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En dehors des nombreuses études sur le terrorisme, la criminologie s’est, jusqu’à récemment, peu intéressée à l’étude de la violence politique et des conflits armés. C’est à partir des années 1990, à la suite des conflits armés en ex-Yougoslavie et au génocide rwandais, que l’on commence à relever un certain intérêt pour ces sujets. Certaines recherches ont porté sur les acteurs directement ou indirectement affectés par les conflits tels que les victimes, les réfugiés et les déplacés. D’autres se sont attardées sur les acteurs qui utilisent la violence comme une stratégie d’action dans la politique tels que les militaires, les policiers, les membres de groupes armés contestataires[1], les mercenaires, les enfants soldats, etc. Finalement, une grande partie des travaux traitent des stratégies déployées pour faire face à la violence politique et aux conflits armés, ou encore des mécanismes de justice pénale ou alternatifs crées et utilisés pour gérer ces situations. Désormais et en grande partie influencé par la « guerre contre le terrorisme » depuis le 11 septembre 2001, l’on voit apparaître de plus en plus de recherches criminologiques ponctuelles ainsi que l’élaboration de programmes de recherche en criminologie sur le domaine.

Ce numéro vise à montrer la panoplie de recherches criminologiques, particulièrement empiriques, produites sur les violences politiques et les conflits armés. Il s’agit non seulement de mettre en évidence leur contribution au sujet précis traité, mais aussi, par leur entremise, de nous permettre d’explorer à la fois la contribution de la criminologie à la compréhension de ces phénomènes et la contribution de ces phénomènes au développement de la criminologie. Pour ce faire, le numéro réunit des articles qui traitent des diverses formes, volets et enjeux autour de la thématique des violences politiques et des conflits armés et émanent de doctorants, de chercheurs juniors et de chercheurs plus expérimentés qui travaillent au Canada, en Amérique du Sud, en Europe et en Afrique. Les trois premiers articles portent principalement sur les conflits armés, tandis que les quatre suivants traitent des violences politiques.

Dans le premier article du numéro, Sara Liwerant utilise la justice pénale internationale comme source de réflexion sur comment les théories du passage à l’acte et de la réaction sociale sont mobilisées à la fois par les acteurs eux-mêmes et par les chercheurs pour comprendre et intervenir sur les meurtres de masse ou crimes collectifs. En raison des limites théoriques et méthodologiques remarquées par l’auteure, celle-ci propose de regarder « la corporalité du meurtre comme un véritable langage qu’il s’agit de déchiffrer », ce qui permet de repolitiser des actes intrinsèquement politiques, mais dépolitisés par l’application des théories du passage à l’acte. En fait, puisque les théories de la réaction sociale seraient insuffisantes à cet égard, le défi de la criminologie serait d’incorporer une analyse du politique et de contribuer ainsi à la justice pénale internationale tout en prenant garde de ne pas être utilisée par celle-ci.

L’article de Samuel Tanner porte également sur les meurtres de masse, mais en s’attardant sur un type d’acteur social, les bandes armées, à partir de rares documents écrits et audiovisuels sur le sujet. Au lieu de se centrer sur l’individu et ses motivations, l’auteur utilise une perspective ancrée sur le groupe et sa nature collective et politique. Ainsi, il analyse les meurtres collectifs comme le produit d’une symbiose partielle entre des acteurs du pouvoir central et des acteurs périphériques tels que les exécutants irréguliers. Cette relation bénéficie aux deux parties tant sur le plan matériel et économique que symbolique et politique. Nonobstant, la genèse, le développement et la survie de ces bandes armées ne peuvent être compris uniquement comme la résultante des actions ou de la volonté du régime central. Il nous propose de les analyser plutôt à partir d’une vision horizontale où convergent pratiques, volontés, intérêts, rapports et logiques d’action des membres des bandes armées, de la communauté et du pouvoir central.

Le dernier article traitant des conflits armés est une recherche empirique sur la réinstallation de mineurs non accompagnés en provenance du Soudan, mieux connus sous le nom de Lost Boys and Girls of Sudan. Dans cet article, Robynn Collins part du constat qu’en dépit de l’instabilité vécue pendant les années précédant leur arrivée au Canada et les changements socio-culturels importants affrontés, ces jeunes semblent réussir à s’en sortir sans entrer en conflit avec la loi. Après nous avoir fait part des difficultés d’accès à cette communauté et des enjeux éthiques de sa recherche, l’auteure explore, à travers des entrevues individuelles et de groupe, les facteurs qui ont favorisé leur intégration et les ont protégés des éléments traditionnellement associés à un risque élevé de criminalité, notamment la désorganisation sociale et les conflits de culture.

La deuxième partie de ce numéro débute avec l’article de Christine Gervais et Jennifer Kilty sur les violences politiques en Honduras après le coup d’État de 2009. Il s’agit d’une recherche empirique sur les expériences de répression étatique et de résistance citoyenne de femmes honduriennes associées à des ateliers de droits humains. L’article propose de lier la question des crimes de l’État aux concepts de sécurité/insécurité humaine et de résistance à travers une perspective féministe. Le danger auquel ces femmes sont exposées en raison de leurs activités de résistance accentue la difficulté d’accès au terrain de recherche, mais, surtout, soulève des enjeux éthiques importants qui peuvent s’avérer contradictoires. D’une part, les auteures soulignent l’importance de « donner la parole » à ces femmes comme stratégie méthodologique, mais aussi pour mieux respecter une éthique de l’engagement. D’autre part, elles rappellent qu’il importe d’assurer la protection des femmes puisque leur participation à la recherche peut les mettre en danger.

L’article de Maritza Felices-Luna et Sandra Lehalle porte également sur des femmes qui s’opposent à l’État, mais, cette fois-ci, par la lutte armée. À partir des entrevues réalisées avec des femmes qui se considèrent des prisonnières politiques, les auteures présentent le vécu carcéral des femmes et analysent leurs interactions avec les autres prisonnières (politiques ou non) ainsi qu’avec le personnel carcéral. Il en ressort que la prison, en plus d’être un outil de répression politique de l’État, est un site où de multiples luttes et revendications politiques ont lieu (que ce soit entre des individus politisés et des groupes armés contestataires, entre des individus politisés et l’État, entre divers groupes armés contestataires ou encore entre ces organisations et l’État). La prison peut donc être analysée à la fois comme un enjeu politique concret, une tribune de dénonciation de l’illégitimité de l’adversaire et, par ce fait, un moyen de légitimation de sa propre cause.

Ruth Jamieson traite également de l’emprisonnement politique, mais en explorant comment l’accès aux services sociaux et de santé des ex-prisonniers politiques est en soit un enjeu politique. L’article se base sur une analyse documentaire pour examiner les « enchevêtrements discursifs et pratiques entre une politique du blâme et une politique d’allocation des ressources et des charges dans l’Irlande du Nord post-conflit ». Son autorité morale permet à la victime d’exiger non seulement la punition du « coupable » au sein de la justice pénale, mais également à travers des politiques de justice locale telles que l’accès ou non à des services communautaires. L’auteure contribue ainsi à l’analyse des processus de stigmatisation et d’exclusion sociale en exploitant la littérature émergente sur le blâme et le mérite.

Finalement, l’article de Mariana Posas tourne notre regard vers la violence de l’État à partir d’une recherche documentaire sur le discours contre la torture au Brésil. Dans cet article, l’auteure affirme que les discours qui construisent la torture au Brésil comme la résultante d’une défaillance du processus de démocratisation du pays constituent une « tache aveugle » qui permet d’ignorer que la torture n’est pas l’apanage de régimes autoritaires et se pratique dans des pays démocratiques. Cette tache aveugle contribue à la construction d’une antinomie entre violations des droits de l’homme et démocratie à partir de laquelle toute action par une démocratie est représentée comme respectueuse des droits humains et toute pratique s’appuyant sur les droits de l’homme comme bonne. L’article remet en question le lien entre démocratie et droits de l’homme, qu’elle considère comme un obstacle conceptuel à l’analyse et à la lutte contre des pratiques de torture.

Les articles de ce numéro proposent un échantillon de recherches qui se situent dans un champ émergeant de la criminologie et par ce fait invitent les lecteurs à réfléchir sur quatre points : l’influence que les études sur les violences politiques et les conflits armés peuvent avoir sur les débats autour de la construction de l’objet criminologique ; l’utilité des théories mobilisées traditionnellement par la criminologie et l’intérêt (dans certains cas, la nécessité) d’incorporer des approches théoriques ou des cadres conceptuels extérieurs à la criminologie ; la pertinence, l’apport et les effets des diverses approches méthodologiques ; et, finalement, les enjeux éthiques nouveaux et anciens que la recherche en général et particulièrement dans ces domaines représente pour les chercheurs.