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1. Introduction

Les pratiques informationnelles des étudiant·e·s en lien avec l’alimentation ont été assez peu traitées en sciences de l’information et de la communication. Pourtant, savoir si les étudiant·e·s s’informent sur les aliments, la nutrition, les aides financières qu’ils et elles sont susceptibles de mobiliser, et caractériser leurs pratiques d’information, nous paraît déterminant pour comprendre comment les dispositifs d’information et de communication émanant d’acteurs institutionnels et d’actrices institutionnelles sont perçus par les étudiant·e·s et s’intègrent dans leurs pratiques quotidiennes. Par ailleurs, l’étude des pratiques peut être un levier pour émettre des préconisations aussi bien à l’intention des pouvoirs publics, des institutions universitaires que des étudiant·e·s eux-mêmes et elles-mêmes.

Cette connaissance des pratiques d’information sur l’alimentation est d’autant plus importante que la pandémie de la COVID-19 a mis à l’agenda politique et médiatique la précarité alimentaire dans laquelle se trouvent un grand nombre d’étudiant·e·s. Si les difficultés économiques des étudiant·e·s ne sont pas apparues avec la COVID-19, le contexte sanitaire a permis de les révéler au grand jour et a conduit les acteurs et actrices notamment institutionnels ou institutionnelles à s’emparer de la question. Ainsi, des mesures politiques (« dispositif 1repas1euro » par exemple), jugées souvent insuffisantes, ont été mises en place, et des initiatives privées ou associatives ont vu le jour (épiceries solidaires, dons de restaurateurs, collectes de fonds) qui sont venues compléter les dispositifs déjà existants : associations humanitaires développant des actions spécifiques envers les jeunes (Croix Rouge, Restaurants du cœur par exemple) ou organisations dédiées exclusivement à l’aide alimentaire des étudiant·e·s (Meal Exchange au Canada[1], College and University Food Bank Alliance aux États-Unis[2], Fondation de l’Université Grenoble Alpes[3]) .

L’étude se focalise sur les pratiques informationnelles des étudiant·e·s en lien avec les questions d’alimentation dans un contexte où ils et elles rencontrent de manière chronique des difficultés économiques qui ont été exacerbées par la crise sanitaire de 2020 et 2021.

Après avoir exposé le cadre théorique (partie 2) et la méthodologie de notre enquête (partie 3), nous en présenterons les résultats les plus saillants (partie 4). Nous discuterons ensuite de ces résultats en les reliant à la notion de pauvreté informationnelle conceptualisée par Elfreda Chatman (partie 5). Enfin, en conclusion, nous émettrons des propositions d’accompagnement des étudiant·e·s dans leurs pratiques d’information en lien avec l’alimentation.

2. Cadre théorique : l’information sur l’alimentation au prisme de la santé

2.1 Les pratiques informationnelles : des pratiques sociales et situées

Nous considérons l’information comme un processus qui consiste, pour un acteur ou une actrice, à s’informer en lien avec un objectif précis et dans un contexte défini. Les pratiques informationnelles désignent

la manière dont un ensemble de dispositifs, de sources formelles ou non, d’outils, de compétences cognitives sont effectivement mobilisés, par un individu ou un groupe d’individus, dans les différentes situations de production, de recherche, d’organisation, de traitement, d’usage, de partage et de communication de l’information (Chaudiron et Ihadjadène, 2010, p. 4).

Nous les envisageons comme des pratiques sociales situées (Suchman, 1987) qui dépendent du contexte et des circonstances dans lesquelles elles se développent. Nous attachons alors une importance à la définition du contexte lorsque nous conduisons des études de terrain. Le contexte peut ainsi être défini par l’ensemble des « facteurs ou variables qui sont considérés comme affectant le comportement des individus en matière de recherche d’information : conditions socio-économiques, rôles professionnels, tâches, situations problématiques, communautés et organisations avec leurs structures et leurs cultures, etc. » (Talja et al., 1999, p. 754). Il permet de préciser « le cadre dans lequel les phénomènes étudiés prennent place et ainsi de situer les matériaux recueillis ou encore de proposer des variables explicatives aux résultats observés » (Paganelli, 2016, p. 170).

Pour appréhender la spécificité des pratiques informationnelles dans le domaine de l’alimentation, nous considérons que la santé constitue un élément central pour la compréhension de ces pratiques. Le lien entre l’alimentation et la santé s’est forgé dans un contexte de « médicalisation » de la société présenté par Didier Fassin, sociologue et médecin, comme une construction sociale consistant à « conférer une nature médicale à des représentations et des pratiques qui n’étaient jusqu’alors pas socialement appréhendée dans ces termes » (Fassin, 1998). Des sociologues de l’alimentation ont précisé la nature de ce lien telle l’augmentation de la prise en charge de l’alimentation dans un cadre médical et la diffusion massive de connaissances nutritionnelles dans les médias (Poulain et Tibère, 2008). Ainsi, en France, les quatre programmes nationaux nutrition santé (PNNS 2001-2005 ; 2006-2010 ; 2011-2015 ; 2017-2021) élaborés par Serge Hercberg sont-ils révélateurs d’une intervention forte des politiques publiques en matière de nutrition dans l’espace public (Hercberg, 2014) et constituent un terrain d’étude pour l’analyse de la communication publique et des campagnes de prévention des risques alimentaires (De Iulio et al., 2015 ; Romeyer, 2015). Cette injonction de bien s’alimenter pour se soigner ou pour prévenir les maladies s’inscrit alors dans l’un des volets des politiques de responsabilisation individuelle qui découle du principe de prévention (Fournier et Poulain, 2017).

Dans ce cadre, l’information est envisagée comme un des moyens dont disposent les individus pour prendre en charge leur santé, prendre des décisions, éclairer leurs choix en matière d’alimentation que ce soit pour se soigner ou pour rester en bonne santé. Les pratiques informationnelles sur les questions d’alimentation s’inscrivent de facto dans une perspective de responsabilisation, un mouvement qui fait référence au rôle accru des individus dans la prise en charge des questions de santé les concernant (Lemire, 2008), l’alimentation étant considérée comme un déterminant essentiel de la santé.

2.2 Les pratiques d’information en lien avec l’alimentation : quelques tendances générales

La constitution de l’alimentation comme question de santé publique (Clavier, 2018) incite à considérer les pratiques d’information sur l’alimentation comme étroitement liées à l’information de santé. Il en va de même dans d’autres pays où les études sur les pratiques d’information sur l’alimentation se déploient dans le champ de recherche dénommé Information Seeking in Health, particulièrement développé en Amérique du Nord et dans les pays scandinaves.

Les recherches relevant de l’Information Seeking in Health visent à comprendre comment et pourquoi s’informent les individus, quelles sources ils mobilisent, en quoi cela modifie leur relation aux praticiens. Les questions de confiance et de validation des sources, la constitution des savoirs expérientiels, la place des réseaux socionumériques et des applications de santé y sont particulièrement étudiées[4].

Concernant les pratiques d’information portant spécifiquement sur l’alimentation, les études s’intéressent souvent à des populations spécifiques : femmes, adolescent·e·s, habitants des zones rurales, femmes enceintes, diabétiques… ou portent sur des formes ou produits de consommation particulière (produits labellisés, produits avec allégations nutritionnelles…).

Une étude menée en Europe auprès de 3000 personnes de 5 pays (Niedźwiedzka et al., 2014) montre que les femmes, les personnes avec un niveau d’études élevé, celles ayant des maladies chroniques sont les catégories de population qui s’informent le plus sur l’alimentation. Cette étude indique également que 42,8 % des personnes interrogées ne savent pas comment trouver des informations liées à la l’alimentation. Parmi celles qui cherchent des informations sur ces questions, 60 % utilisent Google, 48 % des sites spécialisés, 37 % des magazines et 30 % ont recours à leur médecin sur ces questions. Le ou la professionnelle de santé joue un rôle plus important sur l’information en lien avec l’alimentation lorsque le ou la répondant·e connait des soucis de santé. D’après cette étude toujours, malgré la variété et la quantité des sources d’information, les répondant·e·s disent ne pas toujours savoir où trouver des informations sur les questions d’alimentation en lien avec la santé.

Les savoirs sur l’alimentation évoluent constamment, s’accumulent et se juxtaposent ; ils sont également de plus en médiatisés (De Iulio et Kovacs, 2020). Cette multiplication des informations disponibles a conduit Claude Fischler à parler de « cacophonie » : « les mangeurs ont l’impression de vivre dans une ‘cacophonie diététique’, une confusion de prescriptions et de mises en garde dans laquelle ils ne parviennent pas, ou difficilement, à se retrouver, à concevoir et à exercer un sain gouvernement du corps » (Fischler, 1993, p. 220). Cette multiplication des informations disponibles conduit également à considérer que l’information – au sens du processus de s’informer – ne passe pas nécessairement par une recherche d’information intentionnelle mais davantage par une exposition médiatique.

2.3 Les étudiant·e·s, l’information et l’alimentation

Les jeunes sont une des cibles des campagnes publiques de prévention portant sur l’alimentation. En France, le PNNS émet des recommandations spécifiques à destination de différentes catégories de la population : séniors, parents, adolescents. Au Canada, « le Guide alimentaire canadien »[5] publié en janvier 2019 dispense des conseils nutritionnels à la population en focalisant notamment sur l’organisation des repas à l’école. Toutefois, en France, lorsque les jeunes sont concernés, ce sont les enfants et adolescents qui sont visés à la fois par les politiques de communication et par les politiques d’éducation nutritionnelle mises en place dans les établissements scolaires (Cardon et De Iulio, 2021). Les étudiant·e·s universitaires, eux et elles, sont souvent oubliés de ces politiques publiques nationales : « il n’y a guère d’incitations publiques pour les aider à mieux manger, par comparaison à d’autres populations » (Gourmelen, 2017). Les étudiant·e·s sont pourtant supposés mal manger et développent davantage de troubles alimentaires (Tavolacci et al., 2021 ; Boudreau et Rhéaume, 2022) ; ils et elles se trouvent dans une situation de transition où ils et elles ne dépendent plus totalement de leur famille pour la constitution des repas, mais ne sont pas suffisamment autonomes financièrement pour faire des choix qui leur sont propres (Gourmelen, 2017). L’on constate également que peu de recherches ont été conduites sur les pratiques d’information des étudiant·e·s sur l’alimentation.

En 1995, une étude américaine (Hertzler et Frary, 1995) identifiait 5 réseaux d’information nutritionnelle susceptibles d’être mobilisés par les étudiant·e·s dans le cadre de leurs pratiques alimentaires : le marché de consommation, les médias, l’autorité-famille et l’éducation à la santé et l’alimentation. En effet, ces éléments apparaissent déterminants dans la construction des pratiques alimentaires. Concernant la famille par exemple,

la transmission des habitudes alimentaires familiales est un processus dynamique fait de sélections, de ruptures, de continuités et de transformations. Les traditions s’alimentent des nouveautés introduites par les jeunes, les incorporent et permettent aux héritages acquis de s’adapter aux nouveaux contextes, et finalement de perdurer. (Escalon et Beck, 2013, p. 3).

La famille peut également être mobilisée ponctuellement, comme une source d’information, pour une recette ou des conseils nutritionnels.

Si les campagnes publiques de prévention sont considérées comme inadaptées à cette période de la vie (Gourmelen et al., 2019), les recommandations issues de l’éducation à la santé et à l’alimentation qui s’exercent en direction des plus jeunes dans le cadre des établissements scolaires ont souvent été intégrées par les individus devenus adultes. Ainsi, « Les campagnes nutritionnelles semblent avoir eu un effet positif sur les connaissances des étudiants qui affirment avoir été marqués par ces campagnes lors de leur enfance. » (Gourmelen, 2017).

Enfin, la médiatisation croissante des savoirs en lien avec la santé et l’alimentation (De Iulio et al., 2015) conduit à une exposition informationnelle des étudiant·e·s à ces sujets par le biais d’articles de la presse généraliste, d’émissions de télévision ou radio, ou encore de comptes de réseaux sociaux.

Certain·e·s auteurs et certaines autrices se sont intéressé·e·s aux informations que les étudiant·e·s cherchent ou consultent en lien avec ce sujet. Par exemple, une étude conduite aux États-Unis (Cousineau et al., 2004) sur l’éducation nutritionnelle à destination des étudiant·e·s a mis en évidence des catégories d’informations attendues par les étudiant·e·s. Partant du constat que les étudiant·e·s ont de mauvaises habitudes alimentaires et que les informations nutritionnelles disponibles spécifiquement destinées aux étudiant·e·s sont peu nombreuses sur Internet, les autrices soulignent le besoin de ressources ciblées pour les étudiant·e·s des collèges et l'importance d'utiliser les suggestions des étudiant·e·s dans le développement des programmes de nutrition. Des groupes de discussion ont été organisés réunissant étudiant·e·s et expert·e·s nutritionnistes, pour identifier les informations que les étudiant·e·s souhaiteraient voir disponibles : ce sont des informations portant sur une alimentation saine pour un budget limité, la planification de repas sains, des informations nutritionnelles de base, ainsi que des informations mettant en relation l’alimentation et l'image corporelle.

Plus récemment, l’étude de Oh et Kim (2014) suggère que les médias sociaux sont pour les étudiant·e·s une source d’information pertinente sur l’alimentation dans une perspective sanitaire. En effet, les autrices ont enquêté auprès de 342 étudiant·e·s de deux universités des États-Unis et de la Corée du Sud qui ont recours aux médias sociaux pour s’informer sur les régimes alimentaires et la nutrition. Quel que soit le pays, les étudiant·e·s ayant un niveau de confiance plus élevé dans la recherche d'informations de santé en ligne et ceux et celles ayant des préoccupations de santé plus importantes ou un état de santé perçu plus faible ont tendance à considérer les médias sociaux comme dignes de confiance et utiles.

2.4 Problématique et questions de recherche

À partir d’une enquête menée auprès d’étudiant·e·s de l’Université Grenoble Alpes, notre étude vise à analyser et comprendre les pratiques d’information des étudiant·e·s en lien avec l’alimentation. Dans cette recherche, la précarité alimentaire constitue une variable déterminante pour observer les comportements liés à l’information. En raison des faibles revenus de certain·e·s étudiant·e·s en particulier durant la pandémie de la COVID-19, nous considérons le concept de pauvreté informationnelle souvent mobilisé pour étudier des populations démunies afin d’analyser et de discuter les pratiques des étudiant·e·s. Selon leur situation financière, les étudiant·e·s développent-ils des stratégies différentes vis-à-vis de l’information ? S’il est vrai que les étudiant·e·s ont été sensibilisés dans leur enfance et leur adolescence à des enjeux d’éducation nutritionnelle, de responsabilisation individuelle à l’égard de leur santé, ces discours normatifs et prescriptifs sont-ils toujours présents à leur mémoire ? Si oui, y prêtent-ils et elles (encore) attention ? En raison de leur prise d’indépendance, les étudiant·e·s sont amenés à gérer leurs repas de manière autonome. De quelle nature est le processus de transmission familiale : s’inscrit-elle dans une perspective de rupture ou de continuité ? Quelle est la place de l’information dans ce processus ?

Notre étude propose une compréhension fine des publics et de leurs pratiques informationnelles, une démarche qui s’avère déterminante pour les politiques publiques dès lors qu’elles veulent proposer des dispositifs de communication plus efficaces sur les questions de prévention alimentaire ou sur les mesures sociales d’aide alimentaire.

3. Méthodologie d’enquête : une approche en deux temps

Cette recherche s’est déroulée dans le cadre d’un programme financé intitulé PEANUTS[6] consacré à une recherche pluridisciplinaire sur la précarité alimentaire des étudiant·e·s de l’Université Grenoble Alpes (UGA). Déposé en 2019, ce programme a été obtenu début 2020, juste avant l’annonce de la pandémie, et a pris fin en décembre 2021. Tous et toutes les membres impliqué·e·s dans ce programme[7] ont d’abord cherché à caractériser la précarité alimentaire en vue de définir des profils d’étudiant·e·s concerné·e·s par cette situation. Cette enquête s’intitule « La grande enquête Peanuts ». Elle s’est appuyée sur un questionnaire diffusé à tous et toutes les étudiant·e·s de l’Université Grenoble Alpes auxquels et auxquelles a été demandée leur adresse de courriel pour les recontacter en vue d’études complémentaires[8] qui ont été conduites pour répondre à des objectifs plus ciblés (sur les aspects nutritionnels, sur l’activité physique, etc.) et qui se sont toutes appuyées sur un échantillon représentatif de la précarité des étudiant·e·s.

3.1 La grande enquête Peanuts

Définir la notion de précarité alimentaire est complexe à plus d’un titre. Pour France Cavaillet et al. (2006), une première approche consiste à s’appuyer sur « l’alimentation et le statut nutritionnel » afin de diagnostiquer les « formes de pauvreté et les populations à risques ». Cette approche conduit à considérer le statut socioéconomique comme un déterminant majeur des différences de comportement alimentaire, l’alimentation étant le « reste-à-vivre » une fois que toutes les charges ont été payées. Dans le cas des étudiant·e·s, le statut de boursier ou boursière ne suffit pas à englober la totalité des personnes rencontrant des difficultés souvent chroniques, ainsi que l’atteste l’enquête nationale menée en 2016 par l’Observatoire national de la vie étudiante sur la situation économique et financière des étudiants[9]. Selon Jean-Pierre Poulain et Laurence Tibère (2008, p. 2), la précarité renvoie à des « situations de fragilisation sociale qui se déploient sur un continuum allant de l’intégration à l’exclusion […] qui rend[ent] compte de situations instables, situations qui, en principe, ne sont pas ‘faites pour durer’ ».

Les missions de l’enseignement supérieur élargissent leur spectre d’action concernant la réussite des étudiant·e·s, ainsi que le prévoit le récent rapport sénatorial du 7 juillet 2021 « Mission d’information sur les conditions de vie étudiante »[10] qui intègre le logement, la santé, l’alimentation, la vie sociale et les revenus. Selon une perspective communicationnelle, alors que la précarité des étudiant·e·s ne cesse de croître, la mise en visibilité de la précarité alimentaire dans la sphère publique, notamment dans les médias, est restée faible – même au plus fort de la pandémie – et a échoué à atteindre le statut de problème public (Dias, 2021a).

Dans le but de mener l’enquête Peanuts, une définition plus opérationnelle a été recherchée, les approches nutritionnelle et socioéconomique étant insuffisantes ou trop complexes à mettre en œuvre pour catégoriser les étudiant·e·s selon leur niveau de précarité. Dulce Dias (2021b, p. 7sqq), membre du programme de recherche PEANUTS, indique que l’expression « précarité alimentaire » a été délaissée par les grands organismes internationaux – Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation (FAO), Comité de la sécurité alimentaire mondiale (CSA) – au profit de la notion d’insécurité alimentaire. En 2013, la FAO a proposé une échelle d’insécurité alimentaire basée sur les expériences (FIES)[11]. Cette échelle tient compte de l’incertitude et de l’anxiété vis-à-vis de l’accès à la nourriture et se caractérise par des changements dans la qualité de l’alimentation quand la situation se dégrade. L’alimentation est moins équilibrée, plus monotone : il s’agit d’une insécurité alimentaire marginale à modérée. Lorsque la gravité augmente, la quantité de nourriture consommée baisse, les portions diminuent et des repas sont sautés : c’est l’insécurité modérée à sévère. Enfin, l’insécurité alimentaire grave se caractérise par une sensation de faim en l’absence de repas ou par l’absence de repas pendant une journée entière en raison d’un manque d’argent ou d’autres ressources[12]. La FAO utilise un questionnaire comportant 8 questions clés aux réponses (Oui/non/ne sais pas/ ne veux pas répondre)[13]. Ce questionnaire, validé auprès d’un échantillon de 150 000 personnes (Grimaccia et Naccaroto, 2020), a été traduit en français par Dulce Dias et Romain Petit, stagiaires du programme Peanuts, puis diffusé en avril 2021 par mail à 55 000 étudiant·e·s de l’UGA, après obtention des autorisations de l’équipe présidentielle en place : 7221 réponses ont été obtenues, dont 4412 avec adresses de courriel[14]. Ainsi, la réponse aux 8 questions destinées à sonder les individus selon leur degré d’incertitude ou d’anxiété et selon la variation de la qualité et de la quantité de l’alimentation, a permis d’identifier quatre catégories d’étudiant·e·s : les étudiant·e·s en sécurité alimentaire, en précarité modérée, légère et sévère.

L’étude a révélé un taux de précarité total de 43 % qui se répartit en 29 % de précarité légère, 12 % de précarité modérée et 2 % de précarité sévère. 57 % des étudiant·e·s sont en situation de sécurité alimentaire. Ainsi, d’après l’enquête, 1 étudiant·e· sur 2 environ est en situation de précarité alimentaire. Les niveaux de précarité alimentaire les plus élevés sont en fin de cycle de Licence et de 2ème année de Master, et l’on observe plus de précarité alimentaire chez ceux et celles qui vivent en cité universitaire et ceux qui travaillent en plus de leurs études[15].

3.2 L’enquête sur les pratiques informationnelles

Comme indiqué, seules les 4412 réponses avec adresses de courriel ont été retenues dans le but de conduire trois enquêtes complémentaires dont celle portant sur les pratiques informationnelles. Les réponses ont été réparties en 3 groupes avec représentation équitable des 4 catégories, soit 1271 réponses avec adresses de courriel. L’enquête sur les pratiques informationnelles s’est déroulée en mai et juin 2021 : sur les 1271 personnes contactées, 46 ont répondu. Les entretiens ont été menés à distance en raison du confinement[16].

La durée moyenne des entretiens était de 30 à 40 minutes. Au total, 33 questions ont été posées. La première partie de l’entretien a porté sur les pratiques informationnelles des étudiant·e·s : où s’informent les étudiant·e·s et sur quelles thématiques alimentaires, la place des réseaux sociaux, des vidéos et des applications de nutrition, le suivi des offres promotionnelles, etc. La deuxième partie était consacrée à la place de l’entourage dans les pratiques informationnelles, les questions étant plus orientées vers les aspects de sociabilité et d’échanges et la place des professionnels de santé. La troisième partie portait sur les discours sur l’alimentation et sur les recommandations du PNNS, sur la conception qu’ont les étudiant·e·s des repas.

4. Les pratiques informationnelles des étudiant·e·s de l’UGA : principaux résultats

Concernant les 46 étudiant·e·s qui ont répondu à l’enquête sur les pratiques informationnelles, ils et elles se répartissent en 21 personnes en sécurité alimentaire (46 %), 18 en précarité légère (39 %), 6 en précarité modérée (13 %) et 1 en précarité sévère (2 %). Nous avons fait le choix de fusionner les deux dernières catégories en raison de la faible représentativité de la catégorie « précarité sévère ». Au total, il y avait 21 hommes (46 %), 25 femmes (54 %), l’âge moyen est de 23 ans, 24 étaient en premier cycle (Licence 1, 2 et 3), 2 en DUT, 5 en Master 1 et 2, et 3 en 3ème cycle de Doctorat, 1 (autre).[17]

4.1 Les étudiant·e·s disent ne pas s’informer sur l’alimentation, les sources orales sont privilégiées

À la question de savoir quelles sources d’information consultent les étudiant·e·s concernant l’alimentation, la majorité indique qu’il n’y a pas de sources particulières à part l’entourage. Ce type de réponse concerne tous et toutes les étudiant·e·s quelle que soit la catégorie concernée.

C’est une question assez vague. Je dirais que la plus grande source d'information qu'on a par rapport à l’alimentation c'est l'entourage : nos proches, nos amis. On apprend comment ils s’alimentent, quels plats les intéressent, quelles nouvelles choses ils ont apprises, ce qui est bien écologiquement. La nutrition est une chose sociale, donc ça je pense a une influence sur notre mode alimentaire, donc je dirais que c'est la première chose qui est la plus importante au niveau alimentaire. (Femme, 27 ans, Grenoble INP, Doctorat, précarité légère).

Cette question paraît presque incongrue aux yeux des étudiant·e·s, comme s’il était entendu que tout le monde avait reçu des informations sur l’alimentation en héritage familial, par l’éducation et les habitudes alimentaires, et que cela suffise amplement pour être correctement informé.

Principalement ma famille quand j'ai appris à cuisiner et puis c'est un peu flou comme question, j'ai du mal à répondre. (Homme, 24 ans, UFR SHS, Licence 3, Précarité modérée)

Il n'y a pas vraiment de sources d'information en soi - c'est dans la vie, comme j'ai été élevée et éduquée, mais j'ai pas vraiment de sources d'information. (Femme, 19 ans, UFR arts et sciences humaines, Licence 2, Sécurité alimentaire).

À ce stade, l’on constate que les sources orales transmises par l’entourage ne sont pas perçues comme des sources d’information, mais comme un héritage.

D’abord, c’est les traditions – je suis espagnol, c’est ma grand-mère et ma mère qui ont développé mon goût. Sinon, Internet évidemment, et mes amis, je me laisse influencer par des gens qui recommandent les choses. (Homme, 20 ans, Département de licence sciences et technologies, Précarité légère).

Sans doute, ces sources n’ont-elles pas la même légitimité que les sources externes, du fait qu’elles sont acquises par « imprégnation » ou « acculturation » et qu’elles ne résultent pas d’une recherche d’information intentionnelle motivée par une demande précise. En définitive, de nombreux étudiants et nombreuses étudiantes interrogé·e·s n’avaient pas conscience de rechercher de l’information, ni même d’avoir jamais été informé·e·s de quoi que ce soit sur l’alimentation, sauf dans le cas où cet apprentissage précoce n’avait pas eu lieu ou avait été un désastre.

Les sujets les plus abordés concernant l’alimentation portent sur les recettes de cuisine, qui sont transmises par une personne référente dans la famille, le plus souvent la mère ou la grand-mère qui sont les plus expertes en cuisine :

À ma mère. Bah, parce que c’est elle qui a des connaissances en cuisine. Elle a toujours des bonnes idées, des solutions pour préparer des bons plats. (Homme, 21 ans, Faculté de Droit, Licence 3, Sécurité alimentaire).

Ou une personne dont c’est le métier :

Mon frère. Parce qu’il est très bon en cuisine. (Femme, 22 ans, Grenoble IAE, Master 2, Précarité légère).

Pour de très nombreux étudiants et nombreuses étudiantes, quelle que soit la catégorie, il faut souligner l’usage du livre de cuisine :

L'alimentation en général, je dirais que premièrement ça passe par les recettes, les livres de cuisine. Après ce que j'ai appris à l'école, j’étais en terminale S donc on a fait un petit peu de biologie. Après c’est un sujet qui m'intéresse en ce moment donc j'essaye de me renseigner actuellement, mais jusqu'à avant je n'étais pas plus renseignée que ça. Donc ça vient des proches, de ce qu'on m'a dit de ce qu’ont dit mes proches, mes parents en premier et ma soeur aussi qui fait des études de médecine et qui a eu des problèmes alimentaires donc elle s'est intéressée plus vite que moi à ça, donc elle a fourni des informations à ce niveau-là. (Femme, 21 ans, UFR PhITEM, Licence 3, Précarité légère).

Ces livres sont présents dans les familles où l’on aime cuisiner :

Mes parents, ma famille en général et les livres de recettes. Parce que mes parents adorent cuisiner et ma mère est cuisinière dans un restaurant. J’ai des livres de recettes pour cuisine étudiante, donc c’est adapté. Ça permet d’avoir les bases d’une recette et après on les modifie comme on veut. Et je suis à l’aise dans les modifications. (Homme, 22 ans, UFR IM2AG, Master 2, Précarité modérée).

4.2 La forte présence d’Internet pour rechercher de l’information sans but précis

L’enquête montre que les étudiant·e·s vont également beaucoup sur Internet par habitude et facilité, cela concerne toutes les catégories d’étudiant·e·s :

C'est simple, facile et puis l’outil Internet c'est ce que j'utilise pour tout faire de base, donc pourquoi pas pour ça ? (Homme, 25, INSPE, Master 2, Précarité légère).

Dans ce cas, Internet permet de trouver de l’inspiration et « des idées pour cuisiner » sans vraiment chercher quelque chose de précis :

Là je ne cherche pas vraiment, je fais au feeling. (Femme, 18 ans, Département de licence sciences et technologies, Licence 2, Précarité légère).

Le site de recettes cité dans les entretiens est essentiellement Marmiton, mais aussi d’autres sites comme 750g :

Marmiton, 750g ou autres parce que ce sont les premiers sites qui apparaissent sur Google. (Autre, 21ans, Faculté d’économie de Grenoble, Licence 3, Sécurité alimentaire.)

Internet est consulté par sérendipité sur une grande variété de sources formelles ou non formelles qui concernent l’alimentation ou la nutrition, comme des articles de presse ou les magazines spécialisés :

Internet principalement. On va dire des journaux, mais des journaux un peu genre Sciences et Avenir par exemple, mais qui passent du coup par Internet. Pareil des trucs comme Le Monde des fois si je vois des articles qui passent. YouTube si je veux vraiment une information précise je passerai par YouTube, j'irai voir sur une chaîne. Sinon c'est YouTube aussi je vais lire un petit peu sur tout ce qui est coachs : les coachs de vie, type musculation quoi mais du coup c'est YouTube. (Homme, 24 ans, UFR SHS, Licence 3, Précarité modérée).

L’enquête montre un relatif faible usage de Youtube sur l’alimentation, alors qu’il est très utilisé pour d’autres pratiques culturelles.

J’ai tendance à utiliser YouTube alors pour écouter de la musique basique et aussi pour chercher des petits trucs que j'aime bien savoir sur le corps humain. Mais vraiment pour l’alimentation non. (Femme, 20 ans, Département de licence sciences et technologies, Sécurité alimentaire).

Les usages de Youtube se limitent à des thématiques particulières : la cuisine végétarienne ou végane, la cuisine en lots ; Youtube permet de suivre des personnalités, tel le coach sportif Thibault Geoffray ou François-Regis Gaudry :

François-Regis Gaudry qui est un critique culinaire sur France Inter et qui propose des recettes assez simples et accessibles. (Homme, 25 ans, INSPE, Master 2, Précarité légère).

Il faut noter l’usage – assez rare – de Youtube comme tutoriel, par exemple pour consulter la recette de la sauce Béchamel.

Les autres réseaux sociaux tels Instagram et Facebook restent anecdotiques. Concernant les autres sites, aucune catégorie ne s'impose, les sites de nutrition et santé (blogues de nutritionnistes, Manger Bouger, Passeport santé) n’ont pas du tout été évoqués par les étudiant·e·s.

D’une manière générale, Google est le moteur de recherche systématiquement cité quel que soit le sujet recherché : une recette de cuisine, un restaurant où sortir (Google Maps et Tripadvisor). Pour les livraisons de plats à domicile, sont cités Uber Eats ou Deliveroo.

Yuka est très peu utilisé et Nutriscore jugé « peu fiable » ou pas adapté aux besoins des étudiant·e·s, soit parce qu’ils et elles consomment peu de produits préparés, soit parce qu’ils ou elles trouvent que les informations fournies sont peu pertinentes :

Oui, mais je n'aime pas trop [Yuka] Par exemple, l'huile d'olive est marquée D, évidemment parce qu'il y a de la graisse là-dedans, mais c’est un produit très bon pour la santé. Tu ne vas pas faire un plat d'huile d'olive seulement [...] (Homme, 20 ans, Département de la licence sciences et technologies, Licence 2, Précarité légère).

4.3 L’information pour lutter contre la précarité alimentaire : la place de l’entourage

Concernant la lutte contre la précarité alimentaire, les réponses ont principalement concerné les moyens de réduire le budget consacré à l’alimentation. Seul un étudiant a mentionné des groupes d'entraide sur Facebook, quelques étudiant·e·s ont mentionné les applications Phenix ou Too Good To Go :

Non, je ne m'informe pas trop, juste quand je vois passer des publicités par exemple pour les applications type Phenix ou Too good To Go, là je vois ces pubs-là, j’installe cette application puisque c'est quand même assez sympa d'avoir des courses à moindre prix et de limiter le gaspillage alimentaire. (Homme, 22 ans, UFR PhITEM, Master 2, Précarité légère).

Pour la majorité des étudiant·e·s, ils ne vont pas sur Internet pour savoir où et comment gérer leur budget alimentation, mais se fient à leur entourage, de préférence à leurs ami·e·s :

Pas mal mes amis aussi. Un peu le bouche-à-oreille, si j’ai un ami qui sait qu'il y a une promo ou quoi, ou alors si un ami a trouvé un magasin qui est bien et qui est peu cher, par exemple, chez moi, j’ai un magasin de proximité qui fait des fruits et légumes au kilo du coup c'est moins cher et c'est mieux, donc du coup je l’ai transmis et des trucs comme ça. (Homme, 24 ans, UFR SHS, Licence 3, Précarité légère).

Mon entourage, des copines qui par exemple vont transmettre des bons plans ou des réductions, ce genre de choses. (Femme, 22 ans, Effet Studio Créa Grenoble, Licence 1, Sécurité alimentaire).

Sur ce point, la famille reste aussi consultée :

Alors ça c'est plutôt de l'ordre familial. Donc je vais plutôt demander à ma mère plutôt, par exemple où est-ce qu’elle me conseille d'aller pour faire mes courses, et puis côté budget c'est plutôt avec elle que j’en discute, là du coup je ne fais pas trop de recherche sur internet, c'est plus familial. Ou même avec des amis, parfois si jamais on vient sur le sujet dans la conversation des courses à faire, je leur demande où est-ce que vous allez par rapport au prix, la qualité, tout ça. C'était plutôt du bouche-à-oreille. (Femme, 19 ans, UFR de chimie et de biologie, Licence 2, Précarité légère).

Les étudiant·e·s ont leurs habitudes et développent leur propre stratégie de maîtrise des coûts de l’alimentation : certain·e·s se rendent dans les supermarchés bon marché avec « la meilleure combinaison qualité / prix. » (Homme, 20 ans, Département de la licence sciences et technologies, Licence 2, Précarité légère). Quelques-un·e·s font des listes de courses pour éviter la tentation ou commandent sur les drives ; d’autres achètent dans les rayons qui rassemblent des produits proches de la date de péremption, fréquentent les fins de marchés pour bénéficier de grosses remises, vont au Resto du Cœur, comparent les prix au kilo, mais… sans consulter Internet ou des applications :

Non ça j’utilise pas. C’est vrai que j’ai une connaissance un peu de certains prix ou pas et du coup en fonction, des fois je vais au marché je vois un peu les prix des aliments, j’essaye de prendre les moins chers, les plus avantageux. Mais c'est vrai que je ne me fie pas forcément à des sites internet pour regarder les prix des courses alimentaires. (Femme, 25 ans, UFR SHS, Master 2, Sécurité alimentaire).

Un étudiant a indiqué qu’il se confectionnait un tableau pour gérer ses courses, plutôt que de recourir à des applications :

Non, je n’utilise pas ce genre d'applications. Je vais voir – j'ai un tableau chez moi qui me dit où est-ce que, si je veux tel ou tel produit, où est-ce que c'est mieux de l’acheter parce que c'est moins cher ou parce qu’au niveau goût / qualité ça sera meilleur. (Homme, 26 ans, INSPE, Précarité modérée).

4.4 La place de la nutrition dans les pratiques informationnelles

De nombreux étudiants et nombreuses étudiantes ont mentionné qu’ils et elles recouraient à des sources extérieures dès que la qualité nutritionnelle était recherchée, si la personne référente était peu avertie sur ce point :

Pour faire une recette, oui je vais demander à quelqu'un de ma famille. Par contre si c'est pour quelque chose de nutritionnel, savoir si tel aliment ou telle recette est bonne pour la santé ou non, ça je vais le chercher par moi-même, je vais pas le demander à quelqu'un de ma famille. (Homme, 21 ans, Faculté de Droit, Licence 3, Sécurité alimentaire).

Lorsqu’un·e étudiant·e ou un·e membre de sa famille suit un régime spécial ou souhaite avoir une alimentation saine, les protagonistes s’informent de manière plus approfondie (dans la presse, les magazines, les émissions de télévision et le cas échéant les cours suivis). C’est le cas de cet étudiant en pharmacie :

Sur Internet je cherche les valeurs nutritionnelles pour le sport. […] Alors sur les sites les plus spécialisés je vais chercher les informations les plus pointues, par exemple, sur les sciences, il y a une série très intéressante sur la nutrition. Dans les cours tout simplement en pharmacie, et puis sinon les sites c'est en général plus des sites orientés sport et qui font des articles de nutrition que des articles d'alimentation qui font des articles de sport, et là je vais chercher dans ce cas-là les informations les plus techniques sur les valeurs nutritionnelles selon les modes de cuisson. Pour la généralité je ne fais pas trop de recherches. (Homme, 26 ans, Faculté de Pharmacie, Sécurité alimentaire).

À ce stade, seul·e·s les étudiant·e·s en situation de précarité légère, modérée ou sévère indiquent consulter des professionnel·le·s de la nutrition, parfois pour une perte de poids :

Oui, je suis suivie par une nutritionniste. Parce que je voulais perdre du poids, donc je voulais savoir si c’est équilibré mon alimentation, parce que j’ai mangé très mal avec cette période-là, du coup on a déjà travaillé sur ce que je mangeais, après on a retravaillé sur les besoins, tout ça. Me faire un cadre pour manger, des heures spécifiques, tout ça. (Femme, 21 ans, Département de licence sciences et technologies, Licence 2, Précarité légère).

Parmi les étudiant·e·s en sécurité alimentaire, l’intérêt pour la nutrition est lié à la discipline, comme les sciences et techniques des activités physiques et sportives (STAPS) qui dispensent des enseignements sur la nutrition.

J'ai fait une licence STAPS et donc là on avait des cours de nutrition déjà, donc j'ai eu quelques bases universitaires. Après je me suis intéressé un petit peu en lisant quelques livres, et moi je travaille dans le domaine de l'agriculture aussi. Le livre est de Anne Dufour Ma bible de l'alimentation santé, après c'est plus des livres de cuisine. (Femme, 21 ans, UFR STAPS, Licence 3, Sécurité alimentaire).

Toujours en STAPS, cet étudiant évoque les conseils en nutrition dispensés à une période de sa vie où l’activité physique était très importante et qui sont désormais intégrés et ne nécessitent plus de mise à jour.

Je me renseigne pas, j'ai pris mes habitudes, ma mère m'a éduqué quand j'étais jeune etc. et maintenant j'ai pris mes habitudes, je mange des fruits, des légumes. Ce n’est que ma mère, quand j'étais sportif de haut niveau aussi j'ai été suivi à Toulouse j'étais suivi par le CREPS de Toulouse, et on a eu des conseils d'une nutritionniste, j'ai un petit peu modifié puisque c'était l'alimentation de quelqu'un qui fait 15 heures de sport par semaine, donc c'était beaucoup trop riche pour moi, maintenant je ne fais plus rien du tout, mais du coup je me renseigne pas spécialement sur l'alimentation. (Homme, UFR PhiTEM, Master 2, Précarité légère).

5. Discussion : les pratiques des étudiant·e·s au prisme de la pauvreté informationnelle

Parmi les principaux résultats, il ressort que pour les étudiant·e·s, l’alimentation ne constitue pas un objet d’une recherche d’informations active et conscientisée. La place importante que joue la transmission orale constitue une tendance majeure de notre enquête, et ce, quelle que soit la catégorie concernée.

Ce résultat nous a conduit à confronter nos observations au concept de pauvreté informationnelle développé dans le contexte des pratiques informationnelles des populations défavorisées et marginalisées (Chatman 1991 ; Chatman, 1992 ; Lingel et boyd, 2013) et qui explique l’absence d’information de deux manières.

D’abord en le reliant à la précarité sociale. Dans ses travaux, Chatman s’intéresse aux pratiques informationnelles d’Américain·e·s oublié·e·s traditionnellement des études en sciences de l’information (Ndumu et Mabi, 2021), qu’ils et elles soient travailleurs ou travailleuses pauvres ou marginalisé·e·s. C’est justement en observant la précarité sociale et alimentaire d’un grand nombre d’étudiant·e·s que le concept de pauvreté informationnelle nous a paru fertile et susceptible d’être questionné pour la population étudiante. Il ressort en effet de nos enquêtes une certaine monotonie des pratiques alimentaires des étudiant·e·s, liée en partie à des conditions de précarité et parfois à un manque d’informations, sur les dispositifs d’aides sociales, sur les recettes économiques, ou sur les aliments à forte teneur nutritive par exemple. Toutefois, aucun lien n’a été établi dans nos résultats entre la précarité sociale et alimentaire d’une part et le manque d’information des étudiant·e·s d’autre part.

Elfreda Chatman montre, en outre, que les populations qu’elle étudie ne recherchent pas activement des informations en dehors de leur milieu social ou de leur entourage. Plusieurs raisons sont évoquées : la méconnaissance de certaines sources d’information, l’idée que les sources externes au milieu proche ne sont pas utiles ni en capacité de répondre à leurs préoccupations, alors, qu’à l’inverse, les sources les plus proches sont davantage susceptibles d’être en prise avec les questions que ces populations se posent au quotidien. La théorie de la pauvreté informationnelle explique également le manque d’informations par la volonté des catégories de populations concernées d’ignorer leurs besoins d’information voire de s’exclure des espaces informationnels et médiatiques. Pour Chatman, ces catégories mettent en place des frontières pour limiter la circulation et l'appropriation des informations extérieures au groupe (Boubakar-Nobilet et Ihadjadène, 2019). Qu’en est-il des étudiant·e·s ? Si nos résultats ne nous permettent pas d’établir de lien entre les étudiant·e·s les plus précaires économiquement et la pauvreté des pratiques informationnelles, nous montrons que ces pratiques sont peu développées et peu variées. Les sources utilisées sont souvent les mêmes et le recours à l’entourage est important lorsqu’il s’agit de parler d’alimentation. Les étudiant·e·s, sur ces questions, recourent majoritairement aux circuits informels qui privilégient le bouche-à-oreille et la transmission familiale ou par l’entourage amical plutôt qu’aux sources formelles, comme ils et elles le feraient par ailleurs sur n’importe quel sujet en lien avec leurs études. Et, comme dans certaines populations étudiées par Chatman, ils ne mobilisent pas l’ensemble des ressources et dispositifs qui leur sont dédiés. En effet, de nombreuses instances d’énonciation se sont emparées des questions d’alimentation, les reliant souvent à des enjeux de santé, et produisent des contenus à destination des étudiant·e·s : c’est le cas des institutions publiques au niveau national ou local, des Crous[18], des universités, mais aussi d’associations d’étudiant·e·s, de banques alimentaires ou encore des médias. Des informations et des dispositifs existent qui sont très peu mobilisés par les étudiant·e·s, peu informés donc des questions d’alimentation, de nutrition ou sur les moyens de se nourrir à bas coût, alors que l’on pourrait supposer que ces informations leur seraient utiles au quotidien. Or, il apparaît que le non-recours à ces sources d’information reçoit plusieurs explications.

En premier lieu, certain·e·s étudiant·e·s, notamment les plus précaires, expriment de la défiance à l’égard des acteurs et actrices qui produisent les informations –par exemple les médias traditionnels ou les pouvoirs publics qui diffusent des campagnes nutritionnelles jugées normatives, culpabilisantes et, en décalage par rapport aux difficultés rencontrées au quotidien. Nos entretiens ont ainsi révélé que plus le degré de précarité augmente, plus l’indifférence aux injonctions des pouvoirs publics était tangible et pouvait même se traduire par un réel agacement :

Je pense que ce sont des campagnes publicitaires gouvernementales, c'est un peu des normes sociétales qu'on aimerait poser et je pense qu'elles sont saines, donc je suis assez d'accord. (Femme, L3, Sécurité alimentaire).

Ça me dégoûte car on n’a pas tous les moyens de manger comme il le faut, et on n’a pas tous l’éducation. […] Je pense que tout ce qui est « manger » n’est pas assez développé, je travaille dans des écoles et je sais que les enfants, ils ont envie de manger ce qu’ils ont sous la main, il n’y a pas d’éducation et je trouve ça hypocrite. Je pense que la sphère sociale devrait faire des formations aux enfants et aux adultes pour apprendre à mieux gérer les assiettes et sans pour autant stigmatiser ceux qui mangent mal. (Homme, L2, Précarité légère).

Ça me fait dire qu’il faudrait le faire mais c’est un peu énervant qu’on le rabâche à longueur de journée et ça n’influence pas mes habitudes. (Homme, M2, Précarité modérée).

Quand je vois ça maintenant, je trouve ça assez normal la prévention au niveau alimentaire. Mais quand j'étais enfant, je voyais absolument partout tout le temps à la télé, ça m’agaçait. (Femme, M1, Précarité sévère).

Ces résultats rejoignent les études sur la faible influence des campagnes de prévention sur les personnes défavorisées. Il n’est donc pas étonnant, dans un contexte caractérisé par une crise de confiance généralisée, que ce soit envers les médias, le système de santé, l’industrie agro-alimentaire ou les pouvoirs publics – qui sont notamment remis en cause dans leur capacité à régler les problèmes sanitaires (Ollivier-Yaniv, 2015) et économiques – que les étudiant·e·s ne mobilisent que peu les informations proposées par ces acteurs et actrices. En second lieu, nous suggérons que les formes de médiations proposées sont inadaptées à une certaine frange de la population estudiantine, en particulier les jeunes issus de classe populaires ou moyennes qui sont plutôt enclins à la non-information (Boyadjan, 2020) une population qui a d’ailleurs été touchée de plein fouet par la précarité alimentaire.

Les résultats de nos enquêtes montrent ainsi que les étudiant·e·s interrogé·e·s ont tendance, comme dans les études proposées par Chatman, à privilégier les sources qui leurs sont proches et à ne pas mobiliser des sources externes soit par méconnaissance soit parce qu’elles ne correspondent pas, pour une raison ou autre, à ce qui leur semble utile dans leur situation.

Toutefois, ce qui nous a semblé relever, dans un premier temps, d’une forme de monotonie ou de pauvreté des pratiques informationnelles des étudiant·e·s en lien avec l’alimentation, et que nous avons assimilé alors à la monotonie de leurs pratiques alimentaires, s’avère en réalité beaucoup plus riche que ce que les premières observations ne le laissaient supposer. Ainsi, le concept de pauvreté informationnelle ne nous semble pas opérant pour caractériser les pratiques informationnelles des étudiant·e·s. Nous ne reviendrons pas ici sur les limites de la théorie d’Elfreda Chatman qui ont déjà été pointées en France par Patricia Boubaker-Nobilet et Madjid Ihadjadene (2019) ou aux États-Unis (Ndumu et Mabi, 2021). La limite principale dans le cadre qui nous intéresse est que le concept de pauvreté informationnelle implique une vision normative des pratiques informationnelles. Parler de pauvreté informationnelle conduit à qualifier des catégories de la population d’info-pauvres dont les pratiques se distinguent alors des pratiques normées mises en œuvre par les catégories ayant accès aux informations et maîtrisant les sources.

Si les pratiques informationnelles des étudiant·e·s sont peu développées et peu variées, elles ont surtout comme caractéristique de ne pas correspondre à une vision normative de l’activité informationnelle. On pourrait attendre d’une population qui a été formée à la recherche d’information, à l’évaluation de l’information, à la connaissance des sources depuis plus de 10 ans (au collège, au lycée, à l’université), qu’elle mette en œuvre les connaissances et compétences acquises pour s’informer en lien avec des questions du quotidien, mais nos résultats montrent que les pratiques informationnelles des étudiant·e·s ne se nourrissent pas des formations reçues et l’on n’observe pas de transfert de la sphère universitaire à la sphère liée à la vie quotidienne. Toutefois, si elles n’exploitent pas les connaissances et savoir-faire transmis dans le cadre scolaire ou universitaire, ces pratiques n’en demeurent pas moins riches et créatives.

En effet, en parallèle des entretiens menés dans le cadre du programme PEANUTS, nous avons observé de nombreux dispositifs (comptes de réseaux sociaux, chaines vidéos, etc.) émanant d’étudiant·e·s qui ont pour objectif de partager leurs expériences en lien avec l’alimentation. Ces dispositifs mettent ainsi en évidence des initiatives innovantes (adaptation et création de recettes, mise en scène de la préparation des repas, etc.) et montrent une tendance des étudiant·e·s à prendre de la distance avec les informations et recommandations officielles et à développer des activités créatives numériques en amateur ou en amatrice (Lombardo et Wolff, 2020). Les sources d’information sur Internet apparaissent plus comme des sources d’inspiration pour varier au quotidien les recettes, travailler la présentation des assiettes, accommoder les restes, trouver des astuces, manger plus sainement, etc. Les étudiant·e·s indiquent majoritairement que leur façon de manger s’inspire de la tradition familiale mais s’en éloigne par « l’originalité », par la suppression de certains aliments (comme la viande ou les sauces), par le recours à des recettes d’autres pays (cuisine asiatique ou indienne), à d’autres régimes (végétarien, végan, etc.) ou le recours à certains aliments plus nutritifs… Ainsi, les pratiques informationnelles sur l’alimentation sont-elles le plus souvent à l’appui d’une forme de créativité culinaire au quotidien et qui se traduit par des pratiques improvisées et non conventionnelles.

6. Conclusion

Les résultats de l’enquête nous conduisent à émettre plusieurs propositions visant à accompagner les étudiant·e·s dans leurs pratiques informationnelles en lien avec l’alimentation.

Les premières propositions s’articulent autour d’une littératie de l’information du quotidien. En effet, la maîtrise de l’information en matière de santé et d’alimentation implique des compétences particulières. On parle ainsi de littératie de santé et de littératie alimentaire pour désigner la capacité à obtenir, traiter, comprendre et utiliser des informations sur la santé ou sur l’alimentation. Ces concepts sont développés dans la littérature scientifique, particulièrement dans les pays anglo-saxons, au Canada et en Europe du Nord (Andrus et Roth, 2002 ; Raimio et al., 2012, entre autres) mais aussi par les acteurs et actrices de la santé publique, notamment la Conférence nationale de santé en France qui évoque, en 2017, la littératie en santé pour combattre les inégalités sociales en santé[19]. La littératie de santé donne lieu à des questionnaires d’évaluation et outils de mesure développés à une échelle nationale ou internationale ainsi qu’à des réseaux de recherche, comme l’est notamment le réseau Réflis (Réseau francophone de littératie de santé)[20]. Si la littératie alimentaire est un concept beaucoup plus récent qui a donné lieu à quelques études au Canada (Cullen et al., 2015) ou en Belgique (Bonacini, 2019 ; Van Beggelaer, 2021), l’éducation à l’alimentation est présente à l’école, au Canada par exemple ou en France où le code de l’éducation « prévoit qu'une information et une éducation à l'alimentation et au gaspillage alimentaire soient dispensées en milieu scolaire »[21].

Il s’agirait alors de réfléchir à la place que peuvent occuper les universités dans le développement de formations et d’accompagnement des étudiant·e·s à la maîtrise de l’information en lien avec la santé, l’alimentation et plus largement la vie quotidienne. Des formations existent, dans certaines universités françaises, mais elles visent essentiellement un public de professionnel·le·s de l’éducation et de la santé et ne s’adressent pas à l’ensemble des étudiant·e·s. Cet accompagnement serait d’autant plus nécessaire que le secteur de l’information de santé et sur l’alimentation est l’objet d’enjeux économiques (Romeyer, 2008) et que « la marchandisation des systèmes d’information par des mécanismes de référencement à des fins publicitaires ne garantit pas l’accès à une information de qualité pour chacun » (Le Deuff, 2015, p. 12).

Dans un second temps, nos propositions s’orientent vers la co-construction de dispositifs info-communicationnels impliquant les étudiant·e·s.

Certains d’entre eux et elles sont déjà actifs et actives dans la prise en charge de la précarité alimentaire que ce soit par le biais d’épiceries solidaires ou au sein des Crous ; d’autres partagent des informations pratiques via des vidéos ou comptes de réseaux sociaux. Cette dynamique pourrait être mobilisée de manière à inclure les étudiant·e·s dans les processus de conception de dispositifs d’information-communication émanant d’acteurs institutionnels et d’actrices institutionnelles. Les formats de communication de certains acteurs et certaines actrices pourraient être adaptés pour tenir compte des usages et pratiques des étudiant·e·s. Par exemple, si le Crous est reconnu comme un acteur légitime par les étudiant·e·s (davantage que le centre de santé universitaire), il semble plus opportun d’informer les étudiant·e·s par des affiches dans les couloirs que par courriels, qui ne sont pas lus. Inutile aussi pour les acteurs institutionnels et actrices institutionnelles de communiquer via les réseaux sociaux institutionnels des universités si l’enjeu est de toucher les publics précaires.

En matière de contenu, d’après les travaux d’Andréa Gourmelen (Gourmelen, 2017) les étudiant·e·s sont en attente de solutions concrètes qui tiennent compte de leurs contraintes, notamment budgétaires. Les dispositifs d’info-communication pourraient proposer des recettes simples et accessibles, donner des conseils pour l’achat de produits alimentaires par exemple.

Enfin, la dimension plaisir est souvent absente des actions à destination des étudiant·e·s, la convivialité et la sociabilité étant dans ce cas une condition nécessaire à la circulation des savoirs alimentaires et nutritionnels et à leur appropriation.

Cardon, P. et De Iulio, S. (Dirs.), Cantine et friandises. L’école de l’alimentation des enfants. Tours, Presses universitaires François Rabelais, coll. « Tables des hommes ».