Abstracts
Résumé
Le sujet principal de ce texte est une forme très ciblée de ségrégation démographique : la ségrégation des familles avec enfants selon leur type. Cependant, puisque la répartition spatiale des familles avec couple marié, avec couple en union libre, monoparentales à chef féminin et monoparentales à chef masculin ne dépend pas uniquement de leur structure, il faut aussi considérer d’autres facettes de leur identité, notamment leurs caractéristiques socioéconomiques et ethnoculturelles. La combinaison de ces facteurs engendre une ségrégation croisée que nous explorons avec les microdonnées du recensement de 2006 pour la région métropolitaine de Montréal. Nous utilisons d’abord des indices de ségrégation pour mettre en évidence une ségrégation familiale « brute », puis nous avons recours à des modèles de locational attainment pour déterminer l’effet « net » du type de famille sur le revenu médian du quartier de résidence. Nous trouvons qu’il existe une interaction importante entre l’appartenance ethnoculturelle et le type de famille, ce qui nous conduit à relativiser les résultats de recherches qui ne prennent pas en compte l’hétérogénéité interne des types de famille.
Abstract
Our main topic is a narrowly defined form of demographic segregation : the segregation of families with children according to their type. However, since the spatial distribution of married, cohabiting, single-mother or single-father families does not depend solely on their structure, we must also consider other aspects of their identity, such as their socioeconomic and ethnocultural characteristics. The combination of these factors produces a cross-segregation which we investigate using 2006 census microdata for the Montreal metropolitan area. We first use segregation indices to highlight a “raw” family type segregation and we then use locational attainment models to determine its “net” effect on the median household income of the neighborhood. We find that there is a significant interaction between ethnicity and family type which leads us to put in perspective the findings of studies that do not take into account the internal heterogeneity of family types.
Article body
Introduction
Les quartiers d’une ville ne sont pas tous égaux. Certains offrent de bonnes possibilités d’emploi, sont situés près des axes de transports routiers ou en commun, possèdent de bonnes écoles, des parcs et des commerces de proximité ; d’autres non (Logan, Alba, Mcnulty et Fisher, 1996). Certains quartiers sont habités par des ménages riches, éduqués et actifs sur le marché du travail, d’autres montrent des taux de chômage ou de décrochage scolaire très élevés. Et ces inégalités intraurbaines vont croissant : les quartiers riches deviennent de plus en plus riches et les quartiers pauvres, de plus en plus pauvres. Dans les villes canadiennes, en particulier, cette dynamique est bien présente (Heisz et McLeod, 2004).
Comme le quartier où un enfant grandit peut influencer son développement (Leventhal et Brooks-Gunn, 2000), accéder aux meilleurs quartiers possible devient un enjeu pratique important pour les jeunes familles. Celles-ci s’engagent en quelque sorte dans une compétition afin d’offrir à leurs enfants un environnement sûr et stimulant, une compétition pour laquelle les familles ne sont toutefois pas toutes également équipées. Les familles monoparentales, par exemple, sont-elles systématiquement désavantagées par rapport aux familles biparentales dans leur recherche d’un endroit où habiter ? Est-ce que toutes les familles monoparentales rencontrent les mêmes embûches ? Est-ce que ces handicaps se traduisent par une isolation géographique de certains groupes de familles dans l’espace urbain ? Et est-ce que les différences résidentielles entre les groupes de familles ne sont que le reflet de différences socioéconomiques, ou existe-t-il une association plus directe entre le type de famille et la qualité du quartier de résidence ?
Derrière ces multiples questionnements se dessine d’abord le concept de ségrégation résidentielle, pris dans un sens quantitatif neutre, mais aussi celui de la capacité des familles avec enfants à obtenir un bon « rendement spatial » à partir de leurs caractéristiques socioéconomiques, une notion désignée en anglais par l’expression locational attainment[1]. Dans cette étude, le type de famille occupe une place prépondérante dans l’évaluation de cette ségrégation et de ce rendement spatial. Cependant, comme les familles ayant en commun une même structure peuvent être très hétérogènes sous d’autres aspects de leur identité, par rapport à leur profil ethnoculturel en particulier, ces autres aspects doivent nécessairement être pris en considération. Il faut en effet envisager la possibilité que plusieurs formes de ségrégation en viennent à se croiser et leurs effets, à se combiner de façon complexe.
Le premier objectif de l’étude est donc de vérifier l’existence et d’évaluer l’importance d’une ségrégation selon le type de famille dans la grande région de Montréal. Le second objectif est de décrire la relation entre le statut socioéconomique d’une famille et la qualité du quartier dans lequel elle réside, tout en mettant l’accent sur les effets croisés du type de famille et du groupe ethnoculturel dans ce processus. Étant donné la relative absence d’études récentes qui s’intéressent à la ségrégation et aux inégalités de quartier des types de famille, surtout en combinaison avec des préoccupations de nature ethnoculturelle (Fossett, 2005), cette étude, faute de point de comparaison valable, revêt donc foncièrement un caractère exploratoire. Un seul indicateur de la qualité du quartier sera abordé : le revenu médian des ménages ; et seules les familles avec enfants de la région métropolitaine de recensement (RMR) de Montréal seront considérées.
Contexte théorique
Au-delà de son importance substantive, si cette étude ne se restreint pas uniquement au type de famille, mais explore aussi l’appartenance ethnoculturelle, c’est surtout parce que les outils et les cadres d’analyse utilisés proviennent d’une littérature où l’ethnicité occupe une place centrale. L’étude de la ségrégation résidentielle raciale et de l’assimilation spatiale des immigrants, surtout aux États-Unis, a en effet généré le développement de nombreux indices et de méthodes d’estimation novatrices. Quoique ces outils soient facilement adaptables à la démographie de la famille, ils ont été très peu exploités dans ce contexte. Pourtant, au moins depuis l’émergence de l’École de Chicago dans les années 1920 (Grafmeyer et Joseph, 1979), on a mis de l’avant l’idée que les habitants d’une ville se localisent sous l’influence de trois facteurs principaux : leur appartenance ethnoculturelle, leur statut socioéconomique et leur stade dans le cycle de vie. Très préoccupés par la ségrégation raciale, les chercheurs s’intéressent généralement beaucoup moins à la ségrégation socioéconomique, et encore moins à la ségrégation démographique.
Assimilation spatiale
La théorie de l’assimilation spatiale, d’abord formulée par Park (1979 [1926]) puis réactualisée dans les années 1980 (Massey et Mullan, 1984), est un bel exemple de l’intérêt sociologique porté à la dynamique spatiale de l’ethnicité et du statut socioéconomique dans les villes nord-américaines. La théorie décrit un processus au terme duquel les immigrants arrivent à intégrer les mêmes espaces résidentiels que les membres de la majorité. Au moment de leur arrivée, ils sont souvent pauvres, peu éduqués et peu expérimentés, ils ne parlent pas bien la langue du pays, n’en connaissent pas les us et coutumes, etc. En conséquence, ces immigrants vont d’abord s’installer dans des quartiers centraux avec d’autres membres de leur communauté. Ces quartiers sont souvent délabrés, mais ils se trouvent près des emplois manufacturiers demandant peu de compétences précises. Au fur et à mesure qu’eux-mêmes ou leurs enfants vont prendre de l’expérience, améliorer leur revenu ainsi que leur aisance linguistique et culturelle, ils vont pouvoir s’éloigner de ces enclaves immigrantes originales et intégrer les quartiers où résident les membres de la majorité qui ont atteint le même statut socioéconomique qu’eux. L’assimilation spatiale est donc un processus sur le long terme, parfois sur plusieurs générations, dans lequel les différences ethniques en termes de quartier de résidence peuvent être considérées avant tout comme le reflet de différences socioéconomiques entre les groupes.
Force est toutefois d’admettre que ce schéma théorique, basé principalement sur l’expérience des immigrants européens qui sont arrivés en masse dans les villes industrielles du Nord-Est américain au début du xxe siècle, ne se déroule pas aussi aisément pour tous les groupes de migrants. Les Afro-Américains, par exemple, qui ont quitté les campagnes du sud pour les grandes villes du nord, eux aussi au tournant du xxe siècle, continuent aujourd’hui d’être relégués dans des quartiers de seconde zone (Massey et Denton, 1995). À statut socioéconomique égal, les Américains noirs habitent dans des quartiers beaucoup plus pauvres que les Américains blancs (Logan et Alba, 1993 ; Rosenbaum et Friedman, 2001). Ces constatations ont mené certains auteurs à formuler une version modifiée de la théorie de l’assimilation spatiale : la stratification des lieux (Alba, Logan et Bellair, 1994). Dans ce modèle, les quartiers et les groupes sociaux sont hiérarchisés et des barrières immatérielles, comme la discrimination sur le marché de l’immobilier, réduisent la possibilité que les membres de certains groupes, définis par la couleur de la peau ou l’origine ethnique, puissent accéder aux quartiers les plus convoités, quelles que soient les ressources socioéconomiques dont ils disposent personnellement.
Locational attainment
Les modèles empiriques de locational attainment permettent d’évaluer ce processus d’assimilation spatiale en mesurant l’avantage ou le désavantage des différents groupes dans l’espace résidentiel d’une ville. Avec des variables explicatives mesurées au niveau individuel (ou familial ou du ménage) et une variable dépendante mesurée au niveau du quartier, ils permettent d’identifier le rendement spatial qu’obtiennent les individus appartenant à divers sous-groupes par rapport à leur statut socioéconomique (Logan et Alba, 1993 ; Massey et Denton, 1985 ; Villemez, 1980). Ces modèles utilisent en fait des données transversales pour faire l’approximation d’un processus longitudinal en faisant l’hypothèse que les différences entre cohortes reflètent des différences au sein des cohortes à différents moments de leur parcours. Comme cette hypothèse est discutable, leur utilité est dans les faits surtout descriptive ; ils donnent une image à un point temporel précis des forces ségrégatives à l’oeuvre à l’intérieur d’une région métropolitaine. Et c’est seulement sous cet angle très descriptif qu’on peut les adapter à l’étude des familles. Il suffit alors de déplacer leur centre d’intérêt des groupes ethnoraciaux vers les types de familles.
Ségrégation démographique
Chez les auteurs de l’École de Chicago, parallèlement à des considérations d’ordre ethnoculturel, se développent aussi des modèles théoriques pour expliquer la distribution des individus selon le cycle de vie ou le statut socioéconomique. Le schéma de distribution concentrique de la population énoncé par Burgess (1967[1925]) met l’accent sur la relation entre la distance par rapport au quartier central des affaires et le statut socioéconomique des habitants. En moyenne, plus on s’éloigne du centre, plus les habitants sont favorisés. Tout le processus de banlieusardisation de la seconde moitié du xxe siècle a contribué à amplifier cette relation.
Dans les années 1970 et 1980, il devient plus évident que ce schéma concentrique s’applique aussi, sinon mieux, à la distribution des ménages selon leur statut familial (White, 1987 ; Balakrishnan et Jarvis, 1991). Guest (1972), par exemple, tente de décrire la localisation de diverses catégories de ménages et identifie la distance au centre-ville comme un élément majeur. Dans son analyse, il distingue clairement les jeunes couples mariés sans enfants, les jeunes familles mariées avec enfants, les vieilles familles mariées avec enfants et les vieux couples mariés sans enfants. Deux catégories supplémentaires regroupent pêle-mêle tous les autres ménages familiaux et non familiaux, dont les familles en union libre et les familles monoparentales. Guest arrive à la conclusion que les jeunes familles mariées avec enfants, et dans une moindre mesure les vieilles familles mariées avec enfants, sont plus excentrées que les autres types de ménages. Sa typologie familiale obsolète identifie par contre difficilement la relation qui existe entre la distance au centre et les formes familiales non maritales qui sont devenues beaucoup plus populaires dans les décennies suivantes.
Si des chercheurs ont depuis mis en évidence la plus grande centralisation des familles monoparentales comparativement aux biparentales (Roncek, Bell et Choldin, 1980 ; Cook et Rudd, 1984), le regard traditionnellement porté sur la ségrégation démographique laisse souvent peu de place aux formes familiales alternatives. Ici comme ailleurs, l’étude de la distribution spatiale des familles avec enfants se limite essentiellement aux groupes des familles mariées et monoparentales à chef féminin. On s’interroge beaucoup plus rarement à propos des différences entre, d’une part, les familles mariées et les familles en union libre et, d’autre part, entre les familles monoparentales à chef féminin et celles à chef masculin.
Union libre
En matière d’habitat, la différence majeure entre familles mariées et familles en union libre provient de leur propension différente à être propriétaires. Dans les années 1980, en France, Audirac et Chalvon-Demersay (1988) notaient que les couples en union libre rejetaient la propriété dans le même élan idéologique que le mariage parce que tous deux étaient perçus comme une intrusion de la loi et de l’ordre dans leur vie privée. Plus pragmatiquement, les auteurs associaient cependant cette dévalorisation de la propriété à la « précarité économique » des couples cohabitants qui ne leur permettait de toute façon pas de devenir propriétaires. Mais même une fois la différence de statut socioéconomique pratiquement éliminée entre mariés et cohabitants, l’écart de taux de propriété persiste toujours. Dans le Canada de 2006, les jeunes adultes en union libre, avec ou sans enfants, étaient deux fois et demie moins susceptibles que leurs homologues mariés d’être propriétaires (Turcotte, 2007).
Or les ménages propriétaires et locataires ne sont pas répartis uniformément dans la ville. Alors que la proportion de logements loués avoisine les 50 % dans l’ensemble de la RMR, il existe une franche dichotomie opposant les quartiers où les logements loués dominent et ceux où les propriétés sont les plus nombreuses ; peu de quartiers exhibent une répartition égalitaire. Il existe de plus une relation très étroite entre la proportion de logements en propriété dans un quartier et le revenu médian de ses habitants (Myles et Hou, 2004 : 39). À Montréal en 2006, cette corrélation était de 0,67. Parce que pour accéder à la propriété il faut en effet avoir accumulé une bonne réserve financière ou pouvoir compter sur des revenus élevés et stables, les ménages propriétaires sont généralement plus riches que les ménages locataires et, conséquemment, les quartiers de propriétaires, plus riches que les quartiers de locataires. Ainsi, uniquement en raison de leur différentiel de taux de propriété, les familles en union libre risquent donc d’habiter non seulement dans des quartiers différents des familles mariées, mais aussi dans des quartiers plus pauvres.
Pères seuls
Les deux arguments principaux habituellement mis de l’avant pour expliquer le peu d’études portant sur les familles monoparentales à chef masculin concernent leur faible effectif et leur position économique privilégiée par rapport aux familles à chef féminin (voir par exemple Leaune, 1985 : 2). Pourtant, l’évolution récente de l’un comme de l’autre de ces aspects justifie de moins en moins cette mise à l’écart. Entre le recensement de 1981 et celui de 2006, la hausse des gardes d’enfants accordées aux pères ou conjointement aux deux parents a entraîné le rapport de féminité de la monoparentalité à la baisse. Chez les familles monoparentales avec enfants de moins de 6 ans, ce rapport est passé de 10,5 pour 1 en 1981 à 5 pour 1 en 2006. Tous âges confondus, les familles à chef masculin représentent désormais 19,9 % des familles monoparentales (Milan, Vézina et Wells, 2007). Si les femmes demeurent, dans les mesures transversales, beaucoup plus nombreuses à avoir seule la charge d’une famille, d’un point de vue longitudinal, l’écart est nettement moins large. Dans l’Enquête sociale générale (ESG) de 1990, si 35 % des femmes avaient vécu un épisode de monoparentalité, c’était tout de même aussi le cas de 23 % des hommes (Desrosiers, Juby et Le Bourdais, 1999). En ce qui a trait au revenu, les pères seuls restent certes favorisés, mais leur avantage relatif décline. Entre la fin des années 1970 et la fin des années 2000, parallèlement à la hausse de la participation des femmes au marché du travail, le revenu moyen des familles monoparentales à chef féminin est resté stable autour de 43 % du revenu moyen des familles biparentales. Pour les familles monoparentales à chef masculin, ce rapport est passé de 80 % à 62 % (Statistique Canada, 2011, calculs de l’auteur).
De la distribution résidentielle des pères seuls et de leurs enfants, on ne sait pratiquement rien. Au mieux, on remarque qu’en Europe les pères qui ont la garde des enfants après une séparation conservent le domicile conjugal beaucoup plus souvent que ne le font les mères lorsqu’elles obtiennent la garde (Festy, 1988 ; Eggerickx, Gaumé et Hermia, 2002). Comme ce domicile conjugal a été acquis à l’époque où la famille était biparentale, il se situe probablement dans un quartier plus riche qu’une nouvelle résidence qui serait acquise après la séparation. Par ce simple fait, les pères seuls européens ont donc probablement un avantage résidentiel sur les mères seules. Mais puisque les modalités de transfert du domicile conjugal semblent inversées aux États-Unis (South, Crowder et Trent, 1998), il est difficile d’établir ce qui en est à Montréal.
Ségrégation croisée
Dans les années 1980, quand on a repris le modèle de Guest pour l’appliquer aux seuls ménages à chef féminin (Roncek, Bell et Choldin, 1980 ; Cook et Rudd, 1984), il est apparu clairement qu’on ne pouvait étudier le type de famille de façon isolée. Ces modèles confirmaient certes que les familles monoparentales étaient plus centralisées que les biparentales, mais des questions raciales et économiques venaient brouiller l’interprétation des résultats. C’est que les familles monoparentales américaines sont disproportionnellement noires et pauvres et que les Noirs sont disproportionnellement centralisés et pauvres. Il est donc difficile de savoir si les familles monoparentales sont proportionnellement plus nombreuses dans les quartiers pauvres du centre parce qu’elles sont monoparentales ou parce qu’une vaste portion d’entre elles sont noires.
Cette problématique de l’interférence entre le type de famille, l’appartenance ethnoculturelle et le statut socioéconomique soulève l’existence d’une ségrégation croisée affectant particulièrement certains sous-groupes de famille. Une étude téléphonique récente de la discrimination sur le marché locatif de Toronto en donne un très bon exemple dans le contexte canadien (CERA, 2009). Grâce à une méthodologie qui consiste à former des paires d’individus ne se distinguant que sur un élément particulier, les auteurs de l’étude font ressortir que 15 % des mères seules ont vécu de la discrimination sévère ou modérée lors de leur recherche de logement, alors que la même proportion pour le groupe-témoin de mères en couple n’était que de 2 %. Cependant, les mères seules avec un fort accent « noir » des Caraïbes étaient nettement plus souvent victimes de discrimination (31 %) que les mères seules ayant un accent « canadien ». La discrimination selon le type de famille et l’origine ethnique se combinent donc pour créer des situations très particulières pour les familles concernées, des situations qui sont trop rarement prises en considération. Est-ce que les familles monoparentales blanches, latino-américaines, chinoises, indiennes ou arabes sont aussi ségrégées et centralisées que les familles monoparentales noires ? Et vers quel genre de quartier ces rapprochements ou ces mises à distance canalisent-ils les différents sous-groupes de familles ?
Transposer le locational attainment pour les types de famille
Contrairement à l’identité ethnique ou à la couleur de la peau, les individus peuvent aisément, et à plusieurs reprises, changer de type de famille au cours de leur vie. Pour cette raison, l’étude contemporaine de la famille se fait surtout sous le paradigme des parcours de vie, un paradigme de recherche rendu opérationnel par la disponibilité assez récente de données longitudinales rétrospectives (l’Enquête canadienne sur la famille en 1984 et les Enquêtes sociales générales à partir de 1985) et prospectives (Enquête longitudinale nationale sur les enfants et jeunes, 1994 à 2009, et l’Étude longitudinale du développement des enfants du Québec, 1998 à aujourd’hui). Malgré les avancées extraordinaires apportées par les études s’inscrivant dans cette mouvance, les relativement faibles effectifs des enquêtes longitudinales ne permettent habituellement pas de désagréger la population à une échelle inférieure aux provinces. La majeure partie de l’hétérogénéité intraprovinciale, que ce soit sur une base territoriale (entre les régions, les villes, les quartiers, etc.) ou sur une base ethnoculturelle (entre les groupes linguistiques, les immigrants et les non-immigrants, etc.), est malheureusement occultée. Seule une base de données aussi vaste que celle du recensement permet pour l’instant de s’intéresser à la description intraurbaine de différents sous-groupes de familles.
Après deux décennies de recherche mettant l’accent sur les individus et leur parcours familial, revenir[2] à une étude transversale et spatialisée de la famille demande une certaine essentialisation des types de famille. En fait, cela demande que l’individu, et son histoire personnelle, s’efface un peu derrière la famille à laquelle il appartient au moment de l’enquête. Le lieu de résidence d’un individu donné n’est plus l’aboutissement direct de son parcours propre, mais devient le reflet des conditions sociales actuelles communes à toutes les familles qui affichent la même structure que la sienne. Cette approche est bien sûr contestable, mais elle se veut surtout complémentaire à une approche axée sur l’analyse des transitions. Malgré leur fluidité, les types de famille existent ontologiquement comme des catégories sociales distinctes : dans le discours politique (politiques publiques visant les familles monoparentales, par exemple), scientifique (démographique en particulier) et légal (comme le célèbre cas Éric contre Lola nous le rappelle). Et ce seul fait justifie qu’on s’intéresse à la ségrégation et à l’environnement résidentiels des familles selon leur type à un moment précis dans le temps. Les différences spatiales entre types de famille, si elles ne sont pas que le reflet de différences socioéconomiques entre les groupes, peuvent être mises sur le compte de conditions sociales — préférences et contraintes — propres à chaque type de famille.
Parce qu’il existe de fortes variations de structures familiales entre les groupes ethniques, les auteurs de modèles de locational attainment considèrent déjà le type de famille comme une variable de contrôle très importante. Ce statut de variable-contrôle implique toutefois que peu d’intérêt est porté à son élaboration et encore moins à son interprétation. Même dans les études récentes, les catégories familiales les plus souvent utilisées opposent simplement les ménages dirigés par un couple marié à tous les autres ménages (Alba et Logan, 1991 ; Friedman et Rosenbaum, 2007), une typologie qui n’est pas sans rappeler les modèles des années 1970 discutés plus tôt. Ces études permettent en général de conclure que les familles dirigées par un couple marié habitent dans des quartiers de meilleure qualité que les autres types de famille.
Seule Howden (2005) distingue clairement, dans son étude portant sur Houston (Texas), les ménages dirigés par un couple marié et les ménages ayant une mère seule à leur tête. Elle arrive à la conclusion que le type de famille a bel et bien un impact sur la situation résidentielle des ménages, mais que cet impact est plutôt faible comparativement à celui de la race. Par une prise en compte de l’interaction entre la race et le type de famille, sa recherche met aussi en évidence que le désavantage des familles monoparentales est plus grand au sein des familles blanches qu’au sein des familles noires ou latino-américaines. Malheureusement, son échantillon ne comprend aucune famille en union libre ni aucune famille monoparentale à chef masculin. De plus, ses modèles ne comportent que trois variables explicatives très sommaires : le type de famille (couples mariés/mères seules), le statut de pauvreté (pauvre/non pauvre) et la race (blancs/noirs/hispaniques). L’absence de contrôle, entre autres, pour le niveau d’éducation ou le mode d’occupation du logement tient en partie au fait que, comme la plupart des chercheurs américains, elle n’utilise pas de vraies microdonnées, mais travaille plutôt à partir de matrices de corrélation estimées à partir d’une combinaison de données agrégées et individuelles (voir Alba et Logan, 1992, pour une présentation de cette méthode particulière).
La situation montréalaise
Si très peu d’études ont été effectuées au Québec sur les quartiers de résidence des familles, le champ d’investigation n’est pas tout à fait vierge. Leaune (1985), par exemple, sans faire de comparaison avec la distribution spatiale des familles biparentales, observe que les quartiers dans lesquels les familles monoparentales dirigées par une femme sont surreprésentées au recensement de 1971 sont confinés essentiellement aux secteurs pauvres du centre-ville. En 1981, ce n’est plus le cas ; on trouve désormais de ces quartiers en proche banlieue, notamment au sud de Laval et à Longueuil. Ce qui s’est produit durant les 25 années suivantes est moins bien connu. D’un côté, il est probable que la hausse continue du nombre et du pourcentage de familles monoparentales ait accéléré ce processus de dispersion intraurbaine de la monoparentalité, réduisant par le fait même les écarts entre la qualité des quartiers des familles biparentales et monoparentales. D’un autre côté toutefois, on observe que l’association entre la distance au centre-ville et le « statut familial » (lire la biparentalité) s’est accentuée durant la même période (Charron, 2002). Cette situation se manifeste, comme dans le modèle concentrique de distribution des ménages, par une migration des jeunes familles vers la banlieue. Après une période d’accalmie à la fin des années 1990, le solde migratoire des enfants et des jeunes adultes est redevenu largement négatif dans la dernière décennie (Girard, Thibault et André, 2002 ; Lachance, 2011). Les jeunes familles biparentales montréalaises délaissent massivement les petits appartements du centre pour les maisons unifamiliales avec cour privée de la banlieue, ce qui pourrait avoir accentué l’écart entre la distribution spatiale des familles biparentales et monoparentales.
Quant aux disparités familiales entre les groupes ethniques, elles ne semblent pas avoir fait l’objet de beaucoup d’études au Canada. Contrairement au Bureau du recensement des États-Unis qui publie des tableaux clairs des types de famille selon leurs catégories raciales (voir par exemple U. S. Census Bureau, 2010), Statistique Canada publie des informations qui sont difficilement interprétables. Comme les familles avec enfants ne sont pas identifiées clairement dans les tableaux portant sur le statut d’immigrant, le groupe de minorités visibles ou la langue maternelle, on ne peut savoir quelle proportion des familles appartient à tel ou tel sous-groupe (Statistique Canada, 2008a ; 2008b ; 2008c). Au mieux, on peut y déceler que l’union libre est beaucoup plus présente chez les francophones, les blancs et les non-immigrants que dans les autres groupes et que la monoparentalité semble plus fréquente dans certains sous-groupes comme les noirs et les immigrants latino-américains, mais moins chez d’autres groupes comme les arabes ou les immigrants asiatiques.
Afin d’aborder la question de la ségrégation familiale dans l’agglomération de Montréal, il convient, dans un premier temps, de vérifier si les différents types de famille se répartissent uniformément dans l’espace urbain ou si, comme on s’y attend, il existe une hétérogénéité spatiale au sein du grand groupe des familles avec enfants. Cette investigation sera menée à partir de données agrégées au niveau des quartiers et à l’aide de cartes et d’indices de ségrégation. S’ils peuvent mettre en évidence la structure résidentielle d’une ville de façon simple et efficace, ces indices ont toutefois le désavantage de ne considérer qu’une seule facette de l’identité familiale à la fois. Ils ne permettent pas non plus de décrire les quartiers où sont concentrées les populations dont ils mettent en relief la séparation spatiale. Par l’utilisation de microdonnées de recensement et de modèles multivariés de locational attainment, on tentera donc, dans une seconde étape, d’isoler la relation entre le type d’une famille et la qualité du quartier dans lequel elle habite. Cette tâche sera menée en considérant les interactions possibles entre les autres caractéristiques des familles comme leur statut socioéconomique et leur appartenance ethnoculturelle.
Données, modélisation et variables
Unités d’analyse
Le concept un peu vague de quartier est matérialisé ici par les secteurs de recensement (SR). Il s’agit de petites unités géographiques dont les frontières sont établies par Statistique Canada, en coopération avec les autorités locales, dans un souci de respect des frontières administratives de niveau supérieur (arrondissements, municipalités, MRC, etc.) et d’homogénéité socioéconomique des populations circonscrites (Statistique Canada, 2010 : 266). Les 863 secteurs habités par des familles avec enfants dans la RMR de Montréal contiennent en moyenne 4 200 habitants. Les SR sont les plus petites aires géographiques identifiées dans les fichiers de microdonnées des Centres de données de recherche comme le Centre interuniversitaire québécois de statistiques sociales (CIQSS) où les présentes analyses ont été effectuées.
Les familles auxquelles on s’intéresse sont un sous-groupe des « familles de recensement » de Statistique Canada (2010). Ces dernières ne contiennent que les membres corésidants d’une famille définie de façon restreinte, c’est-à-dire un couple, avec ou sans enfants, ou une famille monoparentale. Les familles de recensement se distinguent des « familles économiques » en ce que ces dernières comprennent aussi toutes les autres personnes apparentées vivant sous le même toit (grands-parents, frère/soeur, gendre/bru, etc.). Bien que les auteurs de modèles de locational attainment utilisent plus régulièrement la famille économique ou le ménage comme unité d’analyse, les difficultés de classification qu’ils rencontrent incitent à croire que la famille de recensement constitue un choix plus approprié. Par exemple, dans les études canadiennes basées sur la famille économique, les familles monoparentales qui habitent avec un autre adulte apparenté (frère, mère, fils majeur…) se retrouvent classées dans la catégorie des familles comptant au moins deux adultes, au même titre que les familles biparentales et contrairement aux familles monoparentales qui n’habitent pas avec des personnes apparentées (Myles et Hou, 2004 ; Fong et Hou, 2009). L’alternative proposée ici est de raffiner les catégories familiales en utilisant la famille de recensement comme unité de base tout en ajoutant des variables qui indiquent la présence de personnes apparentées ou non dans le ménage. Toutes les familles conservées dans l’échantillon de travail comptent au moins un enfant de moins de 18 ans et sont dirigées par un parent seul ou un couple de sexe opposé. Les familles avec enfants dirigées par un couple de même sexe sont trop peu nombreuses et trop géographiquement concentrées pour être prises en compte dans le cadre limité de ce projet, mais elles mériteraient de faire l’objet d’une étude spécifique.
Indices de ségrégation
L’indice de dissimilarité (D) cherche à évaluer si les familles de deux groupes distincts sont également distribuées dans tous les quartiers d’une région métropolitaine. Il varie de 0 à 1 et s’interprète comme la proportion des individus d’un groupe qui devraient changer de quartier pour que la distribution des deux groupes soit identique dans toute l’agglomération. Il se calcule avec l’équation suivante :
où xi et yi sont, respectivement, l’effectif du groupe X et du groupe Y dans le quartier i, tandis que X et Y sont les effectifs des groupes X et Y dans l’ensemble de la RMR.
L’indice d’exposition (xPy*) mesure le degré d’interaction des membres du groupe X avec les membres du groupe Y et s’interprète comme la proportion moyenne de membres du groupe Y vivant dans le quartier d’un membre du groupe X. Un indice de 0,4, par exemple, signifie qu’en moyenne 40 % des habitants du quartier d’un membre du groupe X appartiennent au groupe Y. L’indice d’isolement (xPx*) mesure exactement la même chose, mais concerne l’interaction des membres du groupe X avec les membres de leur propre groupe. On les obtient par ces formules :
où ti est la population totale dans le quartier i et où les autres éléments ont la même signification que dans la formule précédente. Ces deux derniers indices, encore plus que l’indice de dissimilarité, sont sensibles à la taille des groupes dans la RMR et il faudra donc les interpréter en les mettant en parallèle avec celle-ci[3].
Le quotient de localisation (QL) n’est pas un indice de ségrégation proprement dit parce qu’il ne produit pas une valeur globale pour l’agglomération, mais plutôt une valeur individuelle pour chaque quartier. Il s’agit simplement de :
soit le rapport entre la proportion du groupe X dans le quartier et la proportion du groupe X dans l’ensemble de la RMR. Un QL de 1 signifie que la proportion de X dans le quartier i est identique à celle de la RMR, tandis qu’un indice inférieur ou supérieur à 1 indique respectivement une sous ou une surreprésentation du groupe dans le quartier.
Modèles multivariés
Dans les modèles de locational attainment, la valeur de la variable dépendante est identique pour toutes les familles habitant un même quartier. Une des conséquences de cette situation est que les résidus de la modélisation sont plus semblables pour deux observations partageant le même quartier que pour deux observations prises au hasard ; l’hypothèse d’indépendance des résidus de la méthode d’estimation par moindres carrés ordinaires est donc violée. Cette forme d’autocorrélation spatiale ne devrait pas, en théorie, biaiser les coefficients eux-mêmes, mais la variance de ceux-ci risque d’être sous-estimée. Comme les tests de significativité des coefficients sont fonction de cette variance, leur résultat peut être faussé. En règle générale, les auteurs traitant de locational attainment se contentent de prévenir le lecteur de cette possible sous-estimation sans tenter de remédier directement au problème[4]. La raison de cette inaction est simple : très peu de travaux méthodologiques ont porté sur des modèles comme ceux-ci où les variables explicatives sont mesurées au niveau individuel et la variable dépendante, à un niveau contextuel. Les modèles de régression multiniveaux, par exemple, ont été développés uniquement pour prendre en compte la situation inverse : une variable dépendante de niveau individuel et au moins une variable explicative de niveau contextuel. Même si aucune solution idéale n’a donc encore été trouvée au problème, le procédé employé ici permet toutefois de limiter efficacement ses conséquences en réduisant les possibilités d’erreur de première espèce. La stratégie consiste à préciser explicitement la structure hiérarchique des résidus lors de l’estimation du modèle avec la procédure vce(cluster) du logiciel Stata. Cela a comme effet d’accroître considérablement la variance des estimateurs : en moyenne, la taille des erreurs-types, déjà robustes à l’hétéroscédasticité, est multipliée par un facteur de 1,5 (minimum 1, maximum 3,8).
La variable dépendante
Pour des raisons à la fois substantives et pratiques, un seul indicateur de la qualité du quartier sera utilisé dans le cadre de cette étude : le revenu annuel médian de tous les ménages habitant le quartier. Si, en théorie, le revenu médian peut sembler un indicateur moins direct de la qualité d’un quartier que l’accessibilité (transport en commun et réseau routier), la proximité des services publics (les écoles notamment) et des commerces, la présence d’espaces verts, le taux de criminalité, la densité de l’habitat, l’état d’entretien des espaces publics et privés, etc., il présente plusieurs avantages intéressants. Puisque les ménages les plus riches sont plus à même de réussir à s’établir dans les quartiers offrant les meilleures caractéristiques, on peut s’attendre à ce que le revenu médian des ménages du quartier soit corrélé avec ces autres indicateurs (Logan et Alba, 1993). Pour cette raison, c’est un des indicateurs les plus fréquemment utilisés dans les modèles de locational attainment. Le revenu des ménages d’un quartier est aussi important en soi parce qu’il donne un aperçu des caractéristiques socioéconomiques moyennes des voisins et des camarades de classe que fréquente un enfant vivant dans ce quartier. L’utilisation du revenu médian des ménages comme indicateur vient donc lier la présente étude à toute la littérature sur les effets de quartier dans laquelle celui-ci occupe une place très importante. Finalement, il faut aussi reconnaître qu’en pratique, le revenu médian est un des rares indicateurs qui soit facilement disponible de façon uniforme et à une échelle adéquate pour tous les quartiers de la RMR de Montréal[5].
Notons qu’en choisissant le revenu médian du quartier, plutôt que le revenu moyen, on évite la relation linéaire qui lie ce dernier au revenu familial. Le montant utilisé dans le modèle provient non pas d’une agrégation des microdonnées elles-mêmes, mais plutôt du Profil des secteurs de recensement publié par Statistique Canada (2009). Ce montant a subi une transformation logarithmique parce que sa distribution originale s’éloignait fortement de la normalité.
Les trois variables explicatives d’intérêt
Les modèles de locational attainment incluent des interactions entre trois variables qui représentent chacune un des trois facteurs principaux influençant la distribution spatiale des individus. La dimension démographique est bien sûr représentée par le type de famille. Quatre grands types sont identifiés : les familles biparentales dirigées par un couple marié (50,9 %), les familles biparentales dirigées par un couple en union libre (24,9 %), les familles monoparentales dirigées par une femme (19,5 %) et les familles monoparentales dirigées par un homme (4,6 %). Comme ses prédécesseurs, mais contrairement à son successeur, le recensement de 2006 ne permet pas de distinguer les familles dites intactes des familles recomposées. Aussi faudra-t-il, lors de l’analyse des résultats des catégories « familles à couple marié » et « familles à couple en union libre », demeurer conscient du fait que les secondes comptent beaucoup plus de familles recomposées que les premières (Lapierre-Adamcyk et Marcil-Gratton, 1999).
La principale variable servant à mesurer le statut socioéconomique des familles est leur revenu ajusté. Les économies d’échelle réalisées par les familles de recensement plus nombreuses sont prises en compte : on divise le revenu familial par un facteur proportionnel à la taille de la famille[6]. Le revenu familial ajusté a lui aussi subi une transformation logarithmique pour ajuster sa distribution, puis a été centré sur sa moyenne. Une version quadratique de la même variable a été ajoutée au modèle pour prendre en compte le plafonnement de la relation entre le revenu familial et la variable dépendante pour de hauts revenus. La variable dépendante étant une médiane, elle est en effet peu influencée par les valeurs individuelles extrêmes.
Une seule variable composite fait référence aux caractéristiques ethnoculturelles des familles. Puisque les variables langue(s) parlée(s) à la maison, pays de naissance, année d’immigration et groupe de minorités visibles sont fortement intercorrélées à Montréal, l’élaboration d’une variable composite permet de dégager certains archétypes majeurs en évitant les problèmes de forte multicolinéarité. Le premier groupe identifié est composé des familles dont les parents ne parlent que le français à la maison, ne font partie d’aucun groupe de minorités visibles et ne sont pas immigrants. Dans un souci de concision, on référera désormais à elles par le terme de « francophones », et ce même si plusieurs familles parlant le français ne font pas partie de ce groupe proprement dit. De même, on désignera par « anglophones » le deuxième groupe composé des familles blanches et non immigrantes qui ne parle que l’anglais à la maison. Le troisième groupe, les « minorités visibles », comprend toutes les familles appartenant à un groupe quelconque de minorités visibles et qui ne sont pas immigrantes, peu importe la ou les langues dont elles font usage à la maison. Bien que l’effectif de ce groupe ne soit pas très important, il est intéressant de l’isoler parce qu’il est appelé à croître dans les prochaines décennies. Sous l’appellation « immigrants anciens », on regroupe les familles dont les parents ont immigré en 1996 ou plus tôt et qui ne font pas partie d’un groupe de minorités visibles. Le groupe suivant, les « immigrants récents », est quant à lui plus représentatif de ce qu’on appelle souvent la « nouvelle immigration » : des immigrants arrivés après 1996 et qui font partie d’un groupe de minorités visibles. Finalement, le groupe « autres » comprend toutes les familles qui ne sont pas circonscrites par les critères précédents. Notons que chez les familles biparentales, les critères de définition s’appliquent également aux deux parents ; les couples exogames sont donc relégués à cette sixième catégorie.
Si une telle catégorisation fait fi de toute l’hétérogénéité relative aux diverses régions de naissance ou aux groupes de minorités visibles, la prise en compte d’interaction avec les sphères démographique, ethnoculturelle et socioéconomique de l’identité familiale imposent en quelque sorte cette (sur)simplification. Une identité ethnoculturelle définie de façon plus complexe aurait nécessité une multiplication des variables d’interaction censées mesurer la ségrégation croisée dans le système. Le fait que la catégorie « autres » regroupe une proportion non négligeable de l’échantillon (35 %) illustre aussi très bien le caractère exploratoire de la présente étude. Son objectif principal étant de tracer un premier portrait général de la ségrégation croisée et du locational attainment des familles montréalaises, elle laisse nécessairement plusieurs éléments inexplorés et en résume d’autres très sommairement. De futures recherches pourront approfondir ces éléments.
Les variables de contrôle
Puisque les modèles s’appliquent indifféremment à des familles mono et biparentales, les caractéristiques des deux parents ne peuvent pas être considérées simultanément dans une analyse multivariée. Le niveau d’éducation de la mère, par exemple, est manquant pour les familles monoparentales à chef masculin et vice-versa. De plus, la forte homogamie entre les partenaires dans les familles biparentales nuit à l’interprétation des coefficients des caractéristiques de chaque conjoint pris individuellement. L’approche traditionnellement retenue pour surmonter ces difficultés est de n’inclure dans le modèle que les caractéristiques du chef de ménage (Rosenbaum et Friedman, 2001), du principal soutien de la famille économique (Myles et Hou, 2004) ou d’un des deux parents sélectionné au hasard (Alba, Logan et Bellair, 1994). On peut pourtant penser que l’effet d’avoir un père universitaire ne sera pas le même si la mère est elle aussi universitaire ou si elle n’a, au contraire, pas terminé ses études secondaires. Pour cette raison, on approche le problème d’une manière alternative en combinant les informations des parents en couple dans une seule variable de manière à pouvoir les comparer directement avec les informations des parents seuls lorsque cela s’avère nécessaire.
Les caractéristiques démographiques des familles sont représentées par l’âge moyen des parents, le groupe d’âge des enfants et deux variables indicatrices de la présence de personnes apparentées ou non apparentées. Le nombre d’enfants ne figure pas dans les modèles parce qu’on utilise déjà une mesure du revenu familial qui prend en compte le nombre de personnes faisant partie de la famille. En plus du revenu ajusté, la scolarité des parents[7] et leur participation au marché du travail[8] décrivent le statut socioéconomique actuel des familles. L’univers du logement est abordé au travers de la mobilité résidentielle et du mode d’occupation. Cette dernière variable ne réfère pas uniquement au fait d’être propriétaire ou locataire, mais aussi, plus implicitement, au statut socioéconomique passé des familles (Myles et Hou, 2004).
Résultats
Ségrégation résidentielle selon le type de famille
Les cartes 1, 2 et 3 présentent respectivement la répartition spatiale des familles avec couple marié, celles avec couple en union libre et des familles monoparentales (femmes et hommes combinés en raison de faibles effectifs dans certains secteurs de recensement) dans la RMR de Montréal. Dans la première, on constate que, à l’opposé de ce qu’on avait d’abord envisagé, les familles avec couple marié sont surreprésentées (en noir) dans des quartiers qui, sans être directement au centre, en sont assez près. Elles sont au contraire sous-représentées (en gris pâle) dans les quartiers les plus éloignés. Approximativement, on peut faire le parallèle entre la distribution des familles avec couple marié et la distribution connue des populations anglophones (Apparicio et Séguin, 2002) et immigrantes (Apparicio, Leloup et Rivard, 2006).
La carte 2, qui affiche les mêmes indicateurs pour les familles en union libre, est presque l’exacte opposée de la carte précédente. Les quartiers où ces familles sont surreprésentées se situent surtout en banlieue assez lointaine, quoiqu’on en retrouve aussi quelques-uns sur l’île de Montréal, notamment au centre, le long de l’axe oriental de la ligne orange du métro. L’association de cette répartition avec celle des banlieues francophones semble assez manifeste (Apparicio et Séguin, 2002).
La répartition spatiale des familles monoparentales (carte 3) est moins facile à catégoriser en termes linguistiques. Si elles sont évidemment surreprésentées dans les quartiers centraux, elles le sont aussi un peu plus loin (Montréal-Nord, Lachine, Montréal-Est, Longueuil et au sud de Laval), voire beaucoup plus loin dans le centre de certaines villes de banlieue. Elles sont toutefois sous-représentées dans les quartiers plus riches du centre (Westmount, Mont-Royal, etc.) et dans la majeure partie de l’Ouest-de-l’Île et de la périphérie. On semble observer, depuis la carte que Leaune (1985) a dressée à partir du recensement de 1981, une décentralisation accrue des familles monoparentales. Il faut toutefois rester prudent dans cette comparaison non seulement parce que le territoire couvert par la RMR en 2006 est beaucoup plus vaste qu’en 1981, mais aussi parce que Leaune utilise des unités territoriales plus grandes qui peuvent cacher des concentrations locales possiblement déjà présentes à l’époque. Ce qui n’a pas changé depuis 25 ans, c’est que la répartition spatiale des familles monoparentales continue de ressembler à celle de la population à faible revenu (Apparicio, Séguin, Robitaille et Herjean, 2008).
Si ces cartes semblent indiquer des différences de répartition très importantes, notamment par rapport à la centralisation relative des différents types[9], les indices de dissimilarité de la partie supérieure du tableau 1 nous rappellent que l’intensité de la ségrégation selon le type de famille est somme toute modérée. Avec des valeurs autour de 0,30, ces indices se rapprochent des valeurs obtenues par White (1987) dans les villes américaines en 1980 pour les enfants de familles monoparentales. La ségrégation selon le type de famille à Montréal est beaucoup moins importante que celle entre les francophones et les anglophones (D = 0,57), mais se rapproche des niveaux observés pour celle entre immigrants et non-immigrants (D = 0,41) et est d’intensité très semblable à la ségrégation des personnes sous le seuil de faible revenu (D = 0,34).
Bien qu’aucune paire de types de famille ne se démarque nettement des autres, notons toutefois que les répartitions spatiales les plus dissemblables sont celles des familles avec couple marié et des familles avec couple en union libre (0,34). Tout de même plus du tiers des familles de ces deux groupes devraient changer de quartier de résidence pour que leur répartition soit identique dans l’agglomération. La plus faible valeur (0,26) concerne les répartitions des deux types de famille monoparentale.
Comme l’indice de dissimilarité, les indices d’exposition et d’isolement du tableau 1 n’indiquent pas une ségrégation familiale très importante. Certes, règle générale, une famille habite dans un quartier où les familles du même type sont surreprésentées par rapport à leur proportion dans la RMR, tandis que les autres types de famille sont sous-représentés. Les niveaux d’interaction observés ne permettent cependant pas de conclure que les familles des différents types sont isolées en chiffres absolus. Une famille avec couple marié moyenne, par exemple, dont le groupe représente 50,9 % des familles de la RMR, vit dans un quartier où 56,1 % des familles sont, comme elle, des familles avec couple marié, 21,8 % sont des familles avec couple en union libre (24,5 % dans la RMR), 17,9 % sont des familles monoparentales à chef féminin (19,5 % dans la RMR) et 4,2 % des familles monoparentales à chef masculin (4,6 % dans la RMR). Toutes les exceptions à cette règle concernent les familles monoparentales dirigées par un homme. Ces familles sont en contact un peu plus étroitement avec les familles avec couple en union libre et les familles monoparentales dirigées par une femme que leurs proportions respectives dans la RMR ne le suggèrent a priori. On remarque finalement que le groupe le moins exposé aux familles avec couple marié est formé des familles avec couple en union libre, et vice-versa, ce qui confirme les résultats de l’indice de dissimilarité et de la représentation cartographique.
L’hétérogénéité présente dans la distribution spatiale des familles avec enfants dans la RMR de Montréal n’est apparemment pas extrême, mais elle constitue certainement une réalité non négligeable. Il n’est toutefois pas encore évident, à cette étape-ci de l’analyse, que cette hétérogénéité soit le fait du type de famille proprement dit plutôt que celui des différences de composition entre les groupes sur les plans ethnoculturel et socioéconomique. Il reste donc à identifier les aspects sur lesquels se distinguent les types de familles, à déterminer le caractère des quartiers dans lesquels les familles habitent et à isoler l’influence des divers facteurs par une analyse multivariée.
Description de l’échantillon
Même si elles sont relativement séparées dans l’espace, on constate dans le tableau 2 que les familles avec couple marié et les familles avec couple en union libre habitent dans des quartiers où le revenu médian des ménages est en moyenne sensiblement le même, près de 58 000 $. Ce qui est plus étonnant est qu’elles atteignent cette même moyenne tout en ayant des profils fort différents. Les familles avec couple marié sont plus âgées (41 ans contre 37,7 ans) et vivent plus souvent avec des personnes apparentées que les familles avec couple en union libre. Elles sont plus scolarisées, mais légèrement moins riches et moins actives sur le marché du travail. Elles sont aussi moins mobiles et très légèrement moins souvent propriétaires. Ce dernier point est particulièrement surprenant compte tenu des résultats antérieurs observés en France et au Canada, mais il est entièrement expliqué par la composition ethnoculturelle différente des deux types. À l’intérieur de chaque groupe ethnoculturel, les familles en union libre sont moins souvent propriétaires que les familles mariées (résultats non montrés). C’est au niveau des caractéristiques ethnoculturelles que les différences entre familles avec couple marié et avec couple en union libre sont les plus marquées : si moins du tiers des familles avec couple marié appartiennent au groupe francophone, c’est le cas des trois quarts des familles avec couple en union libre. Dans les autres groupes ethnoculturels, les familles en union libre sont sous-représentées, sauf chez le groupe des minorités visibles qui ne regroupe qu’une faible proportion des deux types de familles biparentales.
Considérés conjointement, les deux types de familles monoparentales habitent dans des quartiers plus pauvres que les biparentales. Elles ont des enfants plus âgés, vivent plus souvent avec des personnes apparentées et non apparentées, sont plus pauvres, moins scolarisées et moins présentes sur le marché du travail. Elles sont aussi moins souvent propriétaires et plus mobiles que les familles biparentales. Leur composition ethnoculturelle se situe à mi-chemin entre celle des familles avec couple marié et celle des familles avec couple en union libre. Il existe toutefois plusieurs éléments qui distinguent les familles à chef féminin de celles à chef masculin. Les premières habitent dans des quartiers nettement moins riches (48 741 $, soit 84 % de celui des biparentales ou 2/5 d’écart-type de moins) que les secondes (52 901 $, 91 % ou 1/4 d’écart-type). Les familles dirigées par une femme ont surtout un revenu ajusté, un taux de propriété et une présence sur le marché du travail nettement inférieurs à ceux des familles dirigées par un homme. Au niveau de la composition ethnoculturelle, on constate que les mères seules sont moins souvent des francophones et plus souvent des immigrantes récentes ou issues du groupe des minorités visibles que les pères seuls. Fait intéressant, les mères et les pères seuls sont disproportionnellement issus de ce groupe. Ce déséquilibre au sein de la première génération de taille importante de familles québécoises
non blanches n’est pas sans rappeler la situation prévalant chez les Afro-Américains depuis quelques générations.
On a évoqué plus tôt le peu d’intérêt porté, souvent pour des raisons de faible effectif, aux différences ethnoculturelles dans la recherche contemporaine canadienne sur la famille. Or, il ressort du tableau 2 que la composition ethnoculturelle des types de famille à Montréal et — par le simple fait du poids démographique de la RMR — dans l’ensemble du Québec varie de façon très importante. Une analyse de questions relatives au type de famille qui ne prend pas en considération l’appartenance ethnoculturelle risque donc de confondre des effets liés au premier avec des effets liés à la seconde. On va tenter, dans la prochaine section, une incursion dans cette confusion de facteurs.
Revenu du quartier de résidence
Les résultats des modèles de locational attainment sont présentés dans le tableau 3, où, rappelons-le, la variable dépendante a subi une transformation logarithmique. Dans le modèle 1, qui ne contient aucune autre variable que le type de famille, on observe que les familles avec couple en union libre habitent dans des quartiers légèrement plus riches que les familles avec couple marié[10]. Ces dernières sont suivies des familles monoparentales dirigées par un homme, puis de celles dirigées par une femme. À lui seul, le type de famille n’explique que 3 % de la variance totale.
Dans le deuxième modèle, on introduit toutes les variables de contrôle relatives aux caractéristiques démographiques, socioéconomiques, de logement et ethnoculturelles. Les différences de composition par rapport à ces variables semblent expliquer entièrement les écarts de revenu médian du quartier observés dans le modèle 1 entre les familles mariées et les familles monoparentales : les coefficients de ces dernières sont en effet pratiquement nuls dans le modèle 2. Par contre, les familles avec couple en union libre voient s’inverser le signe de leur coefficient par rapport au premier modèle : à caractéristiques égales, elles habitent dans des quartiers légèrement plus pauvres que les familles avec couple marié. Logiquement, plus le revenu familial et le revenu familial au carré sont élevés, plus le revenu du quartier est lui aussi élevé. Et comme on pouvait s’y attendre, les coefficients des variables ethnoculturelles sont tous significatifs et leurs valeurs sont assez élevées. Les anglophones sont les plus favorisés, suivis des francophones, des minorités visibles, des immigrants anciens, puis, loin derrière, des immigrants récents. Comme le groupe « autres » regroupe à la fois des natifs multilingues, des couples mixtes et différentes catégories d’immigrants, il est approprié que son coefficient se situe entre ceux des groupes de natifs et ceux des groupes d’immigrants.
Pour ce qui est des variables de contrôle, on constate que les familles dont tous les enfants sont d’âge préscolaire habitent dans des quartiers plus pauvres que celles dont les enfants sont tous d’âge scolaire. La présence de personnes apparentées est négativement associée au revenu du quartier, mais pas la présence de personnes non apparentées. Plus la scolarité des parents est élevée, plus leur quartier de résidence est riche, ce qui n’est pas vrai de l’activité sur le marché du travail. Ceux qui y participent beaucoup, comme ceux qui y participent peu, habitent dans des quartiers très légèrement moins favorisés que les parents qui ont conjointement une participation intermédiaire. De même, les propriétaires habitent dans des quartiers beaucoup plus riches que les locataires ; les familles mobiles dans des quartiers plus riches que les familles non mobiles.
Puisque le modèle 2 ne contient pas de terme d’interaction, on y fait l’hypothèse que les écarts mis sur le compte du type de famille sont toujours constants, peu importe la valeur des autres variables. La réalité étant forcément plus complexe, on va tenter de s’en approcher davantage en introduisant, dans le troisième modèle, des interactions entre le type de famille, le revenu familial et le groupe ethnoculturel. Dans ce dernier modèle, les variables qui ne sont pas impliquées dans les interactions conservent essentiellement les mêmes coefficients que dans le modèle précédent. Pour ce qui est des trois variables en interaction, leurs coefficients deviennent difficilement intelligibles sous forme de tableau et leur interprétation est mieux servie par une comparaison de valeurs prédites pour différents sous-groupes.
Telles qu’elles ont été formulées, les interactions introduites dans le modèle 3 équivalent à donner, à chacun des 20 sous-groupes[11] constitués au croisement du type de famille et du groupe ethnoculturel, une ordonnée à l’origine et une pente distinctes dans la relation entre le revenu familial et le revenu du quartier. Des tests de coïncidence de droites[12] peuvent donc être effectués entre les groupes pour vérifier si les courbes sont significativement différentes les unes des autres (Bressoux, 2008). La figure 1 présente ces 20 courbes en les classant en cinq graphiques, un par groupe ethnoculturel. L’axe vertical de chaque graphique représente le revenu médian du quartier et l’axe horizontal le revenu familial ajusté. Les valeurs des trois variables de revenu ont été retransformées en dollars après la prédiction. Toutes les valeurs prédites ont été établies pour les familles dont les parents sont d’âge moyen et qui appartiennent aux catégories de référence des variables catégorielles. Notons que la longueur des courbes varie puisque celles-ci s’étendent sur un intervalle allant du 10e au 90e percentile du revenu empiriquement observé pour chaque sous-groupe.
Comme tous les graphiques de la figure 1 sont à la même échelle, on y constate aisément qu’un plus haut revenu familial signifie un quartier plus riche pour tous les groupes. L’ordonnée à l’origine et la pente de cette relation varient cependant beaucoup d’un groupe à l’autre. Même s’il existe des différences de rendement entre types de famille, les plus grands écarts sont à mettre sur le compte de l’appartenance ethnoculturelle. En fait, plusieurs courbes à l’intérieur de chaque graphique ne sont pas significativement différentes les unes des autres. C’est-à-dire qu’entre les types de familles d’un même groupe ethnoculturel les écarts de rendement spatial sont souvent faibles. Chez le groupe des francophones (figure 1a), où les effectifs sont plus importants, la plupart des différences sont par contre significatives. Ainsi, à revenu égal, les familles avec couple marié sont plus à même que les autres types de famille de capitaliser sur leur revenu pour s’établir dans un quartier plus favorisé ; les familles monoparentales en sont un peu moins capables. De plus, si on prend en compte l’intervalle de revenu observé, on remarque que le faible revenu des familles monoparentales les relègue encore davantage dans les quartiers les moins favorisés. Ce qui surprend plus, toutefois, c’est de constater que les familles en union libre sont les moins avantagées dans ce processus. Il n’est toutefois pas exclu que la plus grande proportion de familles recomposées parmi les familles en union libre soit en partie responsable de ce désavantage.
Chez les immigrants récents aussi, à revenu égal, l’avantage des familles monoparentales à chef féminin sur les familles avec couple en union libre et, cette fois, sur les familles avec couple marié, est statistiquement significatif. Chez les familles anglophones, les familles monoparentales à chef féminin font aussi bien que les familles avec couple marié. En fait, le rendement spatial qu’elles tirent de leur revenu est tellement élevé qu’il surpasse significativement celui des familles avec couple marié francophones. Il est aussi intéressant de noter que pour le groupe des minorités visibles, un faible revenu signifie habiter dans un quartier aussi pauvre que ceux où habitent les immigrants anciens ayant le même niveau de revenu. Par contre, un revenu élevé, surtout chez les familles biparentales, rapproche les minorités visibles du genre de quartiers habités par les groupes de natifs blancs socioéconomiquement comparables. Doit-on y voir le signe d’une assimilation spatiale en marche ?
Pour chaque type de famille, les anglophones habitent toujours, à revenu égal, dans les quartiers les plus favorisés, suivis des francophones, des minorités visibles, des immigrants anciens et des immigrants récents. Il s’agit bien là de l’ordre prédit par la théorie de l’assimilation spatiale, sauf pour l’inégalité observée entre les deux groupes de natifs blancs qui s’aligne davantage sur le modèle de la stratification des lieux. La différence entre anglophones et francophones n’est toutefois significative, au seuil alpha 0,05, que chez les familles monoparentales dirigées par une femme. La différence entre les francophones et les anglophones, d’une part, et les trois autres groupes, d’autre part, est, elle, toujours significative, sauf chez les familles avec couple marié où les minorités visibles obtiennent un rendement spatial qui n’est pas significativement inférieur à celui des francophones ou des anglophones.
Il semble clair, surtout à partir de la figure 1, que l’ordonnancement du rendement spatial des types de famille ne semble relever d’aucune logique qui transcenderait les groupes ethnoculturels. On peut en conclure qu’il existe une forte interaction entre le type de famille et les facteurs ethnoculturels et socioéconomiques, du moins par rapport au revenu médian des ménages du quartier. S’il ne fait donc aucun doute que l’appartenance ethnoculturelle joue un rôle déterminant sur la distribution spatiale, l’effet net du type de famille est toutefois plus difficile à cerner en raison de cette ségrégation croisée.
Conclusion
En somme, même si les différences entre types de famille ne sont jamais extrêmement profondes, les conclusions des analyses menées ici amènent tout de même à relativiser les généralisations qui pourraient être faites au sujet de la distribution spatiale des familles. La représentation relative des types de familles dans les secteurs de recensement de la RMR, illustrée aux cartes 1, 2 et 3, ainsi que les indices de ségrégation du tableau 1 montrent bien qu’il existe une hétérogénéité spatiale substantielle parmi le grand groupe des familles avec enfants. Les familles avec couple marié et les familles avec couple en union libre, pourtant deux sous-groupes des familles biparentales, sont les types de famille qui sont le plus spatialement dissemblables. Cette conclusion tient encore quand on s’intéresse aux caractéristiques ethnoculturelles des familles, mais pas à leurs caractéristiques socioéconomiques. Dans le tableau 2, on a en effet constaté que, malgré leurs nombreuses différences, les familles avec couple marié et avec couple en union libre se ressemblent davantage entre elles, par rapport aux variables socioéconomiques, qu’elles ne ressemblent aux deux groupes de familles monoparentales. La composition ethnoculturelle est ce qui les différencie le plus. Dans les modèles multivariés du tableau 3, la différence entre familles avec couple marié et familles avec couple en union libre apparaît encore une fois plus importante que la différence entre familles avec couple marié et familles monoparentales parmi les familles francophones. Quant aux familles monoparentales, même si les modèles de locational attainment ne montrent pas beaucoup d’écarts entre celles dirigées par une femme et celles dirigées par un homme, les statistiques descriptives et les indices de ségrégation révèlent des disparités non négligeables. À la lumière des résultats de cette analyse exploratoire, il semble donc clair qu’on ne peut pas parler des familles biparentales ou monoparentales comme s’il s’agissait de groupes homogènes. Le statut matrimonial du couple parental, le sexe du parent seul, le statut socioéconomique et, en particulier, l’appartenance ethnoculturelle de leurs membres, sont des facteurs essentiels à prendre en compte dans les études multivariées portant sur les types de famille.
En raison de l’existence d’une ségrégation croisée, cette prise en compte devrait cependant dépasser le simple fait de tenir constant l’effet de ces facteurs. En effet, la présence d’interactions entre les trois aspects principaux de l’identité des familles peut mener à des conclusions erronées. Sans l’inclusion des variables d’interaction dans les modèles de locational attainment, on aurait par exemple conclu que les familles mariées et les familles monoparentales retirent le même rendement spatial de leurs caractéristiques socioéconomiques (modèle 2). Au moins chez le groupe majoritaire (les francophones) et chez les immigrants récents, cette conclusion s’avère infondée (modèle 3 et figure 1). Sous l’angle de l’assimilation spatiale, il aurait aussi été impossible, sans interactions, d’observer l’amélioration considérable du rendement spatial des minorités visibles qui accompagne la hausse de leur revenu familial.
Il convient également de noter que si, dans les modèles multivariés, le désavantage résidentiel des familles monoparentales semble faible, c’est surtout parce ces modèles tiennent constant l’effet du revenu et du mode d’occupation, qui sont des variables où les différences entre familles biparentales et monoparentales sont véritablement structurelles. En effet, si les secondes ont un plus faible revenu, c’est surtout parce qu’un parent de moins peut y contribuer, et si elles sont plus souvent locataires (voir tableau 2), c’est entre autres parce qu’elles ont souvent dû changer de logement après la séparation. À la figure 1, on constate certes qu’à revenu et mode d’occupation égaux elles habitent dans des quartiers comparables à ceux des familles biparentales, mais le fait que leur revenu observé soit plus faible les relègue dans des quartiers plus défavorisés. Les quartiers où les enfants de ces familles grandissent sont donc économiquement, et sans doute socialement, plus pauvres. Une initiative politique qui viserait à promouvoir l’accession à la propriété parmi les chefs de famille monoparentale pauvres ne serait réellement bénéfique que si ces familles pouvaient s’attendre à acheter un logement dans des quartiers qui ne sont pas déjà défavorisés et qui répondent à leurs besoins spécifiques.
Quant à ces besoins spécifiques, les observations faites par Rose et Le Bourdais (1986) sur les avantages et les inconvénients, pour les familles monoparentales, de vivre dans le centre-ville plutôt que dans les banlieues sont dans l’ensemble toujours valables aujourd’hui. Par conséquent, utiliser comme variable dépendante un indicateur de la qualité du quartier qui prendrait conjointement en considération les caractéristiques de l’environnement bâti, la densité et la proximité des services, des parcs et des transports en commun, en plus du revenu médian du quartier, aurait probablement été plus informatif que la seule variable dépendante utilisée ici. Il s’agit très certainement d’un prolongement logique à la présente recherche.
En se distançant un peu plus du présent travail, on peut aussi voir comment ce regard spatiotemporel est limité et comment il soulève des questions plus vastes que celles auxquelles il ne répond. En plus d’une étude chronologique qui permettrait d’observer la transformation de la relation entre quartiers et familles à l’aide de plusieurs recensements consécutifs, on peut aussi envisager des études comparatives synchroniques. Certaines des observations les plus intéressantes présentées ici concernent les familles dirigées par des couples en union libre. Or la signification de l’union libre diffère énormément d’une société à l’autre (Dumas et Bélanger, 1997 ; Kiernan, 2001 ; Heuveline et Timberlake, 2004) et le Québec fait figure, avec les pays scandinaves, de précurseur dans ce domaine (Le Bourdais et Marcil-Gratton, 1996). Comment la relation entre le territoire urbain et le statut matrimonial s’exprime-t-elle dans des sociétés où l’union libre n’a pas atteint le même stade qu’au Québec : Tokyo, Phoenix ou même Toronto ? Et dans des sociétés où son caractère est similaire : Stockholm, Oslo ou Reykjavik ?
Finalement, quoique le regard de cette étude soit effectivement limité en termes d’indicateurs, d’époques et d’aires géographiques, certaines de ses observations débordent de la stricte relation entre familles et territoire et s’appliquent de façon plus générale à toute la recherche contemporaine sur la famille. L’ensemble des transformations sociales apportées par la seconde transition démographique, la diversification ethnique de la population et la polarisation croissante des classes sociales et des quartiers urbains sont des phénomènes qui ne peuvent pas être ignorés, comme ne peut pas l’être leur simultanéité. Les disparités ethnoculturelles entre les types de famille, par exemple, continuent d’exister, que l’on s’intéresse aux quartiers de résidence, au risque de rupture parentale ou au bien-être des enfants. Si la présente étude illustre une chose, c’est bien l’importance ne pas considérer les familles montréalaises, québécoises ou canadiennes comme homogènes, aculturelles ou aspatiales.
Appendices
Remerciements
Cette recherche a été financée par le CRSH (bourse de maîtrise J. A. Bombardier) et le CIQSS (bourse complémentaire de maîtrise). Elle a aussi grandement bénéficié des commentaires des évaluateurs anonymes des Cahiers québécois de démographie.
Notes
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[1]
Bien qu’aucun texte ayant recours à ce type d’analyse n’ait encore été publié en français, on retrouve une traduction du terme locational attainment dans la version française d’un résumé d’article (Myles et Hou, 2004) : « Accomplissement spatial ». Cela semble toutefois une expression un peu maladroite, qui n’offre pas tout à fait la même signification qu’en anglais. À défaut d’une meilleure formule, l’expression originale anglaise sera utilisée dans ce texte.
-
[2]
Il est intéressant de rappeler qu’il existait, dans les années 1980, un important secteur de recherche transversale sur la relation entre la diversification familiale alors en marche et l’habitat urbain, notamment sur l’inadéquation entre le parc immobilier existant et les besoins de ces nouvelles familles, particulièrement les familles monoparentales. Que ce soit au Québec (Leaune, 1985 ; Leaune et Le Bourdais, 1985 ; Rose et Le Bourdais, 1986 ; Mondor, 1989) ou ailleurs (Bonvalet et Merlin, 1988 ; Myers, 1990), ces études se font toutefois plus rares dès le début des années 1990, probablement emportées par la vague du nouveau paradigme.
-
[3]
Voir Massey et Denton (1988) ou Apparicio, Leloup et Rivet (2006) pour plus d’informations concernant les indices de ségrégation.
-
[4]
Rosenbaum et Freidman (2001) sont peut-être les seules à avoir ajusté la variance de leurs estimateurs dans un modèle de locational attainment. Elles emploient la méthode des moindres carrés généralisés réalisables (feasible generalized least square, FGLS) qui produit des erreurs-types robustes à l’hétéroscédasticité et à l’autocorrélation, mais uniquement à condition que la forme de l’hétéroscédasticité soit bien spécifiée, sinon un biais peut apparaître. En présence d’autocorrélation, Angrist et Pischke (2009) recommandent une approche basée sur l’ajustement des erreurs-types, comme celle proposée ici, plutôt que sur l’estimation par GLS.
-
[5]
Par exemple, afin d’utiliser les taux de criminalité comme variable dépendante, il aurait fallu standardiser l’information provenant de tous les corps de police qui se divisent le territoire de la RMR. De plus, cette information est habituellement agrégée au niveau des municipalités ou des postes de quartier, des postes qui ne sont qu’au nombre de 33 sur toute l’île de Montréal.
-
[6]
Statistique Canada calcule ce facteur en faisant la somme des poids attribués à chaque membre de la famille : on attribue un poids de 1 au premier parent, de 0,4 au second parent ou au premier enfant d’une famille monoparentale, et de 0,3 à tous les autres enfants.
-
[7]
Scolarité faible = aucun parent n’a de diplôme d’études secondaires ; scolarité élevée = au moins un parent a un diplôme universitaire, l’autre a au moins un diplôme d’études secondaires ou collégiales ; scolarité intermédiaire = toutes les autres configurations intermédiaires. Voir Pelletier (2011) pour une description plus détaillée de la construction de cette variable et de la suivante.
-
[8]
Participation faible = au moins un parent ne travaille pas, l’autre travaille au plus à temps partiel ; participation élevée = au moins un des parents travaille à temps plein, l’autre travaille au moins à temps partiel ; participation intermédiaire = toutes les autres configurations intermédiaires.
-
[9]
La dimension de la distance par rapport au centre est traitée plus extensivement dans Pelletier (2011).
-
[10]
La différence entre les deux est significative dans le modèle 1 alors qu’elle ne l’était pas au tableau 2. Cette situation est attribuable à la transformation subie par la variable « revenu du quartier ».
-
[11]
Les courbes des quatre sous-groupes de famille correspondant au groupe ethnoculturel « autres » n’ont pas été tracées parce que ce groupe est trop hétérogène pour tirer des conclusions substantives claires de ses résultats.
-
[12]
Ces tests s’appliquent ici même s’il ne s’agit pas, en raison de l’introduction d’un terme quadratique pour le revenu, de droites à proprement parler, mais plutôt de courbes. Dans le cas où on a, pour le groupe 1, y1 = a1 + xb1 et, pour le groupe 2, y2 = a2 + xb2, on teste l’hypothèse nulle suivante : (a1 = a1) & (b1 = b2), c’est-à-dire qu’on teste si les ordonnées à l’origine et les pentes sont conjointement différentes les unes des autres.
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