Abstracts
Résumé
À une vitesse folle, l’ADN est devenu un fétiche, un symbole chargé d’une force presque divine. Le système pénal n’échappe pas à ses charmes. Cet article porte sur l’ADN tel qu’il est produit lors des débats au comité permanent de la Chambre des communes qui sont à la base de la politique canadienne sur les empreintes génétiques. À travers l’analyse des mémoires soumis au comité, nous attirons l’attention sur deux effets de vérité produits par le discours de l’ADN pénal, soit la production d’un système pénal à la recherche de la vérité (par opposition à la recherche de la justice) et la réification des infracteurs en criminels monstrueux.
Abstract
In an incredible short period, DNA became a cultural icon, a symbol invested with an almost divine power. The penal system doesn’t escape it. This contribution aims at uncovering the way DNA is constructed in the debates of the standing committee of the House of Commons. Those debates lead to the Canadian DNA policy. Through the analysis of the briefs, we point at two effects of truth that are produced by the penal DNA discourse. The first is the construction of the penal system as truth searching mechanism (rather than a justice mechanism) and the second is the production of the monstrous criminal.
Article body
Introduction
À une vitesse folle, l’ADN est devenu un fétiche, le symbole d’une matière minuscule mais chargée d’une force presque divine (Davis, 1998 ; Nelkin et Lindee, 2004). Dans notre imaginaire, la double hélice évoque jusqu’au diagramme originaire de l’humain, comme un aboutissement aux fondations premières. Or, bien que l’ADN prenne place dans divers champs du savoir, peu d’entre nous sauraient décrire ou expliquer ce qu’est cet acide désoxyribonucléique (ADN). Cela n’empêche pas que, devant les tribunaux, la technologie de l’ADN permette de redorer le blason de la science et de la « police scientifique » (Berger, 2002 ; Giannelli, 2005). En effet, l’ADN ramène une dose de certitude dans les divers processus de la justice criminelle alors que les « faits scientifiques » et les expertises des sciences judiciaires étaient plutôt malmenés. Mais, du même coup, cette « scientifisation » invite les acteurs de la justice à se redéfinir, comme en témoigne « l’effet CSI[2] » : cette pression à rivaliser avec la télésérie en termes de performance, d’efficacité, de scientificité (Cooley, 2004). L’enthousiasme des uns quant à la possibilité d’accroître les performances de la justice criminelle se heurte aux craintes des autres pour qui ces procédés raniment le souvenir des pires dérives et délires politiques de surveillance et de contrôle des populations (Williams et Johnson, 2004).
Depuis l’an 2000, le Canada a mis sur pied une banque de données génétiques où l’on conserve des échantillons et profils d’ADN de certains condamnés. Au Canada, il n’y a pas eu de grands débats publics sur la question, alors qu’aux États-Unis et en Grande-Bretagne, les travaux de recherche et les documents de politique se multiplient depuis les années 1980. À en croire les promoteurs de l’utilisation de cette technologie à des fins de justice criminelle au Canada, il s’agit d’une véritable révolution. On apprend dans les rapports annuels de la Banque nationale de données génétiques du Canada (BNDG) que :
L’analyse génétique à des fins médico-légales dans l’élucidation de crimes est tout aussi révolutionnaire que l’introduction, il y a plus d’un siècle, des empreintes digitales comme élément de preuve devant les tribunaux. Bien que les forces policières canadiennes n’y aient recours que depuis un peu plus d’une décennie, les éléments de preuve à caractère génétique se révèlent un des outils les plus puissants à la disposition des tribunaux et des organismes chargés de l’application de la loi.
BNDG, 2000-2001 : 1
La Banque nationale de données génétiques est un vibrant exemple de l’importance grandissante des sciences et de la technologie dans l’application de la loi. Le monde complexe qui nous entoure et la mondialisation créent une nouvelle gamme de défis à relever par les forces policières.
BNDG, 2000-2001 : 1
En seulement cinq ans, la BNDG a fourni aux services de police et aux tribunaux un des outils d’enquête les plus importants jamais conçus. Les Canadiens peuvent se sentir en sécurité, car la BNDG a révolutionné la manière d’enquêter sur les crimes et de poursuivre les criminels en justice, tout en procurant aux personnes innocentes une protection sans égale.
Anne McLellan, ministre de la Justice, BNDG, 2004-2005 : 2
Bien que convaincante, cette présentation de la technologie de l’ADN dans le système pénal n’épuise ni les enjeux ni les questions qui entourent la mise en banque d’échantillons biologiques. Aussi, cette manière de circonscrire ces débats à une question de performance d’enquête passe sous silence les multiples sens que recouvre la notion d’« ADN ». À cet égard, il suffit d’évoquer l’ADN des manipulations du laboratoire, celui qui sert de preuve lors des négociations et des délibérations au tribunal, puis l’ADN comme instrument de surveillance, ou même de bio-gouvernance pour voir combien la notion prend diverses significations dans différents champs de savoir (Robert et Dufresne, 2006). L’objectif de cet article est d’explorer l’élaboration du discours de l’ADN pénal au Canada et, par le fait même, de contribuer à susciter ce débat.
Inspirés des travaux de Michel Foucault et à l’instar de Renneville (1997 : 14), nous proposons une façon d’appréhender notre objet, l’ADN pénal, qui « refuse de prendre position sur la question philosophique de la distinction du vrai et du faux et se concentre sur la construction des effets de vérité produits par le […] discours ». Nous comprenons l’ADN pénal comme un ensemble fini, bien que changeant, de savoirs constituant la relation système pénal/ADN. L’objet ADN ne préexiste pas au discours, il n’est pas là à attendre qu’on le découvre et qu’on l’utilise (Foucault, 1969 : 61). Il ne s’agit pas de dire que l’ADN n’existe pas, qu’il ne serait qu’un mythe. Il est bien réel, mais pour entrer dans le système pénal, il est objectivé et mis en discours à travers des catégories qui lui préexistent. De la même manière, nous ne voulons pas, non plus, mettre au jour les intentions plus ou moins cachées de ceux qui parlent de l’ADN dans le système pénal. Nous ne cherchons pas un sens dissimulé derrière les propos de ceux qui en parlent, de ceux qui font la promotion de banques de données génétiques, ou encore de ceux qui comparent l’empreinte génétique à l’empreinte digitale. Ni le révélateur d’un sens caché, ni le porteur d’une autorité absolue (Dreyfus et Rabinow, 1984 : 78), le discours de l’ADN pénal produit l’objet ADN, il le constitue (Fairclough, 1992 : 41-43), en l’investissant de potentiels, en l’inscrivant dans des pratiques, en le faisant participer d’enjeux sociaux.
Le discours constitue des pratiques, comme il impose des positions à ceux qui veulent ou peuvent parler légitimement de cet objet. Il constitue aussi des sujets sur qui prélever des échantillons d’ADN. II sédimente et stabilise l’ordre des choses, l’étendu du dicible sur l’ADN pénal, il confine le débat dans un cadre précis et impose des incontournables (Prior, 2004). C’est en ce sens que le discours produit des effets de vérité (Foucault, 1980 : 116-119), des effets qui résistent à la réfutation, qui s’installent et persistent (Renneville, 1997).
À travers l’analyse de près de cinquante mémoires soumis lors de l’étude des deux projets de loi qui constituent le cadre législatif de la politique canadienne de l’ADN pénal, nous mettons l’accent sur deux de ces effets de vérité, soit la production d’un système pénal à la recherche de la vérité (par opposition à la recherche de la justice) et la réification des infracteurs en criminels monstrueux. Afin d’en arriver à ces résultats, nous avons répertorié l’éventail des revendications contenues dans ces mémoires[3], c’est-à-dire les instances et les affirmations des acteurs législatifs qui portent essentiellement sur le système pénal, le crime et le criminel, puis la nature de l’ADN.
Le cadre législatif et son expression politique
Le cadre législatif de la politique canadienne sur les empreintes génétiques est fait de deux lois. La première, débattue à partir de 1997 (projet de loi C-3), prévoit la création d’une banque de données génétiques, laquelle verra le jour en 2000. La seconde loi, adoptée en 2005 mais qui n’est toujours pas en vigueur, permet d’élargir considérablement la banque de données (projet de loi C-13). Dans cette première partie, nous allons brièvement décrire ces deux projets de loi et nous arrêter aux enjeux identifiés et étudiés dans les mémoires. L’objectif n’est pas simplement de dépouiller le contenu des mémoires, mais aussi de montrer les associations entre les idées d’une part et les acteurs sociaux impliqués de l’autre, puis la mise en forme des instances et des affirmations.
Premier débat : C-3 ou comment doit-on établir une banque ?
C’est en 1995, à la suite de quelques jugements des tribunaux concernant l’admissibilité de la preuve d’ADN et la manière de prélever un échantillon, qu’une première loi modifie le Code criminel afin d’encadrer son prélèvement et son analyse lors d’une enquête (Gerlach, 2004 : 67-81). À la suite de cette première réaction législative incomplète, le gouvernement dépose en 1997 le projet de loi C-3 : Loi concernant l’identification par les empreintes génétiques et modifiant le Code criminel et d’autres lois en conséquence (Loi sur l’identification par les empreintes génétiques). Ce projet, qui a été adopté l’année suivante sous le même nom, prévoit l’établissement, en l’an 2000, d’une banque nationale de données génétiques. Cette banque se compose de deux fichiers. Le premier est un fichier dit de criminalistique, qui contient des profils d’identification génétique élaborés à partir de substances corporelles prélevées sur les lieux d’un crime. Le second fichier, le fichier des condamnés, contient des profils d’identification génétique élaborés à partir d’échantillons de substances corporelles prélevées sur certains condamnés. Outre la possibilité de prélever un échantillon sur des personnes suspectées d’avoir commis un crime dans le cadre d’une enquête, la loi stipule que des substances corporelles pourront être prélevées sur des condamnés pour des infractions désignées (listes d’infractions primaires et secondaires) et qu’elles seront mises en banque. Des échantillons peuvent aussi être prélevés rétroactivement sur des personnes déjà condamnées et déclarées délinquants dangereux ou trouvées coupables de plusieurs meurtres ou de plus d’une infraction sexuelle. C’est le commissaire de la GRC qui a la responsabilité de tenir la banque. La loi prévoit diverses dispositions quant à l’accès à ces données, à leur entreposage, à la durée de conservation et à leur communication à des organismes d’autres États.
La loi prévoit deux listes d’infractions désignées en vue du prélèvement de substances corporelles. Les infractions primaires[4] sont celles pour lesquelles un juge est tenu d’ordonner un prélèvement à moins que la défense le convainque que les conséquences négatives d’un prélèvement pour la vie privée et la sécurité du condamné outrepassent les conséquences positives pour l’intérêt public. Les infractions secondaires[5] sont des infractions en vertu desquelles un juge peut, mais n’est pas tenu, sur demande de la poursuite, de rendre une ordonnance de prélèvement de substances corporelles en vue d’une analyse génétique.
Les propos abordés dans les divers mémoires sollicités durant l’étude du projet de loi ne concernent pas tant la création de la banque que certains enjeux liés à l’organisation et surtout aux procédures de prélèvement. Il y a tout de même un débat à propos de la nature de l’empreinte génétique. Certains groupes, en particulier les associations de police et les groupes de victimes, ne voient dans l’empreinte génétique qu’une avancée technologique de l’empreinte digitale. Ainsi le prélèvement des substances corporelles ne leur pose pas plus de problème que le prélèvement des empreintes digitales qui sont autorisées, à grande échelle, depuis un siècle. Tous les autres groupes s’opposent à ce que les empreintes génétiques soient mises sur un pied d’égalité avec les empreintes digitales, étant donné que l’information que contient l’ADN sur la personne et sur sa famille est beaucoup trop importante.
Dans la plupart des mémoires donc, la nécessité et l’utilité de la banque de données génétiques sont acquises, et ce, tant pour les groupes très favorables au prélèvement d’échantillons d’ADN que pour ceux qui expriment des craintes. Les premiers y voient nombre d’avantages : solutionner les crimes, en particulier les crimes violents, améliorer les enquêtes, favoriser les plaidoyers de culpabilité, éviter de stigmatiser les mauvaises personnes et exonérer des suspects, prévenir des crimes violents, dissuader, réaliser des économies de temps et de coûts et rehausser la confiance du public dans le système de justice criminelle. Les autres, ceux qui sont plus réticents à la création de la banque, ne remettent pas en question son bien-fondé quant à la résolution de crimes graves, ni quant à une réduction possible de la violence et de la victimisation. Ils s’entendent pour reconnaître qu’il s’agit d’une technologie fiable, comportant un niveau élevé de précision, servant à éliminer des suspects et possédant aussi d’autres vertus. Ce n’est donc pas sur certains pouvoirs de la technologie ou sur les fins du système pénal que portent les doutes des acteurs réticents et les critiques de ceux qui sont défavorables à la banque. Ils s’inquiètent davantage des entraves que cela occasionne dans leur conception de la vie privée et des risques de déséquilibre entre les pouvoirs de l’État et les libertés individuelles. Enfin, les quelques mémoires qui s’opposent carrément à l’adoption de la loi postulent que le système pénal ne peut pas être modifié par la technologie à elle seule. Selon eux, les abus, les erreurs, ne disparaîtront pas du seul fait du recours à des analyses génétiques.
Outre la nature de l’empreinte génétique et l’utilité de la banque, dans ce premier débat, il est aussi question de savoir si le prélèvement doit revêtir un caractère automatique et ne souffrir aucune exception dans le cas d’une infraction primaire. Cette question divise une fois de plus les groupes entre ceux qui voudraient que ce soit obligatoire et ceux qui sont en faveur du maintien de la discrétion du juge. C’est l’occasion d’un affrontement des groupes policiers et des victimes qui plaident pour une procédure automatique et sans exception contre des groupes de juristes qui eux tiennent à l’obligation de plaider leur cause devant un juge. Aussi, plusieurs groupes discutent de la rétroactivité du prélèvement, c’est-à-dire de la possibilité de prélever un échantillon chez certaines personnes qui ont été trouvées coupables avant que la loi ne soit adoptée : les personnes déclarées délinquants dangereux et celles qui ont été déclarées coupables plus d’une fois d’une infraction sexuelle.
Enfin, il est question de la conservation des échantillons biologiques, ceux qui servent à établir les profils. Il s’agit de savoir quelle est la pertinence de conserver indéfiniment les spécimens biologiques alors que le profil génétique issu de l’analyse de ces substances sera, lui aussi, conservé. Les positions varient entre la prétendue insignifiance des fragments d’ADN qui sont lus, et les dangers d’une utilisation à des fins de recherche, de surveillance des populations et de prédiction de comportements.
Bref, le premier débat, celui entourant le projet de loi C-3, ne porte pas sur ce qu’est l’ADN, ni sur le bien-fondé d’introduire ce nouvel outil dans le système pénal, mais bien sur « comment » organiser le prélèvement et sur son étendue.
Deuxième débat : C-13. Élargir la banque de données ?
Près de quatre ans après l’entrée en vigueur de la Banque nationale de données génétiques (BNDG), le gouvernement libéral dépose le projet C-13 portant le titre de Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur l’identification par les empreintes génétiques et la Loi sur la défense nationale[6]. Ce projet vise à étendre les pouvoirs en matière de prélèvement et l’utilisation des empreintes génétiques à des fins d’identification.
Le projet de loi C-13 prévoit l’ajout d’infractions à la liste des infractions primaires désignées en vue du prélèvement de substances corporelles, c’est-à-dire celles pour lesquelles un juge est tenu d’ordonner un prélèvement, sauf exceptions. Une deuxième modification d’importance souhaitée par le projet de loi C-13 est l’ajout d’infractions à la liste des infractions secondaires. Finalement, le projet de loi suggère aussi de soumettre les personnes qui ont fait l’objet d’un verdict de non-responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux (NRC) et qui ont commis une infraction désignée au même régime que les autres condamnés.
Le deuxième débat sur l’ADN, celui entourant le projet de loi C-13, révèle six thèmes principaux : l’extension des listes d’infractions primaires et secondaires et les critères pour ce faire ; le moment où devrait s’effectuer le prélèvement d’un échantillon d’ADN ; l’ampleur du régime rétroactif de la loi ; le pouvoir discrétionnaire du juge quant à l’ordonnance de prélèvement ; le traitement des personnes non criminellement responsables et, finalement, la conservation des échantillons. Nous avons traité les quatre premiers thèmes de façon concomitante puisqu’ils sont sous-tendus par le même enjeu, celui de la relation postulée entre l’extension du régime des empreintes génétiques et l’efficacité du système de justice.
Les groupes favorables au projet de loi C-13 ou à son élargissement prétendent que l’efficacité du système pénal passe par l’accroissement du régime des empreintes génétiques soit par l’ajout d’infractions aux listes d’infractions désignées, par le prélèvement au moment de l’arrestation plutôt qu’à la condamnation et par une rétroactivité accrue du régime. Pour ce qui est de l’allongement des listes d’infractions désignées, plusieurs groupes suggèrent d’y inclure les « crimes précurseurs » : « [I]l est bien documenté que les agresseurs sexuels en série et les meurtriers en série ne commencent pas leur carrière criminelle en commettant les plus graves des infractions. Leurs crimes s’aggravent progressivement en passant des infractions les moins graves, comme les intrusions de nuit et le harcèlement, à l’agression sexuelle et au meurtre » (ACCP, 2005 : 3). Selon la prémisse voulant que l’efficacité du système pénal repose sur l’élargissement du régime, devancer le prélèvement prend tout son sens et accroître le potentiel rétroactif du système alimente la même logique. Aussi, plusieurs des groupes en faveur du projet de loi C-13 ou de sa version élargie souhaitent limiter la discrétion du juge en matière d’ordonnance. Pour eux, la discrétion judiciaire empêche la réalisation du plein potentiel du régime des empreintes génétiques. Éliminer la discrétion assurerait un prélèvement plus fréquent et, ce faisant, renforcerait les capacités du système de lutter contre la criminalité.
Quant aux groupes moins favorables au projet de loi C-13, ils désirent pour la plupart contenir l’élargissement tous azimuts des listes d’infractions désignées. Dans certains cas, il s’agit d’un réflexe de prudence et de cohérence ; dans d’autres cas, il s’agit d’un questionnement sur les critères mêmes de l’efficacité du système pénal. Ces groupes sont bien loin d’envisager l’inclusion dans les listes d’infractions désignées des crimes précurseurs. D’ailleurs, certains remettent en question l’existence de recherche empirique démontrant cette spirale criminelle et exigent que la démonstration soit faite quant au bien-fondé de l’inclusion de nouvelles infractions. La position réservée de ces groupes s’applique bien sûr aux discussions sur le moment du prélèvement, aux dispositions rétroactives prévues par le projet de loi C-13 et à la place du pouvoir discrétionnaire du juge. Ainsi, aucun des groupes mitigés ou défavorables ne souhaite que le prélèvement de l’ADN n’ait lieu au moment de l’arrestation. Quant aux dispositions rétroactives, quand elles sont explicitement abordées, elles sont contestées. Finalement, la discrétion du juge en matière de prélèvement est vue non seulement comme nécessaire, mais comme souhaitable, au point où certains voudraient l’élargir pour ainsi restreindre la portée automatique du régime d’empreintes génétiques.
Pour ce qui est du traitement des personnes non criminellement responsables, l’enjeu fondamental est le statut même de la banque et celui du prélèvement. La majorité des groupes favorables au projet de loi ou à une version élargie appuient l’inclusion des personnes non criminellement responsables au même titre que n’importe quel autre infracteur. Selon certains arguments, des infracteurs dangereux sont souvent trouvés non criminellement responsables et malgré les traitements et le suivi, ils peuvent continuer à présenter un danger et commettre une infraction de violence dans le futur. D’autres, parmi les groupes mitigés quant au projet de loi ou défavorables à celui-ci, voudraient que les personnes reconnues non criminellement responsables d’une infraction désignée, même si celle-ci est une infraction primaire, soient soumises au régime prévu pour les infractions secondaires. Enfin, une autre partie des groupes mitigés ou défavorables au projet de loi C-13 s’oppose clairement au prélèvement et à l’inclusion d’un échantillon d’ADN auprès des personnes non criminellement responsables. À cet effet, certains évoquent la vulnérabilité déjà très grande de ces personnes et le potentiel stigmatisant de l’inclusion dans la banque de données génétiques. Bref, en incluant les personnes non criminellement responsables, les frontières de la Banque deviennent poreuses.
Bien que quantitativement peu présente dans les mémoires et témoignages qui ont eu cours lors du processus d’adoption du projet de loi C-13, la discussion sur la conservation des échantillons de substances corporelles revêt un caractère décisif. Le Collège canadien des généticiens médicaux souligne qu’ « il doit y avoir des règles strictes pour s’assurer que les échantillons ne sont utilisés qu’aux fins pour lesquelles ils ont été prélevés […], la seule façon de garantir cela est de détruire les prélèvement une fois que le profil a été établi et qu’il a été saisi dans la base de données » (CCGM, témoignage au comité permanent, 8 février 2005). Aussi, l’Association des avocats criminalistes (ACC) demande à ce qu’un mécanisme soit mis en place pour informer les personnes de l’usage fait de l’échantillon qu’ils ont fourni. Enfin, la discussion, même limitée, sur la conservation des échantillons de substances corporelles met en lumière le risque qui y est attaché, et le besoin de connaître le rationnel derrière le choix de conserver les échantillons.
En somme, le cadre législatif maintien partiellement la discrétion judiciaire et la distinction entre les deux listes d’infractions. Ces mêmes listes se sont toutefois enrichies de nombreuses infractions substituant au critère de gravité celui des « crimes précurseurs ». De plus, la politique canadienne dépasse maintenant le cadre de la condamnation pour inclure les personnes reconnues non criminellement responsables et elle tend vers un prélèvement pour toutes les condamnations.
Les effets de vérité du discours de l’ADN pénal
En dépouillant l’ensemble des propos tenus dans les mémoires, en insistant sur les revendications des acteurs, soit leurs affirmations et leurs instances, il se dégage progressivement un espace discursif se constituant de règles à propos de ce que l’on peut ou ne peut pas dire de l’ADN pénal. Il s’inscrit aussi des hiérarchies à propos de ce qui doit avoir préséance dans les pratiques, comme il y a des implicites qui excluent telle ou telle affirmation (Prior, 2004). Dans cet espace, nous pouvons relever au moins deux effets de vérité qui nous interpellent.
Le premier s’appuie sur l’aura de « certitude » de l’ADN ; il constitue dans le discours de l’ADN pénal un système pénal à la recherche de la vérité. Cette idée de la « recherche de la vérité » qui semble faire son chemin dans la jurisprudence récente au Canada entre en contradiction avec l’objectif classique du procès criminel, qui consiste plutôt à déterminer les faits de manière indépendante afin de voir si l’accusé est coupable « hors de tout doute raisonnable » (Kilback et Tochor, 2002). Dans cette conception classique, le juge détient le rôle d’arbitre dans une joute opposant des versions différentes tant de l’événement à juger que des règles pour y parvenir. Or, un système pénal à la recherche de la vérité suppose un tout autre cadre de référence. Il ne requiert ni arbitre, ni confrontation ou négociation. Il n’admet pas non plus l’existence de versions d’un événement. Pour les tenants de cette position, il n’existe pas différentes versions de la « vérité ».
Le deuxième effet de vérité produit dans le discours de l’ADN pénal concerne la cible du système pénal, soit un criminel monstrueux, un personnage davantage produit par des fictions télévisées et par la capacité des médias de ramener ce qui a lieu très loin à notre espace physique. Ce criminel monstrueux que fait exister le discours de l’ADN pénal connaît des modulations allant du monstre au criminel de carrière et semble aussi cloisonner, ontologiser, les infracteurs.
L’ADN pénal et la recherche de la vérité
Selon les ministères du Procureur général et du Solliciteur général de l’Ontario, « l’analyse génétique a permis d’améliorer considérablement la fonction de recherche de la vérité qui est au coeur de notre système de justice pénale » (MPGO et MSGSCO, s. d.). C’est aussi une façon de faire accroître la confiance du public dans la justice. L’Association canadienne des chefs de police renchérit : « bien des gens se demandent si le fondement du droit a été modifié, passant d’une recherche de la vérité à une insistance sur d’obscures règles de procédure » (ACCP, 1998 : 2). De ce point de vue, tout débat sur les règles de procédure semble être une perte de temps qui fait dévier le procès de sa véritable finalité : celle d’en arriver à un verdict de culpabilité si la personne qui se trouve devant le tribunal est véritablement l’auteur du crime.
Ceux qui sont favorables au projet de loi (promoteurs et militants) adoptent une conception instrumentale et réifiée du système pénal qui sert cette « recherche de vérité ». Ainsi, à leurs yeux, l’avènement de la technologie signifie une diminution de la criminalité. Selon ce point de vue, la diminution s’effectue automatiquement, sans médiation aucune, par les gens eux-mêmes, par leurs opérations, par les tribunaux ou par d’autres intermédiaires.
Les affirmations avancées par ces groupes s’appuient sur une distinction entre le « nous » et un « eux » (les criminels) et un appareil pénal mieux huilé qui permettrait de faire diminuer le nombre de crimes et de criminels. On se trouve dans une logique de défense sociale selon laquelle nous sommes en guerre contre un certain nombre d’individus qui attaquent la société des « law abiding citizens ». On ne se surprend donc pas que pour ces groupes, l’élargissement des listes va de pair avec la performance de l’appareil pénal.
Cette confiance dans la certitude de la science judiciaire bouscule les propositions de ceux qui s’opposent à la banque et à son élargissement. Par exemple, le Commissariat à la protection de la vie privée prétend que la recherche de la vérité est le propre des sociétés totalitaires et qu’une société démocratique doit plutôt s’efforcer de « départager les nombreux intérêts rivaux […] ceux du maintien de l’ordre […] et ceux des droits de la personne » (CPVP, 1998 : 4). La vertu de la « vérité » ne laisse pas de place à l’équilibre des droits et des moyens entre la poursuite et la défense, pas plus à l’idée même de pouvoir juger hors de tout doute. Plutôt, la technologie de l’ADN « révolutionne » la poursuite du criminel et y injecte un degré de certitude qui marginalise l’opportunité des garanties procédurales. En fait, de ce point de vue, certaines de ces garanties comme la possibilité pour le tribunal de ne pas émettre d’ordonnance de prélèvement, le droit d’appel, sont perçues comme une série d’écueils sur le parcours de la poursuite. Qui plus est, plusieurs des tenants de l’élargissement de la banque ne voient pas comment il est possible de vouloir protéger les droits, voire en accorder, à ceux qui commettent des crimes. C’est en ce sens que le mémoire du Centre canadien de ressources pour les victimes de crimes et du Réseau national judiciaire peut avancer que si « ces personnes perdent certains droits à la vie privée […], c’est une conséquence directe de leur participation à des actes violents et criminels » (CCRVC et RNJ, 1998 : 6). Ce serait, d’après eux, une bonne chose que l’on retire des droits à ces « criminels ». Ainsi, il faudrait en quelque sorte ne pas hésiter à retirer des garanties juridiques pour qu’il soit possible de révéler les « criminels » au sein de la population.
La « recherche de la vérité » n’est donc pas « impossible », elle est possible, même si certains acteurs jugent que cela modifierait considérablement l’organisation politique de notre société. La règle qui permet cet effet, c’est la hiérarchisation des finalités du système pénal, la vérité comme vertu d’abord, la constitution de la culpabilité selon le « due process » ensuite. Les balises que les opposants souhaitent mettre à cette recherche de vérité relèvent en fait moins de la vérité que permet l’ADN, mais davantage de la crainte que le génie génétique postule un moyen de prédire le « comportement criminel » à partir des gènes. En ce sens, ils n’opposent pas d’objection à l’équation ADN-vérité.
L’ADN pénal et le monstre
Outre cette recherche de vérité, il se dégage des mémoires, par associations et répétitions, une image du criminel qui finit par se sédimenter et constituer le discours de l’ADN pénal. Ultimement, ce que la technologie vise, son objet, c’est le criminel monstrueux. Ce dernier est une mesure de l’étanchéité du dispositif que la loi permet puisqu’il faut mesurer chacun des aspects de la loi à la lumière des affaires les plus marquantes de l’histoire récente. Puis, une seconde image du criminel entre dans le discours, celui du criminel de carrière.
Le criminel monstrueux
Parmi les énoncés qui composent les mémoires, il en est un nombre impressionnant qui traitent du caractère du criminel. En effet, il est sans cesse question du criminel violent, récidiviste et de ses tendances. On trouve dans certains mémoires des listes de noms, on évoque parfois des cas réels. Dans ces propos, les auteurs des mémoires n’en sont pas à une contradiction près dans ces diverses figures qu’ils tracent. Pour plusieurs, en particulier les groupes qui souhaitent une accumulation tous azimuts de données génétiques, il s’agit avant tout de cibler des criminels violents récidivistes incorrigibles, en particulier dans le cas des agressions sexuelles qui laissent des traces d’ADN. C’est en ce sens que, selon G. Bass de la GRC, « l’identification des criminels signifie souvent la prévention de torts plus graves, voire de pertes de vie » (Bass, 1998 : 2). En fait, croit-on, il est clair que les lois visent ces cas d’exception, et ils sont d’ailleurs abondamment cités par les promoteurs les plus déterminés de la banque de données et de son élargissement.
On apprend aussi que le criminel violent et récidiviste ne s’arrête jamais, qu’il est incorrigible. Selon les ministères du Procureur général et du Solliciteur général de l’Ontario, « on peut penser que certains détenus pour meurtre ou homicide involontaire coupable ont commis d’autres crimes » (MPGO et MSGSCO, s. d. : 11). Et le groupe Canadians Against Violence Everywhere Advocating its Termination d’ajouter : « nous savons que les délinquants sexuels ont tendance à récidiver » (CAVEAT, 1998 : 6). Qui plus est, ils peuvent souffrir de troubles de la santé mentale. Ainsi, l’Association canadienne des chefs de police déclare-t-elle : « Soumettre les personnes non criminellement responsables pour cause de trouble mental au prélèvement d’ADN permettra de résoudre des crimes non résolus et la détection des crimes qu’ils [sic] pourraient commettre ultérieurement » (ACCP, 1998 : 2). Mais ailleurs, on apprend que « Les criminels endurcis savent comment s’y prendre pour éviter d’être dépistés et identifiés » (CAVEAT, 1998 : 3). Ainsi, à la manière d’Hannibal Lecter[7], le criminel peut être à la fois un monstre, au sens où il est poussé par des forces qui échappent à son contrôle (déterminisme) à commettre des crimes, et à la fois un être susceptible de dissuasion, c’est-à-dire un être assez calculateur pour être refroidi par la probabilité plus élevée de se faire prendre. Ce sont là deux images contradictoires de la personne qui se trouve à la fois conçue comme un être rationnel et jouissant du libre arbitre, et à la fois comme un être déterminé à agir de manière néfaste par une quelconque prédisposition.
On traite aussi de la chose en effectuant des pléonasmes qui défient la raison. Par exemple, dans le mémoire des ministères du Procureur général et du Solliciteur général de l’Ontario, on peut lire que « le taux de récidivisme chez les délinquants sexuels coupables d’infractions multiples indique que ces gens eux aussi représentent une menace » (MPGO et MSGSCO, s. d. : 10). Dans le mémoire de G. Bass de la GRC « les prédateurs sexuels qui en viennent à commettre des homicides avec agression sexuelle le font d’une façon étonnamment répétitive » (Bass, 1998 : 7). Cette inflation discursive finit par être saisissante et par constituer des images qui se sédimentent dans les débats. Au fond, il est clair que la figure du criminel monstrueux doté d’une intelligence au-dessus de la moyenne occupe l’imaginaire de ces débats et que la banque de données génétiques est en partie une réponse à cette image.
Le criminel de carrière
Le criminel monstrueux constitue une représentation récurrente dans plusieurs des mémoires qui concernent le projet de loi C-3. Lors des débats du projet de loi C-13, cette image est en quelque sorte réitérée et la figure du monstre continue de peupler les mémoires. Toutefois, cette figure se nuance parce qu’elle est concurrencée et modifiée par le concept de « carrière criminelle ». En effet, cette idée de carrière criminelle est intimement liée à celle des crimes précurseurs qui préparent, accompagnent ou suivent le monstrueux. Ces autres crimes, moins graves, moins exceptionnels, annoncent la préparation de crimes plus graves :
La réponse de l’Association au document de consultation du gouvernement indiquait que les infractions « Tuer ou blesser des animaux » et « Causer une douleur sans nécessité » devraient aussi être inscrites à la liste des infractions secondaires désignées. Ces infractions sont un puissant indicateur d’un comportement anormal et peuvent être une manifestation de déviance sexuelle, actuelle ou future, et de tendances de violence envers les personnes. Ces infractions devraient être ajoutées à la liste des infractions secondaires désignées car elles peuvent servir à identifier une personne susceptible d’être impliquée plus tard dans la perpétration d’une grave infraction criminelle. De plus, les membres de l’Association ont fait observer que l’intrusion de nuit et les propos indécents au téléphone devraient être considérés comme des infractions secondaires désignées. Ces infractions sont souvent associées au comportement des prédateurs et délinquants sexuels. Il a été démontré que les délinquants sexuels dangereux passent d’abord d’une infraction à l’autre. Le plus souvent, ils commettent d’abord des infractions du genre espionner les gens par les fenêtres ou faire des appels obscènes. Bien que ces infractions soient relativement bénignes, elles sont un solide indicateur d’une déviance sexuelle et laissent présager le comportement du contrevenant dans l’avenir.
Association canadienne des commissions de police, 2005 : 7-8
Le ministère du Procureur général de l’Ontario, fort du même raisonnement, propose d’inclure, entre autres, dans la liste des infractions désignées l’infraction d’entrée par effraction et les infractions reliées, la possession de matériel pornographique et la possession non autorisée d’une arme à feu. Ces positions postulent que la personne qui n’est pas dissuadée de commettre des crimes finit presque nécessairement pas les multiplier. Voilà donc la justification toute trouvée d’inclure dans la banque des échantillons prélevés sur les auteurs de crimes qui en sont peut-être à leurs premiers pas sur la voie de cette carrière. Tout crime devient donc significatif, soit le symptôme de quelque chose de monstrueux, soit l’indicateur de l’entrée dans une carrière criminelle.
On effectue donc diverses associations d’idées sous prétexte que l’auteur de tel crime pourrait éventuellement commettre un autre type de crime plus grave. Ces associations ouvrent stratégiquement un ensemble de possibilités qui invitent le législateur à réduire les risques en permettant une couverture tous azimuts.
Enfin, il se dégage peut-être une troisième figure du criminel, une figure ontologique qui repose toutefois moins sur la biologie que sur le social. Cette nature ontologique n’est pas à confondre avec l’idée d’un gène du crime. Bien que certains défenseurs d’une version minimaliste de la banque de données s’inquiètent du risque que des chercheurs voudraient éventuellement avoir accès aux spécimens biologiques (échantillons) pour les soumettre à des études, nous faisons référence ici à autre chose. Nous voulons plutôt souligner sur le plan discursif l’espèce de fatalité et de certitude, voire de réification qui accompagne l’identification par l’empreinte génétique. Les jurys, les avocats, tendent à recevoir une preuve d’ADN d’une manière fataliste (McDonald, 1998 ; Schklar et Diamond, 1999 ; Briody, 2004). En effet, ils opèrent fréquemment un glissement entre l’identification par l’ADN (cet échantillon a été bel et bien laissé par X) et la culpabilité d’un infracteur (X est donc coupable de l’infraction). Or, ici, dans les propos des acteurs du processus législatif, un glissement similaire se produit. Il y a une sorte d’ontologisation de la criminalité dans l’identification génétique qui semble confiner le « coupable » à son identité d’infracteur, c’est-à-dire le renvoyer soit à ce monstre dont nous venons de parler, soit à un épisode d’une carrière criminelle. Dans un cas comme dans l’autre, il semble n’y avoir rien d’autre à faire que de condamner le coupable en le neutralisant. Jamais dans les diverses discussions entourant les projets de loi, est-il question d’autre chose que de neutraliser les auteurs des crimes (Gerlach, 2004). Autant, plusieurs des acteurs conçoivent le système pénal d’une manière instrumentale, autant une identification par la technologie de l’ADN semble confiner à une identité criminelle.
Conclusion
En observant ce bref épisode de l’élaboration de la politique pénale de l’ADN que constitue la production des mémoires, il est étonnant de voir combien, en bout de ligne, le paysage discursif est occupé par quelques composantes d’un savoir promotionnel et technique. C’est la figure de l’ADN d’enquête qui domine dans ces débats et cet ADN s’appuie sur certaines idées fortes, en particulier la vérité et le monstrueux.
Au-delà des idéologies, les unes plus libérales, les autres plus conservatrices, qui pourraient bien nous renseigner sur les positions de groupes sociaux quant à cette politique pénale, l’analyse du discours permet de décrire un espace à l’intérieur duquel des « vérités » se sédimentent. Au-delà des risques de cette technologie, de la manière dont elle redéfinit les droits, il est dit dans ces mémoires toute la certitude de l’ADN. Il est aussi dit qu’il y a quelque chose de monstrueux dans le criminel, voire potentiellement dans tout infracteur.
Est-ce une coïncidence si la certitude de la technologie nous donnerait à lire quelque chose de profond dans l’être humain, quelque chose comme la « criminalité », cette part de monstrueux que nous partageons. C’est à voir, mais pour l’instant, il nous semble que ces effets doivent être pris au sérieux. Ces effets de vérité ne sont pas que des évocations abstraites, imaginaires. Ils agissent sur nous, sur la manière dont nous concevons l’ADN, son rôle dans le système pénal, sur les politiques dont nous débattons, sur les pratiques. Ainsi, promouvoir la recherche de la vérité, comme le font plusieurs acteurs politiques, met en question la définition même de la justice criminelle. Subrepticement, un glissement s’opère entre justice et vérité, entre droit et science. L’ADN, comme technologie, on l’a vu, donne prise à ce glissement. Comment la criminologie et son traitement de l’objet ADN participent-t-ils ou résistent-ils à la scientifisation de la justice ? Au-delà de la traditionnelle évaluation de la performance de la technologie, s’intéresser aux effets sociaux de cette dernière se présente comme une stratégie féconde pour voir poindre les transformations de la justice criminelle et y réagir.
Quant à la façon dont le débat législatif produit et affirme la catégorie du criminel monstrueux, d’expérience, nous savons que cette dernière occupe déjà une place de choix dans les représentations des étudiants en criminologie. C’est une image porteuse et bien réelle. L’image est inquiétante, considérant le profil de l’infracteur type dans les établissements carcéraux canadiens. Elle est aussi troublante puisqu’elle fait indirectement allusion à la biologie, puis au génie génétique. Certes, l’ADN d’identification n’est pas le génie génétique (gène du crime), mais l’entrée de la biologie à grande échelle dans le système de justice réanime d’une certaine façon des liens distendus entre la biologie et la criminologie. Comment cette alliance renouvelle-t-elle la discipline criminologique ? Est-ce que la criminologie, comme le système pénal, y puise une nouvelle légitimité ? La délicate frontière entre biologie et criminologie est en soi un objet d’étude sur lequel les criminologues doivent, nous semble-t-il, s’interroger.
Appendices
Notes
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[1]
Cet article est tiré d’un projet de recherche subventionné par le Commissariat à la protection à la vie privée du Canada (CPVP). Nous tenons à l’en remercier. Nous souhaitons aussi remercier les deux évaluateurs anonymes de ce texte pour leurs précieux commentaires.
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[2]
Il s’agit de l’effet imputé à la célèbre télésérie américaine « Crime Scene Investigation » mettant en vedette la police scientifique.
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[3]
Respectivement 24 et 25 groupes de témoins ont déposé un mémoire et/ou ont été entendus lors de la deuxième lecture du projet de loi C-3 et du projet de loi C-13. Les mémoires proviennent de groupes aussi divers que le Barreau du Canada et ses équivalents provinciaux, des associations d’avocats de la défense, la Société canadienne de Schizophrénie, les associations canadiennes de victimes d’actes criminels, le Conseil canadien des généticiens médicaux, les procureurs généraux des provinces ou encore les associations nationales de policiers. Les positions des groupes varient selon les composantes des projets de loi, mais en général, aux deux extrêmes du spectre des positions se trouvent les promoteurs (associations de policiers et de victimes) et les opposants (associations d’avocats de la défense). L’ensemble des mémoires et/ou témoignages ont été retenus et constitue la base empirique de cette recherche.
-
[4]
La liste des infractions primaires regroupe, pour la plupart, des infractions sexuelles et des infractions violentes (agression sexuelle, agression sexuelle armée, homicide, voies de fait graves, etc.).
-
[5]
La liste des infractions secondaires regroupe quant à elle des infractions considérées moins graves (actions indécentes, crime d’incendie, vol qualifié, etc.).
-
[6]
Le projet de loi C-13 précède de quelques mois l’examen parlementaire de la Loi sur les empreintes génétiques (Elizabeth II [1998], c. 37) prévu à l’article 13 de cette même loi et qui était attendu pour juin 2005, mais qui n’a toujours pas eu lieu au moment d’écrire ces lignes.
-
[7]
Personnage de fiction créé par l’écrivain Thomas Harris et protagoniste de plusieurs de ses romans policiers, Lecter est un infracteur violent (entre autres, il s’adonne au cannibalisme), mais très calculateur et, de surcroît, surdoué.
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