la violence et les facteurs qui contribuent à la manifestation de celle-ci (Yoshihama et Bybee, 2011). Des études laissent entendre qu’à court terme certaines circonstances de vie tels les épisodes de consommation d’alcool (Devries et al., 2013; Quigley et Leonard, 1999; Sinha, 2013), la perte d’un emploi (Hayes, 2015; Ouellet et Cousineau, 2014), la cohabitation avec le partenaire intime (Johnson, 2008; Theobald et al., 2016; Winstok, 2013), la présence de violence psychologique (Winstok, 2008) et la séparation (Hayes, 2015; Kim et Gray, 2008) peuvent influencer les comportements violents en contexte conjugal. Or, aucune étude empirique portant spécifiquement sur la violence conjugale n’a pu démontrer ces liens. En effet, la grande majorité des connaissances sur la violence conjugale proviennent d’études privilégiant des outils statiques qui ne tiennent pas compte des éléments dynamiques en jeu et qui ne permettent pas d’établir la séquence temporelle des évènements (Bennett et Goodman, 2005).

Une méta-analyse réalisée par Bennett et Goodman (2005) sur la revictimisation de la violence conjugale révèle que les facteurs individuels liés à la victime et les facteurs contextuels (qui peuvent varier dans le temps) ont été passablement moins étudiés que les caractéristiques des agresseurs. De plus, très peu d’études tiennent compte simultanément des différents types de facteurs. Un autre constat important de cette méta-analyse est l’absence de consensus quant aux facteurs de risque et de protection. La méconnaissance de ces facteurs est exacerbée par certaines limites inhérentes aux travaux sur la violence conjugale de manière générale. La première est que l’on trouve peu d’études qui ont cherché à mettre en commun les différentes caractéristiques (des victimes, des agresseurs, des évènements et des quartiers), si bien que l'on connaît peu les interinfluences qui existent entre ces caractéristiques (Heise, 1998). La seconde limite est que les études traitent généralement des facteurs de risque liés à la prévalence et à l’occurrence de la violence alors qu’il serait possible d’enrichir les connaissances sur le phénomène en s’intéressant à d’autres paramètres qui caractérisent les violences subies (Bennett et Goodman, 2005). Par exemple, les études en criminologie examinent généralement le crime dans les carrières criminelles sous ses différents paramètres (p. ex. : la gravité, le désistement, la précocité, la diversification). Ces études ont notamment permis de constater que les facteurs prédictifs diffèrent selon les paramètres étudiés (Horney, Osgood et Marshall, 1995; Ouellet et Tremblay, 2014; Piquero et al., 2006). On peut donc s’inspirer des approches privilégiées dans l’étude des carrières criminelles pour mieux comprendre les trajectoires individuelles de victimisation en violence conjugale.

Le paradigme de la carrière criminelle et les calendriers d’histoire de vie

Le paradigme de la carrière criminelle synthétise les recherches sur les carrières criminelles. Dans les études sur les carrières criminelles, le crime n’est pas vu comme un acte isolé, mais comme un évènement qui s’inscrit dans une séquence et dans un contexte de vie (Smith, Smith, et Noma, 1984). Ces études nous ont aussi permis de constater que le parcours suivi par la plupart des individus est loin d’être linéaire (Gotlib et Wheaton, 1997; Ouellet, 2018) et que l’étude de la continuité ou des transitions et des facteurs dynamiques qui y sont liés est donc centrale à la compréhension de toute « trajectoire » (Bushway, Thornberry et Krohn, 2003). Ces études ont mis de l’avant l’importance d’approfondir les circonstances et les facteurs qui expliquent les changements qui ponctuent les trajectoires.

Dans une étude, Piquero et ses collègues (2006) se sont plus spécifiquement intéressés aux individus responsables de violence conjugale. Ils trouvent que les trajectoires suivies par les agresseurs sont hétérogènes et que la trajectoire d’un même individu peut changer, et ce, même sur une courte période d’observation. Bien que l’on sache encore peu de choses sur les facteurs qui expliquent ces variations, les études sur les agresseurs en violence conjugale mettent en évidence l’intérêt d’examiner l’évolution dans le temps de ce type d’évènement.

La victime de ces agressions est centrale dans cette recherche des changements et des transitions puisque ses caractéristiques (son âge, si elle est enceinte, l’état de santé mentale, etc.), ses choix et ses décisions (porter plainte, chercher refuge dans une maison d’hébergement, quitter le conjoint violent, etc.) peuvent influencer significativement la nature et la fréquence des violences subies. Il est donc possible de croire, à l’instar des agresseurs, que les trajectoires individuelles de victimisation en violence conjugale sont hétérogènes et méritent d’être examinées en détail dans le cadre développé pour analyser les carrières criminelles.

Le paradigme de la carrière criminelle propose des dimensions centrales à l’analyse des trajectoires telles que la fréquence, la précocité, la durée, la diversification, la gravité des crimes commis, ainsi que les habitudes de codélinquance (Piquero, Farrington et Blumstein, 2003) qui peuvent facilement se transposer à l’étude des trajectoires de victimisation. Malgré cela, aucune étude recensée n’a encore entrepris de l’appliquer à l’étude d’une forme de victimisation.

Le paradigme de la carrière criminelle laisse également supposer des perspectives théoriques adaptées à la compréhension des parcours criminels. L’une des perspectives théoriques est celle des parcours de vie. Cette perspective théorique accorde de l’importance au processus décisionnel et aux évènements qui surviennent tout au long de la vie et semble indiquer que les transitions et les tournants ont le pouvoir, à court terme, d’influer et de réorienter les trajectoires. Le concept de transition est considéré comme un changement intervenant sur une période courte qui mène à un résultat (Elder, 1998). La transition est donc un changement observable dans la trajectoire individuelle. Dans la tradition criminologique, cette perspective s’est intéressée à la prédiction des transitions dans les conduites criminelles (Piquero et al., 2003) par la prise en compte simultanée des facteurs statiques, tels que les caractéristiques individuelles, et les facteurs dynamiques, tels que les circonstances de vie.

La méthode des calendriers d’histoire de vie est une méthode qui a fait ses preuves dans l’étude des carrières criminelles et de la victimisation. Cette méthode permet de situer les trajectoires dans leur contexte de vie et de reconstruire la dynamique derrière le phénomène étudié (Roberts et Horney, 2010). Reconnu pour fournir des données rétrospectives de qualité, le calendrier d’histoire de vie est utilisé par Yoshihama et ses collèges pour faciliter le rappel de l’expérience de vie des victimes de violence conjugale (Yoshihama, 2009 ; Yoshihama et Bybee, 2011; Yoshihama, Clum, Crampton et Gillespie, 2002; Yoshihama, Gillespie, Hommock, Belli et Tolman, 2005). L'étude de Yoshihama et Bybee (2011) analyse auprès de 87 femmes victimes de violence conjugale l’évolution annuelle des trajectoires de violence physique sur une période couvrant de 10 à 45 ans de leur vie. Le calendrier était construit dans l’intention d’obtenir des récits de vie des victimes sur une base annuelle, afin de savoir si, oui ou non, la personne avait été victime de violence conjugale pour chaque année étudiée. Toutefois, l’unité de mesure choisie comporte certaines limites si l’on considère que les épisodes de violence sont susceptibles d’évoluer rapidement, c’est-à-dire que la violence peut être présente, s’estomper et réapparaître en l’espace d’un court laps de temps. Hayes (2015) a analysé pour une première fois les données temporelles du Chicago Women’s Health Risk Study (CWHRS) qui présentent un bilan rétrospectif des évènements marquants ainsi que chaque incident violent subi par les femmes durant les douze derniers mois. L’auteure s’intéresse aux variations de la fréquence de la violence mesurée par l’addition des comportements violents chaque mois, sans distinction quant à la forme de violence (p. ex. : menace, rapport sexuel forcé, coups). Les résultats montrent notamment l’impact des circonstances immédiates (p. ex. : être en emploi vs chômage) sur l’évolution de la fréquence de la violence dans un contexte conjugal. Bien que très prometteur, ce type d’étude demeure pour l’instant rare.

La présente étude

Nos connaissances sur les épisodes de violence conjugale sont limitées à certains égards. D’abord, la plupart des études portent sur l’occurrence de la violence ou encore sur la revictimisation ou la récidive, sans prendre en compte le caractère hautement variable, à court terme, de la violence. Ainsi, les études sur la violence conjugale s’intéressent rarement aux variations de la violence au sein d’une même trajectoire. Celles qui l’on fait portent majoritairement sur les trajectoires des agresseurs et la seule équipe qui s’y est intéressée du point de la vue de la victime (Yoshima et al., 2002) a utilisé une échelle de temps d’un an qui ne permet pas d’analyser les variations à court terme de la violence. Ensuite, la plupart des études s’intéressent soit à la victime, soit à l’agresseur et il est au final assez rare qu’on tente d’intégrer les caractéristiques des deux protagonistes et de leur relation au sein d’une même analyse. Finalement, bien que l’étude de Yoshima et ses collègues (2002) et les recherches sur les trajectoires de délinquants persistants aient su démontrer la pertinence d’analyser l’impact des transitions, aucune recherche n’a entrepris d’en comprendre les effets sur les variations, à court terme, des violences subies par les victimes.

À partir d’un questionnaire spécifiquement élaboré pour étudier la violence subie en contexte conjugal, cette recherche propose une analyse des variations mensuelles de la fréquence des violences physiques subies par des femmes victimes de violence conjugale. Nous inspirant du paradigme de la carrière criminelle, nous nous intéressons plus spécifiquement aux impacts des caractéristiques fixes, telles que les caractéristiques de la victime, de l’agresseur et de la relation, et des caractéristiques dynamiques, telles que les circonstances de vie immédiates. Nous chercherons plus précisément à voir leur effet sur un paramètre de la violence, soit la fréquence mensuelle des violences physiques. Plus précisément, cette étude vise à comparer la contribution des circonstances de vie à celle des caractéristiques de la victime, de l’agresseur et de la relation dans la prédiction de la violence physique subie par les femmes.

Méthodologie

Les données

Les données utilisées proviennent d’entretiens réalisés entre 2014 et 2015 auprès de 53 femmes victimes de violence conjugale. Les critères d’admissibilité étaient 1) être une femme; 2) être âgée de 18 ans et plus; et 3) avoir été victime d’au moins une forme de violence conjugale (violence économique, psychologique, physique et sexuelle) au cours des trois dernières années. Les participantes ont été référées par plusieurs organismes : les maisons d’hébergement du Québec (n = 30), les services d’aide aux victimes (n = 9), les services correctionnels (n = 3), les organismes communautaires (n = 2) et les maisons de thérapie (n = 2), et un échantillon issu de la population rejoint à l’aide d’affiches et de publicités (n = 7). Cette stratégie permet de diversifier autant que possible les trajectoires de violence conjugale. Les entretiens ont été réalisés par deux intervieweuses formées sur les différentes thématiques de violences conjugales. Le lieu et le moment de la rencontre ont été établis afin d’accommoder la victime, un bureau fermé situé à l’Université de Montréal était offert. La durée moyenne des entrevues était de deux heures et demie. Une seule relation est un couple homosexuel féminin, les autres couples sont hétérosexuels dans lesquels la victime est une femme et l’agresseur un homme. La majorité des participantes (85 %) a été impliquée dans une seule relation conjugale durant la période de 36 mois à l’étude alors que certaines (15 %) ont vécu deux relations, pour un total de 61 relations conjugales.

Les entretiens ont été réalisés à partir d’un questionnaire administré en face à face. Le questionnaire était composé de deux volets. Le premier volet portait sur différentes caractéristiques individuelles de la victime. Les informations demandées concernaient les caractéristiques sociodémographiques et familiales de la participante, les limitations physiques et psychologiques, les évènements de vie survenus dans le passé (antécédents de victimisation, antécédents criminels, etc.) et ses attitudes et valeurs à l’égard d’une variété de sujets (réaction à la suite de la violence conjugale, niveau de stress, échelle de contrôle de soi, etc.). Le deuxième volet portait sur les évènements de violence conjugale qui ont eu lieu au courant des 36 derniers mois précédant l’entrevue ainsi que les évènements de vie qui les accompagnent. Ces données ont été collectées à l’aide de la méthode des calendriers d’histoire de vie. La méthode des calendriers d’histoire de vie sert à recueillir de l’information pour chacun des mois de la période à l’étude et a été développée dans le cadre de recherches longitudinales pour enregistrer les évènements centraux qui se produisent dans une trajectoire de vie (Ouellet, 2011). La méthode des calendriers d’histoire de vie peut s’appliquer dans le cadre d’entretiens structurés et s’efforce de reconstruire le contexte dans lequel les évènements se sont passés. Plusieurs stratégies sont mises en place pour favoriser le rappel, par exemple l’emploi d’aides visuelles, l’organisation thématique des questions et la progression graduelle quant à la difficulté mnésique des questions et des thèmes (Freedman, Thornton, Camburn, Alwin et Young-DeMarco, 1988; McPherson, Popielarz et Drobnic, 1992). L’ensemble de ces stratégies vise à encourager la mémoire du sujet. La conception de cette méthode est adaptée à la structure de la mémoire autobiographique facilitant le rappel à travers des processus qui misent sur le stockage séquentiel et hiérarchique de la mémoire, permet d’améliorer la qualité des données rétrospectives par la synchronisation des évènements et permet de rendre compte de la séquence des évènements et des changements susceptibles de survenir (Belli, 1998). Dans cette étude, les thèmes ont été sélectionnés pour leur pertinence théorique ainsi que l’intérêt de la recherche. Conformément à cette méthode, l’ordre dans lequel les thèmes ont été abordés débute avec les évènements plus marquants ou plus faciles à se rappeler et qui aident à contextualiser les autres évènements. Par exemple, après avoir répertorié des évènements marquants tels qu’une naissance, une hospitalisation ou une perte d’emploi, il est plus facile pour le participant de se remémorer la dynamique de sa relation avant et après ces évènements. Les thèmes ont également été regroupés de manière à recueillir d’abord l’information plus générale pour terminer par les sujets plus sensibles (victimisations, consommation, etc.) qui s’abordent plus facilement une fois la confiance avec l’intervieweuse établie. Les thèmes se présentent comme suit : 1) la ville de résidence; 2) les évènements de vie; 3) la victimisation générale (autre qu’en contexte conjugal); 4) les contacts avec le système de justice; 5) l’emploi et le revenu; 6) la criminalité; 7) la relation conjugale et ses caractéristiques; 9) les caractéristiques et les évènements de vie relatifs au conjoint; 10) les évènements de violence conjugale (type, réciprocité, fréquence, gravité); 11) la réaction de la victime; 12) ses expériences avec la justice; et 13) sa consommation de drogues et d’alcool.

L’instrument utilisé pour mesurer la violence physique subie en contexte conjugal s’inspire de la version révisée des Échelles des tactiques de conflits (CTS2; en anglais Conflict Tactics Scales) conçues par Straus, Hamby, Boney-McCoy et Sugarman (1996) et traduites par Lussier (1997). L’instrument est constitué de cinq sous-échelles : la négociation, la violence psychologique, la violence physique, la violence sexuelle et les blessures. Cette étude reprend la sous-échelle sur la violence physique subie qui est constituée de 12 items : 1) mon partenaire m’a lancé quelque chose qui pouvait me blesser; 2) mon partenaire m’a tordu le bras ou m’a tiré les cheveux; 3) mon partenaire m’a poussée ou bousculée; 4) mon partenaire m’a agrippée brusquement; 5) mon partenaire m’a giflée; 6) mon partenaire m’a menacée avec un couteau ou une arme; 7) mon partenaire m’a donné un coup de poing ou m’a frappée avec un objet qui aurait pu me blesser; 8) mon partenaire a tenté de m’étrangler; 9) mon partenaire m’a projetée brutalement contre le mur; 10) mon partenaire m’a battue; 11) mon partenaire m’a brûlée ou ébouillantée volontairement; et 12) mon partenaire m’a donné un coup de pied. Afin de permettre l’examen des variations mensuelles, les participantes devaient déterminer, pour chaque item, la fréquence du comportement à chacun des mois de la période à l'étude.

La fréquence de la violence physique

Cette étude se centre sur la violence physique et les variations de sa fréquence durant la période d’observation. La variable dépendante renvoie à la somme mensuelle[2] du nombre d’agressions physiques subies et consiste donc en la somme pour les 12 items du CTS2. Lorsque la violence physique a débuté, les participantes étaient âgées en moyenne de 30 ans (E-T = 8,4) et le premier évènement est survenu en moyenne 24 mois (É-T = 34,5) après le début de la relation. Le nombre d’évènements de violence vécus chaque mois varie considérablement. Si 69,6 % des mois ne comprennent aucun évènement de violence physique, on trouve plus de 10 % des mois qui en comprennent plus de 10, avec un maximum de 330 évènements par mois pour une seule victime. Il est intéressant de souligner que presque toutes les victimes (sauf 3 femmes) connaissent au moins un mois sans violence physique et que seules 5 femmes sont responsables des valeurs plus fortes de la distribution (plus de 30 évènements violents par mois). Comme la distribution de cette variable semble indiquer une concentration des plus faibles valeurs (coefficient d’asymétrie = 12,80) et une très faible concentration de fortes valeurs (moins de 3 % de l’échantillon ont plus de 50 évènements violents par mois), les logarithmes naturels ont été extraits de la variable initiale pour réaliser les analyses, car ils corrigent l’asymétrie (coefficient d’asymétrie = 0,845) et procurent une meilleure distribution des valeurs.

Les circonstances de vie

Les données utilisées sont de nature emboîtée, c'est-à-dire que les mois qui composent les trajectoires individuelles sont nichés à l’intérieur des relations et des individus (voir le Tableau 1 pour les statistiques descriptives). Le premier niveau regroupe des facteurs qui varient dans le temps sur une base mensuelle (facteurs dynamiques). À l’aide du calendrier d’histoire de vie, nous avons demandé aux victimes d’indiquer les mois durant lesquels se présentaient certaines circonstances (emploi, cohabitation, consommation d’alcool, de drogues et de médicament, relation conjugale et épisodes de violence psychologique élevée). Ces variables sont codées de manière dichotomique, reflétant la présence ou l’absence des contextes étudiés (0 = non, 1 = oui).

Une personne peut connaître au cours de sa vie des épisodes sans emploi qui pourraient influencer la fréquence de la violence dans une relation. L’étude de Hayes (2015) montre que l’occupation d’un emploi peut avoir un effet sur la fréquence des agressions subies. Dans notre échantillon, 71 % des participantes ont occupé un emploi au moins un mois durant la période d’observation et ces femmes ont travaillé en moyenne 13 mois sur une période de 36 mois. La cohabitation peut également changer la dynamique d’un couple et influencer la violence à travers le temps (Johnson, 2008; Winstok, 2013). Pour les femmes de l’échantillon qui ont cohabité avec leur partenaire (78 %), la période de cohabitation était d’un peu plus d’un an (15 mois en moyenne). Au même titre qu’une nouvelle cohabitation, la séparation peut influencer la dynamique de la violence (Sinha, 2013). La majorité des participantes ont connu une période de rupture ou de divorce tout en continuant à avoir des contacts avec l’ex-conjoint (65 %) pour diverses raisons (p. ex. : le harcèlement du conjoint, la garde des enfants, les procédures de divorce). Pour mesurer l’effet de la séparation, nous avons créé une variable dichotomique reflétant les mois en relation et en contact avec un ex-conjoint (0 = ex-conjoint, 1 = relation). Les mois en relation conjugale représentent 90 % des mois observés et les épisodes de contact avec un ex-conjoint sont de huit mois en moyenne pour celles qui ont fréquenté un ex-conjoint. La prévalence de la violence conjugale est plus élevée chez les personnes qui consomment des drogues et consomment de l’alcool de façon abusive (Sinha, 2013). Toutefois, les connaissances sur les effets directs de la consommation sur la violence sont limitées (Devries et al., 2013). Les victimes ont fait part de leurs épisodes de consommation d’alcool, de stupéfiants (marijuana, coke, speed, etc.) et de médicaments vendus sur ordonnance (antidépresseurs, calmants, somnifères, etc.). Dans cet échantillon, 43 % des femmes ont consommé des médicaments, 55 % de l’alcool et 40 % des drogues au courant des trois années observées. Les épisodes de consommation pour celles qui ont consommé sont de 5 mois pour l’alcool et la drogue et de 11 mois pour les médicaments. Finalement, les différentes formes de violence conjugale peuvent coexister ou se manifester indépendamment les unes des autres (Winstok, 2008). Dans notre échantillon, l’ensemble des victimes rapportant de la violence physique affirme vivre de la violence psychologique. Pour analyser la dynamique entre ces deux formes de violence, il était demandé aux participantes de rapporter pour chaque mois de la période à l’étude l’intensité de la violence psychologique; à savoir les mois sans violence, à intensité moyenne, à plus faible intensité et à plus haute intensité. Dans notre échantillon, la violence psychologique a débuté en moyenne quatre mois après le début de la relation conjugale alors que la violence physique s’est manifestée beaucoup plus tard, en moyenne 24 mois après le début de la relation. Un ou plusieurs épisodes de violence psychologique à haute intensité ont été déclarés chez 67 % des participantes, et pour ces femmes, les épisodes sont de quatre mois en moyenne. Finalement, nous désirons examiner l’effet du temps qui passe, afin de savoir si les risques de subir un nombre plus élevé de violences physiques augmentent chaque mois où ce type de violence est enregistré. Cet indicateur permet d’examiner l’existence d’un effet ascendant. En moyenne, les femmes de l’échantillon ont été victimes de violence physique pendant près de 23 des mois de la période d’observation.

Les caractéristiques des victimes, des conjoints et des relations

Le deuxième niveau d’analyse regroupe les facteurs statiques[3] qui demeurent stables au fil du temps. Près de la moitié des femmes (55,5 %) a été référée par une maison d’hébergement du Québec. Les femmes en maison d’hébergement seraient davantage victimes de terrorisme conjugal caractérisé par de la violence physique plus fréquente et sévère (Johnson, 2008; Straus et Gelles, 1988). L’âge moyen des victimes au début de la période d’observation était de 31 ans (E-T = 10,25), ce qui est moins élevé que la moyenne d’âge des conjoints (38 ans; E-T = 10,86). Dans cette étude, près du tiers des participantes (29,4 %) n’ont pas terminé leur secondaire, 9,8 % possèdent un diplôme d’études secondaires, 41,2 % un diplôme d’études professionnelles ou collégiales et 19,6 % un diplôme universitaire. La majorité des participantes sont d’origine nord-américaine (71 %) et ont grandi au Québec pour la majeure partie de leur vie. Le fait d’être victimes d’un acte criminel augmente le risque de l’être à nouveau, car elle est signe d’une vulnérabilité (Lang et al., 2004). Pour vérifier l’effet de la victimisation plus générale sur les trajectoires des victimes de violence conjugale, les participantes ont été questionnées sur leur victimisation autre que la violence conjugale ayant eu lieu au cours de leur vie avant la période fenêtre (p. ex. : vol, vol qualifié, vandalisme, agression physique, agression sexuelle, attouchement sexuel). Une majorité (75 %) a reconnu avoir été victime d’au moins un acte criminel.

Les caractéristiques du conjoint sont importantes pour comprendre la variation de la violence subie par une victime. Les informations concernant le conjoint des participantes ont été obtenues à partir des déclarations des victimes durant l’entrevue. Près du tiers (35 %) des conjoints n’ont occupé aucun emploi légitime durant la période d’observation, ce qui est semblable aux femmes (39 %). Peu d’auteurs de violence conjugale se spécialisaient exclusivement dans le comportement criminel violent (Piquero et al., 2006). Dans cet échantillon, plus de la moitié (54,5 %) ont des antécédents criminels. La consommation du conjoint, pendant les mois de relations, peut aussi contribuer à expliquer la fréquence de la violence physique. Le tiers des conjoints (31 %) consommaient quotidiennement de l’alcool et plus de la moitié (56 %) ont consommé de la drogue. Il est à noter que toutes les caractéristiques du conjoint sont considérées comme fixes, bien que certaines d’entre elles, telles que l’emploi ou la consommation de drogue ou d’alcool, puissent varier au cours de la période étudiée. Or, comme le questionnaire documente ces caractéristiques par les réponses de la victime, nous avons considéré qu’il était plus fiable d’avoir une mesure générale puisque les victimes n’étaient possiblement pas toujours en mesure de bien connaître les variations et que cela pouvait introduire un biais.

Une meilleure compréhension de la fréquence de la violence conjugale et de ses variations nécessite également la prise en compte des caractéristiques de la relation. La durée moyenne des relations de l’échantillon est de 67,7 mois (près de cinq ans et demi) et un peu plus du tiers des femmes (36 %) ont indiqué avoir eu un ou plusieurs enfants avec le conjoint. Finalement, pour mesurer le niveau général de violence psychologique, nous avons utilisé l’échelle développée par Graham-Kevan et Archer (2003; emotional abuse). Cette échelle se compose de cinq items[4], mesurés à l’aide d’une échelle de type Likert qui regroupe les réponses des participants en trois catégories (0 = jamais ou rarement, 1 = parfois, 2 = souvent ou toujours). La consistance interne de l’échelle est très bonne (α = 0,83) et indique un score moyen de 1,27 (E-T = 0,63) pour l’échantillon. Cette échelle représente le niveau général de la violence psychologique de chaque relation. Elle se distingue donc de la mesure dynamique de la violence psychologique qui, elle, fait part, au sein d’une même relation, les mois où la violence psychologique s’est intensifiée.

Tableau 1

Statistiques descriptives des variables dynamiques et statiques

Statistiques descriptives des variables dynamiques et statiques

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Stratégie d’analyse

Il ressort des entrevues 1908 mois d’observation au total (53 victimes x 36 mois). Cette étude s’intéresse à la fréquence de la violence physique et ses variations. Ainsi, il est impératif d’examiner les mois où la violence peut survenir. Pour être à risque, la victime doit 1) être impliquée dans une relation conjugale (n = 1490 mois) ou 2) maintenir un contact avec un ex-conjoint (n = 150 mois). Les mois sans contact avec un partenaire ou un ex-partenaire sont donc exclus de l’analyse (n = 338 mois). De plus, seules les relations incluant de la violence physique ont été considérées dans les analyses (n = 45), totalisant 1241 mois d’observation.

Les données utilisées sont de nature répétée, c’est-à-dire qu’une série d’observations est prise sur chaque individu. Les données à mesure répétées correspondent à l’unité de mesure du calendrier (les mois) dans lequel chaque variable est colligée à 36 reprises pour chaque victime. L’utilisation de la modélisation de type multiniveau paraît être la mieux adaptée pour analyser les données. Combinée avec le calendrier d’histoire de vie, cette méthode statistique offre la possibilité d’examiner les changements au sein des trajectoires individuelles de développement et d’évaluer l’effet conjoint des variables statiques et dynamiques, ainsi que la proportion de la variance attribuée à chaque niveau (Dupéré, Lacourse, Vitaro et Tremblay, 2007; Yoshima et Bybee, 2011). Le modèle linéaire hiérarchique (HLM) est utilisé pour mesurer les déterminants de variation de la violence physique sur une base mensuelle. Ce modèle assure l’indépendance des termes d’erreur et renseigne sur la variance expliquée à chaque niveau d’analyse à partir du coefficient de corrélation intra-classe (Bressoux, Coustère et Leroy-Audouin, 1997). La méthode de standardisation du grand mean centering a été utilisée lorsque la valeur zéro n’était pas possible comme pour l’âge, la scolarité, l’emploi du conjoint et la durée de la relation (Luke, 2004). Le modèle  Population-average model with robust standard errors  a été privilégié pour l’ensemble des résultats, car il convient davantage aux modèles simples (Luke, 2004). Les analyses de cette étude ont été réalisées à l’aide du logiciel HLM version 6.06 (Scientific Software International, 2017).

Résultats

Les variations de la fréquence de la violence physique

L’objectif général de cette étude est de déterminer les facteurs individuels, relationnels et contextuels qui influencent la variation à court terme de la fréquence de la violence physique. Le modèle hiérarchique linéaire (HLM) nous renseigne sur la proportion de variance pour chaque niveau d’analyse. Les résultats indiquent que 61 % de la variation dans la fréquence des violences physiques s’explique par des circonstances de vie et 39 % par les caractéristiques individuelles et relationnelles. La force du coefficient de corrélation intra-classe (CCI = 61 %) justifie l’utilisation conjointe d’indicateurs statiques et dynamiques. Le premier modèle du Tableau 2 intègre les facteurs statiques (caractéristiques de la victime, caractéristiques du conjoint et caractéristiques de la relation) et le deuxième modèle intègre les facteurs dynamiques (les circonstances de vie). Les facteurs statiques permettent de comparer les victimes entre elles (changements interindividuels) alors que les facteurs dynamiques permettent de comparer les changements au sein de chaque trajectoire (changements intraindividuels).

Les caractéristiques des victimes, des conjoints et des relations

La scolarité se révèle être un facteur de protection dans cet échantillon; plus une femme est scolarisée, moins élevée sera la fréquence de la violence physique qu’elle subit chaque mois de la période d’observation (B = -0,36; p≤ 0,01). L’Organisation mondiale de la santé (2002) associe également le faible niveau de scolarité de la victime à une plus grande probabilité d'être victime de violence conjugale. L’âge, l’origine ethnique et les antécédents de victimisation ainsi que la source d’échantillonnage ne permettent pas d’expliquer la fréquence des épisodes de violence physique entre les femmes durant la période d’observation.

En ce qui concerne les caractéristiques des conjoints, on constate que la consommation quotidienne d’alcool s’associe à une fréquence mensuelle des violences physiques significativement plus élevée. Les études montrent que la consommation d’alcool du conjoint est un facteur de risque lié à la récidive et à la sévérité de la violence (Devries et al., 2013; Ouellet et Cousineau, 2014). Une étude menée par Quigley et Leonard (1999) nous apprend que l’alcool serait prédominant dans les évènements de violence physique grave en comparaison des évènements de violence physique de moindre gravité ou de violence verbale. Les autres caractéristiques typiques qui marquent une vie délinquante plus active comme la consommation de drogues, les antécédents criminels et l’absence d’un emploi légitime pour le conjoint ne permettent pas de discriminer les femmes quant à la fréquence de la violence physique vécue chaque mois.

Finalement, les résultats soulignent l’importance de la violence psychologique vécue dans les relations examinées. Les participantes qui obtiennent un score plus élevé à l’échelle de violence psychologique sont plus à risque de subir un grand nombre d’agressions physiques (B = 0,84; p≤ 0,03) chaque mois de la période d’observation. En effet, les victimes de violence physique en contexte conjugal sont généralement marquées au préalable par un niveau de violence psychologique et verbale plus élevé et qui tend à perdurer (Winstok, 2008, 2013). La présence d’un enfant commun ainsi que la durée de la relation ne sont pas des facteurs discriminants.

Les circonstances de vie

Il importe d’abord de préciser que l'intégration des facteurs dynamiques perturbe peu les facteurs statiques, les relations significatives du premier modèle le demeurent suivant l’inclusion des indicateurs dynamiques. Plusieurs indicateurs dynamiques s’associent aux variations mensuelles des agressions physiques subies en contexte conjugal. D’abord, les mois en relation conjugale ont un effet significatif sur l’augmentation du nombre de violences physiques subies (B = 0,70; p≤ 0,05). En opposition, les mois de séparation représentent des périodes qui marquent une diminution des agressions physiques, et ce, dans la mesure où la victime garde un contact avec le conjoint violent. Bien que ce résultat puisse sembler peu surprenant, rappelons que certains comportements violents sont à risque d’émerger ou de persister après une séparation. La rupture est considérée comme une période risquée; au Canada, près de 20 % des femmes en 2009 ont affirmé avoir été victimes de violence physique ou sexuelle par un ex-partenaire ou un ex-conjoint (Sinha, 2013). Par ailleurs, la cohabitation conjugale se révèle être un meilleur indicateur pour prédire la fréquence de la violence physique (B = 0,36; p≤ 0,01) : les mois où les femmes cohabitent avec leur conjoint sont plus à risque de voir la violence physique augmenter en volume. En effet, la cohabitation peut augmenter le risque de conflits et par le fait même la fréquence des épisodes de violence conjugale (Johnson, 2008). Les résultats obtenus laissent supposer qu’une plus grande proximité est associée à une fréquence plus élevée des actes de violence physique subis sur une base mensuelle.

Les mois où les femmes travaillent ou consomment de l’alcool ou des drogues ne font pas varier la fréquence de la violence physique dans notre échantillon. Toutes choses étant égales par ailleurs, l’intensité de la violence psychologique et la fréquence de la violence physique sont concomitantes dans notre étude : les mois durant lesquels la violence psychologique est plus intense, les épisodes de violence physique tendent également à être plus nombreux (B = 0,32; p≤ 0,01). Finalement, le temps est aussi un facteur déterminant de la fréquence des violences physiques : plus on avance dans la trajectoire, plus la violence tend à s’augmenter en fréquence (B = 0,01; p≤ 0,05).

Tableau 2

Les circonstances de vie et les caractéristiques individuelles et relationnelles sur la fréquence des violences physiques : modèle linéaire hiérarchique (MLH), coefficient de régression non standardisé (B) et erreur-type

Les circonstances de vie et les caractéristiques individuelles et relationnelles sur la fréquence des violences physiques : modèle linéaire hiérarchique (MLH), coefficient de régression non standardisé (B) et erreur-type

† = p ≤ 0,1 ; * = p ≤ 0,05 ; ** = p ≤ 0,01 ; *** p ≤ 0,001

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Discussion

Pour examiner la fréquence des violences physiques subies en contexte conjugal à travers le temps, cette étude s’est appuyée sur le cadre conceptuel de la carrière criminelle ainsi que sur la perspective théorique des parcours de vie. Nous avons ainsi présenté le phénomène de la violence conjugale de façon plus dynamique, notamment en intégrant les caractéristiques des individus (facteurs statiques) et le contexte de vie immédiat (facteurs dynamiques) qui influencent l’évolution des comportements. De plus, nous avons fait appel à la méthode des calendriers afin d’établir le séquençage exact des évènements. Ainsi, cette étude a permis d’examiner les variations mensuelles de la violence conjugale au sein d’une même trajectoire, mais aussi d’analyser l’impact de ces transitions, à court terme, des violences subies par les victimes. De plus, cette étude se démarque par l’intégration simultanée des caractéristiques des deux protagonistes et de leur relation au sein d’une même analyse.

Les résultats montrent que les trajectoires étaient à la fois variées et instables à travers le temps. En effet, les statistiques descriptives semblent indiquer une importante variation de la fréquence des violences physiques : les victimes ont subi en moyenne 236,49 agressions (E-T = 667,88) durant l’ensemble de la période d’observation et sur une base mensuelle, la moyenne est de 8 agressions (E-T = 34,7). Les écarts-types suggèrent que ce nombre varie beaucoup entre les victimes. De plus, il ressort que les changements qui marquent ces trajectoires sont influencés tant par les caractéristiques de la victime, du conjoint et de la relation que par les circonstances de vie immédiates entourant la victime. Johnson (1995) note à cet effet que la violence conjugale n’est pas un phénomène unidimensionnel attribuable à une seule cause, mais est plutôt un ensemble de comportements découlant de sources multiples et qui peuvent se manifester de différentes façons selon les personnes et les familles.

L’analyse des caractéristiques individuelles de la victime a permis l’identification des personnes les plus vulnérables à une violence physique répétée. Dans cette étude, le niveau d’éducation s’est avéré être un facteur de protection. D’autres indicateurs du statut socioéconomique comme la précarité financière peuvent potentiellement expliquer cette relation. En ce sens, un test d’indépendance (Khi-carré) montre une association, bien que faible (p = 0,07; Phi = 0,11), entre le niveau d’éducation et l’occupation d’un emploi légitime durant la période fenêtre. Il est possible que les personnes qui possèdent un niveau d’éducation plus faible puissent vivre des difficultés financières occasionnant des conflits au sein du couple qui intensifient la violence, ou se retrouver davantage dans des relations de dépendance financière qui les exposent à des risques plus élevés (Hayes, 2015). Il est intéressant de constater que la source d’échantillon n’a pas permis de distinguer les différentes dynamiques de violence conjugale proposées par la typologie de Johnson (2008) en ce qui concerne la fréquence des violences physiques : les femmes recrutées en maison d’hébergement n’étaient pas plus à risque de voir la violence s’intensifier au cours de leur trajectoire, en comparaison des femmes issues des autres ressources ou de la population générale. Un test de moyenne indique qu'une proportion plus importante de femmes rencontrées en maison d’hébergement ont affirmé avoir été victimes de violence physique (p = 0,01). Par contre, lorsqu’on s’intéresse plus à la fréquence de la violence, les résultats indiquent que les femmes en maison d’hébergement ne se distinguent pas des autres femmes. Ces résultats mettent en perspective la pertinence d’une approche plus inclusive pour traiter des différents types de violence conjugale.

La consommation d'alcool du conjoint apparaît comme un facteur de risque pour les femmes. La consommation abusive d’alcool est un facteur qui contribue à la détérioration de la qualité relationnelle, ce qui peut expliquer l’augmentation du nombre des conflits (Fals-Stewart, 2003; Quigley et Leonard, 1999). Une détection des problèmes de dépendance à l’alcool des conjoints et une intervention orientée en ce sens seraient à privilégier tant lors de l’incarcération que lors de l’exécution de leur ordonnance de probation (Rinfret-Raynor, Brodeur, Lesieux et Turcotte, 2010). L’examen détaillé des caractéristiques relationnelles nous apprend que le niveau général de violence psychologique dans une relation est déterminant dans la trajectoire de victimisation physique en contexte conjugal. Les études sur la cooccurrence des différentes formes de violence ont montré que les femmes victimes de violence physique sont exposées à d’autres formes de violence à un niveau élevé (Winstok, 2013). Cette étude montre également que la fréquence des violences physiques est associée à la présence de violence psychologique intense. Il serait également intéressant d’examiner, dans une autre étude, s’il existe aussi un lien entre la violence physique et la violence sexuelle ou économique.

Cette étude soutient aussi l’intérêt d’une étude dynamique de la violence conjugale; la force du coefficient de corrélation intra-classe (CCI = 61 %) justifie l’utilisation conjointe d’indicateurs statiques et dynamiques. Elle démontre ainsi la pertinence de la perspective des parcours de vie dans la compréhension des trajectoires de femmes victimes de violence conjugale, notamment par l’identification de changements (transitions) observables dans ces trajectoires individuelles. Nos résultats ont montré la contribution des facteurs dynamiques dans la compréhension du phénomène à l’étude, ces facteurs dynamiques qui sont relativement absents de la littérature empirique en violence conjugale. Par ailleurs, notre étude a montré que les mois passés en relation (en opposition au mois de séparation ou de fréquentation d’un ex-conjoint) et de cohabitation augmentent de manière significative la fréquence de la violence physique durant ces mois. Un autre élément important relevé dans notre étude est l’effet du temps qui passe. En effet, plus le temps passe et plus la violence s’intensifie, et ce, peu importe les autres facteurs considérés. À chaque mois qui passe, peu importe le contexte de la violence, les caractéristiques de la victime, du conjoint violent ou de la relation, les probabilités que la violence physique s’intensifie augmentent. Cette aggravation à travers le temps a déjà été confirmée à l’aide de données policières (Bland et Ariel, 2015; Ouellet et al., 2016) ainsi que par des études qualitatives qui se sont basées sur la dynamique des violences en contexte conjugal (Winstock, 2008). Nos résultats incitent donc à une intervention rapide avant que la violence ne dégénère. La Politique d’intervention en matière de violence conjugale (Gouvernement du Québec, 1995) constitue vraisemblablement un pas dans cette direction avec l’instauration d’une politique d’arrestation d’office. Les policiers sont maintenant tenus d’arrêter le conjoint violent sans une plainte officielle de la victime ou un mandat préalable s’ils ont des motifs raisonnables de croire qu’une infraction criminelle de violence conjugale a été commise. Toutefois, les chercheurs restent encore aujourd’hui divisés sur l’efficacité à long terme de ces mesures (Boivin et Ouellet, 2013). Dans un bon nombre de cas, les victimes refusent de poursuivre les accusations pour des raisons diverses comme le désir de sauver la relation ou la peur de représailles (Jaquier et Vuille, 2013). Il est donc important de bien cibler les besoins des victimes avant de mettre en place certaines mesures. La mise en place de cours de justice spécialisées en matière de violence conjugale axées sur une approche personnalisée s’adaptant aux besoins des victimes et des auteurs a conclu à de meilleurs résultats (Jaquier et Vuille, 2013). Elles offrent une aide spécialisée aux victimes qui doivent se présenter à la Cour criminelle à la suite d’un évènement de violence conjugale ou familiale et elles permettent une approche intégrée pour les familles qui vivent de la violence (Giguère et Coderre, 2012).

Les résultats et les contributions de l’article sont assujettis aux réserves d’usage. Ils le sont d’autant plus qu’il s’agit d’une étude exploratoire où, même si certaines caractéristiques des victimes, des agresseurs, de la relation et des circonstances de vie sont considérées, d’autres facteurs peuvent influencer les comportements. Une seconde limite est relative au choix de la période à l’étude et à l’unité d’analyse. Les victimes de violence conjugale sont à risque de revivre ces épisodes de violence sur plusieurs années et dans plusieurs relations. La période d’observation de trois ans utilisée ne permet parfois pas de représenter l'ensemble de la trajectoire de victimisation de la personne. De plus, l’unité de temps (1 mois) peut cacher certaines variations plus fines. Finalement, cette étude utilise une vision plus restreinte de la violence conjugale, celle de la violence physique, elle cumule la fréquence des différentes agressions dans le temps, mais ne tient pas compte de leur gravité relative (p. ex. : pousser vs donner un coup de pied) et n’a pas la prétention de refléter l’ensemble des trajectoires de violence conjugale.

Bien qu’exploratoire, cette étude ouvre de nombreuses pistes de recherche. À la lumière de nos résultats, il serait intéressant d’approfondir certaines de ces pistes. Il serait notamment pertinent d’évaluer l’existence de différents types de trajectoires de victimisation, d’identifier les facteurs influençant les trajectoires et leurs différentes dimensions, et d’analyser l’impact des décisions des victimes. Par exemple, il serait intéressant de mesurer l’impact du passage en maison d’hébergement ou celui lié à l’arrestation du conjoint violent sur l’évolution de la trajectoire. Ce type d’étude permettrait d’examiner la dynamique et les dimensions derrière l’évolution de la violence conjugale, par exemple de mieux comprendre l’évolution de différents types de violence (p. ex. : économique et sexuelle), la gravité et le signalement aux autorités des actes violents commis en contexte conjugal.

Conclusion

Cette étude est novatrice puisqu’elle utilise une approche multidimensionnelle et une méthode avant-gardiste, celle des calendriers d’histoire de vie, pour appréhender la question de la violence conjugale. La perspective des parcours de vie est fondée sur l’idée que les trajectoires de vie, comme les changements qui y surviennent, doivent être vues d’une façon dynamique en fonction des expériences passées et présentes. Toutefois, peu d’études quantitatives ont été effectuées sur les trajectoires de victimes de violence conjugale, notamment à cause du manque de disponibilité des données. À l’instar des trajectoires déviantes, cette étude a montré, sur la base d’une courte période, le caractère intermittent et variable des violences subies en contexte conjugal. Les recherches s’entendent pour dire que la violence conjugale ne relève pas d’une seule causalité, mais résulte d’une interaction entre plusieurs contextes. L’utilisation d’un modèle de type multiniveau s’est révélée appropriée dans l’étude des trajectoires de violence conjugale et a permis d’apporter une vision plus complète du phénomène. La mise en place de stratégies d’intervention efficaces dépend de l’amélioration de nos connaissances sur le sujet et de la mise en évidence des facteurs de vulnérabilité et de protection, et cette étude contribue certainement au développement de ces connaissances.