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Introduction

Dans le présent article[1], nous proposons de réfléchir à la question suivante : « Les jeunes de la rue sont-ils militants ? » C’est un exercice compliqué car cela paraît d’abord improbable. La situation des jeunes de la rue au Canada est souvent analysée sous l’angle des risques de déviance ou d’exclusion, mais pas sous l’angle d’un engagement militant. En outre, les militants traditionnellement objets d’études sont engagés dans des partis politiques, des syndicats ou des organisations associatives. On trouve des études sur d’autres formes d’organisations, sur les tactiques de confrontation par exemple, dans les manifestations altermondialistes notamment (St-Amand, 2004). Ces actions à la marge de la marge, parfois des plus « violentes » ou « extrémistes », sont, entre autres, des Black Blocs (Dupuis-Déri, 2004 ; 2006 ; 2008). On peut s’interroger sur l’association qui peut être faite avec les jeunes de la rue ou plutôt avec leur image sulfureuse de délinquants. Dans tous les cas, la tendance est plutôt à l’analyse des actions d’engagement militant dans leur dimension collective et moins à l’analyse des initiatives proprement individuelles et des conséquences qui en découlent (Passy, 1998 ; Siméant, 1998 ; Agricoliansky, 2001 ; Fillieule, 2001 ; 2005 ; Fillieule et Tartakowsky, 2008).

Le militantisme des jeunes de la rue est un thème qui, dans chacun de ses termes, semble aussi original et complexe que paradoxal et controversé. Loin d’être un sujet commun, il convient de trouver une perspective d’analyse. Par conséquent, la question qui se pose est d’abord de savoir s’il est possible d’en considérer l’existence. Si tel est le cas, dans quels contextes militeraient-ils ? Quel est leur propre système de valeurs, quels sont leurs idéaux ? Plus spécifiquement, quel est le lien entre l’expérience de rue, et donc, aussi, antérieure à la rue, et l’expérience d’engagement ?

Sans prétendre répondre à toutes ces questions dans ce texte, nous proposons d’apporter des éléments de réflexion pour poser les jalons d’une recherche sur l’engagement militant des jeunes de la rue. Nous commencerons par nous demander s’il est possible d’envisager qu’il existe des jeunes de la rue militants. Ce premier questionnement est l’occasion de montrer que la rue n’est pas un espace de « désengagement social », mais un espace ayant une véritable « fonction créatrice » à l’origine de la possibilité d’un militantisme. Nous formulerons ainsi des hypothèses quant aux contextes d’engagement. Enfin, nous esquisserons l’ébauche d’une approche théorique en termes de « carrières », à partir des complexités du choix individuel d’engagement des jeunes de la rue.

Existe-t-il des jeunes de la rue militants ?

Cette question est ardue, car de prime abord il n’est pas évident de le penser. Traiter des « jeunes de la rue » comme objet d’analyse en soi comprend déjà un certain nombre de raisonnements précis sur les paramètres de leur réalité : la situation de « jeune », à la marge, dans la « rue ». Dans cette partie, nous problématisons les paramètres de cette question pour savoir non seulement s’il est possible que des jeunes de la rue militent mais aussi pour savoir comment il est possible de le penser théoriquement. Cette problématisation converge vers un questionnement transversal portant sur les processus de construction identitaire à la marge dans laquelle s’inscrit également, pensons-nous, la problématisation de l’engagement militant.

Les « jeunes de la rue »

L’exercice de la définition n’est pas évident pour exposer l’ensemble des modes de vie hétérogènes des jeunes dans la rue. On retrouve une multiplicité de qualificatifs : jeunes de la rue, dansla rue, ou itinérants. Nous reprenons l’expression « jeunes de la rue » comme une catégorie descriptive unifiant des pratiques diverses dans la rue. Afin de faciliter la compréhension de notre propos, nous circonscrivons ainsi les différents modes de vie adoptés par les jeunes dans la rue ayant entre 13 et 30 ans environ[2].

Il n’existe pas de données statistiques exactes pour cette population, mais ces jeunes ont en moyenne entre 13 et 25 ans et il y a autant d’hommes que de femmes (Parazelli, 1997 ; Bellot, 2001). Les travaux portant sur les « jeunes de la rue » dans les pays industrialisés sont assez récents et les recherches portent essentiellement sur les pratiques quotidiennes, les causes de l’arrivée des jeunes dans la rue.

L’origine de l’expérience de rue est le plus souvent caractérisée par des fugues, des fuites d’un milieu familial difficile, voire hostile (Parazelli, 2002 ; Parazelli et Gilbert, 2004). C’est un choix de migrer et d’errer à travers l’espace urbain local, voire international (Sheriff, 1999). Une autre spécificité de ce mode de vie est l’errance ou le « nomadisme » (Côté, 1988). Leur mode de vie est fait d’itinérance, de squats, d’utilisation de ressources communautaires, de consommation de drogues, etc. Les jeunes de la rue n’ont pas de lieu d’habitation fixe pour la plupart. Certains font un bref séjour dans la rue (quelques semaines l’été), pour d’autres c’est un espace plus ludique, enfin il existe ceux qui appréhendent la rue comme leur seul lieu de vie. Par ailleurs, certains pratiquent la prostitution, la mendicité, la vente de drogues ou le squeegee[3]. On note qu’ils sont nombreux à décrocher du système scolaire et parfois, mais pas dans tous les cas, à perdre leurs liens familiaux. Leurs expériences sont souvent faites de difficultés économiques et sociales, de risques sanitaires, de problèmes sociaux, mais aussi de voyages, de rencontres, de découvertes et de construction de soi (Sheriff, 1999 ; Bellot, 2001 ; Parazelli, 2002 ; Desmeules, 2004 ).

Les nombreuses descriptions de ces jeunes et les différents types de compréhension de leurs « trips » se focalisent souvent sur le même instant, soit l’expérience de rue proprement dite. Certaines études s’intéressent essentiellement aux conséquences de ces expériences, notamment sur les plans sanitaire, social et professionnel (Côté, 1988 ; Caputo etal., 1997). Ces critiques se focalisent sur les risques physiques, psychologiques, sociaux et intellectuels de cette expérience : VIH, hépatite C, maladies mentales, deuil, exclusion sociale, problèmes de formation scolaire et professionnelle, etc. Ces compréhensions de l’expérience de rue soutiennent l’idée selon laquelle l’intervention sociale auprès des jeunes de la rue doit être basée sur le traitement de comportements jugés déviants ou anomiques. Il semble en outre qu’elles soutiennent des rapports de pouvoir entre la marge et le centre. Dans ce sens en effet, la « judiciarisation » (Bellot, 2007) de certaines pratiques renvoie à des formes de catégorisation et partant, de « stigmatisation » de la marginalité (Goffman, 1963).

Cette analyse de la rue, dans une perspective « misérabiliste » ou « sécuritaire » (Pattegay, 2003)[4], écarte de nombreux enjeux pour ne mettre en exergue que la clôture du destin des jeunes de la rue dans un statut négatif, un état figé (Chobeaux, 1998[5]). Il semble ainsi que l’on puisse circonscrire la marginalité dans un espace et/ou une condition matérielle et sociale. Cette analyse peut pousser à considérer la rue comme un espace diabolique, dans lequel les jeunes sont en danger d’anomie, d’inexistence sociale. Selon les concepts de processus d’exclusion, comme la « désaffiliation » (Castel, 1995), les jeunes de la rue sont victimes d’un décrochage social et économique. Dans ce sens, ils sont inscrits dans un « processus de marginalisation » dont il faut les dépêtrer en favorisant la normalisation de leurs conduites (Caputo et al., 1997).

Dans cette acception, la marginalisation et l’engagement militant sont incompatibles. De la marginalité à l’apathie il ne semble n’y avoir qu’un pas : nombre d’éléments condamnent en apparence à la relégation sociale, au « désengagement », à commencer par la précarité. Le lien direct entre exclusion et désengagement est une conséquence liée à la marginalité lorsqu’elle est théorisée en termes de survie (Roulleau-Berger, 1996 ; Adollent et Fayard, 1999 ; Lamoureux, 2004 ; Le Texier, 2006). Les individus en situation de marginalité, comme le sont les jeunes de la rue, auraient le sentiment qu’il est impossible et inefficace d’intervenir et d’agir[6].

Des jeunes de la rue « militants » ?

Des analyses, plus en vogue à l’heure actuelle, envisagent les parcours de vie des jeunes de la rue comme le révélateur d’une volonté d’émancipation sociale, un facteur déterminant du processus de socialisation (Parazelli, 2002). De nouvelles orientations de recherche se dégagent alors, qui s’appuient sur les trajectoires et les discours des jeunes eux-mêmes. Elles envisagent le vécu subjectif de la marginalisation comme un facteur particulier de socialisation (Colombo et al., 2007 ; Parazelli, 2007). On analyse la construction identitaire en fonction d’un cheminement personnel de continuités et/ou de ruptures selon les tensions entre marginalité et conformité. Bien qu’il n’existe pas de travaux de recherche en tant que tels, on situe l’engagement des jeunes de la rue dans cette perspective de socialisation en situation de marginalité. Ces perspectives, plus compréhensives, permettent d’envisager la rue comme un espace certes « marginalisé », mais ayant pour les jeunes une signification particulière dans le cadre de leur construction identitaire notamment. Cette forme de socialisation atypique a bien entendu ses risques et ses défis propres ; pour autant, elle invite à penser la situation de rue, non pas comme impasse sociale d’exclusion, mais comme une source originale de socialisation (Parazelli, 2002).

Une question importante est de savoir ce que signifie ce mode de vie à la marge – au-delà des difficultés sociales, économiques et sanitaires réelles –, de savoir ce que révèle cette construction identitaire marginalisée. En somme, les jeunes de la rue « spatialisent » une partie de leur existence, de leur socialisation, à la marge. On fait l’hypothèse que l’engagement militant est une forme de cristallisation du contenu de cette socialisation, de ce système de valeurs et de cette identité acquise dans la rue. Cet engagement serait extériorisé, matérialisé dans l’action, la participation à des mouvements sociaux, des partis politiques ou des organisations sociales par exemple. En d’autres termes, l’engagement militant révèlerait, à la suite de la socialisation marginalisée, la structuration, sur le plan identitaire, de la représentation de la rue, de la marge. La rue révèle à la fois un potentiel de socialisation, de recomposition sociale et d’expression des valeurs. L’engagement militant permettrait à cette expression d’être plus structurée et plus structurante.

À partir du moment où l’on élargit son angle de recherche pour comprendre les expériences de rue en termes de socialisation marginalisée, de système de valeurs transitionnel (Gilbert et Parazelli, 2004), on découvre un univers de sens qui nous permet également de considérer l’existence de jeunes de la rue militants. Dès lors, on s’intéresse aux jeunes de la rue en tant qu’agrégation à la marge d’un groupe social qui a en commun un système de référence propre, des valeurs, des normes, des modes de vie, alternatifs à la norme sociale dominante. La rue peut être le terrain et le terreau de la construction d’un idéal social propre à la marge. S’engager pour cet idéal reviendrait à trouver un moyen d’exacerber une différence, autrement dit de marquer une distance critique avec la norme sociale dominante, le modèle de vie de ses parents, ou le milieu d’origine. La rue est un espace où l’on peut exprimer une autre façon d’être soi, de penser (Gilbert et Parazelli, 2004 : 75). Il ne s’agit pas de tomber dans une idéalisation naïve ou malsaine de l’expérience de rue, mais il s’agit de se demander quels sont les éléments qui permettent de construire un engagement militant, c’est-à-dire de reconstruire l’expérience de rue en l’inscrivant dans une activité sociale d’engagement militant.

En ce sens, on peut envisager que l’expérience de rue soit une forme ou une source d’engagement : les jeunes s’engageraient pendant leur socialisation marginalisée ou à l’issue de leurs expériences de rue. Il nous semble ainsi essentiel d’aborder les activités sociales des jeunes de la rue sous l’angle d’un processus de construction identitaire qui les amène entre autres à être associés autant qu’à s’associer à la marge. C’est un processus au cours duquel ils élaborent un système de valeurs auquel se rattacher, à partir duquel se construire et suivant lequel ils peuvent éventuellement créer des formes d’engagement militant. On peut considérer l’expérience de rue comme le terrain d’expérimentation de normes et de valeurs alternatives sur lesquels s’appuyer, auxquels s’identifier pour se construire et continuer à pouvoir s’y inscrire à travers des activités qui traduisent un engagement militant. Les jeunes de la rue montrent leur différence au monde en s’opposant au système de valeurs dominantes, aux inégalités dont ils peuvent être victimes, aux injustices dont ils sont l’objet, à certaines valeurs de la société de consommation qu’ils semblent exécrer (Parazelli, 2003 ; Gilbert et Parazelli, 2004). La rue, pour Parazelli, permet une forme de « réappropriation de la marginalité antérieure », vécue dans sa famille. C’est une expérience qui permet de s’approprier l’acte social, d’être acteur de sa propre destinée, de s’approprier une étiquette et au lieu de retourner un stigmate, de l’habiter, de s’identifier, de laisser pénétrer, peut-être même à outrance, cette marginalité, de la vivre à fond, et peut-être même jusqu’à l’engagement militant. Notre questionnement se précise et l’on doit alors se demander dans quels contextes les jeunes de la rue militeraient-ils.

Dans quels contextes les jeunes de la rue militeraient-ils ?

Dans cette partie, nous interprétons l’engagement militant comme un acte de « résistance ». Il semble possible en effet d’analyser l’expérience de rue comme étant une prise de position dans la société. À la suite de cette réflexion, nous continuons l’exercice d’interprétation de l’engagement de certains jeunes de la rue en nous demandant s’ils ne sont pas enclins à se trouver dans la marge de la marge militante. Finalement, nous réfléchissons aux similitudes qui pourraient émerger entre les jeunes de la rue et les militants anarchistes, antiautoritaires et altermondialistes par exemple.

L’engagement militant comme acte de « résistance » ?

Les écrits associent généralement l’engagement, à travers la dimension politique du lien idéologique de l’individu, à l’action collective ou la cause. Ce thème est circonscrit dans le champ politique (Royall, 2008). Cela étant, les chercheurs ont intégré à leurs analyses les manifestations d’engagement en dehors du champ politique : les mobilisations de « précaires » (Boumaza et Pierru, 2007), pour le droit au logement (Péchu, 2006), les chômeurs (Maurer et Pierru, 2001), les sans-papiers (Siméant, 1998), ou les prostituées (Mathieu, 2001).

Cependant, il existe d’autres formes d’explication des prises de position ou des revendications. À travers les « résistances au quotidien », des mobilisations de toute nature, on explique le retournement du stigmate des populations les plus faibles, le retournement des situations d’oppression, des rapports de pouvoir. On fait tout autant référence aux modalités de survie qu’aux actes de guérilla, de contestation directe, de critiques du pouvoir, de camouflage, de modes de consommation (boycott) ou, encore, d’utilisation de l’espace en réponse à la politique d’éviction dont les populations marginales sont l’objet. Pour Malinas (2007 : 46) : « Il s’agira […] de se conduire ou de s’habiller dans les codes de la société “générale” ou bien, au contraire, d’actes alternatifs, il s’agira alors de développer des nouvelles normes et valeurs en formant une contre société. » Dans sa thèse sur les mouvements de protestation et de résistance des sans-abri au Japon, Malinas (2007) fait référence aux travaux des sciences sociales, de l’anthropologie et de l’histoire notamment, pour expliquer l’articulation des résistances des sans-abri au quotidien. Ces individus sont inscrits dans un rapport de pouvoir, dont les tactiques et les stratégies de résistance sont partagées par l’ensemble des acteurs[7].

Nous l’avons décrit brièvement, les causes et le contenu de l’expérience de rue sont expliqués à la fois par les difficultés familiales (la violence, le rejet, etc.) et les difficultés à s’inscrire dans la norme dominante (sentiment d’être différent) (Parazelli, 2002). Les jeunes de la rue marquent une distance avec leur milieu familial et avec la société, pour privilégier des solutions de rechange, sans pour autant s’inscrire systématiquement dans l’exclusion sociale. En ce sens, on peut se demander si ce n’est pas là leur premier acte de résistance. D’après les recherches sur les jeunes de la rue, les propos qui servent à expliquer leurs expériences tournent autour des notions de « liberté », de « trips » et de « partys », autant que de valeurs « punk », ou de valeurs et d’idéologies anticapitalistes ou écologistes (« le retour à la terre », Gilbert et Parazelli, 2004).

Il semble possible de conceptualiser les pratiques de vie des jeunes de la rue en termes de « résistances ». Nous ne pensons pas nécessairement que l’on puisse aller jusqu’à conceptualiser un « mouvement social » de jeunes de la rue, tant cette population ne saurait être sociologiquement circonscrite, si ce n’est lorsque l’on organise la réaction sociale à leur égard. Il semble néanmoins possible d’aborder la socialisation marginalisée des jeunes de la rue selon des stratégies marquées par des logiques de résistance. Ces stratégies de résistance se dissimuleraient sous les différentes aspirations à un mode de vie marginal. La marginalité interviendrait dans les parcours comme une force pour se libérer d’une conformité insatisfaisante, d’un modèle parental pesant, destructeur (Parazelli, 2002) mais aussi, peut-être, une force pour s’y opposer et, donc, pour résister à ces modèles afin de trouver sa propre voie identitaire. C’est pourquoi elle pourrait constituer l’élément central d’une gestion relationnelle de soi qui dissimulerait peut être une logique de résistance. Cette stratégie pourrait être concrétisée dans l’engagement militant qui consisterait par exemple à refuser inlassablement de se conformer à certains principes de la norme dominante. On pourrait estimer que c’est en fait vivre ouvertement sa différence et trouver des stratégies, comme la vie de rue et l’engagement militant, pour ne pas renoncer à ses idéaux marginaux et même pour affirmer sa marginalité dans la conformité[8].

Nous interprétons la socialisation marginalisée comme une influence sociale exercée par les jeunes de la rue. Ils semblent porteurs d’une forme de résistance lorsqu’ils produisent un changement dans la conceptualisation traditionnelle de la socialisation : « […] la culture punk avec ses valeurs d’anarchisme permet à des jeunes ayant vécu le rejet de réagir à leur identité de “rejeté” par le biais d’une esthétique de la transgression et de la dérision, en ayant la possibilité de “rejeter” à leur tour » (Gilbert et Parazelli, 2004 : 79). En fait, la reconnaissance sociale de leur identité est sans doute le moteur de cette résistance. Il semble que cela puisse être un enjeu essentiel pour ces jeunes, tant l’identité doit être sans cesse socialement reconquise, face notamment à la difficulté de vivre dans la marge et face à un contexte de judiciarisation des pratiques quotidiennes. C’est dans ce sens que l’on se demande si une dimension de contre-pouvoir se dégage de cette situation.

Si cela leur donne un contre-pouvoir social, on n’en est pas encore à penser qu’ils possèdent, tous ensemble, un contre-pouvoir de nature politique. Entendons par « contre-pouvoir » la dimension d’interpellation du centre. Ces jeunes interpellent lorsqu’ils semblent envoyer un message punk ou anarchiste par l’expression d’un désir de non-insertion dans le monde des « normaux » (Goffman, 1963). Par conséquent, on peut se demander si la tension entre ces actes de résistance et la violence politique dont ils sont l’objet dans les politiques d’éviction ou de judiciarisation les amène à s’inscrire dans un militantisme de l’extrême, dans la marge de la marge militante.

La marge de la marge militante ?

Cette question semble logique si l’on replace les jeunes de la rue dans le contexte de leurs pratiques marginales : moyens et formes d’occupation de l’espace, look, etc. Force est de constater l’image du punk déviant, « représentant de la morbidité », de la « fascination » et du « fantastique » (Gilbert et Parazelli, 2004). En outre, le punk est associé à l’anarchisme, et ainsi, entre autres, aux Black Blocs[9].

Faire ce rapprochement entre les punks, les anarchistes, les jeunes de la rue et la marge de la marge militante, c’est peut-être contribuer à les inscrire ou, plutôt, à les enfermer dans cette image de déviants qui leur colle déjà à la peau. Toutefois, nous ne faisons ici que reprendre cette tendance à les associer aux Black Blocs. Ces militants sont en quelque sorte diabolisés par les autorités, l’opinion publique et par conséquent, par les autres militants des manifestations altermondialistes (Dupuis-Déri, 2004). Dupuis-Déri (2006) offre une illustration détaillée lorsqu’il s’intéresse aux dynamiques de traitement et, donc, de classification des manifestants politiques. Les jeunes marginaux sont associés aux mouvements des Black Blocs, aux manifestants qualifiés de déviants, d’illégitimes, contrairement aux militants pacifistes qui, eux, ont l’aval de tous.

Par analogie avec les thèses de Dupuis-Déri (2006), l’idée au coeur de ce propos est la distinction, par ailleurs classique, entre les bons et les mauvais militants. Sans entrer dans ce jugement de valeur en profondeur, il est important de savoir qu’il n’est pas si étonnant que les jeunes de la rue soient associés aux mauvais militants tant on pourrait considérer que leur ligne de protestation est tout aussi déviante qu’eux. Les formes de militantisme des Black Blocs sont directement associées à de la « déviance politique ». On accuse ces « marginaux » des manifestations, aux conduites violentes, de « casseurs », issus d’une « sous-culture minoritaire [anarchiste][10] ». On étale et diffuse ainsi des caricatures de leurs actions, parfois même on les associe à des formes de terrorisme, comme pour légitimer leur répression.

À partir d’un tel engrenage d’amalgames entre tous les individus « marginaux », à partir des diverses représentations que l’on se fait des manifestants déviants, illégitimes, on a tendance à assimiler les jeunes de la rue à la marge de la marge militante. À l’instar de Dupuis-Déri (2004 ; 2006), qui met en exergue l’inexactitude qui consiste à considérer comme irrationnelle la violence des Black Blocs, qui se révèle être en fait une forme de tactique certes discutable, mais raisonnée, on propose de penser autrement les pratiques quotidiennes des jeunes de la rue. En effet, on retrouve peut-être de véritables liens idéologiques entre les jeunes de la rue et les Black Blocs. Mais peut-être est-ce aussi le cas avec d’autres courants altermondialistes, anarchistes, punks ou, encore, écologistes.

Les mouvements altermondialistes, anarchistes, punks ou encore écologistes ont en commun d’avoir en quelque sorte les mêmes ennemis qui sont : les élites, le capitalisme, les autorités ou le néolibéralisme. Par ailleurs, certains auteurs parlent d’une tendance au libertaire et à l’anarchisme au Québec depuis 2001. On peut envisager l’existence de similitudes avec la volonté non partisane, antiautoritaire, voire anarchiste, des Black Blocs et les valeurs des jeunes de la rue. Les jeunes de la rue expriment leur désir de liberté et d’émancipation, selon des valeurs marginales qui leur sont propres. L’idée n’est pas de les rapprocher trait pour trait, encore moins autour du concept de déviance ou de violence militante, mais autour des raisons politiques qui poussent soit au militantisme radical ou de confrontation, soit au militantisme alternatif. Nous pensons que le militantisme des jeunes de la rue peut partager avec le Black Bloc des origines qui pourraient être communes : l’inscription de l’action dans « l’ici et maintenant », des contextes d’affrontements directs, des logiques de diffusion à travers les réseaux punks, autonomes, les groupes de musique, les contacts avec des militants voyageurs, les médias comme Internet (médias alternatifs) (Dupuis-Déri, 2004 : 83-84). Il faut étudier les points de convergence qui peuvent exister sur le plan de la culture alternative, l’esthétisme, l’idéologie politique, le mode de vie communautaire, la rhétorique politique et morale des actions et des argumentaires. Il faut analyser ces rapprochements à la fois dans les discours, les actes de militantisme et les mouvements sociaux auxquels les jeunes de la rue adhèrent.

Comment penser l’engagement militant des jeunes de la rue ?

Selon la « transposition » des théories classiques à l’analyse d’actions « improbables » (Boumaza et Hamman, 2007), on a découvert diverses formes de mobilisations et, partant, d’engagements aussi légitimes et organisés qu’illégitimes ou inorganisés soient-ils, en théorie. Avant tout, on s’intéresse dans les écrits aux choix des acteurs, selon la perspective de leur investissement dans une action d’engagement militant, selon le coût personnel de cette activité. Il est aussi donné de penser l’engagement comme une identité qui se construit sur le plan individuel ou collectif. On assiste en fait à une centration des recherches sur l’individu en termes de trajectoires sociale et militante (Mathieu, 2004). Penser l’engagement à partir de l’individu permet de rapprocher les dimensions subjectives et objectives et, ainsi, de théoriser cette action selon son contexte individuel, social, politique et personnel (cadres de la décision, de l’action et de son évolution).

L’engagement militant

Si l’on se rapporte à l’étymologie, « s’engager » signifie « se lier par une promesse » (Le Nouveau Petit Robert, 1994). Ce lien est tourné par exemple vers des individus, des espaces, des organisations professionnelles, politiques ou associatives. En science politique ou en sociologie, l’engagement est souvent rapporté au « militantisme ». Le militant est engagé dans un « combat actif » au sein d’organisations, à travers des luttes idéologiques, politiques, syndicalistes, sociales ou culturelles. D’après la définition de Quéniart et Jacques (2004 : 15) à propos des jeunes femmes au Québec, l’engagement militant revient à l’action de « se battre pour défendre ses idées », c’est un « acte de prise de position ».

En référence à une norme relative au monde des adultes, l’engagement militant est une prise de responsabilité, un aboutissement de la construction identitaire ; « […] la manifestation pleine de l’individu et de sa subjectivité » (Vulbeau, 2005 : 40[11]). C’est la marque d’une cohérence entre l’individu, ses actions et ses intentions. L’engagement militant nécessite de prendre une distance critique entre les raisons d’agir, l’acte et les conséquences des gestes faits. C’est une action sociale dans laquelle un individu épouse ou assume sa condition, se positionne par rapport à elle, et en même temps, peut s’y opposer et chercher à la dépasser. Ce mécanisme, géré par l’individu, est influencé par l’environnement social. Il peut donc aboutir à la décision de ne pas s’engager (Vulbeau, 2005 : 41). À l’instar de Passy (2005) pour l’engagement altruiste, on peut considérer les dimensions hétérogènes de l’engagement dans la perspective de la construction identitaire :

Les sphères de vie sont liées à celle de l’engagement de façon subjective et symbolique avant de devenir un lien factuel. […] Ce sont les acteurs qui construisent de telles élaborations de sens. […] les réseaux sociaux sont bel et bien des îlots de sens, des réalisations phénoménologiques, qui rendent l’action possible. Ils sont imprégnés de schémas narratifs, de symboles et de rituels qui structurent des constructions de sens. Ensuite, l’acteur a une marge de liberté dans ces constructions du sens. Il intègre de façon personnelle et originale ses multiples interactions que ce soit avec le monde social ou avec lui-même.

Passy, 2005 : 116

Toute la difficulté est d’associer les différentes particularités de l’engagement militant : origines, nature, conditions, degré, aspect, enjeux de représentation et, surtout, conséquences individuelles et sociales. Il est important de comprendre parallèlement les conditions du non-engagement, du désengagement autant que celles de l’engagement (Fillieule, 2005 ; Vulbeau, 2005). Il existe en fait différents temps ou phases dans l’engagement et on peut se demander si l’on retrouve une cohérence dans cet enchaînement complexe d’expériences (Becker, 1960). L’individu n’agit pas mécaniquement, son action résulte d’interprétations, d’ajustements, d’objectifs et de raisons de s’engager et, finalement, d’opportunités à pouvoir le faire (Filleule, 2001).

S’interroger sur l’engagement des jeunes de la rue, c’est aussi se demander ce qui leur permet d’investir un marquage social à travers une activité qui met en avant une étiquette au départ négative. La « transplantation » des concepts de la sociologie de l’engagement permet d’adopter une perspective d’analyse dynamique. C’est-à-dire de considérer à la fois les aspects utilitaristes (ressources, mécanisme rationnel, organisations et répertoires), structuralistes (contexte politique) ou cognitivistes (motifs et sens commun de l’engagement). S’engager serait en quelque sorte se réapproprier son destin (l’acte d’engagement) et son image (la forme et le sens de l’engagement). Mais il convient de se méfier de toute perspective qui se garderait de mettre en lumière des formes d’engagement moins visibles, moins structurées, plus silencieuses, enfouies dans des pratiques, des gestes quotidiens (Royall, 2008), comme la construction d’un mode de vie alternatif, des pratiques quotidiennes dans la rue, des actes de résistance silencieux.

L’expérience de la rue, un processus de construction de soi et d’engagement

Théoriquement, un des premiers enjeux pour penser l’engagement des jeunes de la rue concerne le règlement du paradoxe lié à l’improbabilité et la représentation négative des personnes en situation de marginalité. Siméant (1998) évoque l’amalgame existant entre mobilisations de précaires et mobilisations précaires. La difficulté à se mobiliser provient de la situation de marginalité certes, mais elle provient aussi du regard porté par la société. Grâce au travail des auteurs de « la sociologie des mouvements précaires » (Boumaza et Hamman, 2007), on peut penser que l’engagement des personnes en situation de marginalité n’est pas déviant. Partir des théorisations des actions collectives des personnes en situation de marginalité (les chômeurs, les sans-papiers, par exemple) permet de s’inscrire dans une conceptualisation « élargie » du champ de l’engagement militant en fonction des interactions entre les contextes (politique, social, de marginalité, entre autres) et du rapport à soi.

L’engagement militant des jeunes de la rue n’est pas un phénomène où les caractéristiques de ces derniers seraient un obstacle irrémédiable à une analyse de leur engagement militant. Plusieurs perspectives théoriques, comme le fait de mettre en interaction des champs classiques, nous permettent de comprendre les calculs des acteurs à s’engager, la détermination du champ des possibilités en fonction de ce qu’ils sont socialement (ressources, répertoire), ce qui les pousse à s’engager publiquement ou dans l’ombre, au quotidien. Ce phénomène peut finalement être analysé en termes de « devenir » : émergence (avant, pendant ou après la rue), modes d’action et évolution de l’engagement militant.

On peut penser que les jeunes de la rue deviennent militants à partir de leur expérience dans la rue, ils construisent cette activité sociale en fonction de leur parcours et du contexte dans lequel ils continuent à évoluer. Cet engagement est un « processus » (Siméant, 1998 ; Passy, 1999 ; Agricoliansky, 2001 ; Fillieule, 2001). Aborder ce phénomène suivant des « trajectoires » dynamiques permet de comprendre cette activité sociale selon l’aboutissement de la gestion des différentes interactions des jeunes. L’engagement militant des jeunes de la rue peut donc être abordé selon des expériences de vie inscrites dans un modèle d’analyse « séquentiel » (Fillieule, 2001), sous la forme de « carrières » (Becker, 1963[12]).

Schématiquement, il s’agirait de savoir comment rendre compte de l’enchevêtrement de toutes les actions, positions et interactions (Becker, 1960). Il faut en fait reconnaître l’influence des attentes normatives ou culturelles à l’égard des jeunes de la rue, des ajustements individuels aux différentes positions sociales, des interactions entre les individus, du poids des structures sociales dans les états et/ou les actes d’engagement. La réaction individuelle à l’ensemble de ces mécanismes en interaction représente le sens donné par l’individu à ses actions, la direction de celles-ci, que cela soit conscient ou non. L’engagement est une activité et une condition sociale et individuelle dynamique (Fillieule, 2001 : 201) :

[…] La notion de carrière permet donc […] de mettre en oeuvre une conception [de l’engagement] comme processus. Autrement dit, de travailler ensemble les questions des prédispositions […], du passage à l’acte, des formes différenciées et variables dans le temps prises par l’engagement, de la multiplicité des engagements le long du cycle de la vie (défection(s) et déplacement(s) d’un collectif à l’autre […]), et de la rétraction ou extension des engagements.

Bref, on peut présumer de la conception suivante de l’engagement des jeunes de la rue. Pour commencer, sans omettre les dangers et les risques de dérives délinquantes, l’expérience dans la rue n’est pas directement synonyme d’exclusion : l’identité construite par certains jeunes n’est pas obligatoirement vouée à la déviance ou à la délinquance, c’est-à-dire que la rue est également, en partie, agent de socialisation. Pour autant, l’impact de cette expérience ne s’arrête certainement pas là et la rue intervient dans le choix de vie de quelques jeunes, notamment en termes d’engagement militant. Les jeunes de la rue sont malgré tout intégrés à la société qu’ils rejettent parfois. En fait, ils sont acteurs et agents de leur socialisation : en interaction avec la société, ils construisent une identité en partie sur la base de leur situation de marginalité. Leur engagement militant est un élément du processus de la construction identitaire en situation de marginalité. À partir d’un tel cadre conceptuel, on peut comprendre comment émerge, se construit, se décline et se poursuit l’engagement militant des jeunes de la rue.

Conclusion

L’analyse de l’engagement militant des jeunes de la rue ne peut être déconnectée de celle de son sens. Milite-t-on uniquement pour soi ? Le fait-on pour casser une dynamique de relégation à la marge ? Est-ce alors un projet collectif qui se dessine ? On peut penser que cela correspond à la décision de vivre dans la rue, à l’acte du « refus » de composer avec certains éléments de la norme dominante. Cette action prend son sens vis-à-vis des autres et de l’environnement dans lequel elle prend forme.

Il convient de comprendre s’il s’agit d’un véritable outil de changement social ou simplement d’un moyen de dénonciation ou de résistance aux modèles dominants. Est-ce un autre « réseau d’intégration » au sein de la société, un « alter-espace », un « contre-espace » d’identification, d’intégration et d’expression (LeBlanc et al., 2007) ? Le terme alter-espace fait ici référence à une stratégie d’intégration développée par des jeunes engagés dans des activités artistiques de rappeurs, mais ce concept nous semble transposable aux jeunes de la rue.

Il est nécessaire d’interpréter les rapports entre les actions et les conduites, individuelles et collectives, et les structures sociales. Les jeux de représentations réciproques (interactions), et finalement de « reconnaissance » (Fraser, 2004), prennent certainement un sens important dans la construction de l’engagement des jeunes de la rue. On peut théoriser cette réalité dans la perspective de la rue, considérée comme un « espace » complexe de luttes multidimensionnelles (politiques, institutionnelles, géographiques, sociales, économiques, urbaines, etc.). Le besoin de reconnaissance, pour Honneth (2004), fait référence à une diversité d’expériences d’injustices, de déni de reconnaissance.

On milite a priori plutôt pour soi, pour signifier sa ressemblance aux autres mais aussi parfois pour se distinguer des autres. L’engagement militant peut être un moyen de sortir du silence de la rue, de la stigmatisation qui y fait rage. Son sens peut donc être autant rattaché aux causes, aux conséquences ou aux symptômes de l’insertion des jeunes de la rue dans la vie adulte, en fonction de la place qu’ils occupent ou qu’ils estiment occuper. Finalement, on ne peut pas déconnecter l’analyse du sens de l’engagement de celle des conséquences, des « rétributions », et des « reconversions ». Il convient de comprendre les expériences de militance comme un élément important du vécu des jeunes inscrits dans une situation de vie marginale, pour comprendre ensuite ce que cette expérience a d’essentiel dans leur parcours. On ne peut donc pas non plus écarter les dimensions liées aux valeurs. La référence aux punks ou aux rappeurs existe-t-elle dans les actes d’engagement ? Comment cela se traduit-il ? Dans quels mouvements ? En effet, on peut se demander si les jeunes s’inscrivent parfois dans des mouvements politiques pour les droits des itinérants (contre la judiciarisation), des courants altermondialistes (contre le capitalisme) ou écologistes (contre la société de consommation). Le sens du militantisme est sans doute marqué par l’histoire personnelle, en partie dans la rue, en l’occurrence. Finalement, l’interaction des axes individuel, social et politique détermine les dispositions personnelle, sociale et politique à s’engager.

À l’instar de Siméant (1998) pour les sans-papiers, nous pensons que l’engagement militant des jeunes de la rue n’est pas un objet d’étude en soi. Il représente plutôt une multitude d’objets en interaction : la question de la situation de marginalité, la question identitaire, celles de la socialisation, de la jeunesse, de l’intégration, de l’engagement, des valeurs, du sens, des conséquences, etc. L’analyser sous l’angle d’une trajectoire de vie qui passe par la rue et d’autres expériences de vie connectées entre elles nous semble alors d’autant plus pertinent.