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Introduction

Qui dit mondialisation dit conceptualisation. Révolution historique pour les uns, dernier engouement collectif pour les autres, mais toujours un concept utile pour décrire toutes sortes de réalités sociales, politiques, économiques et écologiques qui se sont confirmées depuis un demi-siècle. Toutes ces réalités ont une chose en commun : la fluidité. En effet, nous vivons une ère de bouleversements. Les États ont en quelque sorte renoncé à leur monopole sur la régie de la vie collective aux niveaux local, national, international et supranational, ou bien l’ont perdu par la force. Une variété d’acteurs non étatiques plus ou moins légitimes ont repris un rôle prémoderne d’intervention dans les processus de gouvernance et d’anti-gouvernance : entreprises, groupements civils, organes supranationaux et groupes insurgés violents complètent ou rejettent l’autorité des États dans tous les aspects de la gouvernance. Grâce aux technologies d’hyper-communications et aux moyens de transport à haute vitesse, désormais la production capitaliste est une affaire mondiale et l’humain est plus mobile que jamais ; les populations nationales, autrefois homogènes, se composent de groupes ethniques toujours plus diversifiés aux valeurs différentes ; les maladies et contaminants environnementaux font fi des frontières politiques et économiques ; les systèmes écologiques – des aléas météorologiques aux courants marins en passant par les cycles de température – sont désaxés. Tous ces bouleversements ne sont pas indépendants les uns des autres : les transformations dans un domaine de la vie collective favorisent, stimulent et causent des transformations dans d’autres domaines et font boucle de rétroaction.

Ces tendances qui se dessinent et qui menacent l’avenir de la « sécurité humaine » sont tenues pour des conséquences imprévues d’appareils de gouvernance et de commerce nés à l’ère des Lumières et de la Révolution industrielle européennes (voir notamment : Beck, 1999 ; Castells, 2000a ; 2000b ; Krasner, 2001). Dans ce climat de menaces aux répercussions tant incalculables que considérables, la société est paralysée par la peur, à tel point qu’elle ne sait plus comment changer de cap. Aussi, notre civilisation se caractérise-t-elle par la recherche de la sécurité ; or, nul ne sait comment la définir, l’institutionnaliser ou l’atteindre.

Dans le présent article, on fera un bref survol des tendances et de l’évolution de la police ou des « processus policiers », définis à nos fins comme étant « les efforts déployés par les institutions pour atteindre ou faire respecter un ordre collectif (dominant) », tels que les présente le corpus criminologique existant. La reconnaissance par le monde de la criminologie de l’orientation non étatique des processus policiers contemporains a poussé les spécialistes à revoir leurs concepts de base dans l’étude de la police. Le virage conceptuel le plus prometteur divorce la police des institutions et pratiques étatiques pour la redéfinir comme un ensemble d’efforts orientés sur l’atteinte d’une « gouvernance de sécurité ». On considérera ensuite les répercussions de cette nouvelle façon de voir la police. Pour accroître le nombre d’orientations potentielles d’intervention future, nous proposons que les criminologues renforcent le lien entre leur concept actuel de la police et les notions d’« économie politique de la sécurité humaine » – à savoir une architecture de transformation socio-politico-économique considérée tour à tour comme étant : 1) exploitable sciemment par les élites ; 2) fondamentalement viciée ; 3) ou pis encore, contraignante et donc peu propice au développement des interventions politiques nécessaires à l’atteinte de la sécurité humaine à long terme.

Tendances dans le monde de la police

Dans la présente section, nous ferons un bref survol des plus importantes tendances observées dans le monde de la police telles qu’elles sont présentées dans le corpus criminologique existant : qui fait quoi à l’ère actuelle, quelle est l’évolution des choses dans le contexte des transformations mondiales décrites dans l’introduction ci‑dessus ?

D’une part, les services policiers publics en sont à leur quatrième décennie d’une crise de « légitimité publique », la plus récente d’une longue série de telles crises périodiques depuis l’incarnation moderne de cette institution particulière au xviiie siècle (voir notamment : Daleiden, 2004 ; Kempa et Johnston, 2005 ; Reiner, 2000). Nous sommes témoins de décennies d’efforts (ne seraient-ils que théoriques) pour réorienter les services policiers publics d’un modèle d’organisation verticale, « experte », professionnelle et isolée, à un modèle horizontal et ouvert d’action coopérative avec le public dans la tradition des services policiers communautaires (voir notamment : Brogden et Nijhar, 2005 ; Leighton, 1991). Cependant, le transition vers les modèles de police communautaire a été inégale d’un service policier à l’autre et même au sein d’une même organisation. Malheureusement, cette transition a été le plus pénible au sein des collectivités où elle est justement le plus nécessaire, à savoir dans les quartiers difficiles et marginalisés grevés d’antécédants de piètres relations avec les services policiers publics et d’un faible taux de participation à l’ordre politico-économique dominant (voir, par exemple : Barlow et Barlow, 1999 ; Crowther, 2000 ; Lea et Young, 1993). On constate dans ces quartiers une forte prévalence d’autojustice et d’autres formes de services policiers parallèles (en ce qui concerne l’Irlande du Nord, voir : Hillyard, 1993 ; Afrique du Sud : Kempa et Shearing, 2002).

Parallèlement à la révolution de la police communautaire, on assiste à la « paramilitarisation » des services policiers publics, tendance qui s’est accélérée avec notre préoccupation croissante à l’égard du terrorisme et de la « sécurité nationale ». Comme au début du xviiie siècle en Europe et dans les colonies du « Nouveau Monde », les organisations de services policiers publics ont tâché de renforcer leurs arsenaux, leurs capacités de renseignement et leurs escouades d’ordre public (voir notamment : Daleiden, 2006 ; Johnston et Shearing, 2003 ; Reiner, 2000). De plus, nous assistons à un phénomène de rénovation des gendarmeries, ces organisations hybrides policières-militaires indépendantes chargées du maintien de l’ordre public en présence de perturbations civiles, ainsi que de la sécurité des frontières partout en Europe continentale (Lutterbeck, 2005 ; sur la Grèce, voir : Rigakos et Papanicolaou, 2003).

Une conséquence importante de l’évolution des processus policiers publics – sur laquelle nous reviendrons – est l’assujettissement de l’aide au développement des pays « en transition » ou en voie de développement à des conditions de réforme des services policiers communautaires (Bayley, 2006 ; Brogden et Nijhar, 2005). Aussi, les États-Unis, le Canada, l’Australie, l’Union européenne ainsi que des organes transgouvernementaux comme l’Organisation mondiale du commerce et la Banque mondiale exportent l’approche occidentale aux services policiers et à la gouvernance vers les pays en voie de développement avec d’autant plus de vigueur depuis les attentats du 11 septembre et la « guerre contre la terreur » qui s’en est suivie. Depuis cette perspective ascendante du monde, on considère le développement de services policiers étatiques représentatifs de la population « nationale » (composée d’ethnies) comme étant l’une des pierres angulaires du processus d’ingénierie civile – et du théâtre symbolique – dans la mobilisation et l’adhésion aux sociétés démocratiques « libres et ouvertes » (Bayley, 2006). Le discours accompagnant ces réformes « centripètes » prend un ton de « haute idéologie » dans l’atteinte de « la démocratie, la liberté et les droits de la personne ». Que le discours réflète ou non de réels intérêts et valeurs, la réforme de la police est présentée comme étant indépendante de l’idéologie économique du libre marché qui, d’après certains, servirait les intérêts des élites politiques et économiques qui se relaient dans les positions et postes d’influence (voir notamment : O’Reilly et Ellison, 2006 ; Whyte, 2003).

Sous ce rapport, l’économie politique « (néo-)libérale/capitaliste » alimentée par le marché peut être considérée comme : 1) une supercherie exploitée par l’oligarchie (voir notamment : Whyte, 2003) ; 2) un système vicié exerçant tant de pressions structurelles qu’il ne peut être maintenu qu’à force de répression d’État et de collaboration avec les entreprises (voir notamment : Barlow et Barlow, 1999 ; Crowther, 2000 ; Spitzer, 1981 ; Spitzer et Scull, 1977a ; 1977b ; Whyte, 2007) ; 3) un ensemble d’idées, de croyances et de valeurs sur le meilleur moyen d’atteindre la « bonne gouvernance » qui présentent certaines pratiques sous un éclairage flatteur tout en laissant d’autres dans l’ombre (Daleiden, 2006 ; Néocleous, 1997) ; ou, 4) une combinaison de toutes ces possibilités. Toutes ces écoles du domaine de l’économie politique ont ceci en commun qu’elles considèrent que le (néo-)libéralisme est un plan ou programme de transformation politico-économique fondé sur des concepts occidentaux (notamment le droit fondamental des personnes à la propriété privée sans ingérence de l’État), des croyances (notamment la valeur libérale de la croissance économique du marché mère de l’abondance et de la prospérité qui, depuis Adam Smith, est acceptée comme étant synonyme du bien-être), et des valeurs (notamment la primauté de l’individu) (voir notamment : Creedy, 2002 ; Nayyar, 2006 ; Mavroudeas, 2006). De plus, de nombreux experts s’entendent pour dire que le libéralisme sous toutes ses formes est un plan lié aux programmes particuliers de la police et mis en oeuvre grâce à cette dernière (Barlow et Barlow, 1999 ; Crowther, 2000 ; Daleiden, 2006 ; Néocleous, 1997 ; Spitzer, 1981 ; Spitzer et Scull, 1977a ; 1977b ; Whyte, 2003).

En effet, le mot « police » retrace son étymologie à la notion du maintien des marchés, source de prospérité et d’abondance qui, croit-on, est à la base du bien-être collectif et de la sécurité (Daleiden, 2006 ; Néocleous, 1997). Ce n’est qu’à la séparation de l’« État » et de la « société civile » (le « public » et le « privé ») que l’idée des « processus policiers » s’est rattachée au maintien de paix et d’ordre politique par les autorités sans égard à l’application des conditions les plus propices au bon fonctionnement des marchés (ibid). D’aucuns avanceront que l’institution de la police n’a jamais cessé de servir les marchés (et donc les classes marchandes). Toutefois, il n’en s’agit pas moins d’un ensemble de concepts qui nous ont permis de concevoir l’histoire des services policiers contemporains libres et démocratiques voués à l’application de la loi et à la prévention de la criminalité et de les croire indépendants de la sécurité humaine qui, elle, coiffe des notions liées aux marchés comme la prospérité, la qualité de vie et, en bout de ligne, la viabilité écologique et l’intégrité environnementale. Comme l’indique la liste des menaces à la sécurité humaine dressée en début de chapitre, cette conception des choses pose son lot de problèmes, car c’est justement l’économie politique – fondée sur la propriété privée, l’individu et, surtout, la force de la croissance – qui menace la survie de l’espèce humaine. Les déséquilibres écologiques interreliés, la propagation des maladies, les raretés résultantes et la migration massive qui en découle seront autant de problèmes qui prendront le pas sur celui, en apparence technique, de la calibration des programmes de services policiers communautaires.

La deuxième tendance dans l’évolution des services policiers contemporains dont il faut tenir compte est le décuplement de la participation d’agences non étatiques dans les processus de définition et d’application de l’ordre collectif local, national et supranational dans les dernière décennies. Philip Stenning résume bien l’importance de l’apport de ces agences dans les processus policiers en soulignant qu’il n’existe pas d’activité des agences de sécurité publiques qui n’est pas assumée également par des agences de sécurité privées quelque part (Stenning, 2000), et ce, qu’il s’agisse d’activités locales de prévention de la criminalité et de maintien de la paix ou d’activités policières à l’échelle nationale et transnationale.

Au niveau local, des services de sécurité privés sont souvent employés pour superviser de nouveaux « espaces communs », soit des lieux privés ouverts dans une certaine mesure au public : centres commerciaux, complexes de divertissement, campus universitaires, quartiers sécurisés et complexes d’habitation. L’ascendence accordée à la propriété privée dans la tradition occidentale est telle que les propriétaires fonciers emploient aussi, plus ou moins légalement, des services de sécurité privés pour faire patrouiller des espaces publics entourant des espaces commerciaux et même des quartiers résidentiels (Johnston et Shearing, 2003 ; Kempa et al., 2004 ; Rigakos et Greener, 2000 ; Sklansky, 1999 ; Stenning, 2000 ; Wakefield, 2003 ; Walker, 2000). L’importance des organisations de sécurité privée dans la définition et l’application des règles d’ordre collectif est telle qu’on pourrait dire qu’au niveau local, les services de sécurité privés sont de fait, pour le meilleur ou pour le pire, un noyau tout aussi important sinon plus que les services publics dans les réseaux policiers. Cet état de fait pose des problèmes de deux ordres. D’une part, toutes les études confirment que l’ordre imposé par les services de sécurité privé dans ces nouveaux espaces communs répond, bien entendu, aux impératifs du marché. Bref, l’ordre maintenu est le plus propice à la jouissance des lieux et donc à la dépense. Aussi, partout au monde, de plus en plus d’espaces communs – où se déroulent d’importantes activités sociales – sont de moins en moins accueillants aux personnes qui n’ont pas les moyens de s’offrir des divertissements payants (pour un survol du problème, voir : Castells, 2000b ; Kempa et al., 2004 ; Shearing et Stenning, 1983). D’autre part, l’on sait que les organisations de sécurité privées et de services policiers publics s’échangent beaucoup de renseignements sur les personnes connues de la police, et ce, en dehors des cadres législatifs de collecte de renseignements sur les personnes (voir par exemple : O’Reilly et Ellison, 2006).

Au niveau national, les services de sécurité privés participent aux activités de lutte antiterroriste à titre de partenaires associés aux agences étatiques, qui utilisent leurs services sur une base contractuelle de façon que l’établissement des règles dans ce domaine demeure sous l’autorité de l’État. Par exemple, les agences privées jouent un rôle important de contrôle frontalier dans les ports maritimes et aériens, où elles assurent une présence physique, ainsi que dans les bureaux de « sécurité nationale » et de migration, où elles assurent des services d’enquête et de gestion de l’information (voir notamment : Weber et Bowling, 2003).

Mais c’est au niveau international et supranational que, depuis plusieurs décennies, on constate la plus grande croissance du nombre d’agences de services policiers non étatiques. Bien que les sphères extra et supra-étatiques sont étrangères aux intérêts criminologiques classiques, elles ont fait l’objet de nombreuses études au cours des dernières années. La liste des services que les services de police privée assument dans le domaine transnational, compilée par les criminologues, est aussi longue qu’inquiétante.

En gros, se dégagent deux tendances. D’abord, les entreprises de sécurité privée participent souvent à des activités militaires à l’étranger, et ce, à la demande de gouvernements. Les mercenaires ne sont pas un nouveau phénomène, mais ils se sont multipliés sous les « reconstructions » de l’Afghanistan et de l’Iraq (voir notamment : Singer, 2003). Les estimations du nombre d’effectifs de sécurité en Iraq vont de 6 000 à 20 000, la meilleure se situant sans doute entre ces deux extrêmes. Qui plus est, la valeur des contrats est très importante, le plus élevé à ce jour ayant été remporté par Tim Spicer, anciennement de Sandline International (tristement célèbre pour son implication au Sierra Leone), dont la nouvelle entreprise, Just Defence Systems, a touché 293 millions de dollars américains pour la coordination de tous les fournisseurs en Iraq (pour une plus ample information, voir : Johnson, 2006 ; Whyte, 2003).

Dans les régions comme l’Iraq, l’Afghanistan et les Grands Lacs d’Afrique, les entreprises militaires privées prennent part aux actions militaires et fournissent des services logistiques et de soutien aux armées nationales, mais ce n’est pas tout. Elles fournissent aussi des services consultatifs et, étrangement, de formation aux services policiers publics locaux : on se souviendra de l’engouement du monde occidental pour l’exportation de programmes de services policiers communautaires vers le monde en voie de développement. On pourrait donc dire que l’industrie de la sécurité privée agit comme agent avant-coureur, jetant les fondations logistiques mais aussi, et surtout, conceptuelles de la sécurité nécessaires à l’établissement de programmes de services policiers communautaires d’État au sein des sociétés « en transition ». En d’autres mots, l’industrie de la sécurité privée est un personnage important dans l’oeuvre conceptuelle et symbolique du développement d’une nation néo-libérale : elle favorise l’implantation d’un régime de sécurité sympathique aux sensibilités occidentales et, à ce titre, propage une « économie politique de la sécurité humaine » qui présente la propriété privée, la primauté de l’individu et surtout, la croissance comme des valeurs ou des biens « universels » dont la « bonne » interprétation veut qu’elles se situent au-delà de la portée de l’État (voir notamment : Kempa et Singh [à paraître] ; O’Reilly et Ellison, 2004 ; Whyte, 2003). Aussi, l’industrie de la sécurité privée fait généraliser l’idée que le rôle des services policiers est de défendre une paix politique atteinte par le développement d’institutions et de programmes d’un service policier contrôleur du respect des lois et de la criminalité. C’est ainsi qu’on « normalise » la politique économique dominante et qu’on relègue la question de la sécurité au rang des problèmes politiques et législatifs de l’apanage de sbires en uniforme. Vu la prolifération des nouveaux espaces communaux, l’intégration de ceux-ci en réseaux et l’abondance d’agences de sécurité privées qui les surveillent, nul ne se surprendra du fait que cette nouvelle idée de la sécurité humaine, ancrée dans une économie politique très particulière, puisse être acceptée comme plausible par des millions de personnes même après que cette économie politique eut produit des effets nuisibles – et qu’on eut soulevé des doutes de taille sur son bien-fondé. Alors même que l’économie politique dominante engendre les pires menaces à la sécurité humaine, notre réaction à ces menaces est conditionnée par cette même économie politique défaillante, cercle vicieux renforcé par certains États et presque tous les fournisseurs de sécurité privée.

Il faut savoir que ce sont également des agences de sécurité privée qui interrogent les prisonniers pris par les États-Unis et les États membres de la dite « Coalition of the Willing ». Par exemple, dans le scandale de la prison Abu Ghraib en Iraq, 27 des 37 interrogateurs n’étaient pas des soldats américains mais plutôt des employés d’un fournisseur de sécurité privé, tandis que 22 spécialistes linguistiques qui ont secondé les interrogateurs travaillaient pour un deuxième fournisseur. Sept soldats ont été traduits en justice pénale pour cet abus d’autorité, tandis que les employés des entreprises de sécurité privée tombent dans un vide juridique, n’étant assujettis ni au droit militaire ni à la Convention de Genève et l’Iraq n’ayant pas possédé à l’époque d’appareil de justice pénal local qui eut pu les traduire en justice. De toutes façons, Paul Bremer, ancien chef du gouvernement américain intérimaire en Iraq, avait veillé à décréter, l’année précédente, une immunité globale protégeant tous les fournisseurs participant à la « reconstruction » de l’Iraq contre toute forme de justice locale (voir notamment : Johnston, 2006 ; Whyte, 2007 ; 2003). Cette immunité a favorisé non seulement l’utilisation de méthodes d’interrogation abusives, mais aussi les exactions économiques commises par les entreprises occidentales participant au processus sensationnellement corrompu de « reconstruction » de la « nation » iraquienne : on parle même de « crimes de la corporatocracy », soit de réseaux État-entreprises (voir notamment : Whyte, 2007).

Une deuxième tendance observée dans les sphères supranationales, qui jusqu’ici n’a guère retenu l’attention des criminologues, est celle de la défense des intérêts des entreprises privées dans les pays en conflit par les agences de sécurité privées (Johnston, 2006). Par exemple, les mines de diamants, les puits de pétrole et autres sites d’extraction de ressources naturelles sont défendus partout au monde contre les populations « nationales » hostiles par tous les moyens et avec autant de force qu’il s’avère nécessaire. Il existe à ce jour peu de recherches empiriques sur ce sujet.

Conceptualiser et mobiliser le panorama des processus policiers dans le nouvel ordre international

Dans chacune des tendances examinées plus haut, l’on a vu qu’à tous les niveaux de services policiers – local, national et supranational – l’on maintient séparés les nantis et les dépourvus grâce aux réseaux étatiques et non étatiques d’agences de services policiers. D’aucuns craignent que ces tendances interreliées dans les processus policiers soient symptomatiques d’un nouvel ordre mondial de « souveraineté fragmentée » où des réseaux dispersés d’agences étatiques et non étatiques opèrent en-dehors des systèmes responsables établis et ce, au service des élites[2].

Comme nous l’avons indiqué plus haut, l’on peut comprendre cette « économie politique » comme étant : 1) une conspiration des élites malveillantes ; 2) un système fondamentalement vicié provoquant des conséquences injustes ; 3) un ensemble de concepts qui font écran aux plus urgents problèmes de « sécurité humaine » et à leurs solutions ; 4) une combinaison de toutes ces possibilités. La plupart des observateurs adoptent le point de vue no 4 ; toutefois, il faut reconnaître qu’il en a été écrit bien plus long sur les problèmes structurels exploités par les classes dominantes (voir notamment : Whyte, 2007 ; 2003 ; Barlow et Barlow, 1999 ; Spitzer, 1981 ; Spitzer et Scull, 1977a ; 1977b ; McMullan, 1995), que sur les concepts qui enchaînent les décideurs politiques et les praticiens les plus progressistes à des approches vouées à l’échec et qui sont, à leur tour, exploitées par des personnes de mauvaise foi (il y a des exceptions ; voir notamment : Daleiden, 2006 ; Néocleous, 1997). En vue de faire notre contribution à ce domaine conceptuel, nous ferons maintenant un examen détaillé des discours criminologiques dominants sur la réforme de la police, puis nous relèverons les concepts et débats novateurs qui pourraient nous désembourber du discours traditionnel.

Les théoriciens et praticiens du domaine criminologique ont déployé de grands efforts pour engager des réformes des processus policiers afin d’assurer l’accès aux services policiers aux classes marginalisées. Ce « groupes difficiles à gouverner » subsistent en marge des milieux politiques et économiques au Canada et à l’étranger et représentent la grande majorité de la population mondiale, dans une proportion de 5 :1 par rapport aux classes privilégiées des pays industrialisés (Castells, 2000b). En fait, nul ne conteste que les criminologues se sont beaucoup consacrés à cette tâche ; d’ailleurs, la réforme de la police est l’un des domaines de recherche et d’intérêt les plus actifs dans toutes les sphères de la criminologie : universités, « think thanks », ONG, groupes de revendication. Au cours de la dernière décennie, on a constaté la création de toutes sortes de centres d’étude et de promotion de réforme des processus policiers en Amérique du Nord, en Europe et en Australie (Bayley, 2006 ; Marenin, 2005). Jusqu’ici, l’oeuvre de réforme de ces centres a été ponctuelle et incomplète, puisqu’elle s’est concentrée sur des réformes techniques et légales de prestation de services et sur la gouvernance et la responsabilité des organisations de services policiers publics seulement. Aujourd’hui, il faudrait considérer la régulation des réseaux de sécurité dans son ensemble ainsi que les menaces à la « sécurité humaine » dans toute leur ampleur que nous avons décrites au début de cet article. Cela dit, il existe bel et bien certains exemples récents de travaux globaux, comme nous le verrons dans les pages qui suivent.

L’approche criminologique dominante à la réforme des services policiers a été de tenter d’amener les groupes exclus à donner leur appui et à participer aux initiatives de sécurité publique. Ces programmes de réforme ont pris la forme de la police communautaire, décrits plus haut, assortis de programmes de « démocratisation » du système tripartite de gouvernance policière, ainsi que de l’élaboration d’organes de réception de plaintes contre la police publique. Ces programmes ont émané des pays libéraux démocratiques de l’Ouest vers les pays en voie de développement (pour un résumé, voir : Kempa et Johnston, 2005 ; sur la gouvernance policière, voir : Jones, 2004 ; Jones et Newburn, 1997 ; 2001 ; sur les processus de plaintes, voir : Goldsmith, 1995 ; Goldsmith et Lewis, 2000). Dans cette structure dominante en criminologie concernant la réforme de la police, les rôles de conception et de contrôle des pratiques et de la performance des services policiers publics sont partagés entre les services policiers mêmes, la branche exécutive idoine du gouvernement, ainsi que des organisations de veille publiques, le plus souvent composées de membres du public et de conseillers locaux, souvent appelées commissions de services policiers ou autorités policières.

La récente tendance vers l’élargissement du concept des services policiers s’est accompagnée du développement correspondant des programmes de réforme de ces services. L’objet des études criminologiques sur la police comme les efforts pour réformer les « processus policiers » en général s’est réorienté de l’institution des services policiers publics et son impact sur la société à un processus plus vaste de définition et d’application de la sécurité et de l’ordre publics – et aux nombreuses institutions responsables aux niveaux local, national et « inter/supra-national ». Clifford Shearing et ses collaborateurs David Bayley, Les Johnson, Philip Stenning, Jennifer Wood, Benoît Dupont et autres estiment que l’ensemble de ces agences et pratiques, y compris toutes les initiatives entreprises par les acteurs étatiques et non étatiques dans le but explicite de faire respecter un ordre défini, représentent la « gouvernance de la sécurité ». En d’autres mots, la « gouvernance de la sécurité » se situe quelque part entre « le nain de la police et le géant du contrôle social » (Bayley et Shearing, 1996 : 586).

Aussi, les experts soumettent la gouvernance de la sécurité à une « analyse nodale ». L’analyse nodale est un ensemble de concepts qui admet que de nombreuses agences participent à la gouvernance contemporaine – y compris la gouvernance de la sécurité – en synergies multiples et diverses, allant de la coopération à la dissociation en passant par la concurrence (Wood, 2006). Les experts intéressés par ce cadre nodal répondront à trois impératifs : d’abord, dresser la liste des organes critiques (les « noeuds ») de la gouvernance de la sécurité ; ensuite, cartographier leurs activités et les philosophies les sous-tendant, ainsi que les ressources qu’ils mobilisent pour atteindre une position de dominance au sein de leur groupe nodal, ou « nexus » (voir notamment : Dupont, 2006) ; enfin, déterminer les effets des groupes nodaux particulièrement puissants sur divers aspects de la population (voir notamment : Kempa et Shearing, 2002). Ce genre d’analyse a l’avantage de révéler une plus grande variété d’agences intéressées spécifiquement par l’application d’un ordre donné. L’étude de ces agences souvent laissées pour compte dans l’examen des groupes nodaux nous fait prendre conscience d’autres concepts et priorités de la sécurité qui, bien que non dominants, correspondent au point de vue des populations les plus marginalisées et, partant, d’autres priorités et concepts de politiques économiques sur ce qu’est la « bonne gouvernance ».

À cet égard, d’autres criminologues ont repensé les modes de services policiers non centrés sur l’État qui existent dans toutes les relations entre noeuds étatiques et non étatiques. Conor O’Reilly et Graham Ellison (2006) ont notamment proposé l’adaptation du concept de « high policing » de Jean-Paul Brodeur (1983) – ceux qui se consacrent au maintien des structures étatiques dominantes – à la réalité contemporaine de la gouvernance sur le terrain. Plus particulièrement, ils proposent que l’on crée une macrocatégorie de « high policing » qui comprendrait toutes les déclinaisons de services policiers orientés sécurité voués au maintien des relations de pouvoir de l’État et des entreprises. En serait un aspect important et une sous-catégorie indissociable la « sécurité nationale », organisée et atteinte grâce aux structures étatiques. Le « high policing » ne s’arrête toutefois pas là ; cette catégorie comprend en fait les activités de maintien de l’ordre public orientées vers la préservation du système politico-économique dominant.

Les possibilités de réforme qu’autorisent les cadres académiques de services policiers sont beaucoup plus vastes que la « réforme orthodoxe » criminologique décrite ci-dessus. Forts de données empiriques nous éclairant sur la dynamique interne et l’incidence des différents agencements des noeuds, nous pouvons désormais passer du domaine théorique analytique au domaine normatif et tenter d’appliquer les outils réglementaires et législatifs aux nexus de sécurité (par exemple, la manipulation de marchés locaux par l’utilisation des fonds publics) à l’avantage des groupes marginalisés qui ne profitent pas du statu quo (soit la grande majorité de la population de la Terre). Par ailleurs, le fait même d’analyser une plus grande diversité de problèmes de sécurité humaine et de trouver des façons novatrices d’y répondre au sein des collectivités marginalisées pourra nous exposer à la variété d’idées conceptuelles et institutionnelles nécessaire pour mieux affronter les menaces de sécurité humaine écologiques, sanitaires et alimentaires dues au marché (voir notamment : Burris, 2006 ; Burris, Kempa et Shearing, 2007).

Et c’est là la clé de la « nouvelle école » d’études criminologiques en réforme de la police. C’est depuis ce point de départ que les criminologues réclament une multiplicité de programmes pour mieux contrôler la réalité nodale contemporaine des services policiers. En gros, la plupart de ces programmes de réforme tombent dans l’une de deux écoles de pensée macrostratégiques à première vue opposées : l’approche « étatique » que prônent des criminologues britanniques comme Ian Loader, Neil Walker et Lucia Zedner, et l’approche « sceptique de l’État » ou « nodaliste » proposée par Clifford Shearing et ses nombreux collaborateurs. Bien qu’il soit généralement accepté que ces deux écoles de pensée soient fondamentalement opposées – Lucia Zedner avance elle-même que « ces deux positions sont irréconcilables » (Zedner, 2007 : 138), je démontrerai dans ces pages que : 1) la différence entre ces deux écoles se situe plutôt au niveau théorique que programmatique, et que 2) ces différences théoriques sont fondées sur des données empiriques limitées de part et d’autre.

Dans le fond, tous les participants au débat souhaitent élaborer des programmes de sécurité qui puissent « ancrer » le paysage complexe des processus policiers au sein d’un système normatif au service d’un maximum d’intérêts collectifs de façon à atteindre la sécurité ontologique (l’état psychologique de sécurité et de bien-être personnel et collectif) et à répondre à la plus grande variété de menaces à la sécurité à l’échelon mondial. D’un côté, Loader et Walker ont présenté des arguments convaincants pour que l’État agisse comme ancre nécessaire et de premier plan à long terme. De l’autre côté, Shearing et ses collaborateurs estiment que le rôle de l’État serait joué par défaut et de façon secondaire à long terme. Dans la plupart des cas, les deux écoles de pensée aboutissent à des recommandations de réforme des services policiers très semblables, bien qu’ils y arrivent par des chemins théoriques distincts et pour des raisons différentes, chemins qui ne sont pas pour l’instant balisés de données empiriques. Comme nous le verrons plus bas, toutes les parties au débat appellent l’État à assumer sa responsabilité de démocratiser les services policiers nodaux par une participation réelle et effective de la société, et ce, non pas seulement à titre consultatif mais bien à titre d’acteur à part entière dans les structures politiques. Certes, Loader et Walker se distinguent de Shearing et des ses collègues dans leur estimation du degré auquel l’État doit continuer de diriger ces processus sur le long terme. On pourrait dire également, dans la mesure où ni l’un ni l’autre groupe n’a finalisé sa position, que Loader et Walker se distinguent de Shearing et ses collègues concernant l’usage que l’État devrait faire de l’information et des idées recueillies auprès de ses citoyens. Dans la section suivante, nous tenterons de cerner les principales prémisses soutenant chacune de ces approches, distinctes mais non opposées, de la réforme de la police de telle façon qu’elles puissent être spécifiquement considérées et évaluées à l’avenir dans le cadre d’un programme d’études. Ce faisant, nous mentionnerons en passant des résultats et des idées tirées d’autres domaines, notamment ceux de l’économie politique, des études du développement et des relations internationales, qui nous conduiront à des hypothèses provisoires quant aux orientations conceptuelles et politiques les mieux adaptées pour l’avenir.

Optimisme et scepticisme à l’égard de l’État : fonder les hypothèses et les données actuelles

Loader et Walker avancent que l’État doit être à la base de tout programme de réforme de la police puisque lui seul est capable d’intervenir lorsque les forces du marché n’arrivent pas à assurer la distribution équitable du bien public qu’est la sécurité. En effet, l’État est non seulement gestionnaire des ressources publiques, mais aussi, et surtout, le meilleur promoteur d’un engagement social responsable et permanent de la part des citoyens à l’égard du bien public – un discours « civilisant » (Loader, 2000 ; 2006 ; Loader et Walker, 2006 : 193 ; 2007 ; à paraître ; voir aussi : Zedner, 2006). Selon Loader et Walker, l’État peut favoriser l’atteinte de ces objectifs en devenant principal fournisseur de ressources et services de sécurité publique et en les gérant judicieusement, d’une part, et en prêtant une dimension symbolique vitale à la gouvernance, d’autre part. Ainsi, toujours d’après Loader et Walker, la « sécurité » peut être civilisée lorsqu’elle est coordonnée par l’État et civilisante lorsqu’elle assume une fonction de tutorat en citoyenneté responsable par le fait même d’être débattue au sein du gouvernement et mise en oeuvre par les institutions et les initiatives de celui-ci. Loader et Walker estiment que l’État est le mieux placé pour stimuler un sentiment de sécurité psychologique (la « sécurité ontologique ») chez les citoyens, émanant d’un sentiment d’appartenance à une communauté politique composée d’autres personnes susceptibles d’avoir des égards les uns pour les autres au nom d’une identité symbolique partagée. De plus, ces mêmes auteurs estiment que le meilleur chemin vers cette « éthique cosmopolite » passe par une identité politique robuste exprimée par l’État. Donc, selon Loader et Walker, nul autre que l’État ne peut coordonner et conduire l’essentiel des initiatives de sécurité, puisque lui seul possède l’influence culturelle et symbolique nécessaire pour mobiliser la société à appuyer des initiatives de gouvernance orientées vers « l’intérêt public ».

Bref, bien qu’ils ne la nomment pas ainsi, Loader et Walker ont essentiellement proposé une logique de « capital social » pour la gouvernance de la sécurité : le moyen le plus efficace et judicieux d’atteindre la sécurité est de miser sur la création d’une identité politique fondée sur l’appartenance à un État (voir notamment : Putnam, 2000). Leur argument se fonde sur l’hypothèse selon laquelle il faut tisser de solides liens de solidarité mutuelle et d’identité partagée ancrés dans la notion d’appartenance politique partagée afin de modérer la demande de sécurité dans un environnement mondial incertain. Enfin, Loader et Walker affirment que l’État doit être la trame de fond de ces liens.

Shearing et ses collègues sont sceptiques mais non a priori hostiles à ces concepts (voir notamment : Shearing, 2006 ; Wood et Shearing, 2007 : 151), contrairement à l’idée reçue selon laquelle ils n’admettraient que la plus légère contribution de l’État à la gouvernance de la sécurité (et à la gouvernance en général)[3]. En fait, leurs plus récentes publications démontrent bien qu’ils voient un rôle important de l’État dans l’ancrage des services policiers pluriels dans l’immédiat et, dans une moindre mesure, à l’avenir :

[L]a possibilité et l’intérêt de faire agir l’État comme régulateur […] et fournisseur se compte au nombre des options pour atteindre le bien public. À l’avenir […] nous devrons nous inspirer, pour continuer à innover, des succès de la gouvernance dans un monde centré sur l’État sans nous laisser obnubiler par les idées et institutions dominantes des xixe et xxe siècles.

Wood et Shearing, 2007 : 151

Shearing et ses collègues considèrent le rôle de l’État dans la fourniture de sécurité comme étant essentiel par défaut pour l’heure et possible et secondaire pour l’avenir. D’abord parce que les États n’ont pas un bilan convaincant en matière de gestion des services publics, et ce, pour plusieurs raisons. Par exemple, les États sont lents à recueillir des données localement et sont susceptibles à la corruption, surtout en l’absence de concurrence du marché qui les obligerait à se mesurer aux entreprises privées pour se tailler une part des ressources vouées aux services collectifs (pour un résumé de la question, voir : Burris, Kempa et Shearing, 2007).

En ce qui concerne plus particulièrement les menaces à la sécurité humaine et leur lien avec les processus politico-économiques en général, plusieurs séries de données tirées des domaines de la science politique et de la « gouvernance » s’opposent de façon non rédhibitoire aux arguments de Loader et Walker. D’abord, pour aller au plus simple, il n’est pas prouvé que la gouvernance par « l’identité symbolique » et les sentiments (par exemple, le capital social) soit plus efficace ou plus mobilisatrice auprès de la population que la gouvernance par l’efficacité tout simplement (l’« efficacité collective ») (voir Burris, Kempa et Shearing, 2007 ; Sampson, 1997 ; Sampson et al., 1999).

En ce qui concerne maintenant les grandes théories de l’économie politique esquissées dans le présent article, il y a un argument massue à l’encontre d’une approche étatico-centrée à long terme au « pluralisme ancré », argument qui menace la faisabilité, sinon la logique de cette option : actuellement, une trop faible proportion de la population de la Terre – disons 25 % au plus – habite des États fonctionnels et participe pleinement à la vie sociale et économique de leur pays tout en jouissant des avantages des services publics. La classe marginale de personnes inemployables, incidemment celle qui croît le plus rapidement, représente la grande majorité de la population de la Terre et s’interpose entre la réalité et l’atteinte de la sécurité humaine. Il n’est déjà pas facile de gouverner la minorité marginalisée dans les États occidentaux, en raison de résistances et de contraintes de ressources ; pourquoi donc songer à reproduire cet échec à l’échelon mondial ? D’où viendraient les fonds nécessaires pour étendre à cinq milliards de personnes marginalisées de plus des services que nous avons du mal a assurer pour un milliard d’habitants du « Nord-Ouest » ? En admettant que nous puissions trouver les ressources nécessaires, encore faudrait-il arriver à quintupler les structures de service existantes. Cette ambition de démocratiser les avantages de l’économie politique actuelle de façon équitable est-elle soutenable du point de vue écologique ? Autrement dit, l’idée d’étendre à tous et à toutes les avantages de l’économie politique capitaliste libérale-démocratique est louable en principe, mais la croissance qui l’accompagnerait résoudrait-elle vraiment nos problèmes de sécurité humaine ? Ou bien sommes-nous acculés à une impasse de l’économie politique libérale, ayant découvert qu’abondance n’est pas synonyme de protection mais bien de destruction ?

S’il est admis que l’économie politique actuelle est inéquitable et donc injuste, mais de surcroît excessive et donc dangereuse, il s’ensuit que l’État devrait favoriser l’apparition de nouvelles structures de gouvernance, y compris dans le domaine de la gouvernance de la sécurité, qui pointent en marge de l’ordre politico-économique dominant, en vue de diversifier nos options et, éventuellement, de remplacer l’économie politique actuelle par une structure pour l’instant inconcevable.

L’un des thèmes de recherche criminologique les plus pressants serait la recherche de nouveaux concepts et mécanismes pour répondre aux menaces à la sécurité humaine dans le monde en voie de développement. Encore faut-il savoir ce qu’entendent les habitants des divers pays en voie de développement par « sécurité humaine » : se soucient-ils réellement de crimes contre la propriété et les personnes, ou de comportements qui entravent l’enrichissement d’une minorité de la population mondiale, ou se soucient-ils plutôt de l’irresponsabilité des entreprises, de la criminalité de leurs gouvernements, de la criminalité des élites, de la santé pubique et de la dégradation environnementale ? Dans notre recherche de solutions institutionnelles aux problèmes de sécurité humaine, nous devrions délaisser la prémisse selon laquelle l’État sous sa forme actuelle est toujours le meilleur mécanisme, et demander aux premiers concernés par les problèmes à l’étude s’ils ne voient pas de meilleures possibilités institutionnelles. Notre analyse des similarités entre les écoles de pensée, « étatique » et « nodaliste », nous permet de croire qu’elles seraient d’accord sur ce point. Comme l’a bien dit Einstein, « nous ne pouvons résoudre les problèmes avec la même logique que nous avons employée pour les créer ».

Conclusion

Dans le présent article, nous avons présenté les grands courants de pensée et d’action dans le domaine des processus policiers tels qu’ils sont recensés dans le corpus criminologique. Nous avons relevé que, malgré le fait que la part du lion des services policiers est assumée par des entités non étatiques et s’inscrit nécessairement dans des logiques politico-économiques, les approches de la réforme continuent de miser sur des programmes de recalibration de la prestation des services publics et des modèles de responsabilité essentiellement techniques. Une telle stratégie ne peut en aucun cas conduire à la sécurité humaine à moyen et à long terme. La réforme de nos systèmes en vue d’atteindre la sécurité humaine est un processus politique qui exigera l’établissement d’une orientation politique claire et la définition de ses liens avec les marchés et leur philosophie de « développement ». Le message pour les criminologues intéressés à la réforme de la police est clair : toute initiative engagée se convertit en rouage de la grande machine de l’économie politique contemporaine de l’apartheid mondial.

Ayant évalué les stratégies d’engagement éthique, nous demeurons avec plus de questions que de réponses, car les données sont encore peu étayées. Bien que les États soient les mieux placés pour assurer les services de sécurité pour l’avenir immédiat – surtout ceux qui possèdent déjà des infrastructures efficaces – les données préliminaires indiqueraient qu’ils devraient miser sur l’efficacité plutôt que sur l’émotivité. Étant donné la croissante insatisfaction et revendication de la population marginalisée du monde – qui atteint cinq milliards de personnes – ainsi que l’imminente menace de la catastrophe environnementale mondiale, il semble naïf, voire dangereux pour les pays industrialisés de s’en remettre à la simple identité nationale, même si celle-ci peut sembler stable, pour assurer la sécurité. La recherche d’options pour le renouvellement mondial par la voie de la recherche dans le domaine des processus policiers représente un fascinant programme de recherche. En fait, les criminologues sont d’accord sur l’injustice fondamentale de l’ordre politico-économique actuel et sur la nécessité pour l’État d’entendre la voix des personnes en marge de l’économie. Nous avons cependant besoin de réfléchir à la voie à suivre, dans les années et les décennies à venir, une fois cette information recueillie. Devrions-nous persévérer dans nos efforts de rétablir l’équilibre de l’économie politique dominante, ou explorer d’autres modes d’organisation collective actuellement inimaginables, mais à découvrir avec la collaboration de l’État ? À cet égard, nous avons fait valoir que les plus éminents spécialistes de la police des écoles « étatiques » et « nodalistes » ont extrapolé sur le futur et les solutions possibles en utilisant les données parcellaires actuellement disponibles. Comme cette discussion complexe le montre bien, la quête pour des résultats solides sur la question animera le débat – sans l’envenimer – pendant des années.