Abstracts
Résumé
À partir de travaux récents menés en démographie historique, l’auteur analyse les implications des systèmes familiaux chinois et japonais en matière de reproduction, en faisant intervenir des éléments structurels et institutionnels liés à la culture. Dépassant les considérations socio-économiques (sans les effacer), cette démarche permet de dresser une démographie différentielle plus fine qui éclaire mieux les comportements humains. Face aux changements dans les conditions socio-économiques, les habitudes de corésidence et de succession de la famille souche japonaise impliquent des comportements reproducteurs différents de ceux qui sont façonnés par les ménages élargis chinois. Néanmoins, un fond culturel commun fait apparaître des stratégies intrafamiliales qui privilégient les intérêts du ménage au détriment de ceux des individus. La génération, le genre et les relations de parenté déterminent fortement les événements jalonnant la vie reproductive de chaque membre. Un grand nombre de stratégies familiales se mettent en place à partir de la culture et façonnent les comportements démographiques individuels.
Abstract
Based on recent studies in historical demography, the author examines the reproductive implications of Chinese and Japanese family systems, in focusing on structural and institutional elements related to culture. This approach goes beyond socioeconomic considerations (while also dealing with the latter) to present a more finely nuanced comparative demographic profile that gives us a better understanding of human behaviour. In the face of changing socioeconomic conditions, coresidence and succession practices in Japanese stem families lead to reproductive behaviours that differ from those forged in extended Chinese households. Nevertheless, a common cultural background results in intrafamilial strategies that place the interests of the household above those of the individual. Generation, gender and kinship ties strongly determine events in the reproductive life of each family member. A large number of family strategies, influenced by culture, shape individual demographic behaviours.
Article body
La découverte et l’accessibilité de n ouvelles sources historiques (recensements, statistiques communales, militaires…), l’application de nouvelles techniques d’analyse et la réappropriation de leur passé par des historiens asiatiques ont engendré depuis peu, en démographie historique, des études qui remettent en question la vision malthusienne d’une Asie dominée par les freins positifs (Lavely et Wong, 1998; Lee et Wang, 1999; Liu et al., 2001). Ce qui semble distinguer l’Asie de l’Est de l’Europe n’est pas la nature des freins démographiques, mais plutôt le contexte social des comportements démographiques (Lee et Wang, 1999; Bengtsson, Campbell, Lee et al., 2004).
Tout comportement démographique est largement le produit d’un système familial [1] résultant d’un système social culturellement et matériellement défini : une construction culturelle sous contraintes économiques, sociales et démographiques (Oris et Ochiai, 2002 : 26). Il fait référence à la façon habituelle, normative par laquelle le processus familial se déroule; cela englobe les formes et préférences matrimoniales, la transmission de la propriété, la séquence « normale » des arrangements de corésidence, les rôles normatifs associés aux relations et statuts familiaux et les biais de genre et de génération qui forment le système dans son ensemble (Skinner, 1997). Ainsi, de nombreux aspects des systèmes familiaux (type de mariage, pratiques de succession, formation des ménages,…) influencent largement les processus démographiques [2].
Récemment, les anthropologues-démographes et les historiens-démographes ont mis en évidence des différences régionales dans les comportements démographiques, dans la formation des familles et dans les caractéristiques de travail. En liant ces différences culturelles et démographiques à celles de la formation du groupe domestique, ils ont augmenté la compréhension du contexte social des comportements démographiques et ont conduit à étendre les horizons spatiaux et disciplinaires de la démographie historique au-delà des frontières académiques, sociales et politiques conventionnelles (Lee, Campbell et Wang, 2004 : 109).
En Europe occidentale, la famille nucléaire a joué un rôle important en façonnant de nombreux comportements démo-graphiques. Un jeune couple ne pouvait s’installer que si son indépendance économique était acquise. Cette indépendance s’inscrivait dans un système familial qui n’approuvait pas la cohabitation de deux couples sous le même toit ou sur la même exploitation, mais qui, au contraire, favorisait le « néolocalisme ». Cette norme a encouragé les jeunes gens à « louer » leur force de travail, leur permettant d’assurer une épargne dans l’attente d’une installation future. Ce travail domestique — the life-cycle servanthood — débouchait alors sur des mariages tardifs. Le marché du travail permettait ainsi de lier la taille de la population à la nuptialité (Hajnal, 1983; Laslett, 1983).
En Asie, les ménages sont l’unité de base de prise de décision et d’allocation des ressources. L’intérêt de la famille passe avant celui de l’individu. Aussi, comprendre la formation des ménages et les répercussions qu’elle engendre sur la vie de chaque individu constitue un volet important de l’analyse des comportements démographiques asiatiques.
En Chine et au Japon, l’aspect culturel se retrouve dans les principes fondamentaux du confucianisme. Au niveau des unités domestiques, ils se traduisent par des hiérarchies définissant l’accès aux ressources; le genre et l’âge, mais également les relations de parenté, organisent la vie familiale et le parcours de vie de chaque membre. Les comportements démographiques ne résultent pas du hasard; ils répondent à des stratégies privilégiant l’intérêt et la continuité du ménage sur les destins -individuels.
La formation et le mode d’organisation domestique ont par conséquent un impact direct sur les comportements démogra-phiques. Au sein des ménages asiatiques l’accès au marché du travail et à l’héritage (notamment) variait selon le sexe, le rang de naissance ou les liens de parenté avec le chef du ménage. Il en est de même pour la nuptialité, la fécondité ou encore la mortalité. En Asie peut-être plus que partout ailleurs, l’influence du ménage sur le parcours de vie de ses membres est grande. Dans la tradition confucéenne, la famille, le groupe ou la lignée atteint une dimension quasi sacrée; ses intérêts collectifs dépassent les intérêts individuels et façonnent les comportements sociaux des individus.
Les implications sociales du mode d’organisation domestique ont été très peu étudiées. Alors que les Européens vivent au sein d’unités sociales relativement réduites créées suite au mariage et organisent leur vie au niveau individuel ou conjugal, les Asiatiques tendent à vivre dans des unités plus complexes et doivent souvent concilier leur comportement avec le fonctionnement d’un groupe plus étendu où coexistent divers intérêts. Par conséquent, les individus sont plus libres en Europe de choisir personnellement de se marier, de migrer, de produire, de consommer ou de travailler, tandis que les Asiatiques doivent souvent négocier et planifier ces décisions avec d’autres personnes (parents, frères et soeurs et parenté plus ou moins large).
Le travail de synthèse que nous proposons ici est une analyse des modes d’organisation domestique chinois et japonais et de leurs rapports à la reproduction. En premier lieu, nous nous concentrerons sur la formation et le cycle de vie des ménages dans le but de dégager les tendances fondamentales des unités domestiques asiatiques. L’expérience de l’Europe sera rapidement évoquée comme point de comparaison avec la Chine et le Japon. Dans un second temps, nous nous focaliserons sur les interactions entre système familial et démographie en privilégiant l’analyse de la reproduction. Grâce à une pratique relevant du confucianisme — liée à la nécessité de connaître le statut et la position de chaque individu durant son passage sur terre [3] —, des systèmes de contrôle et d’enregistrement de la population ont été développés très tôt en Chine et au Japon. La découverte au Japon de livres de recensement datant de la période Tokugawa (1603-1868), dont le but premier était de répertorier les adhérents à la religion interdite, le christianisme [4], et en Chine de registres de ménages et de population de diverses entités communales et militaires ainsi que de généalogies impé-riales de la période Qing (1644-1911) a permis d’étudier sous un angle nouveau les populations préindustrielles asiatiques. Ces sources offrent de nouvelles perspectives pour comprendre les populations et les sociétés du passé. Les études menées montrent que, face aux changements dans les conditions socio-économiques, le type de réponse démographique varie selon les contextes, remettant ainsi en cause les présupposés malthusiens sur l’Asie. En portant notre attention sur la dimension cultu-relle à travers les systèmes familiaux, il ne s’agit pourtant nulle-ment de rejeter l’importance des fondements matériels de la reproduction familiale, mais plutôt de considérer la diversité des comportements démographiques comme étant le fruit d’un compromis entre, d’une part, les aspirations individuelles et, d’autre part, les contraintes et opportunités de la famille, des structures communautaires, des éco-types et (ou) des socio-types. Ainsi, en fonction des contraintes exogènes et de l’organisation domestique, les ménages asiatiques pouvaient contrôler leur reproduction en restreignant l’accès à la nuptialité, en réduisant leur fécondité ou encore en sélectionnant leur descendance par l’infanticide.
Cette synthèse s’appuie fortement sur les résultats des travaux du Projet eurasien pour l’histoire comparée de la population et de la famille. Ce projet, entrepris en 1994 sous l’impulsion d’Akira Hayami, s’est fixé comme objectif l’application de métho-des d’analyse quasi identiques aux données européennes et asiatiques portant essentiellement sur le 18e et le 19e siècle. Les techniques d’analyse de séries temporelles et de biographies appliquées aux données longitudinales et individuelles recon-stituées à partir des registres de population de cinq pays (Bel-gique, Chine, Italie, Japon et Suède) ont permis d’accroître la compréhension de la mortalité, de la fécondité et de tout autre comportement démographique en fonction de la classe sociale, du contexte familial ou de diverses caractéristiques individuelles (Bengtsson, Campbell, Lee et al., 2004 : viii-ix). L’accroissement permanent de la masse des données fournies par ce projet rend provisoire le caractère de notre synthèse; elle ne demande qu’à être complétée.
Formation et cycle de vie des ménages
L’étude des systèmes familiaux a longtemps été considérée comme la chasse gardée des anthropologues. Ces derniers ont mis au point un ensemble de concepts, de schémas et de termes facilitant et systématisant l’analyse des différents systèmes familiaux. Parfois très techniques, ces acquis disciplinaires n’en demeurent pas moins essentiels pour l’analyse de la famille (Zonabend, 1986). Toutefois, d’autres disciplines ont également contribué au développement de ce champ d’étude.
Une contribution importante vient de l’histoire, plus particulièrement de l’étude du groupe domestique [5]. Les travaux pionniers du Cambridge Group for the History of Population and Social Structure ont permis de dresser une typologie des diverses configurations familiales. À la suite de ces travaux, Laslett a proposé de considérer la famille dans un sens particulier, « en tant que groupe de personnes vivant ensemble, ménage, ce qu’on pourrait appeler groupe domestique corésidant » (1972 : 1, notre traduction). En circonscrivant la famille aux relations intra-domestiques, Laslett a rendu possible l’étude comparative de l’histoire de la famille.
Le tableau de la typologie des ménages
Parmi les divers modèles d’analyse des ménages proposés par les scientifiques, notamment Hajnal et Todd [6], seul celui de Peter Laslett (1983) offre une grille synoptique permettant une analyse systématique de l’organisation du groupe domestique (tableau 1). Cette grille comprend 33 mesures de l’organisation du groupe domestique qui permettent de distinguer quatre modèles régionaux européens : occidental, central, méditerranéen et oriental. Certaines mesures sont désignées ou définies de façon inadéquate et même vague [7]. Néanmoins, l’ensemble offre un moyen intéressant de dresser les différences et les ressemblances entre populations historiques.
Les réalités reconstruites par les historiens qui prennent part au Projet eurasien pour l’histoire comparée de la population et de la famille permettent de comparer les modes d’organisation domestique pour cinq populations européennes et asiatiques : Sart (Belgique), Italie du Nord, Scania (Suède), Liaodong (Chine) et Ou (Japon). Sur trois des quatre critères de Laslett, formation du groupe domestique (critères a1 à a4), nuptialité (b1 à b6) et composition du ménage (c1 à c12), la Chine et le Japon diffèrent des populations européennes (tableau 2). La synthèse récente fournie par Lee, Bengtsson et Campbell (2004) permet de dégager certaines différences.
D’après le premier critère, le mariage ne joue pas le même rôle dans la formation des ménages en Europe et en Asie, comme l’a également souligné Hajnal (1983). Dans les populations européennes, le groupe domestique est formé au mariage du chef de ménage (processus de création). À l’opposé, le mariage ne remplit pas cette fonction pour les ménages asiatiques; un nouveau chef accède à la tête du ménage suite à la mort ou au retrait de son prédécesseur [8]. Un ménage peut parfois résulter de la division d’un ménage existant, mais ce processus se produit rarement et il est souvent lié à la disponibilité des terres. « La formation des ménages est, par conséquent, moins fréquente en Asie qu’en Europe. Les ménages durent plus longtemps en Asie et sont plus importants dans l’organisation de l’économie, de la vie politique et de la société » (Lee, Bengtsson et Campbell, 2004 : 97, notre traduction).
Laslett a énoncé six critères « de procréation et démo-gra-phiques » (b1 à b6). Bien que la proportion des hommes mariés et l’écart entre les époux pour l’âge au mariage soient relativement identiques entre les cinq populations, les femmes et les hommes se marient plus tôt en Asie qu’en Europe. De plus, le mariage des femmes asiatiques se rapproche du modèle universel.
Enfin, d’après les critères de composition de la parenté du groupe (c1 à c12), les ménages européens sont en général plus simples, puisque seulement une ou deux générations y cohabitent. En Asie, trois générations ou plus cohabitent dans de nombreux ménages, rendant ceux-ci plus complexes. La taille moyenne des ménages n’est pas forcément plus grande en Asie qu’en Europe, mais les relations familiales y sont plus -compliquées.
Dans la tradition confucéenne qui marque la Chine et le Japon, le ménage est organisé selon des principes hiérarchiques. L’hérédité est le premier déterminant du pouvoir et des privilèges d’un individu; la génération, l’âge et le genre viennent ensuite. De manière générale, l’aîné avait préséance sur le plus jeune et l’homme sur la femme.
Au Japon et en Chine, tout comme en Europe, le système de formation et d’organisation des ménages repose sur des caractéristiques anthropologiques distinctes, un ménage idéal différent. La sociologie comparée distingue trois systèmes idéaux de progression des ménages : nucléaire, souche et élargi (Segalen, 1988; Skinner, 1997). Dans ces trois systèmes, le noyau est l’unité familiale conjugale : les parents avec les enfants [9].
Le ménage idéal fait référence à une préférence pour un mode particulier de corésidence existant dans une société; le comportement des individus lors de la formation du ménage est très souvent influencé par ces préférences. En Chine et au Japon, deux idéaux distincts prévalaient. En Chine, le ménage élargi multigénérationnel prévalait, tandis qu’au Japon, la famille souche dominait.
Le Japon et le système du ie
Malgré ce qui semble largement admis, il existe encore de nos jours un débat portant sur la famille au Japon durant la période Tokugawa. Mais même si des recherches sur les différences régionales et temporelles de la famille ont été menées et sont encore en cours (Smith, 1970; Nakane, 1991; Hayami et Ochiai, 2001), l’idéal familial japonais semble avoir été celui de la famille souche [10].
Comme le note Beillevaire (1986), encore aujourd’hui, l’étude de la famille traditionnelle japonaise se réfère implicitement à l’époque Tokugawa (préindustrielle), où la cellule de base était constituée par l’ie. « Dans l’étymologie japonaise, le ménage et la maison sont appelés ie » (Saito, 2000 : 17, notre traduction). Mais le ie n’est pas seulement une réalité contemporaine, il revêt une dimension temporelle; il existe un continuum diachronique entre le passé et le futur, englobant les résidents actuels mais aussi les membres décédés et parfois même ceux qui ne sont pas encore nés. Dans une tradition commune à la Chine et au Japon, le ie, le foyer domestique, est aussi conçu « comme un lieu de médiation entre les humains et certaines divinités » (Beillevaire, 1986 : 494). Le concept du ie est fortement lié à une dimension de reconnaissance sociale. Bien plus que ses individus, c’est l’ensemble du ie, dans sa totalité passée comme future, qui est important pour ses membres. Cette conception du ménage se retrouve également en Chine.
Au sein d’une communauté, l’appartenance à un ie donne accès à certains droits. Par conséquent, il est primordial pour ce système de spécifier qui est membre du ie et qui ne l’est pas. Les membres de la famille se divisent entre, d’un côté, « des personnes socialement reconnues comme faisant partie de la lignée familiale, chokkei, parmi lesquelles sont inclus les héritiers, leurs épouses et les autres éventuels prétendants à la succession », et, de l’autre, « les membres socialement reconnus comme ne faisant pas partie de la lignée familiale, bokei, parmi lesquels sont groupés tous les membres de la famille, ainsi que les connaissances et les domestiques » (Saito, 2000 : 18, notre traduction).
Non seulement ceux qui établissent un nouveau ménage ne font plus partie de la lignée familiale, mais il en va de même des enfants, qui n’héritent pas, même s’ils demeurent au sein du ménage jusqu’à leur mariage [11]. De plus, la présence des parents du chef de ménage n’influence pas la division des membres. Cela implique qu’un ménage A (de type famille souche) et un ménage B (de type nucléaire) peuvent être pris comme étant des étapes successives du cycle de vie d’une famille. Lorsqu’il y a succession, une règle est appliquée : « un fils, un seul […], hérite de la direction de la maison et de la plus grande partie, sinon de la totalité, des biens-fonds. Les autres enfants sont tenus, eux, de quitter la maison au moment de leur mariage » (Beillevaire, 1986 : 497).
Le système de la famille souche n’a pas été abordé par Hajnal (1983). Son article sur les systèmes de formation des ménages n’envisage pas le Japon et son système familial. Pourtant, des règles existent. Osamu Saito (2000) propose un résumé des modes de formation des ménages dans le Japon traditionnel que Cornell (1987) a analysé en recourant au paradigme de Hajnal. On peut les résumer en quatre points essentiels :
Dans le système du ie, un seul fils demeure au sein du ménage des parents, tandis que les autres doivent le quitter à leur mariage. Les limites définies du système du ie séparent le fils-héritier des autres enfants, comme le suggère le proverbe japonais : « l’inconnu commence avec ses frères et soeurs ».
Le mariage du fils-héritier ne signifie pas qu’il devient chef du ie ni qu’il en assure la gestion. Devenir chef du ie « peut intervenir à n’importe quel moment entre le mariage de l’héritier et la mort de son prédécesseur » (Cornell, 1987 : 153, notre traduction), mais généralement cela intervient à un moment précis, selon les traditions locales ou familiales.
Le mariage du fils-héritier et celui de ses frères et soeurs peuvent se différencier. Étant donné la règle 1, il est probable que ceux qui restent dans le ménage ont tendance à contracter un mariage précoce et ceux qui le quittent un mariage plus tardif.
Seuls les mariages des fils qui n’héritent pas dépendent des conditions économiques, en particulier de l’accès à des terres et à des opportunités de travail ou d’adoption, et sont généralement plus tardifs.
Idéalement, toutes les familles souches partagent trois caractéristiques : retrait du chef de ménage à un certain âge, transmission intégrale du patrimoine à un des enfants et expulsion des non-héritiers à leur mariage. Autrement dit, le système de la famille souche est caractérisé par l’exclusion; l’héritier occupe une place différente de celles de ses frères et soeurs et reste au sein du ménage après son mariage.
Si le ie se perpétue par un héritier direct, il passe alors par différents stades au cours du temps, par un cycle de vie. Ces changements peuvent être décrits en quatre phases. Lors de la première, le ménage correspond à l’idéal souhaité; un couple de parents cohabite avec son fils marié et les enfants de ce dernier. À la mort de ses parents, le fils hérite de la chefferie du ménage; dans cette deuxième phase, le ménage passe par un stade « nucléaire ». Dans la troisième, un enfant se marie et réside avec le couple aîné. Et enfin, le nouveau couple donne naissance à de nouveaux enfants. Le cycle est ainsi bouclé (Saito, 2000).
Dans ce type de système, la totalité des ménages ne peut être de type famille souche car la proportion de familles nucléaires ne peut pas être nulle. Si les diverses phases avaient la même durée, chaque ménage passerait un quart de son cycle en tant que famille nucléaire [12].
Dans son cycle de vie, le ie passe par un stade critique en termes de rapport entre les individus « productifs » et non productifs. Une crise de subsistance peut surgir dans la phase III, où la force de travail du ménage chute par rapport au nombre d’individus « non productifs ». Cela implique que l’unité domestique devait maintenir un apport de travail suffisant pour ne pas se mettre en péril (Saito, 2000).
La formation et l’organisation du ie reposent sur des règles qui influencent le parcours de vie de chaque individu. Bien qu’elles concernent principalement le mariage et l’accession à la tête de l’unité domestique, les règles de formation des ménages au Japon montrent d’emblée que le mode d’organisation domestique revêt des implications sociales et façonne les comportements démographiques.
La Chine et la lignée patrilinéaire
La structure de la famille chinoise est basée, dans les textes, sur un régime culturel appelé zongfa. Le zongfa est un groupe de règles qui gouverne les relations entre les différents membres d’une famille (père-fils, mari-femme, frère-soeur), les règles rituelles pour les funérailles (le nombre d’ancêtres dans le temple, la durée du deuil, les rites) et l’hérédité.
La famille, mais aussi la société chinoise, sont fortement organisées. Campbell et Lee distinguent deux institutions de base : le ménage et le groupe de descendance. Le ménage chinois était l’unité de base, tant sociale et économique que résidentielle, tandis que le groupe de descendance était l’unité sociale et économique de base juste au-dessus du ménage. Le ménage chinois était une organisation très hiérarchique qui reposait sur les principes contradictoires de l’équité et de l’inégalité. Normalement, les membres d’un ménage partagent les ressources de façon égale. Cependant, en même temps, ils doivent suivre un ordre de préséance et de déférence défini par les « cinq relations humaines » (chef-ministre, père-fils, grand frère-petit frère, mari-femme et ami-ami). Ces principes généraux de patriarcat, de génération, d’âge et de genre, renforcés par les gouvernements successifs, étaient ancrés profondément dans la société chinoise (Campbell et Lee, 2000).
Idéalement, le ménage chinois est organisé selon les principes hiérarchiques confucéens. Les ménages étaient stratifiés par génération; les aînés avaient préséance sur les plus jeunes. Les membres d’une même génération se différenciaient par l’âge. Enfin, la proximité à la lignée patrilinéaire définissait souvent l’accès aux ressources. Le ménage chinois se caractérisait par une forte autorité paternelle, par le respect dû par les plus jeunes et les femmes.
Dans le paradigme de Hajnal (1983), la Chine fait partie du système des ménages élargis. Ce système de formation des ménages repose sur trois règles principales :
Le mariage est précoce pour les hommes et les femmes.
Un couple de jeunes mariés commence sa vie au sein du ménage d’un couple plus âgé (généralement le ménage du mari).
Les ménages comptant plusieurs couples mariés ont tendance à se diviser pour former deux ou plusieurs unités domestiques, chacune comprenant un ou plusieurs ménages [13].
Idéalement, tous les ménages élargis partagent deux caractéristiques : héritage égalitaire et virilocalité des héritiers mariés. Contrairement au système japonais, celui des ménages élargis chinois est « inclusif »; plusieurs héritiers reçoivent une part du patrimoine et tous restent au sein du ménage après leur mariage.
Comme au Japon, dans le système chinois de formation des ménages élargis, la continuité du ménage est assurée par un héritier direct. Par conséquent, le cycle de vie d’un ménage élargi passe par cinq phases. Dans la première, le ménage idéal est réalisé; un couple marié coréside avec ses enfants mariés; c’est un ménage vertical. À la mort des parents, le ménage consiste en une famille de frères mariés, un ménage horizontal, et à la mort du nouveau chef, il se résume aux oncles et neveux (ménage diagonal). À la quatrième phase, seuls les cousins demeurent au sein du ménage. Finalement, lorsque les cousins divisent le ménage, plusieurs nouveaux ménages sont créés, comprenant chacun un couple marié et ses enfants. Ces étapes du cycle de vie du ménage s’accompagnent de stades intermédiaires multiples selon les mariages, les accouchements et les décès des membres. Lee et Campbell (1997 : 111) ont montré que la structure des ménages change très peu souvent et que les ménages les plus simples, en fonction de leur petite taille, qui exacerbe leur vulnérabilité face à la mort et au mariage, varient plus que les unités complexes.
Tant en Chine qu’au Japon, la formation et l’organisation des ménages répondent à des règles strictes et influencent fortement les comportements démographiques de chaque individu. En d’autres termes, comme le notent Lee et Campbell, « le ménage était l’organisation sociale la plus fondamentale et la plus importante […] la structure du ménage et la position individuelle en son sein étaient au-delà de tout contrôle individuel. Les personnes étaient incapables de changer volontairement leur environnement domestique, devant plutôt attendre certains évé-nements » (1997 : 131, notre traduction).
La nature hiérarchique des ménages en Asie orientale détermine le contexte social et économique de la vie quotidienne. La position au sein du groupe domestique limite l’accès aux droits et aux ressources. Toute décision est soumise à l’approbation du ménage. Ainsi,
La structure du ménage, la position en son sein et les règles de sa formation contribuent à limiter le destin des individus. Les décisions démographiques sont prises en suivant des stratégies familiales plutôt que les préférences individuelles. La famille dans son ensemble répartit le travail et redistribue les richesses; nourrit le jeune et prend soin des aînés. Les membres de la famille qui désiraient se marier ou élever des enfants devaient rivaliser pour un nombre limité de droits et de ressources distribués inégalement selon le genre, les relations familiales et l’ancienneté.
Lee et Campbell, 1997 : 105notre traduction
Démographie des ménages
Les événements démographiques comme la naissance, le mariage, la migration et la mort ont tous des implications directes sur la vie et l’économie familiale. Ils déterminent la taille, la composition et en dernier lieu le bien-être du ménage et sont, par conséquent, trop importants pour être « laissés » entre les mains des individus. Chaque famille ajuste son comportement démographique selon les circonstances et les attentes économiques et sociales.
Les anthropologues-démographes se sont penchés sur la rationalité et les modèles de contrôle démographique des ménages élargis et des familles souche en Orient. D’un côté, les groupes domestiques devaient avoir des ressources plus grandes, ainsi que des taux de nuptialité plus élevés et des taux de mortalité plus faibles. De l’autre, parce que les individus bénéficiaient d’un plus grand support collectif, ces ménages avaient davantage tendance à limiter leur taille et leur composition ainsi que la nuptialité, la fécondité et la mortalité selon le sexe, la position dans le ménage et le rang de naissance d’un individu.
Davis (1955) et Hajnal (1983) ont trouvé utile de comparer les systèmes familiaux en recourant à une approche de stylisation (souligner les traits principaux afin de mettre les différences en perspective) pour comprendre les implications démographiques de ces systèmes. Plus récemment, Das Gupta (1998) a suggéré que les pratiques de succession et de résidence constituent le cadre dans lequel les systèmes familiaux agissent sur la reproduction, les stratégies de migration et la santé et longévité des individus [14].
Les règles de succession et de résidence des systèmes familiaux impliquent des comportements sociaux. Dans la famille souche japonaise, un seul enfant hérite des biens parentaux et demeure avec ses parents; ses frères et soeurs quittent le ménage à leur mariage et doivent par conséquent trouver une façon de subvenir à leurs besoins. Dans les ménages élargis chinois, les enfants héritent de façon égalitaire et restent dans le foyer parental; il n’y a donc pas exclusion. Tous les individus nés dans le ménage élargi peuvent revendiquer un accès aux ressources. Pour Das Gupta (1998), la principale différence entre ces deux systèmes est la nature de ces revendications, minimales dans le cas de familles souche.
Ces règles de résidence et de transmission de l’héritage jouent un rôle important en façonnant les relations intra-familiales. Dans les ménages élargis chinois et la famille souche japonaise, le transfert de la propriété s’opère graduellement. Les parents transmettent leur autorité petit à petit, conservant un pouvoir sur les décisions du ménage durant leur vieillesse [15]. Leur position dans la famille ne souffre pas soudainement de la perte de leur statut et de leur autorité. Il y a donc moins de tensions intergénérationnelles dans ces deux types de systèmes familiaux. La hiérarchie générationnelle est un des traits centraux de la vie en Asie de l’Est; les aînés exercent un pouvoir sur les plus jeunes.
La position des femmes n’est pas la même dans le système de famille souche nord-européen que dans le système de ménages élargis asiatique; la famille souche japonaise se distingue de son pendant européen et se rapproche de son voisin asiatique. En Asie, le noyau central est la parenté directe [16]. Par conséquent, l’union conjugale est beaucoup moins importante; elle est même perçue comme une menace pour les autres relations (Das Gupta, 1998). L’unité de base est le ménage (le ie dans le cas du Japon), non le couple. L’organisation sociale est centrée autour des hommes. Une femme s’établit dans le ménage de son mari, intégrant la lignée de celui-ci. Dans sa nouvelle famille, les tâches qui lui sont dévolues consistent à élever les enfants et à travailler. Comme l’âge, le genre induit une forte hiérarchie en Asie.
Les principes les plus importants déterminant le comportement démographique sont la génération, le sexe et les relations de parenté qui caractérisent les systèmes patrilinéaires et patriarcaux chinois et japonais. Les aînés et les hommes se trouvent au sommet, les femmes et les plus jeunes à la base. Les relations de parenté influencent profondément les valeurs et l’organisation sociales. Elles agissent sur les individus dans leur comportement et leur rapport aux autres, au sein comme hors de la famille. Elles façonnent les rôles des membres d’un ménage et pèsent sur les aspects fondamentaux de l’organisation de la société et les comportements démographiques.
Systèmes familiaux et reproduction
Les populations préindustrielles ont plusieurs moyens de contrôler leur reproduction : restreindre l’accès à la nuptialité, réduire leur fécondité ou pratiquer une sélection de leur descendance en recourant à l’infanticide. Ces événements démographiques ne résultent pas de décisions individuelles; au contraire, ils sont profondément influencés par l’organisation sociale et domestique, les finalités des systèmes familiaux, les idéaux de continuité et d’héritage, ainsi que de transmission, qui caractérisent chaque civilisation.
La nuptialité
L’accès à la nuptialité se différenciait non seulement selon l’organisation de l’unité domestique et la position des individus dans la structure du ménage, mais également selon les types de mariage et les classes sociales [17].
Type de mariage et stratification sociale du mariage
Un mariage peut être de trois types en termes de résidence post-maritale. Le premier type correspond à l’union où le marié ou la mariée reste dans le village après le mariage. Le deuxième existe lorsqu’il ou elle quitte le village après le mariage. Lorsque la mariée s’installe dans le village ou la résidence de son époux, le mariage est virilocal; si le marié va résider dans le ménage de son épouse, le mariage est uxorilocal. Finalement, une union peut déboucher sur une résidence indépendante nouvellement créée, ce qui correspond à la règle du néolocalisme. Ce dernier type est majoritaire en Europe occidentale, mais il est marginal en Asie de l’Est; c’est pourquoi il n’est pas envisagé ici.
Dans la période préindustrielle, les unions matrimoniales sont en majorité de type virilocal en Asie de l’Est. En Chine, l’uxorilocalité représentait environ 10 % de tous les mariages (Lee et Wang, 1999 : 78). Au Japon, Hayami (2001 : 108-109) avance qu’à Yokouchi près de la moitié des épouses proviennent d’un autre village, mais 88 % de tous les mariages impliquent des couples qui étaient d’une aire géographique proche; la sphère matrimoniale englobe le territoire couvert par les activités quotidiennes, soit un rayon d’environ quatre kilomètres autour du village. Si la majorité des mariages sont virilocaux en Chine et au Japon, les implications démographiques des types de mariage sont mal documentées car très peu d’études ont été menées sur ce sujet [18].
À notre connaissance, une des rares recherches sur l’incidence du type d’union (uxorilocale ou virilocale) sur l’âge au mariage est celle de Tsuya et Kurosu (2000). Selon ces auteurs, la distribution de l’âge au mariage était plus concentrée parmi les mariages virilocaux qu’uxorilocaux. La faible proportion des hommes qui quittait le périmètre du village se mariait plus tardivement que les autres; cela était certainement dû à des motivations matrimoniales différentes. À cause de la rareté des travaux de recherche, on connaît mal le rôle du type d’union dans son rapport à l’âge au mariage, mais l’influence du statut social sur l’âge au mariage semble être assez importante.
En analysant les généalogies des lignées à Anhui (Chine), Ted A. Telford (1992) a montré que d’autres facteurs peuvent être aussi importants que l’infanticide sur le marché matrimonial [19]. Pour lui, les différences de statut social avaient une incidence sur l’âge au mariage des hommes [20]. Il pense que la position sociale et les autres facteurs à travers lesquels elle s’exprime étaient la clé pour expliquer l’âge au mariage masculin et la probabilité de se marier en général.
En Chine, dans la lignée impériale des Qing, la probabilité de se marier et l’âge au mariage diffèrent selon le statut de noblesse et le genre; la proportion des célibataires est deux fois plus élevée parmi la basse noblesse que parmi la haute noblesse et les hommes de la haute noblesse ont leur premier enfant, et certainement concluent leur premier mariage, en moyenne deux années avant les hommes de la basse noblesse (Lee et Wang, 1999 : 80; Lee et Wang, avec Li, 2000). Au contraire de ce qu’on observe pour les garçons, l’âge au mariage des filles nobles n’est pas influencé par le statut de noblesse de leurs parents (Lee, Wang et Ruan, 2001). Ces différences se retrouvent ailleurs en Chine parmi les paysans. Les analyses de la nuptialité selon le sexe et l’âge dans plusieurs populations du nord-est de la Chine ont mis en évidence un écart beaucoup plus grand entre les paysans et les élites du village qu’au sein de la noblesse. « Les soldats avaient neuf fois plus de chances de se marier que les paysans, et les élites villageoises et les artisans respectivement quatre et trois fois plus de chances » (Lee et Wang, avec Li, 2000 : 90, notre traduction). En Chine, ces différences sociales s’expliquent par une pratique matrimoniale hypergame voulant qu’une fille se marie à un homme de statut social supérieur. Ainsi, appartenant à la couche sociale la plus basse, les hommes pauvres ont moins de chances de trouver une conjointe. Non seulement les Chinois des basses classes sociales avaient-ils moins de chances de trouver une épouse, mais, au sein d’une même classe sociale, les plus pauvres avaient également moins de probabilités de se marier (Lee, Wang et Ruan, 2001). De même, les femmes de la noblesse, ayant le statut social le plus élevé, faisaient face à des difficultés pour trouver un conjoint.
Bien que les diverses études sur le Japon des Tokugawa ne mentionnent pas la pratique d’un mariage hypergame, tout porte à croire que ce pays suivait également cette coutume. Dans les villages japonais, les classes aisées se mariaient plus précocement. Selon Tsuya et Kurosu, la « taille des terres augmentait significativement les probabilités de mariage des hommes, mais celles des filles n’étaient pas influencées. Cela laisse croire que […] les ressources économiques du ménage augmentent les chances au premier mariage des hommes » (2000 : 148, notre traduction). Les basses classes sociales devaient faire face à de nombreux obstacles au mariage : coût d’un membre supplémentaire, frais occasionnés par la cérémonie… (Smith, 1977 : 91-92) [21].
De toute évidence, en Asie orientale, le mariage suit une hiér-archie sociale classique. Parmi ces stratifications sociales, un dernier échelon influence l’accès et l’âge au mariage : l’organisation et la position dans la structure du ménage.
Organisation du ménage et structure familiale
Toute union de deux personnes s’insère dans un contexte plus large et renvoie à des éléments inscrits dans des stratégies sociales ou familiales plus vastes. En Asie de l’Est, dans les sociétés où l’intérêt du groupe et de la famille prime sur celui de l’individu, l’organisation du ménage et la position d’un individu dans la famille pèsent fortement sur les chances de se marier.
Au sein du peuple, tant en Chine qu’au Japon, l’accès au mariage trahit l’accès au privilège. Plus un individu occupe une position élevée, plus ses chances de mariage sont grandes (Lee et Campbell, 1997 : 138). En Chine, parmi les adultes, les chefs de ménage se marient plus tôt et en plus grande proportion que les autres membres, sauf les oncles plus âgés. D’après Lee et Wang (1999 : 80), les chefs des groupes d’une lignée (d’une souche) ont trois fois plus de chances de se marier que les autres membres de leur groupe. Parmi la jeune génération du ménage, les fils du chef se marient plus précocement et en plus grand nombre que les fils du frère et du cousin du chef (Lee et Campbell, 1997 : 138). Au Japon, en général, le fait d’être l’héritier du chef de ménage détermine très souvent les probabilités de mariage. Smith relève qu’à Nakahara, les « fils qui ne sont pas devenus chefs de famille quittaient Nakahara, et dans ce cas nous ne savons rien de leur destin matrimonial, ou bien ils restaient au village célibataires » (1977 : 91, notre traduction). Tout comme pour les classes sociales, une hiérarchie intra-familiale existe lorsqu’il s’agit de nuptialité.
La position au sein de la famille ouvre très souvent la voie matrimoniale. À côté des principes de hiérarchie se trouvent aussi des logiques de compétition. La présence des parents, de frères et soeurs aînés ou cadets, mariés ou célibataires, influençait l’accès et l’âge au mariage. Pour les Chinois cependant, bien plus que les relations de parenté, la structure du ménage joue un rôle essentiel dans l’accès à la nuptialité.
En Chine, à la fin de la période impériale, il existe une différenciation non seulement entre les membres d’un ménage, mais également entre les types de ménage; les ménages verticaux sont au sommet, les ménages horizontaux au milieu et les ménages diagonaux en bas (Lee et Campbell, 1997 : 150-151). Plus les ménages sont complexes, plus les chances de mariage sont faibles. En Chine, ces comportements démographiques dépendent du type de ménage. L’ancienneté prend généralement le pas sur la proximité au chef de ménage. Dans les ménages verticaux, la proportion de fils mariés est très grande alors que leur rapport dans les ménages horizontaux ou diagonaux est bien plus faible. Par contre, dans ces deux types, les frères et les cousins se marient plus tôt et en plus grand nombre que les fils, tout comme les oncles par rapport aux chefs de ménage. Le cadre du ménage est un déterminant de la nuptialité bien plus important que les relations familiales.
Au Japon, par contre, les relations de parenté influent directement sur les probabilités de mariage des deux sexes. Les individus qui font partie de la parenté directe (fils et petits-fils du chef) présentent des taux de nuptialité plus élevés que les parents indirects ou les domestiques. « Comme on pouvait s’y attendre, ces hommes de la périphérie de la structure familiale ont un accès limité aux ressources du ménage. Et […] les ressources de la famille étaient positivement associées au mariage » (Tsuya et Kurosu, 2000 : 149, notre traduction). L’effet est radicalement inverse pour les femmes en raison d’un paradoxe : les Japonaises ne faisant pas partie de la parenté directe (surtout les nièces et les cousines du chef) ont des probabilités de mariage plus élevées que les filles ou les petites-filles du chef, car le statut moins élevé dans le ménage des membres féminins sans liens de parenté directe accroît leurs chances d’expulsion via le mariage.
Dans le Japon des Tokugawa, d’après Tsuya et Kurosu (2000), la présence des parents facilite les probabilités du mariage patrilocal ou matrilocal : on peut penser que la stabilité du ménage, assurée par la présence des parents, et le réseau pour le choix du conjoint, fourni par la parenté, sont importants dans la formation des ménages. Par rapport aux individus sans parents, les Japonais avec au moins un parent ont plus de chances de se marier; et, contrairement aux attentes, les Japonais résidant avec leur père et leur mère sont encore plus susceptibles de se marier (ibid.). En Chine, au Liaoning (Nord-Est), ces caractéristiques se retrouvent. La présence du père, de la mère ou des deux parents augmente les chances de mariage d’un garçon célibataire (Campbell et Lee, 2000). Un veuf chinois a également plus de probabilités de se remarier si l’un de ses parents ou les deux sont présents. En fait, en Asie, les parents facilitent le mariage de leur fils en l’encourageant et en l’aidant à trouver une compagne ou en choisissant une épouse pour lui. Par contre, la présence des parents n’influence pas les chances de mariage des Japonaises, certainement parce que les filles quittent le ménage des parents une fois mariées [22].
Les frères et soeurs ont un impact sur la nuptialité des Japonais et, dans une moindre mesure, des Japonaises. Si un homme a un frère ou une soeur aîné(e) marié(e), ses possibilités de mariage s’accroissent. Lorsqu’un frère ou une soeur cadet(te) célibataire réside dans le ménage, les probabilités masculines d’union matrimoniale augmentent; à l’opposé, la présence d’un frère ou d’une soeur aîné(e) célibataire les réduit (Tsuya et Kurosu, 2000). Pour les Japonaises, seul(e) un frère ou une soeur aîné(e) célibataire fait obstacle à la nuptialité. Dans le contexte du système de la famille souche patrilinéaire, sans égard pour le genre, la présence des frères et soeurs aîné(e)s ou cadet(te)s de différents statuts matrimoniaux semble témoigner d’une hiérarchie nuptiale. Le rang de naissance importe particulièrement pour le sexe masculin. En cas de virilocalité, la majorité des filles quittaient le foyer parental au mariage; il suffisait par conséquent d’attendre qu’un frère et (ou) soeur aîné(e) se marie, assurant un héritier potentiel, pour qu’elles puissent se marier.
Au Liaoning, l’ordre de préséance change selon le type de ménage. Dans les ménages verticaux, le rang de naissance détermine l’accès au mariage. Les fils aînés s’unissent bien plus rapidement et en plus grande proportion que leurs frères cadets (Lee et Campbell, 1997 : 151). Dans les ménages horizontaux, ces traitements de faveur entre les fils s’atténuent, mais se retrouvent uniquement dans la descendance du chef de ménage; les héritiers se marient toujours plus tôt et plus fréquemment que leurs jeunes frères. Dans les ménages diagonaux, ces préférences disparaissent au profit de l’âge; les oncles prenant le relais, ils se marient en plus grand nombre que les chefs de ménage. En Chine, chaque ménage possède une hiérarchie claire. Ainsi, dans certaines circonstances, la parenté indirecte ne devait pas attendre pour se marier; elle se mariait en premier.
En Asie de l’Est, la probabilité de se marier dépend pour les Japonais(es) et les Chinois(es) de l’organisation du ménage et de leur position individuelle au sein de la famille (ainsi que de la structure du ménage pour les Chinois). Comme le mariage ouvre la voie à la reproduction dans les sociétés préindustrielles, les restrictions liées à l’organisation sociale et à la structure du ménage constituent un premier moyen de contrôle de la repro-duction. Les caractéristiques socio-économiques des ménages et leur organisation déterminent les chances d’un individu de se marier, et par conséquent de se reproduire.
La fécondité
De façon générale, les études sur les populations historiques n’ont pas souvent abordé la fécondité en fonction de ses déterminants socio-économiques et des caractéristiques des ménages ou des individus (Perrenoud, 1986).
Lee et Wang (1999) ont montré que, durant la période préindustrielle, la reproduction atteint en Asie de l’Est des niveaux inférieurs à ceux de l’Europe. Les couples ont recouru à trois mécanismes de limitation des naissances (long intervalle protogénésique, arrêt précoce de la reproduction et espacement des naissances). Mais, parce que les familles les utilisent de façon différente, les taux de fécondité varient selon les caractéristiques socio-économiques des ménages. Comme pour la nuptialité, une hiérarchie sociale existe qui trouve également un écho dans la structure des ménages.
Intuitivement, comme précédemment pour la nuptialité, on peut penser que l’accès à la fécondité traduit certains privilèges. La fécondité devrait être facilitée pour les individus des classes sociales aisées ainsi que pour les individus proches de la tête du ménage [23].
Statut socio-économique et fécondité
En Asie de l’Est, le statut socio-économique pousse les couples à accorder leur fécondité à leurs privilèges. En Chine, selon l’analyse de Harrell (1985) sur trois lignées du Zhejiang entre 1550 et 1850, les membres des branches aisées de ces lignées ont plus d’enfants que les membres des lignées modestes. Dans la lignée impériale Qing, le statut de noblesse et la forme de mariage sont fortement associés à la fécondité. La haute noblesse et les mariages polygames ont une reproduction plus élevée; les membres de la haute noblesse ont un à trois enfants de plus que les hommes de la basse noblesse, et les unions polygames ont un à six enfants de plus que les monogames (Wang, Lee et Campbell, 1995) [24]. Au Japon, la fécondité est également liée positivement au statut socio-économique. Selon Tsuya et Kurosu, des « études précédentes sur des villages préindustriels Tokugawa ont constaté que les ressources économiques et le bien-être d’un ménage, mesurés par la taille des propriétés foncières, étaient associés positivement à la reproduction dans le mariage » (1998 : 11, notre traduction). Plus le statut est élevé, plus la fécondité est forte; toutefois, la différence entre le statut le plus bas et le plus haut est de seulement un enfant. À Nakahara, l’analyse de la taille de la ferme et de la grandeur de la famille met en évi-dence un nombre moyen d’enfants par famille différent pour les grands propriétaires et pour les petits : 5,7 pour les premiers et 4,7 pour les seconds (Smith, 1977 : 74).
Ces écarts peuvent s’expliquer par la variation de l’âge à l’arrêt de la reproduction selon les classes sociales. En Chine, les facteurs qui influencent le plus l’âge à la dernière naissance sont la forme du mariage et l’âge à la première naissance. Les pères polygames mettent un terme à leur vie reproductive plus tardivement que les hommes monogames. Cela n’est pas très surprenant, dans la mesure où la polygamie offre à un homme la possibilité de devenir père aussi longtemps qu’il en est physiologiquement capable. Par rapport à ceux qui commencent précocement leur reproduction, les individus qui l’entament tardivement y mettent un terme plus tard; chaque année supplémentaire à l’âge au mariage augmente l’âge à la dernière naissance de 5 mois (Wang, Lee et Campbell, 1995). Autrement dit, l’arrêt de la reproduction ne dépend pas de l’âge mais de la durée du mariage ou de la réalisation du nombre d’enfants désirés. Selon les conditions économiques, l’âge à la dernière naissance des Chinois appartenant à la noblesse inférieure est plus bas que celui des hommes de la noblesse supérieure (ibid.). Le contexte économique fait varier le nombre d’enfants. Les réponses apportées en matière de fécondité varient selon les classes sociales. Les hommes de la haute noblesse adaptent leur fécondité aux conditions économiques en prenant moins d’épouses tandis que les couples de la basse noblesse limitent le nombre de leurs enfants (Lee et Wang, 1999 : 97). Ces différences se retrouvent parmi le peuple. Au Liaoning, les naissances sont inversement corrélées au prix des grains; les années de cherté présentent moins de naissances. Dans la population, les membres des professions à statut social élevé (soldats, artisans, fonctionnaires officiels…) avaient plus d’enfants que le reste de la population (Lee et Campbell, 1997 : 183).
Au Japon, l’âge au mariage des femmes tend à varier selon le statut social. Les épouses des grands propriétaires terriens contractent des mariages précoces et ont leur dernière naissance plus tardivement que les compagnes des petits propriétaires. Selon Hanley, la taille des propriétés foncières influe sur l’âge au mariage féminin : « Ainsi, les femmes de familles aisées se mariaient à 21 ans tandis que celles de familles ayant peu ou pas du tout de terres se mariaient à 25 ans » (1985 : 223, notre traduction). À Nakhara, les femmes des grands propriétaires terriens se marient en moyenne à 18,5 ans (contre 20,5 ans pour les épouses des petits propriétaires) et ont leur dernière naissance à 37,9 ans (contre 36,1 ans); leur période de reproduction est plus longue de près de 4 ans (Smith, 1977 : 74). La période de reproduction des unes est plus longue que celle des autres. Pourtant, il existe des différenciations au sein de la même classe sociale. Certains grands propriétaires recourent à un arrêt précoce de leur reproduction, d’autres non. Le même phénomène se retrouve parmi les petits propriétaires. Malgré ces quatre modalités, les grands propriétaires qui interrompent précocement ou tardivement leur reproduction ont des familles plus grandes que les propriétaires de petites exploitations (ibid. : 75-76). La taille de l’exploitation détermine la taille moyenne d’une famille; les grands propriétaires désirent plus d’enfants parce qu’ils ont les ressources nécessaires et peuvent employer efficacement la main-d’oeuvre additionnelle. Cependant, la taille de l’exploitation n’est pas le seul déterminant de la grandeur de la famille. L’arrêt précoce ou tardif, qui est indépendant de l’importance des propriétés, compte autant sinon plus.
Puisque la durée de la période de reproduction diffère selon les classes sociales, l’espacement des naissances s’opère différemment lui aussi. En Chine, un écart de trois enfants entre haute et basse aristocratie ne peut pas être expliqué par les différences entre les périodes de reproduction de ces classes sociales. La faible fécondité de la basse noblesse est autant le résultat d’un grand espacement entre les naissances que d’une courte durée de la maternité. L’analyse de Wang, Lee et Campbell (1995) montre que la durée de l’intervalle intergénésique varie selon les conditions économiques et sociales. Les intervalles entre les naissances sont plus longs pour les pères de la basse noblesse que pour les pères de la haute noblesse. La forme du mariage n’influe pas sur la fécondité jusqu’à ce que les hommes atteignent la moitié de la trentaine; la fécondité des couples monogames diminue alors rapidement. À la fin de la quarantaine, la fécondité des hommes polygames est identique à celle des hommes monogames de 35 ans (ibid.). Les hommes comptent sur la polygamie pour allonger la durée de leurs années reproductives jusque dans leur vieillesse plutôt que pour augmenter leur fécondité durant leur jeunesse.
L’intervalle intergénésique des couples japonais n’a pas été étudié en relation avec le statut socio-économique. Même si sa durée était plus grande qu’en Europe (Flinn, 1981; Hanley et Yamamura, 1977; Tsuya, 2001), nous ne pouvons pas établir si elle varie selon les conditions économiques et sociales des -ménages.
Structure du ménage et parenté
La structure du ménage, indicateur de la prospérité d’un groupe domestique et déterminant important de l’environnement social d’un couple, tient un rôle clé dans la décision d’engendrer.
En Chine pré-moderne, comparés aux unités domestiques plus petites et plus simples, les ménages les plus grands et les plus complexes réduisent moins leur fécondité durant les années de mauvaises récoltes et l’accroissent davantage lors de bonnes récoltes. « Durant les deux périodes de basse fécondité associées aux mauvaises conditions économiques, les parents des ménages complexes ont réduit les naissances féminines de 28 % et de 51 % respectivement. Mais les parents des ménages simples ont diminué leur descendance féminine de 42 % et de 71 %. À l’opposé, lorsque la fécondité était élevée, dans les groupes domestiques complexes les couples ont augmenté les naissances féminines de plus de la moitié alors que dans les familles simples les parents les ont augmentées de seulement un cinquième » (Lee et Campbell, 1997 : 101, notre traduction). Au sein de ces ménages de taille diverse, la proximité au chef de ménage assure le droit à la reproduction et prend le pas sur la génération. Dans les ménages verticaux et horizontaux, les fils aînés ont plus d’enfants que les fils cadets; de même, au sein des ménages horizontaux et diagonaux, les chefs sont plus souvent pères que leurs frères ou leurs cousins (ibid. : 155). La seule exception concerne les oncles, qui, aux mêmes âges, ont autant si ce n’est plus de descendants que les chefs de ménage. Le privilège de la reproduction est différent de celui du mariage. L’ancienneté encourage peut-être les frères du chef à engendrer des héritiers plus précocement (mariage plus rapide), elle ne les conduit pas à en avoir plus.
Au Japon, Tsuya et Kurosu (1998) fournissent une des rares études de l’effet de la structure du ménage sur la fécondité des couples. Il en ressort qu’un ménage vertical influence négativement la reproduction et que cet impact est plus fort sur les naissances masculines que féminines. La présence de la génération la plus âgée exerce peut-être un contrôle trop fort qui se traduit par un manque d’intimité.
De manière générale, mais surtout pour le Japon, relativement peu d’études abordent les comportements reproductifs dans la perspective de la structure du ménage. Il est évident que cela devrait devenir un sujet de recherche dans les années à venir.
La position individuelle dans la structure du ménage et la parenté influencent grandement la fécondité. Au Liaoning, parmi les générations aînées, les chefs du ménage connaissent de loin la plus forte fécondité matrimoniale (Lee et Campbell, 1997 : 139). De même, dans la jeune génération, les fils du chef font plus d’enfants que leurs frères ou cousins. Comme les épouses, les enfants sont répartis selon la hiérarchie du ménage.
D’après les résultats de Tsuya et Kurosu (1998), la fécondité japonaise est également influencée par l’accès aux ressources du ménage et les réseaux de mobilisation de ces ressources au sein de la famille, mais également dans la communauté. Ainsi, les femmes sans lien de parenté directe et les domestiques, qui ont un accès limité aux ressources du ménage, ont des chances minimes de donner naissance à un enfant par rapport aux proches parents du chef de ménage. La présence d’une belle-mère influe sur les chances d’une épouse de devenir mère. Si la belle-mère est veuve, seules les chances d’avoir une fille augmentent; les naissances masculines ne sont pas concernées. Lorsque la belle-mère est encore mariée, l’effet positif de sa présence sur les probabilités de naissance féminine disparaît; cela implique qu’elle consacre ses soins à d’autres membres du ménage, particulièrement à son mari, au détriment de sa petite-fille.
Dans les deux systèmes, la hiérarchie familiale trace la voie de la reproduction. Non seulement les parents asiatiques calquent leur fécondité sur les conditions socio-économiques du ménage et respectent un ordre familial établi, mais ils ajustent aussi le nombre et la composition de leur progéniture selon les ressources à disposition, leur rôle familial et le sexe de l’enfant.
Durant la période Tokugawa, les familles japonaises, outre leur souhait pour un nombre précis d’enfants, désirent une composition et une séquence particulières des naissances. Toutes les familles désirent au moins un fils — voire deux — qui les aidera dans le travail agricole et deviendra leur héritier. Dans son analyse de Nakahara, Smith (1977 : 79) a montré qu’il existe une relation entre la taille de la famille et le sexe des enfants. Les petites familles japonaises étaient en majorité masculine; elles ont tendance à éliminer les filles et à arrêter leur reproduction précocement. En revanche, le nombre minimum de garçons est rarement dépassé; on craint de causer une compétition future pour la tête du ménage ou de créer une pression sur la division du patrimoine ou des problèmes pour les membres qui n’héritent pas (ibid.). Après quelques naissances de sexe masculin, les filles sont autant souhaitées que les garçons, et peut-être plus, car elles n’engendrent pas de problèmes lors de la succession et remplissent des tâches ménagères et agricoles réservées aux femmes; elles présentent également un moyen d’union avec d’autres familles; et elles peuvent hériter si la lignée masculine vient à disparaître (ibid.).
En Chine, on retrouve la relation entre la taille de la famille et le sexe des enfants. Au Liaoning, parmi les familles avec un seul enfant, on compte 576 garçons pour 100 filles; dans les ménages à deux enfants, 211 garçons pour 100 filles à la première naissance et 450 garçons pour 100 filles à la seconde naissance; dans les familles de trois enfants, 156 garçons pour 100 filles à la première naissance, 194 garçons pour 100 filles à la deuxième et 324 garçons pour 100 filles à la dernière naissance (Lee et Campbell, 1997 : 95). Le désir d’un héritier masculin est plus fort dans le cas des petites familles. Par contre, l’héritage égalitaire des ménages élargis ne pousse pas à limiter le nombre des garçons afin d’éviter des problèmes futurs.
Les chefs de ménage chinois avaient non seulement plus de descendants, mais proportionnellement aussi moins de filles. Plus un individu est proche de la lignée de succession, plus grande est sa probabilité d’avoir des fils; à l’inverse, plus une personne est éloignée du chef de ménage, plus grandes sont ses chances d’avoir des filles (Lee et Campbell, 1997 : 139-142). Parce qu’ils devaient produire un héritier, les chefs et leurs fils subissaient plus de pression pour fournir un héritier masculin que n’importe quel autre homme marié (ibid.). En Chine, dans la noblesse Qing et chez les paysans du Liaoning, les pères sans fils ont des intervalles intergénésiques plus courts et, au Liaoning, les parents d’un fils mettent un terme plus rapidement à leur reproduction (Lee et Wang, 1999 : 98).
L’importance du sexe de l’enfant dans les sociétés asiatiques pousse les couples à choisir leur descendance. Cette intervention passe par la pratique de l’infanticide, qui répond également à une rationalité.
L’infanticide
L’infanticide permet aux ménages de définir le nombre et le sexe des descendants désirés tout comme l’espacement et la séquence des naissances. Étant donné que l’accès à la nuptialité et à la fécondité dépend des conditions socio-économiques des ménages, il en est de même pour l’infanticide. Les études prenant en considération les conditions socio-économiques, l’organisation ou la structure du ménage ne sont pas nombreuses.
Dans la lignée impériale Qing, les conditions socio-économiques, exprimées par la forme de mariage et le statut de noblesse, influencent la mortalité néonatale, infantile et juvénile. En général, le statut au sein de la noblesse influe davantage sur la mortalité infantile et juvénile que le type de mariage (Lee, Wang et Campbell, 1994). De plus, l’effet du statut de noblesse varie selon l’âge des enfants.
Entre 1701 et 1840, comparée à la haute noblesse, la basse noblesse présente une mortalité néonatale plus forte mais une mortalité infantile et juvénile plus faible; les parents utilisent l’infanticide sélectif, mais prennent des mesures pour assurer la survie de leurs enfants vivants. À l’opposé, les membres de la haute noblesse ont plus de moyens et dépendent moins de leurs enfants pour la sécurité de leurs vieux jours. Leur prospérité, leur polygamie et leur progéniture plus nombreuse rendent la perte d’un enfant moins dramatique. De plus, si une proportion inhabituelle des enfants d’un membre de la haute noblesse meurt après la ménopause de son épouse, il peut s’unir à une nouvelle épouse afin de remplacer les enfants disparus (Lee, Wang et Campbell, 1994). Aussi, les membres de la haute noblesse prennent moins soin de leurs enfants, comme en témoigne le niveau de la mortalité infantile et juvénile, plus élevé dans cette classe.
Dans la lignée impériale, les parents peuvent disposer de la mortalité de leur enfant pour atteindre certains objectifs (taille, composition et ordre de la descendance). Mais lorsqu’ils le font, ils compensent par une diminution de la mortalité infantile et juvénile. Autrement dit, selon les conditions économiques, les parents chinois mettent en place des réponses rationnelles et actives, au niveau de leur contexte individuel.
À la même époque, les paysans du Liaoning utilisent également l’infanticide, non seulement en réaction aux conditions économiques à court terme, mais aussi pour réaliser des objectifs de taille et de composition de la famille sur le long terme (Lee et Campbell, 1997 : 94-95). À Daoyi, l’infanticide féminin est particulièrement pratiqué au sein de l’élite. À l’opposé, en raison des mariages hypergames, les ménages pauvres préféraient les filles aux fils; ils présentent un déséquilibre dans l’autre sens (ibid. : 156).
Au Japon, la pratique de l’infanticide a été étudiée en rapport avec le genre de la naissance précédente. Smith (1977 : 64-67) observe qu’à Nakahara, il existe une tendance parmi les couples à avoir un enfant du sexe sous-représenté dans la famille. Cette tendance s’affirme seulement après la deuxième naissance. Sous-entendu : le sexe des deux premières naissances n’a pas d’importance. Skinner (1997) corrobore cette observation dans son analyse des naissances à Nishijo et Asakusanaka, dans la province de Mino au Japon entre 1717 et 1868. Il montre que les couples tentent d’obtenir une descendance équilibrée en recourant à l’infanticide.
Malgré le faible nombre d’études liant l’infanticide à certains facteurs socio-économiques, en Asie de l’Est, il est clair que les couples pouvaient contrôler la survie de leurs naissances en fonction des conditions économiques, sociales ou -démographiques.
Démographie historique et interdisciplinarité
Jusqu’à récemment, la plupart des études de démographie différentielle reposaient sur les clivages entre classes sociales ou sur une différenciation géographique (ville-campagne). L’impact de la culture sur la démographie échappait à la vision des auteurs qui concentraient leur attention sur les disparités socio-économiques. En envisageant les facteurs culturels, politiques, idéologiques (religiosité, niveau de laïcisation) et institutionnels (mode de production familial, règles de transmission de la propriété), la démographie a contribué au renouvellement de l’analyse.
Notre démarche a tenté de dépasser les considérations socio-économiques pour faire intervenir d’autres éléments structurels et institutionnels renvoyant à la culture. Nous avons envisagé les phénomènes démographiques comme étant le produit de structures sociales locales reflétant les contraintes et opportunités de systèmes culturels qui accordent à certains individus le droit de se marier et de bâtir une famille (Kreager, 1986). L’analyse de la démographie des ménages chinois et japonais, en prenant en compte leur mode de formation et leur organisation, qui sont représentatifs d’un consensus social, d’une norme suivie par la majorité des individus, a permis de dégager des logiques sociales dépassant les différences socio-économiques, sans les effacer. Une partie de la réalité sociale et les idéologies qui la sous-tendent ont pu être débusquées et soulignées. La reproduction différentielle asiatique a pu être nuancée à l’aide de l’étude des structures familiales.
Malgré le faible nombre d’études embrassant organisation domestique et reproduction, certains traits apparaissent. La reproduction en Asie respecte les hiérarchies établies. La nup-tialité comme la fécondité y suit une échelle sociale clas-sique; les « riches » se marient en plus grande proportion que les « pauvres ». L’accès au mariage et à la maternité (paternité) se différencie également selon l’organisation du ménage et la posi-tion individuelle dans la famille; en Chine, c’est la structure du ménage qui exerce la plus forte influence. En somme, ce sont les caractéristiques socio-économiques des ménages et leur organisation qui déterminent les chances d’un individu de se marier, et par conséquent de se reproduire.
Les implications démographiques du mode d’organisation sociale ne sont pas toujours faciles à déceler. L’énorme diversité des systèmes familiaux rend difficile les tentatives de plaquer un schéma théorique sur une réalité. Certains événements démographiques vérifient assez logiquement certaines hypothèses; les hiérarchies définies par la culture se retrouvent dans les comportements démographiques des membres du ménage. Comme le veulent les principes confucéens, l’âge et le genre constituent les deux plus puissants facteurs d’organisation familiale. Autrement dit, l’accès au privilège se retrouve dans les divers événements démographiques. Pourtant, ces hiérarchies ne permettent pas de s’affranchir du contexte socio-économique plus large. C’est plutôt l’ensemble qui forme système; c’est ce qu’on observe par exemple quand, de la pratique chinoise des mariages hypergames, découle la préférence pour les filles dans les ménages pauvres.
La démographie des ménages est rendue difficile par le faible nombre d’études prenant les ménages comme unités d’analyse et par le manque de théories concernant les implications démographiques de la formation, de l’organisation et de la structure des ménages qui permettent de prendre appui, d’offrir un point de référence pour une comparaison et d’apporter une rigueur d’analyse méthodologique. Comme le relèvent Lorenzetti et Neven (2000), la démographie historique s’est concentrée davantage sur les événements démographiques de façon isolée, et l’histoire de la famille sur l’organisation, la formation ou la composition du groupe domestique. Toutes deux commencent désormais à converger vers un but commun, l’analyse de l’individu dans ses rapports à son écosystème écologique, économique et social.
Appendices
Notes
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[*]
Nous tenons à remercier deux évaluateurs anonymes pour leurs remarques et conseils portant sur une version précédente de ce texte.
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[1]
Notons que « système familial » est un terme générique recouvrant diverses approches (systèmes de parenté, système de formation des ménages, organisation du groupe domestique…).
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[2]
Comme le note Skinner (1997 : 53), les processus familiaux et démographiques sont intimement liés : « De même que le système familial façonne les processus démographiques, le régime démographique pèse sur les normes des systèmes familiaux » (notre traduction). Pour des raisons de clarté et de simplicité, nous nous concentrons ici uniquement sur les implications démographiques des systèmes familiaux.
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[3]
« Par conséquent, la position et le statut de chaque personne, comme souvent celui de ses parents, étaient clairement documentés. […] Les droits et les devoirs d’une personne étaient déterminés par sa position, son statut, son âge et son sexe ».
Hayami, 2001 : 20 -
[4]
Pour plus de détails sur ces registres de population, voir Cornell et Hayami, 1986.
-
[5]
« Qu’est-ce qu’un groupe domestique ? C’est un ensemble de personnes qui partagent un même espace de vie : la notion de cohabitation, de résidence commune est ici essentielle ».
Segalen, 1988 : 33 -
[6]
Le système des règles de formation des ménages proposé par Hajnal (1983) se base sur l’âge au mariage, sur la résidence néolocale et sur le service domestique (life-cycle servanthood). Hajnal énonce deux modèles — le système de ménage simple de l’Europe du Nord-Ouest et le système de ménage élargi de l’Europe de l’Est — qu’une ligne imaginaire, allant de Saint-Pétersbourg à Trieste, sépare. Le système proposé par Todd (1996) repose sur les structures agraires, l’égalité définie selon les coutumes d’héritage et l’autorité exprimée au travers des formes de corésidence. Todd énonce sept types de ménages pour l’Europe : quatre principaux (nucléaire non égalitaire, nucléaire égalitaire, souche, communautaire), un complémentaire (souche incomplet) et deux marginaux.
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[7]
Saito (1998) note que le tableau de Laslett ne permet pas de différencier de façon satisfaisante les principes d’organisation latéraux (ménages composés par des frères mariés), verticaux (ménage où un couple marié coréside avec ses enfants mariés) ou diagonaux (ménages composés d’oncles et de neveux). Laslett utilise pour qualifier l’organisation du groupe domestique des termes subjectifs qui vont de « non pertinent », « manquant » ou « jamais » (never) à « très rare », « rare », « inhabituel », « peu souvent », « parfois », « occasionnel », « pas inhabituel », « fréquent », « habituel », « très fréquent », « universel » et « toujours »…
-
[8]
Pour la Chine, voir Lee et Campbell (1997 : 105-132). Pour le Japon, voir Okada et Kurosu (1998).
-
[9]
L’unité conjugale est le centre de tous ces modèles car elle est l’unité la plus petite au-dessus de l’individu.
-
[10]
En bornant l’étude du ie aux rapports de parenté (famille souche), on risque d’oublier son caractère principal, qui est d’être un groupe corporatif, un groupe dont le centre d’intérêt n’est pas la parenté comme telle, mais bien sa survie, son maintien en tant qu’unité. Le ie est donc plus qu’une famille souche. En l’analysant, il faut garder à l’esprit l’importance de l’intérêt collectif et de la continuité du ménage.
-
[11]
Sur le maintien de fils adultes non mariés dans la famille, voir Smith (1970).
-
[12]
Mais la durée de la deuxième phase est plus longue que celle des autres.
-
[13]
Hajnal n’identifie pas les raisons de la division du ménage.
-
[14]
« Nous pensons que les normes de succession et de résidence façonnent la nature des liens intra-familiaux, des réseaux de coopération et de l’évaluation relative des membres du ménage » (Das Gupta, 1998 : 445, notre traduction). Das Gupta offre une comparaison entre les ménages élargis asiatiques (Chine et nord de l’Inde) et les familles souche d’Europe du Nord. Nous lui empruntons sa démarche en remplaçant la famille souche nord-europénne par les règles d’organisation et de transmission du ie.
-
[15]
Le principe de la génération est très fort dans le confucianisme.
-
[16]
Par « parenté directe », nous entendons les relations entre les parents et les enfants (parenté directe intergénérationnelle) et les enfants entre eux (parenté directe intragénérationnelle).
-
[17]
À notre connaissance, les études de la nuptialité n’abordent pas les stratégies matrimoniales impliquant le choix social fait entre endogamie et exogamie. Pourtant, comme nous l’a rappelé un des évaluateurs, ces stratégies rendent compte de l’importance des liens intra- et inter-familiaux en éclairant les rapports de pouvoir et les stratégies de gestion du patrimoine (tout particulièrement la terre).
-
[18]
« Les Chinois ont développé une variété de formes de mariage que [les anthropologues] commencent seulement à étudier » (Lee et Wang, 1999 : 75, notre traduction). Pour la Chine, voir l’étude pionnière de Pasternak (1985).
-
[19]
Du reste, la lignée que Telford (1992) analyse ne connaît pas une pénurie de femmes; au contraire, leur excédent atteint 11%.
-
[20]
Telford (1992) reconnaît que l’infanticide a déséquilibré le marché matrimonial, mais soutient que son importance ne dépasse pas celle d’autres facteurs. Il avance un raisonnement sur l’importance de l’infanticide et conclut : « Dans tout régime connaissant un taux élevé de mortalité infantile, même lorsque la proportion des filles tuées équivaut à la mortalité “normale” des garçons, cela conduit seulement à un petit écart entre les deux sexes au moment où ils commencent à se marier, au début de l’adolescence, même si la mortalité parmi les jeunes femmes chinoises était plus élevée que celle de leurs camarades masculins » (p. 33, notre traduction).
-
[21]
Ces raisons se retrouvent également en Chine (Lee et Wang, 1999 : 81).
-
[22]
Dans les cas de mariage uxorilocaux, la présence des parents remplit le même rôle que pour les garçons (Tsuya et Kurosu, 2000). À notre connaissance, la littérature sur la nuptialité relative à la structure et à l’organisation des ménages en Chine n’aborde pas la nuptialité féminine. Néanmoins, nous pouvons penser, pour les même raisons qu’au Japon, que l’accès au mariage des filles chinoises ne dépend pas non plus de la présence des parents.
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[23]
L’accès aux ressources que l’on peut mesurer par l’accès à l’alimentation est plus grand pour les femmes proches du chef de ménage et pour les classes sociales aisées. La fertilité des femmes appartenant à ces catégories sera par conséquent plus grande. Voir Livi Bacci (1991).
-
[24]
Il est ici question de la fécondité masculine car les généalogies impériales recensent uniquement les descendants patrilinéaires. Les belles-filles n’y sont pas incluses. Seuls les fils et les filles sont recensés. Cela implique que les dates de mariages ou de décès sont enregistrées pour les filles, tandis qu’elles ne le sont pas pour les belles-filles. À partir de ces sources, il est par conséquent impossible de dénombrer les femmes en âge de procréer et, donc, de calculer des taux de fécondité féminins (Wang, Lee et Campbell, 1995 : 386).
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