Article body

1. Introduction

Depuis la fin des années 1990, en France et à l’étranger, les musulman·e·s mobilisent les dispositifs du web 2.0 qui consacrent un idéal participatif à des fins multiples (Bunt 2003, 2009 ; Maréchal, 2018 ; Pennington, 2018, etc.). Les médias socionumériques sont devenus pour beaucoup d’entre eux et elles des espaces de communication, de réseautage et de représentation de leur identité religieuse – phénomène qui s’inscrit dans une logique plus globale de pénétration des technologies numériques d’information et de communication dans toutes les sphères de la vie sociale. Dans ce même cadre, l’on a relevé que des femmes musulmanes appartenant à la génération des natives numériques et portant le hijab déploient des pratiques de partage de contenus, notamment culinaires, sur des plateformes numériques telles qu’Instagram, TikTok ou YouTube. L’émergence de ces « hijabi influencers » (Pahwa 2021, p. 104), peut paraître surprenante, voire transgressive, si l’on tient compte des représentations hégémoniques du hijab comme signe d’enfermement. Dans de nombreuses sociétés, le regard porté sur les femmes musulmanes voilées tend à les réduire au statut de victimes accablées par les pesanteurs du patriarcat. En investissant l’espace public numérique avec des contenus qui les mettent en scène comme protagonistes de leurs propres récits, ces influenceuses semblent s’émanciper des multiples injonctions qui leur assignent une place subalterne dans la société.

La présence des femmes musulmanes voilées dans la sphère numérique s’étend à la communication alimentaire. Les médias socionumériques sont devenus des lieux privilégiés de partage et de communication sur l’alimentation, si bien que d’aucun·e·s parlent de foodstagramming et considèrent que l’on est passé d’une cuisine circonscrite à l’espace domestique à une cuisine ouverte et connectée (Renard, 2014). Ainsi, que ce soit à travers le partage et le commentaire de recettes en ligne, l’évaluation de restaurants, la diffusion de tutoriels ou l’avènement des influenceuses et des influenceurs culinaires, l’espace numérique a fait émerger une myriade de pratiques communicationnelles nouvelles liées à l’alimentation. Si l’étude de ces pratiques a déjà donné lieu à d’importantes recherches (cf. notamment Feldman et Goodman, 2021 ; Kirkwood, 2018 ; Leer, Gunder et Krogager 2021 : Naulin, 2014 ; Rousseau, 2012), l’analyse des dimensions genrées et ethnoreligieuses de ce phénomène est encore à ses débuts (Dejmanee, 2016 ; Hart, 2018). Il nous semble donc opportun de revenir sur ces aspects afin de mettre en perspective les pratiques des musulmanes productrices de contenus culinaires numériques. Cet article découle ainsi d’une volonté d’offrir un regard neuf sur cette question en s’intéressant à une facette jusqu’à présent peu explorée dans les recherches en sciences sociales sur la communication alimentaire en ligne : celle des influenceuses musulmanes productrices de contenus culinaires.

L’article comporte deux grandes parties. La première se penche d’abord sur l’examen des rapports entre l’alimentation, l’identité, le genre et la religion, et présente ensuite les grandes lignes de notre approche méthodologique. La deuxième partie traite, d’une part, des manières dont les influenceuses musulmanes en hijab exposent des facettes de leur soi et se mettent en scène à travers l’alimentation. Et, d’autre part, elle aborde la manière dont ces influenceuses développent des récits sur leurs identités à travers l’alimentation.

2. Développement

2.1 Cadre théorique

L’alimentation n’est pas simplement un acte nutritionnel, mais elle est également une composante de l’identité de l’individu, représentant ainsi une sorte de miroir de soi. Si l’individu consomme des aliments, il se nourrit également de significations et de représentations, car l’alimentation est imbriquée dans une toile de symboles, d’imaginaires et de croyances. L’idée que l’alimentation participe de la construction de rapports sociaux et à l’expression d’identités individuelles et collectives constitue l’un des points de départ de l’anthropologie de l’alimentation (Diner, 2003 ; Fischler, 1985 ; Mintz, 1996 ; Shields-Argelès, 2008 ; Sutton, 2001 ; Wilk, 1999, etc.). Sidney Mintz (ibid., p. 13) explique en ce sens que l’alimentation a longtemps servi de forme d'expression de soi et de signifiant identitaire :

Pour de nombreuses personnes, manger des aliments particuliers n’est pas seulement une expérience satisfaisante, mais aussi une expérience libératrice - une façon supplémentaire de faire de l’argent, mais aussi comme un moyen libérateur de faire une sorte de déclaration. La consommation, donc, est à la fois une forme d’auto-identification et de communication[1].

Les pratiques culinaires peuvent servir de véhicules à l’expression d’appartenances socioculturelles et religieuses. Mariagrazia Margarito (2008), par exemple, utilise la notion de « cuisine identitaire » pour souligner la manière dont l’alimentation nourrit les constructions identitaires, individuelles et collectives. Dans une veine similaire, Fausto Colombo et Adriano D’Aloia (2015, p. 156) indiquent que le fait de « cuisiner est toujours un acte culturel » et la « forme d’expression d’une appartenance (ou d’un manque d’appartenance) ».

Notons, qu’outre son rapport intime à l’identité, le thème de l’alimentation est fortement présent dans les religions et notamment dans les trois monothéismes abrahamiques. Concernant l’islam, Mohammed Hocine Benkheira (2007, p. 38) renseigne :

Le Coran accorde une importance non négligeable à l’alimentation : il existe plus d’une centaine d’occurrences de la racine a. k. l., d’où l’on tire la forme verbale akala, « manger » et quarante-huit occurrences de la racine t . . m., dont on tire le substantif ta‘âm, « nourriture ». Enfin l’impératif « manger » (kulû) apparaît à vingt-huit reprises […]. Cet impératif est associé au substantif al-tayyibât, « les bonnes choses » ou bien à l’adjectif de même racine tayyib an , opposés tous les deux au substantif al-khabâ’ith, « les choses immondes ».

De manière générale, les religions participent à la fabrique d’un cadre alimentaire normé par le biais duquel l’individu manifeste son appartenance à la communauté, ainsi que l’intensité de ses croyances. Johnson et al., (2011) évoquent des « religio-cultural food practices » comme des performances ritualisées qui, à travers l’acceptation ou le refus de cuisiner et d’ingérer certains aliments, permettent une identification à un groupe. De ce point de vue, l’alimentation peut être considérée comme l’un des marqueurs significatifs de l’identité religieuse. Cette identité implique notamment une altérité marquée par des cadres d’illicéité alimentaire. Si l’on prend le cas de l’islam, les prescriptions religieuses en matière de nourriture, entre ce qui est halal[2] (licite) et ce qui est haram (illicite), fonctionnent comme des marqueurs identitaires. À ce propos, Mohammed Hocine Benkheira (2000, p. 32) souligne que les interdits alimentaires scripturaires « prennent l’apparence d’un critère d’identité aux yeux des fidèles et des non-musulmans ».

Dans leur analyse sur la communauté sunnite afro-américaine, Carolyn Rouse et Janet Hoskins (2004) expliquent que le choix des aliments des membres de cette minorité est foncièrement déterminé par leur appartenance à l’islam, mais également par leur héritage socio-culturel. Ainsi, imprégnant les mécanismes de transmission, de création et de maintien des identités, l’alimentation participe du processus de socialisation. Les performances culinaires des influenceuses musulmanes que nous analysons dans cet article font également ressortir cette volonté d’associer identité religieuse et héritage socio-culturel et, in fine, de créer du lien social. Les dynamiques de tissage de sens et de lien, par et à travers l’alimentation, ne doivent pas être envisagées d’une manière solipsiste, mais plurielle : les influenceuses en question sont musulmanes, françaises, autrichiennes, tunisiennes, britanniques, pakistanaises, etc. Dans la lignée de Marie-Pierre Étien et Laurence Tibère (2013, p. 64), il est donc important de considérer comment l’alimentation peut devenir « une ressource pour se positionner entre pays d’origine et société d’accueil ».

Pour en revenir à l’expression de performances culinaires, soulignons ici que le terme de performance renvoie aux dimensions de représentation, de compétence, de mise en scène et d’agencement. Ainsi, considérant qu’un aspect important est accordé à l’esthétique visuelle, nous entendons par performances culinaires, outre le savoir-faire nécessaire à la préparation des mets, la manière dont ils sont disposés, élaborés et mis en valeur esthétiquement, de sorte à produire un effet sur le public (selon toute apparence, à des fins de reconnaissance et de monstration identitaire). L’influenceuse culinaire performe de sorte à recevoir des impressions positives de la part de l’audience, en l’occurrence ici, ses abonné·e·s. Comme l’a montré Erving Goffman (1973), toute situation d’interaction s’effectue dans un jeu de performance relative à la représentation de soi, dans l’attente d’impressions positives de la part du public. Dans bien des cas, les performances culinaires, qui combinent esthétisme, mise en scène d’un savoir et de performances corporelles, peuvent ainsi laisser transparaître une véritable entreprise de séduction.

Par ailleurs, il est intéressant de noter que sur le croisement des champs de l’alimentation du genre, de l’identité, voire de l’islam, des travaux issus du monde anglo-saxon ont mis en évidence que l’alimentation est un vecteur d’autonomisation et participe à l’affadissement des rapports de pouvoir genrés, ainsi que des assignations stéréotypiques catégorielles (par exemple, Cairns et al., 2010 ; Culver, 2013 ; Rouse et Hoskins, 2004). Sur ces aspects, Rodney et al. (2017, p. 6) indiquent :

Les féminités alimentaires sont liées à un deuxième aspect du discours culinaire : la recherche de l’auto-soin, du plaisir et de la satisfaction à travers la nourriture […] les médias alimentaires contemporains accordent une plus grande place au plaisir culinaire et à l’épanouissement des femmes : les femmes utilisent la nourriture pour prendre soin des autres, mais la nourriture est aussi un véhicule pour l’auto-soin et l’auto-expression des femmes[3].

Bien que l’alimentation soit souvent un vecteur de reproduction de l’ordre du genre, de nombreux travaux en anthropologie de l’alimentation ne manquent pas de rappeler qu’elle peut aussi être une arme de contestation des assignations identitaires genrées (cf., par exemple, Counihan, 1999 ; Fournier et al., 2015 ; Lewis, 2015). Cet aspect acquiert une importance particulière lorsqu’il s’agit d’analyser comment les influenceuses culinaires musulmanes qui se mettent en scène à travers l’alimentation peuvent témoigner d’une logique d’empowerment.

Avant d’amorcer la prochaine étape de notre réflexion, nous ne pouvons manquer de relever qu’à notre connaissance, rares sont les travaux dans la littérature universitaire en sciences sociales, et notamment dans le champ des sciences de l’information et de la communication, qui interrogent l’appropriation des dispositifs sociotechniques numériques par les blogueuses et influenceuses culinaires en général, et musulmanes en particulier. De ce point de vue, l’analyse qui suit contribue à combler une lacune dans ce domaine.

2.2 Méthodologie

L’analyse de contenus numériques partagés dans les réseaux socionumériques soulève un certain nombre de questions d’ordre méthodologique et épistémologique qui nécessitent une attention particulière : critères de constitution du corpus et type d’approche, bien sûr, mais également spécification de l’« objet » et dimensions éthiques de la recherche. C’est précisément par ces deux derniers aspects, souvent négligés dans les travaux « nethographiques », que nous souhaitons introduire notre réflexion méthodologique.

La question du genre de texte que constituent les contenus numériques culinaires produits par des femmes musulmanes voilées pose avant tout un problème de catégorisation : pouvons-nous ici évoquer un sous-genre des tutoriels culinaires ou devrions-nous plutôt considérer ces traces numériques – dans le sens de contenus générés par l’utilisateur ou l’utilisatrice – comme un sous-genre de récits de soi de femmes musulmanes voilées ? Poser cette question équivaut à s’interroger sur la place qu’occupe l’identité religieuse de la protagoniste-narratrice-productrice dans les contenus à analyser. S’il n’est pas toujours aisé d’apporter une réponse à cette question, force est de constater que les productrices de contenus culinaires sont, dans la plupart des cas, également les auteures d’un type de textes connus sous le nom de « hijab stories ». Ce terme d’origine émique désigne des textes qui, le plus souvent, prennent la forme de vidéos partagées dans les réseaux socionumériques et qui portent sur les expériences de femmes musulmanes ayant décidé de porter un voile. Si certaines de ces vidéos s’intéressent surtout au cheminement spirituel et aux aspects pratiques liés à la décision de porter ou de ne pas porter un foulard, la majorité des contenus publiés se concentre sur la vie quotidienne en tant que femme musulmane voilée, évoluant dans un environnement où l’islam est minoritaire. Disons quelques mots ici de notre choix de ne considérer dans la présente étude que des « influenceuses musulmanes en hijab » inscrites dans des sociétés européennes occidentales, où l’islam est minoritaire. En guise de rappel, l’intégration des musulmans dans l’espace européen – qui a emprunté des voies diverses selon les pays – relève de logiques migratoires avec des variations plus ou moins marquées ici et là. Ces musulman·e·s sont originaires en majorité de pays de culture musulmane. Est-ce sans doute pour cette raison que certain·e·s étiquettent l’islam comme une religion héritée des parents, en d’autres mots, « une religion d’immigrés », « une religion importée ». Selon Valérie Amiraux (2004, p. 123) « L’idée que l’islam représente différents éléments d’une culture héritée des parents mais reformulée en l’adaptant au contexte de vie, en particulier local, traverse les contextes européens ». Même si l’inscription de l’islam y est historiquement ancrée, force est de constater que certaines pratiques/prescriptions religieuses musulmanes, notamment, celles qui charrient des marqueurs visibles d’altérité ont souvent fait l’objet de débats/controverses. À ce propos, l’exemple du hijab fait presque figure de cas d’école. En effet, la visibilité de certains marqueurs religieux a été politiquement et médiatiquement construite sur l’idée que l’appartenance religieuse des musulmans est un frein à leur pleine intégration. Concomitamment, les musulman·e·s se sont vus renvoyé·e·s à leur altérité religieuse, parfois culturelle, comme pour signifier une sorte de frontière entre « Nous » et « Eux ». De ce point de vue, on peut envisager le ou la musulman·e comme étant minoritaire et vivant dans un contexte où l’islam est minoritaire, dans le sens où il est très souvent l’objet d’un processus de minorisation, qui, comme le rappelle Hélène Bertheleu (1997, p. 129), assigne « constamment l’individu minoritaire à son collectif de référence, son groupe ethnique ou racial qui est censé l’exprimer et auquel on l’identifie entièrement ». Par ailleurs, constituant indéniablement l’un des marqueurs les plus manifestes de l’identité musulmane, les productrices de contenus culinaires utilisent un hexis numérique hautement symbolique qui fait directement référence au hijab. Ainsi, situer notre étude dans ce contexte d’islam minoritaire, permet d’observer comment, à travers ce qu’elles préparent ou mangent, les influenceuses musulmanes en hijab tentent d’échapper aux constructions discursives les concernant. Donc, c’est en considération de tous ces aspects qu’il nous a paru scientifiquement pertinent de retenir le hijab comme critère dans la constitution du corpus.

Pour en revenir aux « hijab stories », notons qu’ils présentent une composition éminemment dialogique entre la productrice de contenus et son public ; composition qui s’exprime autant dans les commentaires et réponses écrits que dans les références de la productrice aux messages reçus par ses abonnées. Très souvent, ces interactions prennent la forme de ce que Sonali Pahwa décrit comme une « transnational self-help culture » (Pahwa, 2021, p. 103), où des femmes s’échangent soutien et conseils pour vivre leur religiosité en contexte minoritaire et, parfois, hostile à l’expression d’identités musulmanes. Plus généralement, nous pouvons interpréter ces contenus comme un phénomène répondant à une quête de visibilité et de normalité éloquemment décrite par l’auteure Nargesse Bibimoune (2016) dans un ouvrage conçu comme un journal intime, dans lequel la protagoniste-narratrice s’adresse à son hijab :

C’est unanime, la présence de ces Youtubeuses qui te célèbrent, qui t’accessoirisent, qui te banalisent, nous fait beaucoup de bien. Elles te portent de toutes les manières, à leur sauce ; elles parlent d’elles, de toi, de leur vie avec toi, de la manière de te mettre, des conseils pratiques pour des voyages, des mariages, des soirées… Elles font de toi un compagnon normal. Certains parlent d’une génération virtuelle narcissique, moi je dirais que nous sommes une génération qui a su créer ses propres modèles. (ibid., p. 128).

Dans cette optique, les contenus auxquels nous nous intéressons ici peuvent être considérés comme s’inscrivant dans une logique de revendication d’une présence médiatique – guère étonnante, si l’on sait qu’une « exigence de visibilité » par l’image caractérise les sociétés contemporaines (Aubert et Haroche, 2011 ; Heinich 2012) – et d’une volonté de communiquer une image des femmes voilées à contre-courant des préjugés existants dans de nombreuses sociétés. Or, comment déconstruire des stéréotypes à travers un sujet – l’alimentation – souvent perçu comme constituant une activité « naturelle » de femmes soumises à un système qui les cantonne à la sphère domestique ? Cette question sera l’une des interrogations au cœur de notre analyse.

L’analyse des contenus numériques postés dans les réseaux socionumériques impose également une série de réflexions d’ordre éthique qu’il serait impossible de développer en détail dans le cadre restreint de cette étude. Nous nous contentons donc de relever un aspect particulier qui touche à la légitimité du chercheur et de la chercheuse de s’introduire dans une communauté discursive à laquelle il ou elle n’appartient pas, pour l’analyser sans le consentement explicite de ses membres. Même si notre analyse ne porte que sur des contenus librement et publiquement accessibles qui, très souvent, semblent s’adresser à un public plus large que celui des femmes musulmanes voilées, ce questionnement reste pertinent. Pour cette étude, nous avons formulé une liste de critères de bonnes pratiques validées par un comité d’éthique universitaire.[4] Ces critères sont nettement plus stricts que ceux habituellement retenus dans les recherches en sciences sociales (voir, par exemple, British Sociological Association, 2017). Ils incluent notamment l’engagement de ne pas stocker les contenus en question, de ne pas recourir à des méthodes d’analyse automatisées, de limiter les transcriptions à cent mots au maximum et de retirer du corpus des vidéos effacées pendant notre recherche.

La sélection du corpus se base avant tout sur l’exposition médiatique des chaînes des productrices de contenus mesurée par rapport au nombre d’abonnés. Nous considérons, d’une façon certes quelque peu arbitraire, qu’une productrice de contenus portant sur un sujet aussi restreint que celui étudié ici peut se prévaloir d’une exposition médiatique forte à partir d’environ 50 000 abonnés. Ce critère a l’avantage de recouvrir plusieurs des paramètres proposés par Robert Kozinets dans son manuel de « nethographie » et notamment celui de la fréquence des partages de contenus et des interactions entre producteurs, productrices et abonné·e·s (Kozinets, 2015). Plus généralement, le nombre d’abonné·e·s peut être utilisé comme raccourci heuristique pour mesurer ce que Rosella Gambetti, se basant sur Bourdieu, a appelé le « capital technoculture » qu’elle définit comme un « set of embodied knowledges, skills, competencies and dispositions that individuals mobilize in social media platforms »[5] (2020, p. 295). Ce capital technoculturel est intimement lié à la notion d’influence, définie, elle, comme un processus par lequel des individus arrivent à modifier des normes existantes ou à introduire de nouvelles normes et, à travers cela, à changer les attitudes, comportements ou valeurs d’autres individus (cf. Bernard, 2015, p. 47). Si l’idée de persuasion est généralement au cœur des définitions de l’influence, celle-ci peut également être analysée sous le prisme de la circulation d’idées et de pratiques culturelles (Pedroni, 2022). Notre recherche suit cette double optique considérant les contenus numériques dans leurs dimensions persuasives et culturelles dans un sens large, la persuasion pouvant aller de la volonté de communiquer une certaine identité et déconstruire des stéréotypes, jusqu’à la promotion de certains produits ou de marques.

Dans notre démarche, nous avons privilégié une approche d’orientation qualitative, qui s’appuie sur une lecture des contenus culinaires en ligne comme des pratiques communicationnelles et identitaires, dont l’étude nécessite un cadre holistique conjuguant ethnographie numérique et analyse de discours. Celle-ci prend en compte un corpus de contenus numériques liés à l’alimentation publiés par des influenceuses culinaires en hijab sur Instagram, TikTok et YouTube. Ces influenceuses investissent conjointement différents dispositifs sociotechniques, dans une logique d’étendre leur audience et de gagner en notoriété dans un contexte où les « hijabi influencers » font l’objet de convoitise de la part des marques. Ainsi, en considération de cet investissement pluriel desdits dispositifs, avons-nous jugé opportun de privilégier une « nethographie » multiplateforme, laquelle se rapproche sensiblement d’une ethnographie d’orientation mobile, voire multisite (Marcus, 1995). Par multiplateforme, nous entendons que les pratiques des utilisateurs et utilisatrices se déploient et se meuvent dans différents espaces en ligne dans une perspective de vulgarisation dense et massive. D’ailleurs, dans une étude antérieure (Sakho Jimbira, 2019), nous avions déjà relevé que les utilisateurs et utilisatrices musulman·e·s[6] traversent ou habitent une multitude d’espaces numériques, qui forment, en lien avec d’autres espaces, un réseau communautaire et religieux. Ils et elles ne se cantonnent plus à une plateforme particulière, mais en mobilisent plusieurs pour se donner davantage de visibilité et d’audibilité. Du reste, l’on sait que les identités se construisent presque toujours en référence à de multiples espaces, que ce soit dans le monde hors-ligne ou en ligne. Ainsi, partant du constat que les espaces numériques investis par les influenceuses culinaires musulmanes sont connectés et imbriqués – de manière quasi systématique les liens de leurs pages YouTube, TikTok, et Instagram sont mentionnés – tenir compte de l’aspect multisitué de leurs pratiques en ligne nous semble opportun, d’un point de vue heuristique. L’un des intérêts de notre démarche réside, entre autres, dans le fait qu’elle permet de quitter le cadre restrictif d’un terrain particulier (par exemple, sur une seule plateforme), et d’observer l’activité des influenceuses culinaires musulmanes de manière transversale, à travers les différents dispositifs sociotechniques qu’elles mobilisent. Pour ce faire, nous avons circonscrit le terrain aux plateformes socionumériques présentant une grande diversité de modalités d’expression de soi (photos, vidéos, stories, etc.). Ainsi, partant du présupposé que généralement les hijabi influencers, mobilisent davantage des dispositifs sociotechniques comme TikTok, YouTube, voire Instagram – d’ailleurs beaucoup d’études sur les hijabi influencers ou les hijab stories s’y rapportent – c’est tout naturellement, que nous avons privilégié ces plateformes. Ensuite, la décision de limiter l’étude à ces trois plateformes, en en excluant d’autres, découle de la volonté d’analyser des contenus partagés sur des chaînes individuelles plutôt que sur des groupes (comme cela serait, par exemple, le cas sur Facebook). En outre, même si nous ne pouvons pas le justifier pour l’instant par des données chiffrées, notre expérience du terrain nous a permis de constater que, majoritairement, les influenceuses culinaires musulmanes privilégiaient des sites comme TikTok, YouTube et Instagram.

Notre ethnographie en ligne a été réalisée entre février et juin 2022. Nous avons conservé un strict rôle d’observateur non-interventionniste (Gold, 2003), c’est-à-dire invisible à notre « objet » d’étude. Le seul acte d’engagement au sein des plateformes sus-indiquées a été la souscription à leurs différentes chaînes. Le corpus est limité à quatre influenceuses musulmanes vivant dans des régions où l’islam est minoritaire, dont les chaînes YouTube, TikTok ou Instagram dépassent les 50 000 abonné·e·s et dont au moins un quart des contenus partagés portent sur l’alimentation. Les quatre influenceuses retenues sont, à notre connaissance, les seules répondant aux critères formulés. Elles entrent dans la catégorie des micro-influenceurs ou micro-influenceuses (jusqu’à cent mille abonnés), macro-influenceurs ou macro-influenceuses (jusqu’à un million d’abonnés), voire méga-influenceurs ou méga-influenceuses, qui « s’apparente à une nouvelle génération de célébrités, avec plus d’un million d’abonnés » (Beauchesne, 2021, p. 73). Dans les quatre cas, nous avons à faire à des influenceuses qui entretiennent des chaînes dans les trois plateformes ; les contenus publiés sur YouTube étant d’ailleurs souvent identiques à ceux publiés sur TikTok.

Avec plus de 2,5 millions d’abonné·e·s sur TikTok et 585 000 sur YouTube en juin 2022, Underrated Hijabi (hijabi sous-estimée)[7] est de loin l’influenceuse la plus suivie de notre corpus. La chaîne est gérée par une jeune femme d’origine pakistanaise basée au Pays de Galles. Ses vidéos couvrent pratiquement toutes les variantes imaginables de contenus gastronomiques : tutoriels culinaires, critiques de produits alimentaires et de restaurants, défis alimentaires et esthétisations qui s’apparentent au food porn.

La deuxième chaîne incluse dans le corpus est celle d’Asma Fares, influenceuse vivant en France active sur YouTube et Instagram[8]. Sa chaîne YouTube en français est suivie par 455 000 abonné·e·s et compte des vidéos sur des thématiques aussi variées que les cosmétiques, le bien-être, la décoration, les voyages ou l’intégration socio-professionnelle des femmes voilées. Contrairement à Underrated Hijabi, les vidéos culinaires d’Asma Fares sont plutôt contextualisées dans une sphère domestique et familiale. Avec des contenus qui couvrent également des sujets tels que la sexualité, la contraception ou la menstruation, la chaîne laisse transparaître une volonté de libérer la parole féminine sur certains sujets parfois tabouisés.

Notre corpus inclut également les contenus liés à l’alimentation de Baraa Bolat, influenceuse basée en Autriche et principalement active sur TikTok où elle ne compte pas moins de 1,9 millions d’abonné·e·s. Son slogan (« I hypnotize food with my eyes ») se réfère à l’esthétique particulière de ses vidéos culinaires avec un regard médusant fixé sur les aliments qu’elle apprête[9].

Enfin, le corpus s’étend aux contenus alimentaires produits par NailaHijab, basée en France, dont le slogan de la chaîne YouTube (« vlogs, cuisine, mode ») résume bien les contenus mis en ligne[10]. Comme dans le cas d’Asma Fares, le contexte est principalement domestique. Grand nombre des contenus s’efforcent de construire un rapport intime avec le public avec des vidéos qui proposent, par exemple, de suivre NailaHijab dans son quotidien, ou des contenus qui prennent la forme de confessions sur des moments difficiles de sa vie. La chaîne de NailaHijab (75 000 abonnés sur YouTube) est la seule du corpus qui n’inclut pas de contenus que l’on pourrait qualifier de féministe ou critique, dans le sens d’une réflexion explicite sur la place des femmes musulmanes dans l’islam et dans les sociétés occidentales non-musulmanes. Il convient de préciser que, hormis Underrated Hijab, nombre de contenus mis en ligne sont sponsorisés, autant Asma Fares que NailaHijab se présentant comme influenceuses professionnelles. Si théoriquement les réseaux socionumériques demandent aux utilisateurs et utilisatrices de signaler les pratiques de sponsoring tels que le placement de contenus, cette règle n’est pas toujours suivie. Nous n’évoquerons donc que ponctuellement la question des contenus sponsorisés.

3. Présentation des résultats

3.1 Exposer des facettes de soi et se mettre en scène à travers l’alimentation

L’examen des contenus numériques analysés révèle que pour les influenceuses culinaires musulmanes, la mise en visibilité des contenus culinaires est indissociable d’une volonté de mise en scène de facettes de soi. De manière transversale, la cuisine est mobilisée comme support de mise en scène pour se valoriser et révéler certains aspects de sa vie hors ligne sous des traits mélioratifs. Cela est fait dans un mode de confidence qui permet souvent de tisser un rapport intime avec le public, tout en préservant une distance entre vie privée et vie en ligne. Dans une société où on a tendance à apprécier l’individu à l’aune de la manière qu’il se met en scène, que ce soit dans l’espace en ligne ou hors ligne, la construction d’une image valorisante de soi acquiert une importance sociale particulière. Par le biais de ce qu’elles préparent ou mangent, c’est toute une partie de leur soi qui est rendue publique.

Dans la grande majorité des cas inclus dans notre corpus, les productrices de contenus transgressent systématiquement les frontières entre sphère domestique et publique et entre espaces intérieurs et extérieurs. Quoique banals à première vue, ces procédés sont chargés de significations, dans le sens où ils apportent des éclairages sur leur rapport à elles-mêmes, à l’islam et aux autres. Dans ses vidéos, l’influenceuse Baraa Bolat transgresse les frontières entre espace intérieur et extérieur, en utilisant ces espaces comme autant de fonds de scène pour dérouler sa représentation culinaire. Dans l’une de ses vidéos, par exemple, elle se filme en cuisinant avec un réchaud à gaz dans une forêt en hiver dans un mode que l’on pourrait qualifier de « survival »[11]. Contrairement à ce à quoi l’on pourrait s’attendre, il ne s’agit pas d’un repas rapide, mais d’un plat raffiné à la préparation complexe. Nous pouvons interpréter cette mise en scène atypique comme une volonté de déconstruire le lien entre cuisine et sphère domestique.

À la différence des autres influenceuses, Baraa Bolat prend le parti pris de ne pas commenter ses préparations ; laissant les images parler d’elles-mêmes. Ses vidéos s’inscrivent dans une logique minimaliste, dans laquelle le focus est mis sur les différentes phases du processus de préparation des mets, ainsi que sur le résultat final. C’est sans doute pour cette raison que, dans sa manière de se filmer, le cadrage en gros plan est privilégié avec une mise en scène qui insiste sur ses gestes méticuleux dénotant de compétences manifestes dans le domaine culinaire. La diversité des recettes qu’elle propose, généralement partagées entre cuisine maghrébine et occidentale, semble témoigner d’une volonté de montrer les deux facettes de son identité, tunisienne et autrichienne. L’identité musulmane de Baraa Bolat transparaît à travers le port du hijab, mais également par le fait que le seul commentaire contenu dans toutes ses vidéos culinaires est de prononcer, au moment de goûter à ses préparations, la formule consacrée en islam – qui précède tout acte de la vie quotidienne du musulman (manger, boire, dormir…) – bismillah (au nom d’Allah).

Les contenus culinaires de Baraa Bolat font écho à ses autres vidéos centrées sur la mode et la cosmétique. Dans leur ensemble, ces contenus numériques mettent en scène une femme moderne, épanouie et heureuse qui porte une attention particulière à son apparence. Son expression sibylline et son regard figé sur les aliments qu’elle apprête suggèrent une volonté de mettre en scène la cuisine comme une entreprise de séduction. D’ailleurs, grand nombre de commentaires qui lui sont adressés soulignent son charme et son regard hypnotique (pour rappel, son slogan est « I hypnotize food with my eyes » (j’hypnotise la nourriture avec mes yeux). L’aspect sensuel de la mise en scène montre à quel point l’alimentation est liée à une esthétique du corps (Abbots, 2017). Cette sensualité permet à Baraa Bolat de captiver l’attention du public et de construire une identité visuelle propre. Comme le souligne Goffman (1973, p. 9), dans l’interaction, la personne qui se présente le fait toujours en cherchant à « orienter et gouverner l’impression qu’elle produit » sur les autres. Ici, les performances culinaires sont inséparables d’un désir d’affirmer ses singularités identitaires et de produire une impression. Ainsi, à travers la cuisine, Baraa Bolat communique en soignant son image : être vu ne suffit pas, car l’important, c’est de se singulariser, d’être reconnu et éventuellement repéré par les marques.

Quant aux contenus culinaires produits par Asma Fares et NailaHijab, ils sont presque toujours localisés dans un environnement lié à l’oikos (cuisine, salon, jardin, ...), et leurs manières de se mettre en scène témoignent d’une volonté de se singulariser, voire d’entretenir un rapport particulier avec leurs abonné·e·s. Dans le cas de NailaHijab, la cuisine ne semble être qu’un faire-valoir, car un grand nombre de ses vidéos, mêlent tutoriels culinaires, scènes de promenade en extérieur en mode autoportrait, ainsi que conseils vestimentaires et cosmétiques sponsorisés ; le tout complémenté de réflexions sur sa vie quotidienne en tant qu’influenceuse professionnelle[12]. Le public est comme invité à suivre « les aventures de NailaHijab » : NailaHijab au parc, NailaHijab en séance d’habillage, NailaHijab au magasin, etc. Il s’agit d’autant d’épisodes qui ponctuent ses vidéos. Par ce parti pris de mise en scène, qui joue beaucoup sur le contraste, espace intérieur/espace extérieur, elle expose sans fard, une partie de son intimité à son public, en se laissant aller à des confidences la concernant. Dans son rapport avec son public, il apparaît clairement que le jugement que ce dernier lui porte et son adhésion, sont importants à ses yeux. Pour parler comme Fabien Granjon et Julie Denouël (2010, p. 27), l’on peut sans risque avancer que :

La production de soi en ligne est ici indissociable d’une exigence communicationnelle, d’échanges et de dialogues avec des tiers car ce sont eux qui vont agréer positivement ou non la demande de reconnaissance ainsi formulée. Elle rencontre ainsi une des caractéristiques centrales des SNS [social network sites, note des auteurs] qui sont d’abord des technologies de communication.

Aussi, à la différence de Baraa Bolat, elle commence toutes ses vidéos en invitant son public à la soutenir, à s’abonner à ses chaînes, à partager et liker ses publications. Comme en témoignent ses mots :

Assalamou Aleykoum les filles, j’espère que vous allez bien. Aujourd’hui, je vous retrouve pour une nouvelle vidéo sur ma chaîne NailaHijab. Bienvenue à vous, bienvenue aux nouvelles qui sont arrivées. Donc, avant de commencer la vidéo, n’oubliez pas le petit like, de vous abonner, ça fait toujours plaisir. Ça m’encourage à continuer les vidéos. Je voulais aussi vous remercier pour tous vos petits commentaires, messages et encouragements sur les vidéos.

C’est dans un cadre similaire, que l’influenceuse Asma Fares se met en scène dans ses vidéos, notamment au format type vlog ; chaque vidéo constituant un nouvel épisode de sa vie quotidienne, voire de son intimité, qu’elle partage avec ses abonné·e·s. Aussi, même si les préparations culinaires sont toujours présentes, d’autres aspects de sa vie sont également exposés. Par exemple, la vidéo[13] partagée à l’occasion de la fête des Mères, est comme une invitation adressée aux abonné·e·s à revivre à travers l’écran, cette tranche de vie familiale. On y voit une femme en hijab, épanouie et heureuse, entourée de ses enfants et de son mari. Dans cette vidéo, la mise en scène renverse les représentations traditionnelles sur les relations entre femmes musulmanes voilées et leur famille. Ici, la mise en scène se focalise sur la figure d’Asma qui joue le rôle de cheffe de famille et qui prend les initiatives en fixant les activités familiales et en les dirigeant sur le terrain. Aussi, peut-on la voir aller faire ses courses en famille, auprès de producteurs et productrices bio et au marché, pour préparer la fête des Mères. On y voit une femme chouchoutée, entourée et aimée par sa famille ; la photographie d’une famille « parfaite ». Bien entendu, le montage, pour les besoins de la vidéo, des différents moments choisis, témoigne d’un choix dans la mise en scène, de la construction de cette vie familiale rêvée, partagée en ligne. Comme en témoignent ses propres mots : « Alhamdoulilah [14], je suis une maman chanceuse, on va dire ». À travers la prononciation de Alhamdoulilah, elle semble montrer sa reconnaissance à Dieu, pour ces moments en famille et elle ajoute :

Pour ce midi, pour leur faire un petit plaisir à leur tour, je vais leur faire un petit repas rapidement. On va manger sur la terrasse et comme il fait beau, on profite du soleil. Donc, c’est parti, je vais faire des petits msemmens [spécialité culinaire du Maghreb, une sorte de crêpe feuilletée, note des auteurs], vous allez voir donc un peu, c’est rapide à faire.

Du reste, la cuisine apparaît comme une récompense à cette famille « idéale ». On y voit également des enfants sages et un mari prévenant, doux et au service des siens. À travers cette vidéo, Asma partage son bonheur avec ses abonné·e·s, en s’appuyant sur plusieurs facettes de son identité, notamment familiale, culturelle et religieuse. La préparation des msemmens et ensuite, le dressage du plat, constituent le bouquet final qui vient matérialiser et confirmer l’image d’une famille heureuse mise en scène tout au long de la vidéo.

L’influenceuse dont les contenus présentent la plus grande diversité en termes de mise en scène est, sans conteste, Underrated Hijabi. Dans l’immense majorité de ses vidéos, l’influenceuse se filme dans sa voiture en commentant les aliments qu’elle mange. Dans ces vidéos, il s’agit le plus souvent de sucreries, parfois mélangées ou apprêtées pour donner des créations surprenantes dont la consommation prend la forme d’un défi[15]. C’est également sur le mode du défi qu’Underrated Hijabi produit des contenus aux titres accrocheurs tels que « Eating BLUE food for 24 HOURS!!!! »[16]. Si la chaîne YouTube d’Underrated Hijabi inclut également des vidéos culinaires à première vue plus classiques, cette impression est dissipée par un ton humoristique et un découpage qui, comme chez NailaHijab, mêle des scènes en cuisine à des scènes en extérieur. Son attitude semble parfois tourner en dérision les codes des influenceuses. L’idée, c’est de donner une représentation culinaire, plus ou moins, récréative et cocasse à travers ce que l’on prépare ou mange. Ainsi, sa prédilection affichée pour la « malbouffe » (sucreries, plats de restauration rapide, etc.) présente un net contraste avec les mises en scène du « manger sain » – « clean eating » – caractéristiques de nombreux contenus culinaires partagés dans les réseaux socionumériques (Walsh et Baker, 2020). Le cadre discursif ici, n’est pas celui de la perfection culinaire ou de la femme qui cuisine pour sa famille, mais celui de l’individu qui cultive un certain hédonisme en mélangeant ingrédients et aliments préparés pour assouvir son appétit et ses envies créatives. Le fait qu’Underrated Hijabi est, si l’on en croit ses vidéos, la seule influenceuse de notre corpus qui ne produit pas de contenus sponsorisés pourrait expliquer cette différence. On peut interpréter la liberté de propos sur sa chaîne par rapport à certaines contraintes discursives (le « manger sain », par exemple) comme le produit d’absence de pesanteurs financières des sponsors. Il convient de relever, en outre, qu’à travers ses commentaires sur sa pratique de la boxe ou encore le choix de la voiture comme localisation de la plupart de ses vidéos, Underrated Hijabi construit une personne numérique aux antipodes des représentations orientalisantes des femmes musulmanes. En même temps, la centralité du hijab, l’attention portée à la consommation de produits halal, ainsi que la prononciation de la formule rituelle « bismillah » montrent l’importance accordée à l’identité religieuse.

Les expressions de soi observées dans les quatre cas – Baraa Bolat, Asma Fares, NailaHijab, Underrated Hijabi – illustrent parfaitement les stratégies identitaires mobilisées par les musulman·e·s lorsqu’ils se trouvent dans des contextes socioculturels où les pratiques et prescriptions religieuses islamiques perdent de leur évidence sociale. L’éclairage de Rachel Brown (2016, p. 191) est édifiant de ce point de vue :

J’[…]explique que si ne pas manger de porc, ne pas boire d’alcool, ne pas jeûner pour le Ramadan ou s’adonner à un autre type pratique alimentaire considérée comme « religieuse » n’est pas nécessairement essentiel dans un contexte majoritaire musulman, dans un contexte où sa propre identité musulmane est minoritaire, ces pratiques acquièrent un rôle symboliquement plus important dans la présentation de son identité (Brown 2015). Cela est particulièrement vrai dans des circonstances où des pratiques opposées (c’est-à-dire manger du porc, boire de l’alcool, etc.) sont fondatrices pour l’identité de la société d’accueil majoritaire[17].

3.2 Développer des récits sur soi à travers l’alimentation

Si nous nous basons sur une conceptualisation ricœurienne du récit comme un travail de création d’une concordance à partir d’éléments disparates, nous constatons une similitude frappante entre la cuisine et l’acte de configuration narrative. Comme le récit, la création culinaire est le résultat d’un effort de constitution d’une unité – d’une « synthèse de l’hétérogène » comme l’écrit Ricœur au sujet de l’intrigue (Ricœur, 1985, p. 309). On pourrait donc affirmer que les contenus numériques culinaires présentent un double effort de concordance narrative : la recette en soi et la performance ou l’interprétation de cette même recette. Si cette dernière ne forme pas à proprement parler une intrigue, on y trouve des aspects qui peuvent être rattachés à la notion de récit tels que l’exposition initiale, la modulation du temps, l’aboutissement, etc. Partant du principe que produire un contenu culinaire est une pratique narrative, nous nous intéressons tout particulièrement aux stratégies déployées par les influenceuses pour produire cette synthèse de l’hétérogène. Nous nous concentrons pour cela sur les vidéos du corpus dont la thématique est culinaire dans le sens restreint de l’élaboration d’un ou de plusieurs plats. Dans ce type de contenus, nous constatons une prépondérance de recettes liées à une identité culturelle et souvent aussi religieuse, soit parce qu’il s’agit de plats considérés comme typiques d’une certaine région, soit parce qu’il est question de menus apprêtés à l’occasion des principales fêtes du calendrier musulman. Par rapport au premier point, il convient de noter qu’il s’agit le plus souvent de plats qui présentent un lien avec les origines biographiques familiales des influenceuses en question. Ces contenus sur une cuisine que l’on pourrait qualifier de diasporique présentent certains éléments caractéristiques souvent relevés dans le discours anthropologique, des multiples formes d’acculturation aux revendications d’authenticité (Marte, 2007 ; Mannur, 2022). Un aspect particulièrement saillant est la question de la reproduction d’une identité culturelle et la construction de continuités familiales. Souvent passées d’une génération à l’autre, oralement ou par écrit, les recettes constituent en effet un héritage familial par excellence. Elles renferment une dimension mémorielle et participent d’une mobilité qui dépasse le cadre spatio-temporel duquel elles étaient originairement associées. Sidney Mintz (2008), en mettant l’accent sur la dimension temporelle de l’alimentation, ne manque pas de rappeler « que les habitudes alimentaires voyagent à travers le monde, contribuant à la reproduction d’identités ethniques, religieuses, de classe et nationales »[18], (ibid., p. 510). Ainsi, en contexte migratoire, où ces « habitudes alimentaires » sont minoritaires, les raisons de leur continuité sont à rechercher dans une volonté de maintien des traditions. Dans cette logique, celle qui réinterprète une recette familiale devient la gardienne d’un savoir culturel assurant par-là la pérennité du patrimoine immatériel de la famille. Comme le démontre Razia Parveen (2016), en milieu diasporique, cet acte devient fréquemment un rituel de remémoration nostalgique d’une terre natale qui constitue un espace affectif plutôt qu’un territoire réel. L’idée que cuisiner c'est se découvrir, à tous les sens du mot, voire une façon de développer un récit sur ses origines et sur la transmission d’un patrimoine familial et culturel est particulièrement visible dans les vidéos où Asma Fares se met en scène avec sa mère. Dans ces vidéos (une dizaine au total), l’influenceuse se filme en préparant un plat traditionnel tunisien. Ces séquences sont précédées d’une introduction dans laquelle Asma Fares et sa mère disent quelques mots sur la recette en question. Invariablement, le plat est présenté comme une « recette d’antan » passée de génération en génération[19]. Ici, la transmission de ladite recette se fait par la médiation du récit, et de ce point de vue, le culinaire est concomitamment sujet et occasion de communication. À bien des égards, les récits sur soi peuvent même être appréhendés comme une sorte de « déclaration » et « d’auto-identification » au sens de Mintz. Lorsque Asma Fares et sa mère évoquent les plats traditionnels, leur langage, les mots employés, informent sur l’attachement qu’elles vouent à leurs origines. Aussi, la recette documente non seulement la préparation d'un plat, mais consacre également, par l’entremise du récit, une forme d’exploration de soi, voire « une sorte d’expérience proustienne » à travers laquelle Asma Fares et sa mère se remémorent des souvenirs. L’on décèle ici toute la charge affective de l’alimentation observée en contexte migratoire. Comme le souligne Jon D. Holtzman (2006, p. 367), « La nostalgie centrée sur l’alimentation est un thème récurrent dans les études sur les populations diasporiques ou expatriées »[20].

Au demeurant, l’on peut considérer que c’est dans ces moments d’échanges entre Asma Fares et avec sa maman, qu’une sorte de « mémoire alimentaire se forge et permet d’entretenir le lien avec une histoire familiale », (Étien et Tibère, ibid., p. 63). Aussi, à travers ces mises en récit, qui accompagnent parfois ses plats, Asma Fares partage un legs culinaire familial avec son public. Toutefois, le rôle de la mère se trouve réduit à celui du personnage qui accorde une légitimité culturelle au récit culinaire en prononçant quelques mots mêlant arabe dialectal et français. En effet, suivant la logique esquissée plus haut, c’est l’exposition du soi qui domine et Asma Fares reste la figure dominante. C’est elle qui transmet le savoir familial et qui adapte les traditions culinaires en utilisant des ingrédients disponibles en grande surface. On peut voir dans cette inversion de l’autorité narrative le résultat conjugué de deux facteurs : l’asymétrie générationnelle en termes de capital technoculturel à laquelle s’ajoute la compétence linguistique et interculturelle de la fille capable de parler à un public francophone et de traduire les propos de sa mère. La construction du récit semble donc suivre ici les mutations de l’autorité familiale souvent observées en contexte migratoire (cf. Chuang et Costigan, 2018).

La notion de « synthèse de l’hétérogène » prend une signification particulière dans l’analyse de recettes traditionnelles réinterprétées en milieu diasporique. Nombre d’ingrédients originaux n’étant pas facilement disponibles en France, autant NailaHijab qu’Asma Fares adaptent ces recettes en utilisant des alternatives. Parfois, il s’agit d’inclure des ingrédients industriels (sauces, pâtes préfabriquées, etc.), sans que cela ne semble être motivé par un placement de produits sponsorisés. Ces adaptations culinaires ne sont pas anodines. Elles construisent un récit qui associe l’expérience d’acculturation post-migratoire à l’image d’une femme trop occupée par sa famille, son travail et ses loisirs pour chercher à atteindre une perfection culinaire. Ce registre démarque NailaHijab, Asma Fares et, a fortiori, Underrated Hijabi du paradigme des « domestic goddesses » (« déesses domestiques ») – ces influenceuses post-féministes qui cultivent une image de femmes d’intérieur en célébrant, notamment une forme de perfectionnisme culinaire (Hollows, 2003 ; Rodney et al., ibid.).

4. En guise de conclusion

La réinterprétation de traditions culinaires permet de développer des récits sur l’identité culturelle et les liens familiaux en contexte diasporique. Si l’identité religieuse y est omniprésente (autant par le port du hijab que le respect de prescriptions religieuses alimentaires, la prononciation de formules rituelles ou par des plats apprêtés à l’occasion de fêtes religieuses), elle est intégrée dans une démarche d’empowerment qui prend au moins deux formes : tout d’abord, celle d’une visualité et agentivation à travers lesquelles les productrices de contenus se forgent leur propre espace médiatique (une présence qui leur est fréquemment refusée dans d’autres médias). Dans les contenus qu’elles produisent, elles se mettent en scène de multiples façons, en essayant de se singulariser avec des identités numériques propres. Ce sont elles les protagonistes, cheffes de famille (Asma Fares et Nailahijab), femmes au pouvoir surnaturel d’hypnotiser les aliments (Baara Bolat), ou tout simplement créatrices d’aliments novateurs qui se mettent au défi de surmonter les défis culinaires les plus insolites (Underrated Hijabi) – autant de représentations de soi qui sont éloignées des stéréotypes généralement associés aux femmes musulmanes voilées, souvent présentées comme austères et dominées, privées de leur liberté de choisir et reléguées aux corvées domestiques, au service de leurs maris. En étant actrices de leurs propres vies, capables de resignifier le port du hijab en lui-même, elles remettent en cause les constructions discursives de la double domination qu’elles subiraient : religieuse et patriarcale. L’empowerment prend également la forme d’une volonté affirmée de brouiller les frontières entre sphère domestique et espace public. Les influenceuses culinaires en hijab investissent de nombreux espaces et construisent des identités à contre-courant des préjugés existants dans de nombreuses sociétés occidentales, notamment en France. Ainsi, à l’instar des individus faisant partie de groupes sociaux minorisés, qui font l’épreuve de la frustration pour reprendre une terminologie d’Albert Hirschman (1983), les influenceuses culinaires en hijab, s’approprient les technologies numériques de communication, en réponse aux logiques de domination auxquelles, elles sont parfois confrontées dans l’espace public et les médias dominants. Cette appropriation de dispositifs sociotechniques numériques permet d’échapper à certains déterminismes, car comme l’indiquent Francis Jauréguiberry et Serge Proulx (2011, p. 124) :

Les technologies de communication entrent bien en résonance avec les attentes de l’individu contemporain. En lui permettant de relativiser certains déterminismes, fruits, précisément, de l’objectivation du monde et de sa gestion rationnelle, elles replacent l’individu dans sa capacité d’autonomie, de créativité et de sensibilité.

Au demeurant, l’on peut même considérer qu’à travers ce qu’elles préparent ou mangent, les influenceuses culinaires en hijab, s’inscrivent également dans une démarche relevant d’une dé-monstration de soi, dans le sens de démontrer que le hijab, en tant que marqueur religieux fait partie intégrante de leurs identités et qu’il ne saurait être quelque chose de négociable, un accessoire avec lequel on se pare au gré des circonstances et des envies. L’on devine ici tout le potentiel politique des pratiques liées à l’alimentation, surtout lorsque les personnes qui les déploient sont inscrites dans des contextes sociopolitiques, où elles sont minoritaires, comme le confirme Rachel Brown (ibid., p. 200) :

La nourriture est potentiellement un moyen d'expression de l’identité religieuse plus ‘politiquement/culturellement correct’ que les autres pratiques religieuses. Dans les contextes laïques, où les signes publics de religiosité sont souvent considérés comme problématiques, des expressions plus subtiles/privées de l’identité religieuse peuvent aider l’immigrant religieux minoritaire à s’intégrer et à exprimer son identité de manière significative[21].

En outre, il convient de relever que le micro-entreprenariat en tant qu’influenceuse professionnelle (chose qui s’applique au moins à Asma Fares) permet également de contourner les graves difficultés que de nombreuses femmes voilées rencontrent sur le marché du travail. Car, comme cela a déjà été souligné, l’usage des dispositifs sociotechniques numériques à des fins pécuniaires par les femmes musulmanes voilées, s’explique également par un sentiment de frustration, émanant de leurs difficultés à accéder à un emploi stable et qualifiant dans l’espace hors ligne (Sakho Jimbira, ibid.).

En conclusion, nous considérons la présente étude comme une étape exploratoire pouvant servir de base à des recherches plus approfondies sur les pratiques de partage de contenus, notamment culinaires, par les influenceuses musulmanes en hijab. Il serait certainement pertinent d’enrichir la base empirique de l’analyse en y intégrant des entretiens avec les influenceuses étudiées. Cela permettrait d’apporter des éclairages sur le sens et les motivations que les influenceuses culinaires en hijab prêtent à leurs pratiques numériques. Dans le cadre de cette étude, nous avons tenté à plusieurs reprises de rentrer en contact avec les protagonistes, mais seules Underrated Hijabi et NailaHijab ont accusé réception de nos sollicitations, mais n’y ont pas donné de suite, nonobstant plusieurs relances. Il serait aussi important de diversifier l’échantillon des participantes, afin d’intégrer d’autres influenceuses culinaires (par exemple, celles qui se définissent comme musulmanes, mais ne sont pas en hijab, voire qui ont porté le hijab à un moment de leur vie, mais se sont dévoilées par la suite), afin d’interroger si l’on relève des logiques identitaires similaires de mise en scène et de mise en récit de soi à travers le partage en ligne de contenus culinaires. Même si, on peut, à priori, présumer que contrairement à l’influenceuse culinaire non voilée, celle en hijab se sert toujours du support culinaire pour véhiculer un message sur le plan de l'apologétique islamique, peut-être même inconsciemment. Ce sont là autant de perspectives qui pourraient contribuer à mieux comprendre l’appropriation des dispositifs sociotechniques numériques par les influenceuses musulmanes dans des contextes socioculturels dans lesquels l’islam est minoritaire.

Amiraux, V. (2004). Les musulmans dans l'espace politique européen : La délicate expérience du pluralisme confessionnel. Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 82(2), pp. 119-130. https://doi.org/10.3917/ving.082.0119