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C’est génial ! La radio publique de Philadelphie nous

invite à Woodstock. En direct de la scène, ça se passe

maintenant ! Je suis transportée. #wxpnstock

Introduction [1]

Entre le 15 et le 18 août 2019, nous – les deux auteurs de cet article – avons écouté le programme radiophonique Woodstock – As It Happened – 50 Years On. Il s’agissait d’ une diffusion contenant la totalité des archives sonores du festival Woodstock, an Aquarian Exposition: 3 Days of Peace & Music qui s’est tenu cinquante ans auparavant aux alentours de Bethel, New York. L’un de nous se trouvait au Pérou et l’autre en Australie. Il ne faisait aucun doute que ce que nous écoutions, au même moment que de nombreuses personnes aux quatre coins du globe, dont l’auteur de l’épigraphe, était le son d’un événement musical en live . Nous avons donc pu vivre l’expérience Woodstock. Tout cela a été possible grâce à la diffusion sur radio WXPN – à la fois sur les ondes et en streaming sur leur site internet – à l’occasion du 50 ème anniversaire de Woodstock et de la sortie de Woodstock  Back to the Garden: The Definitive 50th Anniversary Archive, un coffret de 38 disques compilant l’intégralité des enregistrements audio du festival.

Ce fut une expérience saisissante. Pour chacun de nous, l’expérience de l’écoute d’enregistrements live et de bootlegs nous a toujours procuré une émotion s'ajoutant à celle déjà ressentie avec des enregistrements studio . Au moment de la diffusion sur WXPN nous échangeons des messages avec les amis et la famille qui vivent cette expérience en même temps que nous. Nous trouver à des endroits différents de la planète ne nous empêche pas de commenter ce qui se passe sur scène et de relever la virtuosité des musicien·ne·s, comme si nous assistions tous ensemble au festival. Et, nous ne sommes pas les seuls. Grâce à l’hashtag #xpnstock, cette diffusion devient rapidement un sujet « tendance » sur Twitter et une grande communauté d’internautes s’y réunit.

Mais , ce n’est pas seulement la musique qui est saisissante, c’est le paysage sonore ( soundscape , en anglais; voir Schafer, 1977) du festival tout entier : ce sont les bourdonnements, les crépitements ainsi que d’autres bruits parasites captés par les microphones. C’est aussi l’enthousiasme et l’émotion transmis à travers les interventions des maîtres de cérémonie Chip Monck et John Morris, tous deux membres de l’équipe de production du festival. Ils font des annonces pour aider les festivaliers à se retrouver dans la foule, signaler des clés de voiture trouvées et communiquer des messages personnels tels que : « N’oublie pas de prendre ton insuline » ou « Rappelle à la maison ». Ils font également passer des messages importants, d'utilité publique, le plus célèbre étant la mise en garde sur le brown acid , qui serait rapidement devenu un mème si cette pratique, courante sur les réseaux sociaux aujourd’hui, avait existé à l’époque. Enfin, tel un chœur à l’arrière, on y entend aussi le paysage sonore de plus de 400 000 spectateurs, capté par un microphone spécialement dédié à cette tâche.

L’objectif de cet article est double. Il s’agira, d’une part, de documenter les pratiques sonores qui ont permis au festival de Woodstock de perdurer dans le temps, en commençant par la sonorisation du festival et son enregistrement jusqu’à sa diffusion en ligne. Sans nous arrêter sur les détails techniques, nous décrirons les interactions entre les technologies du son et ses opérateurs. Notre démarche est donc proche des « biographies d’objets » (Kopytoff, 1986) dans la mesure où nous nous intéressons au phénomène sonore et à ses multiples pratiques de production, ainsi qu’à la façon dont sa signification change selon les agents qui le manipulent. Plus précisément, nous parcourrons le chemin des signaux des microphones à travers le temps et l’espace : depuis la scène du festival de Woodstock jusqu’à sa diffusion sur Internet ; et depuis une infrastructure analogique issue de l’enregistrement sonore, jusqu’à une infrastructure numérique, issue de la distribution de masse. Il s’agira, d’autre part, d’examiner la manière dont il est possible de faire l’expérience de ce festival en tant qu’événement live même 50 ans après sa réalisation. Au lieu de l’expérience audiovisuelle fréquemment étudiée dans les recherches sur les festivals, nous nous focaliserons sur l’expérience sonore. Ainsi, à l’aide des discours tenus par ceux qui ont produit le son de Woodstock à travers les années, nous prêterons attention aux stratégies employées pour préserver le caractère live du matériau audio enregistré. Il sera donc question de comprendre la mise en scène du live et son rôle dans l’expérience que nous éprouvons du festival.

Notre travail se situe à la croisée des sound studies et des études sur les médias. Il est également complété par notre propre travail ethnographique : nous incluons des entretiens avec des membres de l’équipe de production du festival Woodstock, an Aquarian Exposition de 1969, avec les deux producteurs du coffret Woodstock : Back to the Garden sorti le 2 août 2019, ainsi qu’avec l’un des présentateurs de l’émission radiophonique Woodstock – As It Happened – 50 Years On diffusée entre le 15 et le 18 août 2019. En suivant un modèle d’entretien semi- directif, nous nous sommes principalement intéressés aux processus de décisions qui accompagnent les manipulations audios de ces trois étapes de production sonore. Pour rendre la structure narrative de notre propos plus accessible, les sections de cet article suivent l’ordre chronologique de ces trois moments.

Woodstock, an Aquarian Exposition : Brancher des câbles, connecter des gens

Jusqu’au milieu des années soixante, le son des musiques populaires a principalement été produit dans les studios d’enregistrements. Au moment où la scène de Woodstock a été montée, l’industrie de la sonorisation commençait à jouer un rôle de plus en plus important dans les processus de création et de consommation des musiques populaires (Mulder, 2015; Pisfil, 2018, 2019, 2020). De plus, si la figure de l’ingénieur du son en studio était déjà reconnue à la fin des années soixante, le travail de celui chargé du son des concerts commençait à peine à se professionnaliser. Marc Touché (2007, p.111) parle de ces nouvelles identités professionnelles de la manière suivante :

après celle du copain improvisé sonorisateur qui dépanne, vient le temps de ce que j’ai nommé le sonorisateur-technicien, et le sonorisateur-musicien, qui va utiliser des instruments de plus en plus complexes et spécialisés qui nécessitent une formation approfondie pour être maîtrisés.

Il est important de souligner que cette « formation » évoquée par Touché avait lieu principalement sur le terrain, en se confrontant directement aux problématiques liées aux pratiques musicales de l'époque . Au milieu des années soixante, par exemple, les musiciens de rock ont commencé à utiliser des amplificateurs de guitare de plus en plus puissants (Burrluck and Seabury, 1996; Millard, 2004 ; Touché et al ., 2006 ). Ainsi, il est devenu nécessaire de renforcer l’amplification de la voix pour qu’elle puisse être audible, intégrée à l’équilibre sonore, puis la batterie a dû suivre le même chemin. Réussir une balance sonore adéquate était donc loin d’être une tâche évidente. La trajectoire des groupes comme Grateful Dead, Mountain ou Grand Funk Railroad témoigne de ce développement progressif – et très éprouvant d’un point de vue technique – de la sonorisation (Pisfil, 2019). En outre, dans la même période, on assiste à une augmentation de la taille du public dans les concerts et par conséquent du volume sonore émis par ces foules . En guise d’exemple, le volume sonore émis par le public des Beatles au milieu des années soixante atteignait des niveaux de pression acoustique tellement élevés qu’il rendait la musique presque inaudible malgré le système d’amplification. Bill Hanley, jeune ingénieur responsable du son lors de plusieurs dates de concerts des Beatles en 1966, évoque l’un de ces moments :

Quand les filles ont vu les Beatles arriver [sur le stade], elles ont commencé à crier. Et moi je n’étais pas préparé pour quelque chose d’aussi intense. Elles hurlaient à pleins poumons […]. La seule manière de m’assurer que le système sonore fonctionnait était grâce à un amplificateur qui utilisait des 866As. C’était un vieux régulateur qui signalait qu'il était en marche par une lumière bleue . Du coup, je pouvais voir ce machin s’allumer et s’éteindre. (B. Hanley, conversation sur Skype, 9 février, 2016).

Malgré ces défis techniques, l’infrastructure technologique et les compétences techniques nécessaires pour assurer un équilibre sonore optimal se sont rapidement développées à la fin des années soixante (Pisfil, 2019; Dahlie et al., 2022). Parmi ces innovations, nous pouvons donner l’exemple des consoles de mixage spécialement conçues pour des concerts, des amplificateurs et des enceintes suffisamment puissants et résistants (tenant le choc lors des transports), des câbles multipaires pour transporter les signaux de plusieurs microphones depuis la scène jusqu’à la régie façade (qui allait bientôt être déplacée du côté de la scène pour se retrouver en face de la scène, dans le public), et des retours – ou moniteurs – qui permettent aux musiciens d’entendre leur propre son et celui du reste du groupe. Woodstock a été organisé au milieu de ces bouleversements technologiques et sociaux et a servi (avec d’autres festivals) de laboratoire sonore. D’une part, il a contribué à établir une véritable industrie de la sonorisation des concerts et, d’autre part, il a révélé le rôle tout à fait décisif de cette industrie dans la musique live.

La technologie sonore utilisée à Woodstock a été mise à disposition par Hanley Sound, la société chargée de la sonorisation des concerts des Beatles évoquée plus tôt. Bill Hanley, fondateur de cette société, a fait son entrée dans l’industrie de la sonorisation à la fin des années cinquante et il a vite pris en charge des événements phares tels que le Newport Jazz Festival et le Newport Folk Festival, ainsi que l’investiture du président Lyndon B. Johnson en 1965. Mais, ce sont surtout ses liens avec l’industrie du rock et de la pop qui lui ont valu une place à Woodstock. Hanley s’est vite rendu compte des difficultés de la tâche qui lui avait était confiée avec ce festival : jamais un système de sonorisation n’avait été conçu pour diffuser de la musique pop à un public aussi nombreux (Pisfil, 2020). John Kane (2020), spécialiste de l’histoire de Hanley Sound, rapporte que si on avait affaire à des technologies de pointe, la technique et les prises de décisions, elles, étaient souvent improvisées. Avant et pendant toute la durée du festival, Bill Hanley pouvait être aperçu avec un fer à souder se déplaçant d’un lieu à l’autre. Le fait que le système sonore ait fonctionné pendant les trois jours de musique, surmontant même un orage, est une des raisons du succès de Woodstock et de sa place dans l’histoire culturelle du 20 e siècle.

L’objectif de Hanley était de projeter le son « tel qu’il était joué » (B. Hanley, conversation sur Skype, 9 février 2016). Cette conception de transparence sonore est bientôt devenue centrale pour tous les employés de la société, comme le confirme David Marks, technicien son à Woodstock :

Chez Hanley Sound, on m’a appris une chose très importante en ce qui concerne les performances : si tu captes de la merde, tu diffuses de la merde. Autrement dit, si les musiciens ont un jeu plat, on n’entendra pas autre chose. Notre travail consiste à mettre en valeur cela, et non pas, comme on peut le voir aujourd’hui chez certains ingénieurs du son ou mixeurs, à prendre le rôle d’un membre du groupe à part entière. Nous n’avons jamais travaillé comme ça. (D. Marks, conversation téléphonique, 1 er décembre 2016)

Hanley a eu une lourde tâche à Woodstock. En plus d’avoir la charge du système de sonorisation, il a également mis à disposition le système d’enregistrement sonore et toute son infrastructure. Une grande partie de ce matériel provenait du Fillmore East, une des salles de concert de rock en vogue à New York entre 1968 et 1971, et pour laquelle Hanley a assuré la sonorisation pendant la première année. Ainsi, l’équipe de production à Woodstock était divisée en deux groupes : l’un était chargé de la sonorisation du festival et l’autre de l’enregistrement.

Une vingtaine de microphones étaient disponibles sur scène en tout et pour tout. De manière générale, ils avaient été placés devant chaque instrument (ou section d’instruments), devant les amplificateurs (de guitare ou basse, par exemple) et en face des vocalistes. Chaque microphone avait une double raison d’être : la première était d’assurer la sonorisation, c’est-à-dire de permettre aux spectateurs présents d’entendre la musique à travers les enceintes de façade ; la deuxième était d’acheminer le son vers les dispositifs d’enregistrement. Il est important de noter que cette double fonction du microphone n’était pas encore devenue la norme à la fin des années soixante [2] . En guise d’exemple, lors du concert des Beatles au Shea Stadium en 1965, un deuxième microphone (issu de l’enregistrement) avait été attaché à côté de chaque microphone installé pour la sonorisation (Hurwirtz, 2021). Cette méthode permet aux deux systèmes d’être indépendants au moins d’un point de vue électronique, réduisant ainsi le risque qu’un incident se répercute d’un système à l’autre. À Woodstock, au contraire, les signaux de chaque microphone avaient été branchés dans un répartiteur audio chargé de mettre à disposition les signaux pour les deux systèmes. L’avantage, c’est que grâce à cette « division » chaque signal peut avoir deux fonctions différentes. Toutefois, l’inconvénient de cette méthode est que les deux systèmes demeurent complètement liés et que le moindre incident sur scène se répercute (et est donc audible) dans les deux systèmes (diffusion et enregistrement). Aujourd’hui encore, en contexte de festival, même ceux de moindre ampleur, placer les microphones correctement, en étant sûr qu’ils soient branchés au bon endroit sur la console de mixage, est loin d’être une tâche facile. Cela demande non seulement une fiche technique bien renseignée mais également une équipe technique expérimentée.

La scène de Woodstock était chaotique. Pour faciliter les moments de transition d’un groupe à l’autre, les techniciens de scène avaient construit des plateformes semi-circulaires. L’idée était que lorsqu’un groupe jouait, l’équipe technique pouvait placer l’équipement du groupe suivant sur l’autre moitié de la scène. Pour cela, un jeu supplémentaire de microphones, de pieds et de câbles avait été prévu. Malheureusement, ce système n’a pas bien fonctionné et les roulettes des plateformes se sont éventuellement cassées. En conséquence, au moment de changer de groupe, la scène devait être réinstallée et les microphones replacés à toute vitesse. Ceci demandait aussi une communication rapide et efficace entre les techniciens sur scène et les deux équipes chargées du son (c’est-à-dire l’équipe de la sonorisation et celle de l’enregistrement) [3] .

D’autres décisions de dernière minute ont dû être prises pour assurer la sonorisation du festival. La table de mixage prévue pour le festival n’a pas pu être terminée à temps et l’équipe technique a donc dû utiliser plusieurs petits appareils de mixage ou « mixeurs » [4] , tels que des Shure M67 et le célèbre Altec 1567A, sans doute le plus répandu aux États-Unis à la fin des années soixante (Pisfil, 2019). Ce dernier était un mixeur rudimentaire avec préamplificateurs pour cinq microphones. Pour augmenter le nombre d’entrées, plusieurs de ces mixeurs pouvaient être branchés sur un autre, créant ainsi des « bus » ou groupes de mélange. C’est précisément ce qui s’est passé à Woodstock. L’ensemble des mixeurs ont été associés et, à l’aide d’un mixeur regroupant les signaux sonores, la balance des microphones a pu être réglée et diffusée sur les haut-parleurs placés sur des tours d’échafaudage. Même si Hanley avait réussi à avoir un système de sonorisation opérationnel, la plupart des autres pratiques sonores et protocoles heuristiques n’avaient pas encore été développés. Pour rendre ce point plus évident, analysons les signaux de microphone du point de vue de l’enregistrement du festival.

L’équipe d’enregistrement était composée de Lee Osborne, ingénieur de Hanley Sound, et Eddie Kramer, envoyé par la Warner Bros, qui voulait garantir sa part des droits d’enregistrement du film du festival. Le festival a été enregistré principalement avec deux magnétophones ou enregistreurs Scully à bande magnétique à huit pistes. Un magnétophone à huit pistes peut enregistrer (puis reproduire) huit signaux distincts et séparés sur une bande magnétique. Les deux magnétophones opéraient avec un décalage suffisant pour éviter de perdre de l’information quand une des machines arrivait en fin de bande. Parmi les huit pistes disponibles sur le magnétophone multipiste, une piste était destinée à la synchronisation du film et une autre à la captation de la foule. Le magnétophone ne pouvait donc enregistrer que six pistes ou six signaux sonores. Pour ce faire, les signaux venant de la scène arrivaient d’abord à une console faite sur mesure avec des modules Langevin et deux petits mixeurs Shure à quatre canaux. Tous les canaux avaient été regroupés à l’aide du mécanisme « bus » évoqué plus tôt, en six signaux de sortie prêts à être enregistrés dans les six pistes disponibles du magnétophone.

Figure 1

Schéma retraçant la sonorisation et les enregistrements multipistes des concerts à Woodstock

Schéma retraçant la sonorisation et les enregistrements multipistes des concerts à Woodstock

-> See the list of figures

Dans l’ambiance plutôt chaotique de Woodstock, les patch lists indiquant « tel signal (ou tel instrument) est connecté à tel canal » arrivaient souvent trop tard à l’équipe technique d’enregistrement. D’un point de vue pratique, cela signifie qu’à chaque changement de groupe, chaque signal est censé avoir été identifié au préalable ; en d’autres mots, il fallait vérifier chaque canal individuellement avant qu’il soit mixé et avant de les regrouper en six données de sortie. Pour comprendre pourquoi cette procédure est importante, imaginons le scénario suivant : pour un groupe de quatre musiciens, la patch list peut inclure quatre microphones ou plus pour la batterie, deux ou trois pour les amplificateurs de guitare et basse, un ou deux pour le piano ou amplificateur Leslie (l’amplificateur classique des claviers Hammond) et un ou plusieurs microphones pour les voix. Au total, nous pouvons donc arriver à dix ou douze signaux de microphones. Imaginons maintenant que le groupe suivant ajoute une section de percussions, trois cuivres et deux choristes. Il faudrait donc augmenter considérablement le nombre de microphones. À Woodstock, pour les groupes les plus nombreux, les signaux des microphones avaient donc dû être regroupés, obligeant à faire des choix de mixage au moment même de l’enregistrement. Il était capital de vérifier et d’agir rapidement car une fois enregistrés, les signaux combinés ne pouvaient plus être séparés. Tout ce processus de mixage sur le tas a fait de la production des pistes audio basée sur l’information des bandes magnétiques à huit pistes un véritable défi (ce que nous allons voir dans la partie suivante).

En plus de l’enregistrement multipiste, il y a eu deux autres types d’enregistrements audio du festival. Grâce à un enregistreur Nagra mono, il existe un enregistrement obtenu directement des mixeurs de la régie façade, aussi connu comme un enregistrement soundboard [5] . En outre, une des équipes techniques du film avait fait des prises de son sur le terrain à l’aide d’autres enregistreurs portables à un canal. Comme nous le verrons dans la partie suivante, ces types d’enregistrements mono ont joué un rôle important dans la récupération des prises vocales mal captées ou non enregistrées dans les appareils Scully à huit pistes. Ils ont donc été essentiels dans la reconstruction du paysage sonore de Woodstock.

Woodstock – Back to the Garden : recréer l’expérience

Après le festival, les enregistrements multipistes ont été utilisés pour le film documentaire Woodstock: 3 Days of Peace & Music et immédiatement après pour l’album live Woodstock: Music from the Original Soundtrack and More . Ils ont ensuite été conservés – et certainement utilisés par d’autres productions – chez Atlantic Records, à New York, jusqu’en 2005. Cette année-là, le local de conservation des archives de la société de production a fermé et la totalité des archives du festival a dû être déplacée à celui de Warner Music en Californie du Sud. Par pure coïncidence, l’historien et producteur Andy Zax se trouvait sur les lieux lors de la réception des bandes et, après discussion avec le label Rhino (une filiale du groupe Warner), il a décidé de prendre en charge la reconstitution de la totalité des enregistrements du festival. Une réalisation à quatre mains, avec l’ingénieur du son Brian Kehew. L’objectif de cette collaboration était de pouvoir disposer de l’intégralité ou presque des enregistrements sonores au moment du 40 e anniversaire de Woodstock qui allait avoir lieu quatre ans plus tard, en 2009. À l’aide de matériel d’époque, les enregistrements ont pu être mixés avec de la technologie analogique, comme cela avait été fait en 1970. Cependant, à cause de complications légales liées à la sortie d’enregistrements inédits, l’idée d’un coffret beaucoup plus complet a dû être abandonnée. Le résultat obtenu était quand même remarquable : le coffret Woodstock: 40 Years On incluait beaucoup d’enregistrements inédits et, à la différence d’autres rééditions, les pistes suivaient l’ordre chronologique du festival, exactement comme il s’était déroulé en 1969.

Presque dix ans plus tard, le projet a été relancé pour le 50 ème anniversaire du festival. Cette fois-ci, la plupart des problèmes qui avaient perturbé les plans initiaux en 2009 ont pu être résolus. Le résultat a été colossal : 38 CD contenant 36 heures de musique et un total de 432 pistes dont 267 qui n’avaient jamais été diffusées officiellement. Pour faire revivre Woodstock dans son intégralité, Zax et Kehew ont dû passer beaucoup de temps à recueillir des informations sur les aspects techniques de sa production Parmi leurs tâches, ils ont dû partir à la quête d'enregistrements introuvables jusqu'alors , comparer les différents albums de Woodstock déjà produit et observer des photographies de la scène pour pouvoir restituer la mise en scène réelle dans le mixage stéréo des pistes.

L’orientation principale depuis le début du projet était, pour reprendre les propos de Zax, « être le moins intrusif possible : ce qu’on trouve dans l’enregistrement, c’est ce à quoi on a affaire, et on ne doit surtout pas l’altérer » (source?), une phrase qui rappelle le modus operandi des sonorisateurs à Woodstock. Zax savait qu’il y avait déjà eu des tentatives de reconstitution d’une partie des enregistrements de Woodstock mais il a toujours eu un avis assez critique sur le fait de « réparer » ces enregistrements. De son point de vue, il était important, au contraire, de « laisser les failles » ; d’abord parce qu’en gardant des bruits accidentels dans le cours d’une performance, on capture une image sonore plus précise de ce qui s’est passé sur scène, mais aussi parce que ces failles donnent à entendre le paysage sonore général du festival, créant ainsi une illusion de présence rarement atteinte dans le modèle classique des albums live consistant simplement en une succession de morceaux. Ainsi, dans le coffret Woodstock: Back to the Garden, le son des hélicoptères et des orages, mais aussi les annonces sur scène s’ajoutent à la musique. Pour Zax, « ces détails-là sont, sans aucun doute, aussi importants que les performaces musicales. Ça leur donne corps et leur donne tout leur sens » (A. Zax, conversation par Zoom, 16 février 2021). Outre le contenu des disques, ce paysage sonore a aussi été mis en lumière lors de la sortie du coffret. Le teaser officiel, par exemple, n’a pas inclus de morceaux de musique. Seules quelques annonces des maîtres de cérémonie et des remarques des musiciens·nnes ont été retenues, donnant un aperçu clair de l’idée du festival qu’ils voulaient transmettre (voir Rhino, 2019). Par ailleurs, des enregistrements d’annonces faites au micro sur scène ont été extraites et ajoutées aux CD en tant que pistes autonomes. Par exemple, nous pouvons trouver en description de la piste 20 du CD 33, l’auteur « Chip Monck », avec le titre «  Could we please have the driver of Sly’s truck, please  ». Ainsi, dans un premier temps, le paysage sonore du festival a donc pu être rendu audible grâce au travail des producteurs, et, dans un second temps, il a été valorisé par les différentes stratégies commerciales pour la promotion du coffret.

Il y a une différence importante à souligner entre la production du coffret de 2009 et celle pour le 50 ème anniversaire, en 2019. Pour ce dernier, les équipes ont eu recours à des techniques audio numériques. En effet, un des problèmes liés aux archives de Woodstock était que dans plusieurs des enregistrements, il pouvait manquer le chant ou des instruments. Cela peut perturber significativement le mixage de certaines pistes mais cela devient un véritable cauchemar lorsqu’il s’agit, par exemple, de la piste de guitare solo ou de la voix d’un chanteur. Grâce à l'accroissement de la puissance de calcul et à la diminution constante du prix du stockage , le traitement numérique des signaux audio a connu une évolution significative entre 2009 et 2019. Donc, il est devenu possible, lors de cette deuxième tentative de production, de reconstruire des pistes avec une malléabilité sans précédent. L’utilisation de ces technologies a néanmoins soulevé des questionnements par rapport à l’orientation principale du projet, obligeant ainsi les producteurs à prendre des mesures complexes et parfois en apparence contradictoires. Pour illustrer ceci, deux exemples du processus de production de Woodstock Back to the Garden seront analysés.

Dans l’enregistrement multipiste de « Raise your Hand » (Compilation 2019, CD 22, piste 2), le premier thème que Janis Joplin a chanté lors du deuxième jour du festival, la voix de la chanteuse fait défaut. Par chance, Zax avait pu trouver un enregistrement mono, très probablement issu d’un enregistrement soundboard , qui contenait ce morceau avec sa voix. Le mixage des deux enregistrements (le multipiste avec celui en mono) n’était pas une tâche facile car ces deux types d’enregistrements opèrent à des vitesses différentes. C’est grâce à la technologie numérique que Kehew a été capable de manipuler a vec une plus grande facilité l’enregistrement contenant la voix pour l’associer à l’enregistrement multipiste. Les producteurs ont d’ailleurs découvert que ceux qui avaient reconstitué cet extrait du festival dans d’autres productions antérieures avaient extrait la voix de Joplin d’un autre concert. Pour Kehew, cette façon de faire n’était pas concevable : « Nous, on n’a pas du tout envisagé ça, on ne voulait pas tricher ». Attardons-nous sur cette affirmation pour déceler la pensée sous-jacente du producteur.

Les décisions visant à reproduire l’expérience du live ne sont ni simples ni exemptes d’idéologie et le cas de l’enregistrement live implique de nombreuses problématiques. Plus spécifiquement, on y retrouve l’hypothèse selon laquelle les médiations techniques feraient obstacle à une véritable expérience du live . L’adjectif « live », après « enregistrement » devrait impliquer que l’enregistrement en question a été fait lors d’un concert ou un événement live . Cependant, comme nous le rappelle l’ingénieur du son Sam Inglis (2013), l’utilisation du re-recording ( overdubs , en anglais) et d’autres stratégies de correction sont assez courantes dans les albums live . Thomas Porcello (2002) confirme cela dans son étude sur les pratiques d'enregistrement à Austin au Texas. Il remarque qu'aux yeux des ingénieurs·res du son, les manipulations techniques en studio n'entrent pas en contradiction avec l’expérience de liveness qu'ils cherchent à créer . David Diallo (2019) formule des conclusions similaires, bien qu'il s'agisse dans son étude d'un univers musical différent (le hip hop ) et qu'il porte son intérêt sur les musiciens et non pas sur les ingénieurs du son . Il montre que les rappeurs utilisent fréquemment des stratégies en studio pour recréer l’ambiance des concerts et encourager ainsi une écoute plus impliquée de la part du public. Ces deux études confirment que, (au moins) du point de vue des acteurs de l’industrie musicale, la mise en scène du live n’est pas une caractéristique rare dans la production des musiques populaires. Ainsi, un enregistrement live ne devrait pas être considéré comme une reproduction transparente de ce qui s’est passé sur scène, mais plutôt comme un document relatant l’expérience au sens large. Les médiations techniques façonnent (et non seulement véhiculent) les sons pour les auditeurs (voir Riom, 2021). Pour en revenir à notre cas d'étude , il est donc important de souligner l’intervention de Zax et Kehew dans la reconstitution sonore précise des performances, conscients des décisions en apparence contradictoires de cette entreprise. Pour citer Kehew :

Ce serait un peu artificiel de dire que nous avons voulu conserver une image juste des choses, parce que [en réalité] nous faisions un mixage : on effaçait des choses, on mettait l’accent sur les notes justes, et on minimisait les fausses. Mais nous voulions recréer une expérience musicale agréable que les gens puissent apprécier. (B. Kehew, conversation par Zoom, 19 février 2021).

L'élaboration de cette expérience du live est aussi palpable dans notre deuxième exemple. Les enregistrements multipistes du groupe Blood Sweat and Tears ont dévoilé que les instruments à vent n’étaient pas accordés entre eux. Étant donné que les microphones qui avaient capté ces instruments avaient été regroupés en une seule piste enregistrée, ce n’était pas possible de corriger l’accordage de chaque instrument de manière indépendante. Les producteurs ont donc appelé un spécialiste de l’accordage polyphonique pour trouver une solution. Pour Kehew, il s’agissait de « s’approcher de la justesse sans forcément l’atteindre. Nous ne voulions pas changer le fait qu’ils n’étaient pas accordés, mais nous ne voulions pas que le son soit gênant à l'écoute non plus ». La décision de corriger ce qui était manifestement problématique pour le producteur montre une compréhension beaucoup plus complexe de l’idée de « laisser les failles » évoquée précédemment. Selon Kehew : « on veut de la réalité, mais on n’en veut pas trop ». Une fois de plus, le désir des producteurs de rester fidèle à ce que l’ on trouvait sur les bandes magnétiques, s’est traduit par la création d’une expérience significative. C’est bien la création de cette expérience ( live ) – ou pour le dire autrement, la mise en scène du live – qui façonne l’écoute de Woodstock – Back to the Garden.

À première vue, la mise en scène du live d’un enregistrement live peut sembler une tâche inutile et redondante. En réalité, cela ne fait que confirmer que l’expérience du live est toujours issue d’une construction. Les pratiques qui ont accompagné la production de Woodstock Back to the Garden nous offrent donc une illustration rare mais claire de cet aspect fabriqué du live .

Il y a un élément additionnel qui fait du coffret un artefact plutôt unique dans le vaste spectre des enregistrements musicaux. Comme nous l’avons déjà souligné, inclure des conversations entre musiciens, des annonces et d’autres sons captés par les microphones, participe à la façon dont le live est vécu. Il est important de constater que ces éléments sont rarement mis au premier plan dans d’autres enregistrements similaires. Ainsi, les albums live des Grateful Dead procurent aux fans du groupe une façon unique de participer à leurs concerts (Reeder, 2014). Cependant, ces enregistrements de concert (officiels ou non) ont surtout été reconnus, et par conséquent étudiés, pour leur capacité à documenter les improvisations musicales du groupe, ce que Flory (2019, p. 141-142) appelle « la nature éphémère des chansons dans un contexte live  » (voir aussi Loy, 2021).

On observe un phénomène similaire avec les « prises ratées » ( outtakes , en anglais), telles que Vu (1985) de Velvet Underground ou Studio Out-takes: 1969-1970 (2003) de Jimi Hendrix. D’après Gabriel Solis (2004, p. 342), les prises ratées donnent une valeur ajoutée aux enregistrements studio car elles transportent l’auditeur au moment-même où la musique a été interprétée et rendent ainsi plus forte la sensation de présence. Bien que ces types d’enregistrement incluent parfois des conversations spontanées entre les musiciens·nnes ou avec l’ingénieur·e du son, c’est une fois de plus surtout leur valeur musicale qui est mise en avant. Comme pour les enregistrements des concerts, on a affaire ici à un matériau audio qui se focalise sur la performance musicale. En outre, la mention « chansons inédites », très caractéristique des stratégies commerciales des outtakes , rappelle davantage où se trouve leur valeur. Ce type d’appellation a également été utilisé pour le coffret Woodstock Back to the Garden et c’est une des raisons pour lesquelles il se rapproche de ces types d’enregistrement. Cependant, le coffret se distingue dans le fait de présenter le paysage sonore du festival dans son intégralité, et pas uniquement des performances musicales.

La prise en compte du paysage sonore de Woodstock permet d’ailleurs de souligner la valeur d’une approche historiographique issue des sound studies pour l’analyse des enregistrements live . En effet, pour Bodo Mrozek (2016), il est important d’aller au-delà de la dichotomie musique/bruit pour mettre au jour l’historisation des événements musicaux, mais aussi la sonification des événements historiques à travers les productions sonores. Ainsi, le travail de production du paysage sonore de Woodstock a fait que, comme nous l’avons souligné plus haut, la tâche de Zax et Kehew n’ait pas seulement à voir avec la véracité mais surtout avec une certaine expérience du festival.

Woodstock As It Happened : des médiations d’avenir

Le coffret Woodstock – Back to the Garden a permis pour la première fois d’avoir un document sonore complet du festival. Pour Dan Reed, directeur musical et directeur des opérations chez WXPN, ce n’était pas suffisant. Pour intensifier l’expérience Woodstock, il a eu l’idée de reproduire la programmation initiale du festival en diffusant l’intégralité des enregistrements exactement aux mêmes dates et aux mêmes heures que les concerts originaux, avec un décalage de 50 ans. WXPN est une radio FM publique créée en 1945 par l’Université de Pennsylvanie en Philadelphie. Elle diffuse localement sur les ondes FM et retransmet en direct («  simulcast  ») sur une web radio en streaming [6] . Une telle présence sur Internet, comme c’est le cas pour plusieurs radios similaires, permet à WXPN d’élargir son audience à de nouveaux publics, y compris à l’étranger. En effet, c’est le simulcast du festival de Woodstock sur Internet qui nous a permis de vivre cet évènement. Dans cette troisième partie, nous nous pencherons sur cette diffusion en streaming et décrirons le rôle des infrastructures de communication numérique dans la production d’une expérience plus riche du festival.

Woodstock As It Happened a été diffusé entre le 15 et le 18 août 2019. Eric Schuman, un des présentateurs de WXPN et membre de l’équipe chargée d’organiser cette émission, explique l’intention qui a porté ce projet :

Nous voulions que nos auditeurs se demandent : « Et si on était vraiment en direct de Woodstock ? ». On diffuse régulièrement des évènements live à WXPN. Et si Woodstock était l’un de ces évènements ? (E. Schuman, conversation par Zoom, 19 février, 2021)

Pour atteindre cet objectif, ils ont lancé la diffusion de l’enregistrement à la même heure que celle du début du festival en 1969. Ainsi, le 15 août 2019, à 17h07 précises, WXPN nous faisait vivre l’expérience Woodstock comme si nous y étions. Ils ont lancé la diffusion des morceaux du coffret en suivant l’ordre chronologique et en respectant les plages horaires initiales des différents concerts. Cela signifie que pour la plupart des auditeurs·trices (ceux et celles qui se trouvaient à Philadelphie ou partageaient le même fuseau horaire), les concerts ont été diffusés chaque soir – entre le 15 et le 18 août – jusqu’au petit matin. Comme pour une diffusion radio ordinaire, il était impératif de bien suivre la programmation si nous l’avions écouter une performance en particulier . Cependant, contrairement à la plupart des contenus radiophoniques sous forme de streaming , aucune archive ou podcast de la transmission n’a été conservé après sa diffusion. La transmission en direct était donc l’unique moment pour vivre l’expérience Woodstock.

Qu’il s’agisse du festival de 1969, du film du festival sorti un an plus tard, des différents albums de compilation produits ultérieurement, ou du coffret du 50 e anniversaire, les différents mixages des signaux audio ont commencé leur parcours dans les microphones placés sur la scène de Woodstock. Mais, le matériau audio enregistré à Woodstock, puis stocké à New York et enfin édité en Californie pour être converti en fichier numérique, avait encore un dernier voyage à faire à travers les réseaux numériques qui définissent aujourd’hui notre ère. Avant cela, les enregistrements avaient une dernière étape de production à franchir. Aux États-Unis, les programmes radiophoniques doivent respecter les réglementations de la Commission Fédérale des Communications (FCC) et de l’Association Américaine des maisons de disques (RIAA), et épurer leurs contenus de tout propos indécent ou blasphématoire pour une diffusion entre 6 h et 22 h. [7] Dans le cas de Woodstock As It Happened , Mike Vasilikos, directeur associé des émissions chez WXPN, était chargé d’assurer le respect de ces réglementations. Pour cela, une équipe a été réquisitionnée pour écouter attentivement le coffret dans sa totalité et détecter tout contenu problématique (tout comme Zax et Kehew l’avaient fait, mutatis mutandis, eux aussi).

Avec un total de trente-six heures d’enregistrements à diffuser sur trois jours, certaines plages horaires étaient dépourvues de contenu. Les présentateurs de WXPN ont donc utilisé ces moments pour parler de l’histoire du festival, expliquer la valeur du coffret ou diffuser des morceaux datant de 1969, spécialement choisis pour enrichir l’expérience de l'événement. Mais, l’accent a toujours été mis sur l’expérience du live , en utilisant, par exemple, des formules caractéristiques de la transmission en direct, telles que « on retourne voir ce qui se passe sur scène », que Schuman prononçait fréquemment à la fin des interludes et qui aidaient à créer l’illusion que le festival se déroulait au moment où nous l’écoutions. L’équipe web du WXPN en charge du contenu des réseaux sociaux, a également participé à cette mise en scène de liveness lors de la diffusion simultanée, en facilitant la communication du public connecté autour d’un hashtag (voir MacKay et al., 2017). Cet outil très prisé sur les réseaux tels que Twitter et Instagram, a également permis aux organisateurs – en l’occurrence, à toute l’équipe de WXPN – d’interagir avec les auditeurs. Les festivaliers ont ainsi été remplacés par une communauté d’ internautes impliqués et à qui l ’ hashtag a permis de converger et de vivre une expérience commune et sans barrière spatiale ou temporelle. Au lieu de « Woodstock », ils assistaient à « #xpnstock ».

Comme pour le coffret, une caractéristique significative de l’émission en direct a été son contenu non-musical. Comme mentionné précédemment, les annonces sur scène et d’autres sons captés par les microphones ont joué un rôle déterminant d’un point de vue sonore et sémantique. Nous pouvons même remarquer que l’équipe web de WXPN a précisément attiré l’attention des auditeurs·trices sur ces éléments dès le communiqué de presse (WXPN, 2019). Le rôle des équipes de WXPN n’était pas pour autant limité à créer des attentes sur le contenu des enregistrements. En guise d’exemple, deux heures avant de lancer la diffusion « simultanée », Reed a fait monter l’effervescence parmi les auditeurs sur Twitter : « On lance le compte à rebours jusqu’à 17h07 […] Le jardin attend. Nous voilà en 1969 ! ». L’utilisation du temps présent dans ces phrases a contribué à développer l’illusion de co-présence avec le « vrai » public du festival de 1969. M ais , cette stratégie a aussi permis de renforcer le sentiment d’« anticipation collective », essentiel dans l’expérience live de la musique (Bennett, 2012).

Tout au long de l’évènement #xpnstock, les auditeurs connectés à Twitter ont contribué à ce que passé et présent se confondent. Par exemple, au moment des annonces sur scène, comme celles relatives aux spectateurs qui escaladaient les tours de son et auxquels on faisait de nombreuses mises en garde, les utilisateurs de Twitter n’ont pas hésité à appuyer les appels des maîtres de cérémonie avec des commentaires tels que :

« Descendez de ces tours, bon sang ! »

« Allez, descendez de ces fichues tours, les mecs ! »

« Je vous en prie, descendez de ces tours ! » [8] (#xpnstock, 17 Août, 2019)

Cet élan collectif et participatif, comme si les auditeurs sur Twitter avaient été transportés sur le site du festival, traduit clairement l’expérience live induite par cet événement. Dans une étude sur les festivals sur Internet, Yvette Morey et al. (2014) ont montré le rôle actif que les festivaliers connectés sur Internet ont dans l’élaboration de leur propre expérience du festival :

Dans l’espace interactif du web 2.0, les festivaliers sont à la fois des producteurs et des consommateurs de contenu, mais –  plus important encore – ce contenu ne porte pas seulement sur le festival, mais sur les festivaliers eux-mêmes. (Morey et al., 2014)

Or, ces interactions sur les réseaux sociaux n’ont pas seulement été le résultat de la spontanéité des usagers. Elles ont aussi été encouragées par l’équipe web chargée de l’ hashtag #xpnstock, qui a épinglé les tweets favoris de l’émission en les affichant sur leur site Internet. Nous comprenons ainsi davantage le rôle majeur que l’équipe WXPN a joué pour construire l’expérience live de l’émission.

La diffusion en streaming peut d’ailleurs être analysée en termes de «  fluidité de l'information sonore  » . Ce que Mallinder (2015) appelle la « liquidité du son » ( liquidity of sound , en anglais), c’est à dire la circulation fluide des fichiers sonores en ligne, est devenue une des caractéristiques centrales d’Internet et, dans l’exemple qui nous intéresse ici, cette « liquidité » a également participé à renforcer la sensation de liveness . Selon Mallinder, dans ce monde virtuel, « la musique a été décentrée et déplacée, mais elle reste dynamique et live au sens le plus large » (2015, p. 69). Ce qui est davantage significatif dans notre cas d’étude, c’est que l’audio numérique et les plateformes de réseaux sociaux ne permettent pas seulement de vivre des événements du présent, mais permettent aussi de redonner vie à des événements live du passé, tout en conservant le caractère collectif et interactif de ces expériences. Le caractère unique et exceptionnel de cette émission n’a fait que renforcer la sensation d’exclusivité et l’émotion, fondamentales, elles aussi, dans l’expérience du live . Un an après l’émission, en 2020, WXPN a décidé de rediffuser les fichiers audio du coffret Back to the Garden à peu près à la même période, au mois d’août 2020. Contrairement à l’année précédente, les différents concerts ont été diffusés à des plages horaires nettement plus raisonnables, tout au moins pour les auditeurs de Philadelphie, de telle sorte qu’il n’y avait plus de concerts qui commençaient à 5h du matin, par exemple. Inévitablement cela a eu pour conséquence l'allongement de la durée de l'émission d’une semaine. D’après Schuman, bien que tout le contenu extra musical ait été conservé, le caractère d’exceptionnalité propre au premier #xpnstock a été perdu. Soulignons que la diffusion de 2019, en respectant scrupuleusement les horaires initiaux du festival, a induit une sensation unique de liveness qui explique en partie son succès. Mais, sa singularité réside également dans la date de sa diffusion. Daniel Dayan et Elihu Katz (1992) ont soutenu que les évènements médiatiques sont toujours présentés de façon révérencielle et cérémonieuse. Cet aspect cérémonieux – mais aussi le caractère « exclusif », comme nous l’avons évoqué plus tôt – de Woodstock As It Happened , ne réside pas uniquement dans le fait de célébrer les 50 ans mais aussi dans celui de présenter pour la première fois l’intégralité des enregistrements du festival.

Woodstock As It Happened a été un véritable succès. Le tweet #xpnstock est rapidement devenu « tendance » et il est même passé numéro 1 des tendances sur Twitter à Philadelphie au moment où Jimi Hendrix, le dernier artiste à avoir joué à Woodstock, était sur scène. En outre, une analyse de tous les tweets partagés pendant l’émission (facilement consultables avec l’outil « Recherche avancée » de Twitter), montre que le public s’est connecté des quatre coins du monde, même si les États-Uniens ont été les plus nombreux. Enfin, cette émission spéciale a été choisie par le programme hebdomadaire Who Won the Week? [Qui a gagné cette semaine ?] de la chaîne télévisée d’informations MSNBC. Ceci a permis à la radio de gagner en couverture médiatique, d’augmenter le nombre de ses auditeurs et adhérents, ainsi que de mettre en évidence l’aspect incontestablement séduisant de tels évènements médiatiques.

Que ce soit par onde radio ou par satellite, la transmission des événements en direct n’a rien de nouveau. Le premier concert diffusé dans son intégralité par satellite, le 14 janvier 1973, était « Aloha From Hawaii ». Ce concert d’Elvis Presley a été vu par un milliard de téléspectateurs dans presque quarante pays (Parks and McCartney, 2007). Concernant les transmissions radiophoniques, il faut évidemment remonter significativement dans le temps. Déjà en 1928, par exemple, le carnaval de Cologne a été diffusé en direct sur la Westdeutscher Rundfunk AG (ou WERAG), la radio de l’Allemagne de l’Ouest. Quelques jours après la diffusion, un auditeur autrichien a écrit à la station de radio pour leur partager ces mots de remerciement : « On avait déjà entendu parler du carnaval de Cologne, mais on ne savait pas qu’il y régnait une si bonne ambiance, et on était […] là avec vous jusqu’au dernier applaudissement » (Birdsall, 2012 p. 75). Depuis près d’un siècle, la coprésence physique avec les artistes n’est plus une condition pour vivre un évènement en tant que live. Mark Daman Thomas (2020) reprend cette idée dans son analyse des concerts en ligne. D’après lui, il est vrai que le fait d’« être là » demeure un élément essentiel dans la compréhension des évènements live (voir aussi Aston, 2017), mais ce qui procure davantage la sensation de liveness, c’est la possibilité d'interagir avec les musiciens en temps réel. En d’autres termes – et nous le retrouvons aussi dans les exemples précédents – c’est la coprésence temporelle entre les artistes et le public qui devient l’élément-clé pour qualifier un événement de live .

Le matériau audio diffusé par WXPN pose un défi pour cette définition du liveness . À #xpnstock, l’expérience du festival a été enrichie grâce aux échanges entre les auditeurs sur les réseaux sociaux. La mise en scène de cet événement par WXPN est fondamentale dans ce processus car c’est elle qui encourage une expérience live collective et partagée. Elle explique aussi pourquoi, bien qu’il s’agisse des mêmes enregistrements, il y a une grande différence entre, d’une part, écouter les CD du coffret chez soi, et d’autre part, écouter la transmission sur la plateforme web . Or, à #xpnstock les auditeurs n’interagissaient pas avec les musiciens– la scène sur laquelle ils jouaient ayant été démontée cinquante ans plus tôt – mais entre eux. Insister sur cette expérience partagée entre les auditeurs est important. En effet, elle minimise l’importance de la coprésence temporelle et met en valeur la coprésence sociale que Nick Couldry (2004) souligne pour une meilleure compréhension du liveness lorsqu’il s’agit de l’expérience sur Internet. Pour le sociologue des médias, il est indispensable de penser le concept de «  liveness  » comme une catégorie sociale. L’expérience en ligne du live se rapporte donc à une réalité sociale encadrée par Internet, mais aussi aux connexions que les personnes établissent avec d’autres réalités sociales partagées. Au moment où il écrit sur le sujet, Internet et le téléphone portable étaient encore conçus comme deux moyens de communications différenciés. Par conséquent, deux concepts différents de liveness ont découlé de cette différenciation : « liveness en ligne » et «  liveness de groupe » ( online liveness et group liveness , en anglais). Aujourd’hui, ces deux médias ont fusionné et d’autres, telle que la radio, s’y sont agrégés. L'étude des activités liées à la musique live sur Internet (écouter, produire, partager, commenter, etc.) nécessite des outils conceptuels évolutifs qui s’adaptent aux transformations constantes des médias.

Les technologies du son (analogiques ou numériques) ont clairement joué un rôle important dans l’écoute de Woodstock as it Happened . Auslander (2012) a cependant raison quand il ajoute que toute compréhension du live doit aller au-delà d’un déterminisme technologique, dans le sens où les technologies de sonorisation, d’enregistrement ou de transmission en ligne conditionneraient l’expérience du live . En effet, et comme nous avons voulu le montrer, le caractère live de la transmission en ligne est surtout lié à l’agentivité de Zax, Kehew et les équipes de WXPN, la date significative de sa diffusion, ainsi qu’à l’expérience partagée du public. En d’autres mots, l’expérience du liveness présuppose un objectif clair, une mise en scène adéquate et un public activement engagé. Cela vaut autant pour l’expérience de Woodstock en 1969 que pour l’expérience de la transmission en ligne en 2019.

Conclusion

L’expérience sonore du festival Woodstock, an Aquarian Exposition: 3 Days of Peace & Music, vécue cinquante ans plus tard, nous rappelle que la médiation sonore se trouve au cœur des pratiques live . Cette médiation ne se produit pas seulement par le biais de la technologie numérique, pas plus qu’elle n’est une particularité des productions d’enregistrements live ou des décisions faites au sein de la régie façade d’un concert. Elle s’accomplie dès le placement des microphones sur scène et à partir du moment où le premier son est audible ou enregistré.

Le chaos général à Woodstock et la nouveauté relative des pratiques sonores multi-microphoniques sur scène ont fait de l’ensemble des bandes magnétiques enregistrées un document historique fascinant. Outre l’intérêt phonomusicologique de cet ensemble et sa valeur historique – en tant que témoin de l’émergence de la profession d’ingénieur du son live à la fin des années soixante –, les enregistrements mettent aussi en lumière l’agentivité des acteurs sur la scène du festival et bien au-delà . Comme nous l’avons souligné dans cet article, cette agentivité est traçable à travers le son des problèmes de raccordement, de feedback et des annonces sur scène. Mais, cette agentivité fait aussi ressortir encore deux éléments de liveness , liés à la production sonore des enregistrements mais aussi aux interactions sociales lors de l’émission en streaming.

L’industrie de la sonorisation des concerts a commencé à l’époque de Woodstock et n’a jamais cessé, depuis, de se transformer et de s’adapter. Aujourd’hui, le monde numérique s’y est complètement intégré. Comme les technologies de sonorisation, Internet est aussi un médiateur des performances (même des performances du passé) et, comme elles, ce médium n’a pas arrêté de se développer. Il est peut-être temps de considérer Internet non pas comme un amalgame de médias familiers mais comme une nouvelle modalité de production musicale dans lequel plusieurs expériences peuvent avoir lieu. Ainsi, lorsque Internet devient le mode de consommation de la musique ( live ou pas) le plus prisé, il est de plus en plus clair que, en tant que médium, il n’est pas seulement un véhicule pour présenter une image ou un son, mais il fait partie intégrale des réseaux de médiations.

Enfin, dans ces diverses expériences de Woodstock il y a un thème qui est récurrent : le paysage sonore. De nouvelles questions peuvent et devraient se poser sur la relation entre le son musical et le son non-musical. En réalité, le coffret produit par Zax et Kehew est beaucoup plus qu’un album live  : c’est un enregistrement de terrain très élaboré qui documente et présente un paysage sonore précis. Le résultat, surtout lors de l’émission de WXPN, n’est plus seulement une émission musicale ; c’est une installation sonore qui évoque plusieurs modes auditifs, qu’ils soient musicaux, linguistiques, historiques ou dramatiques. #xpnstock constitue un évènement rare d’un point de vue de l’expérience live , de la technologie musicale, de l’industrie de la musique, ainsi que du point de vue des médias. Bien que rare, c’est finalement un exemple fascinant de l’importance de la mise en scène du live sur Internet.