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1. Introduction

Le recours par les brasseurs aux thématiques religieuses comme « valeur ajoutée » à la bière dans la publicité a généralement pour but de la marquer d’une aura spirituelle (Cottin et Walbaum, 1997 ; Lugrin et Molla, 2008). C’est ce recours, dans son développement en République démocratique du Congo (dorénavant RD Congo), que notre article veut analyser, en mobilisant une analyse inspirée par l’approche sociosémiotique d’un corpus de vidéos publicitaires. Cette étude constitue une partie d’un travail de recherche plus large concernant le développement de la publicité de la bière en RD Congo, entre les années 1980 et les années 2020. Pour introduire notre problématique, il est nécessaire de faire une contextualisation préliminaire.

À Kinshasa, capitale de la RD Congo, le lien entre sacré et bière dans la publicité semble avoir des liens insécables avec le contexte politique et socio-économique des années 1990 : c’est à cette époque que ce lien est apparu, et c’est donc ce contexte qu’il faut maintenant présenter. Durant cette époque, les organisations d’aide étrangères faisaient régulièrement écho de l’état de précarité qui prévalait dans la société congolaise (Leclercq, 1993 ; Tollens, 2003). Cette augmentation de la pauvreté a ouvert la porte à la religion chrétienne de courant pentecôtiste, propagée par des mouvements que certains qualifient de sectes ou d’« églises de réveil » (Malu-Malu, 2014 ; Demart, 2017 ; Saint Moulin, 2019). Les leaders spirituels de ces formations religieuses se disent souvent capables d’offrir consolation et bonheur aux Congolais angoissés par la pauvreté (Batende, 1994). Leurs prédications gravitent autour de la prospérité matérielle. Les thèmes abordés ont pu attirer l’attention d’incroyants et de certains fidèles catholiques et protestants[1], lesquels percevaient un manque de réponse à leurs besoins dans leur église d’appartenance (Reybrouck, 2012).

La décennie 1990 a vu le marché kinois de la bière devenir de plus en plus « christianisé » (Batende, 1994 ; De Haes, 1994 ; Ayad, 2001 ; Reybrouck, 2012 ; Saint Moulin, 2019)[2]. Malheureusement pour les sociétés brassicoles, l’un des points dominants de la prédication des églises du « réveil » était l’opposition à la consommation de la bière eu égard à une interprétation restrictive de la Bible (Lévitique 10 : 8,9 ; Juges 13 : 4, 5,7, et 14 ; 1 Timothée 3 : 3)[3]. Ainsi, à Kinshasa, le débat sur la non-consommation de la bière, pour des raisons liées essentiellement à la bonne santé spirituelle et physique des chrétiens, ne cessait de faire tache d’huile dans les discursivités sociales. C’était une « doxa dépréciative », une expression que nous empruntons à Bonhomme et Horak (2009). Les restrictions religieuses et « le pouvoir d’achat de la bière très réduit pour les Kinois » (Dikanga Kazadi, 1996, p. 95) constituaient une grande menace pour le marché kinois de la bière.

Sur la base de cette contextualisation, notre question de recherche est la suivante : de quelle façon l’effervescence des églises chrétiennes évangéliques dites du « réveil » prônant l’interdiction de la bière a-t-elle influencé le contenu manifeste de la publicité de la bière Primus[4] et Skol[5], telle que diffusée dans les années 1990 ? D’autres sous-questions se rattachent à cette question de base. En particulier : quelles sont les traces d’allusions à la rhétorique des églises du courant pentecôtiste mobilisées dans les messages publicitaires étudiés ? Quels sont les objectifs qui motivent la mobilisation de ces contenus dans les textes publicitaires ? Quels sont les rapports de ces contenus religieux convoqués dans la publicité avec la quête quotidienne du bonheur ou de la réussite de la vie chez les Kinois de l’époque ? Quels sont les signes qui marquent la persistance de l’influence culturelle de l’église catholique (qui reste l’église principale du pays) dans l’argumentation publicitaire ?

Telles sont les questions que notre contribution tentera de traiter. Nous présenterons en premier lieu le cadre épistémologique et méthodologique de l’étude, avec un accent sur la description de l’objet d’analyse, ensuite nous passerons à la présentation et à l’interprétation des résultats, pour finir avec quelques conclusions et pistes pour de futurs travaux.

2. Cadre épistémologique et méthodologique

Nous allons, dans cette partie présenter la revue de la littérature sur l’usage de la religion dans la communication des marques, avant d’apporter quelques précisions méthodologiques et finalement décrire notre objet d’analyse.

2.1. Le cadre théorique

Depuis Dumont (1993), Cossette (1996), puis Cottin et Walbaum (1997), plusieurs études se sont intéressées à l’usage de la religion dans la communication des marques et ont principalement étudié les références aux récits bibliques et les symboles religieux mobilisés dans la publicité (Cottin, 2001 ; Burnet et Baffoy, 2006 ; Lugrin et Molla 2008 ; Galit et al., 2009 ; Mallia, 2009 ; Parizot et Batazzi, 2014 ; Ugolini, 2015 ; Andrieu, 2015 ; Thierry Massis, 2015 ; Galit et Stout, 2016 ; Greenough, 2020). Si ce phénomène est devenu notoire à la fin des XXe et XXIe siècles, allant jusqu’à pousser Cottin à considérer que le discours publicitaire est la cible « d’une inflation de la symbolique religieuse » (2001, p.83), Karen Mallia, s’appuyant sur Roland Marchand, observe qu’en Amérique les parodies stylistiques des paraboles bibliques apparaissaient dans les publicités des années 1920 et 1930 (Mallia, 2009).

Burnet et Baffoy parlent de « culture théopublicitaire » (2006, p.117). L’usage des références religieuses dans les textes publicitaires est aussi considéré comme la conséquence de « la conciliation de la protection de la liberté d’expression avec le droit des croyances » (Andrieu, 2015, p. 66) dans plusieurs lieux du monde. C’est ce qui fait que les publications à caractère purement commercial bénéficient d’une plus grande liberté de ton, jusqu’à recourir aux emprunts religieux.

On sait aussi que l’appartenance à une religion peut influencer la perception des messages publicitaires (Waller et Casidy, 2021). Cependant, la sacralisation des marques reste encore un sujet peu développé par les chercheurs. La Ferle et Pookulangara pensent « qu’il y a encore beaucoup à apprendre sur l’utilisation de la religion pour améliorer les messages » de la publicité (2018, p.628 ; voir aussi Taylor et al., 2010 ; Andreini et al., 2017 ; Rinallo et Alemany Oliver, 2019 ; Zehra et Minton, 2020 ; Waller et Casidy, 2021). Certaines contributions scientifiques ont démontré que les éléments religieux ont pour mission d’attirer l’attention du public en quête de sens (Cottin et Walbaum, 1997 ; Lugrin et Molla, 2008). Les annonceurs souvent instrumentalisent le religieux en s’opposant à son caractère sacré (Cottin et Walbaum, 1997 ; Burnet et Baffoy, 2006 ; Mallia, 2009 ; Lugrin et Molla, 2008 ; Ugolini, 2015) : « […] la religion peut parfois fournir aux annonceurs le carburant nécessaire pour choquer l’audience […) pour atteindre le genre de surprise et choc qui était auparavant réservé au sexe. » (Mallia, 2009, p.172-173)

Certains auteurs signalent la « fonction argumentative » (Lugrin et Molla, 2008, p.184) des éléments religieux mobilisés dans la publicité, qui sont également considérés comme des « métaphores motivationnelles pour la cible de la communication » (Cossette, 1996, p.4). La publicité ferait recours également à la religion pour prescrire des codes de conduite : elle serait devenue une sorte de « guide social et moral » (Lugrin et Molla, 2008, p.17 et 185). D’autres études abordent la capacité de la publicité émaillée de références religieuses à faire miroiter le bonheur au public (Dumont, 1993 ; Cossette, 1996). Sous cet angle, Emmanuel Dumont voit la plupart des annonces publicitaires comme étant « sous-tendues par une promesse de bonheur (…) similaire à une béatitude » (1993, p. 818). Il s’agit souvent d’un bonheur « immédiat », mais aussi « sensible » (ibid., p.824). Lugrin et Molla, après avoir expliqué ce qui rapproche la religion de la publicité, à savoir leur capacité commune à « mettre en place les objets, images et symboles élevés au rang de totems idolâtrés » (2008, p.17), soulignent également que les deux domaines poursuivraient les mêmes objectifs, à savoir : « faire des adeptes et leurs miroiter le bonheur. » (2008, p.185)

Même si les thèmes religieux exploités dans la publicité sont souvent instrumentalisés à des fins commerciales — ce qui pousse certaines personnes à les considérer comme des manières de profaner le sacré —, certains auteurs considèrent qu’il est plus productif d’étudier les langages de second degré exploités dans les publicités utilisant les allusions religieuses, au lieu de se contenter de les critiquer (Cottin et Walbaum, 1997 ; Lugrin et Molla, 2008). Cependant, les annonceurs sont invités à agir avec prudence dans l’usage des allusions religieuses, en évitant les comportements irrespectueux, car le public peut rejeter la publicité concernée ou celle-ci peut être sanctionnée par les autorités judiciaires ou les instances de régulation (Cossette, 1996 ; Lugrin et Molla, 2008 ; Massis, 2015 ; Ugolini, 2015).

Face à l’étude des éléments religieux mobilisés dans la publicité, Cottin et Walbaum (1997) proposent deux démarches d’analyse : l’approche critique et l’approche ludique. Elles sont généralement appliquées de façon complémentaire. La première étudie comment les valeurs sacrées de la Bible et de la foi chrétienne sont instrumentalisées dans la publicité pour de buts commerciaux. La seconde considère les traces religieuses mobilisées dans la publicité « non comme l’expression d’un mensonge ou d’une vérité, mais comme une communication ludique dans laquelle, parfois, Dieu est engagé. » (ibid., p.15)

À partir des travaux de tous les auteurs considérés, il nous est possible d’identifier les faits et les thématiques religieuses qui apparaissent comme les plus souvent utilisés dans la publicité en contexte chrétien : les figures du bien et du mal, la tentation, les textes bibliques, les paraboles et paroles de Jésus, les gestes miraculeux de Jésus, la Passion du Christ et son symbolisme, la figure de Jésus, les postures de méditation, les cérémonies religieuses, les personnages comme les curés, les prêtres, les moines, les religieuses, les saints et les prophètes, ou encore les animaux bibliques comme le lion de Saint Marc, l’aigle de Saint Jean, le cheval et l’agneau pascal, l’image de la main de Dieu et de celle d’Adam dans la fresque de Michel-Ange dans la chapelle Sixtine, la figure de Dieu le Père, les architectures religieuses, le son de la cloche. Dumont (1993) parle également des discours d’Action de grâce, qui sont aussi observés dans le texte publicitaire, et ce, selon nous, en harmonie avec des recommandations comme celle de Saint Paul, qui encouragea ses contemporains à prier avec Action de grâce (1 Thessaloniciens 5 : 18) en remerciant Dieu. Dans certains cas, ce discours de l’Action de grâce peut activer la fonction mémorielle, en évoquant à l’attention des spectateurs de bons souvenirs liés à certaines marques. Dumont parle également des discours de supplication : selon cet auteur, ils ont souvent pour mission de dissimuler le style impératif souvent critiqué par les « antipub » (Dumont, 1993).

La publicité recourt également à la rhétorique testimoniale (porteuse d’une « fonction » testimoniale), lorsqu’elle expose des témoignages d’un client très satisfait (Dumont, 1993). Dans cette perspective, les discours publicitaires utilisent souvent le pronom « je », pour établir une relation « je-tu » avec le public (ibid.). Les récentes recherches de Lorreine Petters (2017 et 2018) développent davantage la question de l’utilisation des messages testimoniaux dans la publicité. Tout d’abord, l’auteure définit la publicité testimoniale « comme un type de message publicitaire qui fait appel à une tierce personne pour cautionner et donner de la valeur à la marque ou au produit annoncé » (Petters, 2018, p.73). L’auteure va jusqu’à évoquer l’hypothèse selon laquelle les messages testimoniaux aident les marques à « masquer la dimension commerciale de leur discours publicitaire derrière la proposition d’un contenu d’information ou de divertissement » (Petters, 2017, p.389). À partir de son expérience de consommation, le témoin vise à susciter l’idée selon laquelle l’interlocuteur pourra ressentir les mêmes bienfaits du produit que ceux ressentis par lui (Petters, 2018).

Bonhomme et Horak (2009) abordent les stratégies rhétorico-pragmatiques de l’euphémisme dans les discours publicitaires promouvant les produits problématiques (comme la bière). Ces auteurs pensent que l’euphémisme ne se limite pas à dédramatiser le discours publicitaire, mais il peut aller jusqu’à recatégoriser positivement les produits problématiques. Ce type d’euphémisme est redevable à l’interdiscursivité, puisque sa mission consiste à réfuter une doxa dépréciative préalable pour imposer une nouvelle doxa appréciative.

L’étude puise également dans la théorie de l’intertextualité. Elle est considérée par Bakhtine comme une polyphonie, en ce que « tout texte se construit comme mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d’un autre texte » (Bakhtine, cité par Kristeva, 1969, p.146). L’intertextualité est aussi appréhendée comme un ensemble d’indices, de traces et d’allusions qui renvoient à un autre texte déjà lu (Riffaterre, 1981). Elle suggère la présence d’un texte dans un autre, par la citation, le plagiat et l’allusion (Genette, 1982), mais aussi par des transformations ou imitations, comme la parodie ou le pastiche (Genette, 1982 ; De Iulio, 2016 ; Bonhomme, 2012 ; Adam et Bonhomme, 2012 ; Maingueneau, 2021).

Nous nous appuyons sur Hébert (2015), sur Charaudeau (2006) et bien d’autres auteurs (Cornu, 1990 ; Adam et Bonhomme, 2012 ; Bonhomme, 2012), pour qui l’intertextualité ou l’interdiscursivité sont souvent prises dans le sens le plus large. La théorie de l’intertextualité a permis en effet de reconstruire le réseau de relations entre les contenus audioscriptovisuels des publicités des deux marques de bière et certaines textualités bibliques, mais aussi de la sphère culturelle qui entoure la religion chrétienne en RD Congo. En nous appuyant aussi sur Barthes (1968), nous étudierons la manière dont la publicité congolaise de bière des années 1990 se servait du langage familier de spectateurs et mobilisait les imaginaires comme les savoirs partagés pour créer le dialogue.

2.2. Méthodologie et objet de l’étude

Notre approche est inspirée de la sociosémiotique (Landowski, 1989 ; Semprini, 2007 ; Codeluppi, 2007 ; De Iulio, 2016). L’approche sociosémiotique permettra de comprendre la dialectique entre les discours publicitaires et la société où ils ont émergé (Semprini, 2007). Elle permettra en outre de comprendre la forme des rapports sociaux entre les entreprises et la clientèle, mais aussi l’opinion publique (Landowski, 1989). Il s’agira donc à la suite d’Éric Landowski, d’une part, d’étaler la dynamique compétitive entre les deux brasseurs (la Bralima et la Bracongo), et, d’autre part, de comprendre la relation construite entre ces deux brasseurs et les consommateurs. La sociosémiotique apportera également une lumière sur la genèse des discours des publicités ciblées (Semprini, 2007).

Nous avons effectué une lecture sémantique, une étude de la dénotation et de la connotation dans le sens barthésien (Barthes, 1963 et 1964), et une lecture rhétorique (concernant notamment l’euphémisation, la rhétorique testimoniale et l’usage de la métaphore) et énonciative (distinction des styles d’énonciations selon la présence ou l’absence d’embrayeurs, voir Meunier et Peraya, 2010 et Joly et Martin, 2021). Les textes des publicités ont également bénéficié d’une analyse intertextuelle (Lugrin, 2006 ; Codeluppi, 2007). Cette dernière analyse a permis la traque de l’ensemble des textualités religieuses des églises chrétiennes congolaises et des références bibliques, dans la culture religieuse, populaire et médiatique de Kinshasa (cinéma, presse) des années 1990. L’analyse intertextuelle a semblé nécessaire pour démontrer les liens des publicités analysées avec la quotidienneté des Congolais, la culture religieuse dominante et ses tensions (notamment celle entre la poussée pentecôtiste et la persistance de la culture catholique).

Le corpus analysé est constitué de trois spots publicitaires. Le premier est Ngadiadia Saint Paul [6]. Il est réalisé en 1993 et fait partie de la campagne de communication Tonton Skol, tembe nye, (« avec Tonton Skol, il n’y a pas de doute/Avec Tonton Skol, le/la rival (e) se soumet/avec Tonton Skol, c’est la réussite totale »). Il dure une minute et treize secondes. Ce spot est animé par Ngadiadia (appelé souvent Vieux Ngadios), dont la comédie rencontrait un franc succès auprès du public congolais dans les années 1990. Le deuxième spot publicitaire, Le mensonge prend l’ascenseur [7] , est réalisé en 1994, à la période intermédiaire entre la campagne de communication Tonton Skol, tembe nye et la campagne de communication Skol, Kumba nga na top (« Skol, amène-moi au top »). Il dure deux minutes et cinquante secondes. Il est également animé par Ngadiadia et ses deux collaborateurs. La troisième publicité est le spot publicitaire promotionnel Mela Primus olia (« Buvez la Primus pour manger »)[8], réalisé en 1994. Il fait partie de la campagne de communication Primus, Sekele ya mosala, Primus suka na sekele (« Primus, le secret de la réussite au travail, Primus, le véritable secret ») lancée en 1993.

Nous pensons que l’analyse d’un corpus autour de la question de la bière et de la religion en RD Congo constitué de ces trois publicités est pertinente pour établir des propos qui aient une valeur scientifique. Le contexte de réalisation et diffusion de ces publicités à Kinshasa coïncide en effet avec la grande prolifération des églises du réveil, et les trois spots représentent la première apparition massive des thèmes religieux dans la publicité de la bière congolaise. Il s’agit d’ailleurs des spots des deux marques de bière qui dominent le marché en RD Congo (au moment de la diffusion de ces publicités comme aujourd’hui). Nous proposons dans les pages qui suivent une analyse détaillée de ces trois spots, pour observer en profondeur la présence du religieux dans la publicité à un certain moment sociohistorique, dans une phase spécifique de l’évolution de la publicité de la bière au Congo[9]. Ce type d’analyse pourra être répliqué par d’autres sur des corpus différents : nous sommes ici dans une logique de recherche qualitative qui propose des résultats approfondis sur un corpus limité, dans une perspective de reproductibilité et non de généralisabilité directe.

Avant de présenter les éléments d’analyse, nous proposons une description de chaque annonce et l’identification des intentions conscientes des réalisateurs, pour bien introduire la section analytique suivante. La reconstruction des intentions se base sur les entretiens semi-dirigés réalisés en février 2018 avec l’équipe de l’Agence de Communication RG et Créatif Associés[10], l’équipe marketing de la bière Primus et celle de la bière Skol, ainsi qu’un entretien avec Jean-Claude Eale, le Patron de CMCT (Congo Marketing Communication and Trading). La triangulation entre analyse interne des discours publicitaires, reconstruction des intentions des émetteurs et analyse intertextuelle (combinée avec l’identification de références contextuelles sociales, politiques et économiques) nous semble une bonne façon de mettre en pratique une approche sociosémiotique de la publicité.

2.3. Description des annonces publicitaires et reconstructions des intentions des émetteurs

2.3.1. Le spot publicitaire Ngadiadia Saint Paul (1993)

La publicité commence par une image à gros plan montrant un téléviseur allumé. D’un coup, le programme est interrompu et apparaît l’image d’Evala (appelée aussi mère Evala) et de Shogun (appelé aussi Petit Moshogo) dans un bar, en train de boire de la bière Skol. Leur apparition étonne Ngadiadia, qui est assis dans son canapé. Son verre et sa bouteille de bière sont à moitié remplis de la bière Skol. Il était en train de regarder un autre programme télévisé chez lui. Evala et Shogun appellent Ngadiadia à l’aide pour « enseigner » aux gens du bar la vérité. Ngadiadia arrive dans ce bar, prend la parole et dit : « Petit Moshogu, mère Evala, pourquoi il n’y a pas d’ambiance ici ?[11] » À cela, Shogun dit : « Vieux Ngadios, ils n’ont pas de vérité », en indiquant un groupe des jeunes gens assis. Ngadiadia se tourne vers ce groupe et leur dit : « Jeunes gens branchés, prenez un verre de Skol, buvez-en. C’est un remède (une solution) aux problèmes de la vie, une cure de tous les jours ». À ces paroles, ces jeunes gens réagissent : « Pour notre rassemblement et la gloire sans fin ». Et Ngadiadia ajoute : « Nous n’avons pas envie d’eux ! ». Les jeunes gens répondent : « Nous les connaissons (maîtrisons) très bien ». Ngadiadia ajoute alors : « Ih, ih, ih ! Sentiment ! ». Et le spot fini par le slogan « Tonton Skol, tembe nye ».

Dans un contexte de crise sociale au pays et de polémiques entre les deux bières concurrentes (la Primus et la Skol), par ce spot publicitaire, les intentions des annonceurs étaient de rassurer le public sur la « véracité » de l’avantage de consommer de la bonne bière, présentée comme solution des problèmes de la vie[12].

2.3.2. Le spot publicitaire Le mensonge prend l’ascenseur (1994)

La publicité débute avec Ngadiadia et Shogun, qui sont assis autour d’une table sur laquelle se trouvent trois bouteilles et trois verres contenant de la bière Skol. Alors qu’ils discutent sur le marché de la bière à Kinshasa, Evala arrive et interrompt leur échange. Elle amène un exemplaire d’un journal qui vient de paraître et dans lequel il y a un article qui critique Ngadiadia. Ngadiadia lit l’article et réagit : « Petit Moshogu, regarde ce qu’ils ont écrit. Ils recourent maintenant à la presse écrite pour nous provoquer ». À cela Shogun réagit : « Quoi encore vieux ? ». Ngadiadia poursuit : « Oooh ! Ils propagent des mensonges contre moi, alors que je fais bien mon travail. Le débat sur la bière est comme un match de football. Le public vient dans le stade pour suivre le match et voir qui va gagner. Au début du match, chaque équipe se déclare victorieuse. Mais à la fin il n’y a qu’une seule équipe victorieuse. Comment sortent-ils du terrain ? Pourquoi ont-ils peur ? C’est du bavardage, ils ont peur de quoi ? Petits, je vous avais dit un jour, en tant que Saint Paul, je vous avais dit que le mensonge venait vite, ouf ! Il prend l’ascenseur. Oui le plus grand mensonge prend l’ascenseur. En revanche, la vérité prend l’escalier, elle met plus de temps, mais elle finit toujours par arriver. Qu’ils reviennent sur terrain, nous les attendons sur le terrain. Nous avons la qualité du produit et la qualité de la publicité ». « Tout le monde le sait ! », renchérit Evala. Après, Ngadiadia soulève un verre rempli de la bière vantée en disant : « la manière dont nous leur marquerons un but » ; Evala et Shogun répondent : « Ils ne le sauront jamais ! » Ensuite Ngadiadia scande : « Qualité sacrée ! ».

Les intentions des annonceurs étaient de fixer l’opinion congolaise sur la qualité indéniable de la bière Skol et d’interpeller la concurrence (la Primus) sur « les mensonges qu’elle propage contre sa bière ». Il était aussi question de rassurer le public et faire remarquer à la concurrence que la Skol était efficace en créativité publicitaire, car sur le plan créatif elle devançait la Primus[13].

2.3.3. Le spot publicitaire Mela Primus olia (Buvez la Primus pour manger)

Ce spot commence par un plan rapproché qui montre de la lave vomie par un volcan (Figure 1. Toutes les figures sont en annexe.). Après vient un plan d’ensemble qui montre une foule de gens debout, dont certains ont les mains soulevées appelant à l’aide (voir la figure 3). Le très gros plan suivant présente progressivement une bouteille de la bière Primus, au moment où l’animateur en voix off extradiégétique scande : « La bière Primus est la salvatrice de la famille ». Après, dans un autre plan rapproché, on voit les mains d’une femme en train de décapsuler successivement cinq bouteilles de la bière Primus et d’enlever le plastique à l’intérieur du bouchon métallique pour découvrir le prix (Figure 8). Un autre plan rapproché montre les eaux de la pluie tombant sur une bouteille de bière (Figure 9). Ce plan est également appuyé par la phrase : « la bière Primus est la salvatrice de la famille » émise par le même animateur en voix off. Les plans suivants montrent les différents prix que l’achat et la consommation de la bière vantée permettent de gagner (Figures 2 à 7 et 11).

Du côté audio, le spot est accompagné par une mélodie en off, qui emprunte en partie la mélodie de la chanson de la série télévisée brésilienne Dona Beija ; en même temps, l’animateur en voix off extradiégétique s’adresse aux ménages congolais, en scandant :

Eeeeeh, eeeeh maman, Primus est la salvatrice de la famille [pour quatre fois, dont trois reprises dans les trois autres langues nationales congolaises]. Primus nous apporte encore un poulet sur notre table, de l’huile pour la cuisine, avec laquelle nous aurons une bonne soupe. Eh ! Il y a aussi du riz. Les enfants vont bien manger et vont se rassasier. J’ai pris la Primus et j’ai gagné une rame des poissons chinchards, la boite de conserve Exeter rrrh ! J’en mangerai avec une bonne chikwangue. Il y a aussi du sucre à gagner. La vie des enfants est maintenant assurée. Ah mes frères et sœurs ! Le panier de ménage de ma femme est bien rempli des prix proposés par la Primus. Avec seulement une bouteille de la bière Primus, j’ai gagné un fonds de commerce pour nourrir ma famille. Avec Primus, je commence mon commerce ou mon business. Ma famille est sauvée, elle est sortie de la pauvreté oh ! Prends la Primus, elle te fera manger. Merci Primus. Que la Primus te/vous[14] aide ! [Ou sauve !] [Début du son d’une cloche d’une église catholique : Dong ! dong ! dong ! À partir d’ici jusqu’à la fin de la déclaration restante] le changement eh ! Le changement eh ! L’heure est venue mes frères et sœurs ! Le changement eh ! Le changement eh ! Eh il est temps ! Il est temps ! Attention ! Attention ! Attention ! Ne te/vous égare/ez pas — ne sois/soyez pas distrait (s). Le secret ! Le secret ! Le secret ! Le secret, maman, conforme/z-toi/vous en ! Conforme/z-toi/vous-en ! Le secret ! Le secret ! Primus, le véritable secret !

Le spot finit par un plan d’ensemble qui montre une femme assise sur un tabouret à côté d’une bouteille de Primus et une grande marmite remplie de pondu (feuilles de manioc) déjà pilé (cette femme est visiblement en train de piler). Le pilon apparaît en position verticale, avec sa base à l’intérieur du mortier qui se trouve entre les jambes de la femme. Sa figure orientée vers le ciel, ses yeux fermés et ses expressions faciales semblent exprimer un plaisir intense (Figure 10). Ensuite, nous voyons un plan général qui montre un couple attablé avec des visiteurs, en train de partager un repas arrosé par la bière vantée.

Par cette campagne, les intentions des annonceurs étaient de corriger l’idée répandue par la concurrence dans le marché kinois de la bière, selon laquelle la Primus est une bière « égoïste ». En effet, dans un contexte où les Congolais mouraient de faim, les spots publicitaires phares de la campagne de communication de 1993 montraient des gens d’un statut social élevé en train de cuisiner et de manger des repas visiblement somptueux, arrosés par la bière Primus. « La Primus est égoïste, à midi, le soir et la nuit, il fait manger ses gens du moment où la population congolaise meurt de faim[15] », disaient les Kinois. Plus grave encore, la Skol s’était approprié de ce débat et accusait la Primus « d’égoïsme » dans les caricatures apparues dans les journaux, dans les bandes dessinées et les sketches à la télévision[16]. « Il était aussi question d’adapter la communication publicitaire de la bière Primus aux mutations politiques, économiques, sociales et surtout religieuses qui caractérisaient le marché de la bière à Kinshasa à cette époque, de réagir aux provocations de la concurrence et bien sûr de défendre la part du marché de la bière Primus[17]. » Le spot publicitaire semblait véhiculer l’idée selon laquelle la bière Primus est la source de la survie et de la bonne gestion de l’économie familiale. À l’époque de cette promotion des ventes, lorsqu’on achetait la bière Primus, son bouchon réservait à l’acheteur des prix à gagner. C’était la reprise du jeu de hasard « le bouchon de la chance » que Kinshasa avait connu à la fin des années 1980 (voir Devisch, 1998).

2.4. Présentation et interprétation des résultats

Nous présentons brièvement, en guise d’introduction à l’analyse, quelques remarques sur l’aspect multimodal des spots ainsi que leurs dimensions narrative et énonciative.

Les deux premiers spots publicitaires ont une construction narrative et ils rassemblent différents systèmes sémiotiques (l’image et le discours oral). Sur le plan narratif, la première publicité, Ngadiadia Saint Paul, est la transformation d’une situation initiale, celle du manque d’ambiance chez un groupe de gens jeunes dans un bar et qui ignoraient la vérité (la bonne bière, la Skol), en une situation finale d’ambiance, suite à la dynamique des deux « disciples » du comédien Ngadiadia (Saint Paul), qui consomment la bière Skol et font venir ce « Saint » dans le bar pour « enseigner et apporter la vérité » sur la bière à ces jeunes. Le second spot, le mensonge prend l’ascenseur, est un récit sur l’action de Ngadiadia Saint Paul et ses deux disciples pour établir la « vérité » face aux mensonges et calomnies de la concurrence. Ngadiadia Saint Paul et ses collaborateurs se servent de la publicité comme moyen de défense contre les méfaits de la bière concurrente afin d’éclairer le public kinois sur le marché de la bière des années 1990. Ce marché était caractérisé par des polémiques, provocations et querelles entre les deux bières concurrentes. Du point de vue de l’énonciation, la construction discursive de ces deux spots se remarque par l’usage des embrayeurs comme les pronoms personnels « je » et « vous ».

Le troisième spot publicitaire manifeste également une construction discursive basée sur l’articulation entre différents systèmes sémiotiques (l’image, le discours oral, la musique). Cette construction est d’ailleurs marquée par les images accompagnées des commentaires faits par une voix off masculine et émaillés d’indicateurs de personne ou embrayeurs, comme les pronoms personnels (« je », « tu » et « vous ») ainsi que les adjectifs possessifs observés dans le texte (« mon », « ma », « te », « mes » et « notre »), qui sont des manifestations d’établissement d’une relation interpersonnelle de complicité et d’échange entre l’énonciateur et le public. Les images et commentaires du spot mettent en relief non seulement le caractère généreux de la bière Primus au profit des familles kinoises (les prix à gagner qui se cachent au creux du bouchon de la bière), mais aussi la quête de la bière vantée, à savoir : l’achat d’une bouteille de la bière Primus peut changer la situation sociale d’un ménage. La dimension narrative de cette publicité est d’ailleurs liée à cette transformation produite par l’achat de la bière (qui permet, grâce aux prix, de « sauver » la famille).

La suite de la présentation des résultats de notre analyse se focalise spécialement sur certains thèmes, figures et dispositifs rhétoriques porteurs de significations liées au religieux. Nous en expliquons les relations avec la sphère socio-culturelle de la première moitié des années 1990. Nous expliquons également comment les éléments religieux convoqués dans ce spot publicitaire se joignent à la quête quotidienne du bonheur par les Kinois ou du salut au sens religieux. Il s’agira donc de se focaliser sur les aspects sémantique, rhétorique et intertextuel.

2.4.1. Analyse sémantique, rhétorique et intertextuelle des deux spots publicitaires de la bière Skol

Pour les deux premières publicités en faveur de la bière Skol, l’analyse sociosémiotique s’intéresse particulièrement aux discours oraux. Ces pubs abordent la thématique des solutions aux problèmes de la vie, et opposent la vérité, une valeur défendue par la religion chrétienne et incarnée par la bière Skol, au mensonge, une antivaleur combattue par la même religion (Cossette, 1996), ici incarnée par les « calomnies » de la bière concurrente. Nous parlons également du personnage biblique de Saint Paul, interprété par le comédien Ngadiadia, des thèmes du rassemblement et de la gloire, du glissement de sens de la figure de la confusion ou du désordre dans le bar, de la thématique de l’enseignement (le verbe « enseigner »), et du mot « sacré » dans le slogan « (Skol), qualité sacrée ».

2.4.1.1. Le personnage biblique de Saint Paul et la thématique de la vérité face au mensonge

Nous sommes dans un contexte où la bière Skol était soutenue par Ngadiadia, qui joue le rôle de Saint Paul, l’Apôtre de Jésus, dans les pubs en faveur de cette bière. À Kinshasa, plusieurs publicités ont vu la présence de la figure de ce Saint[18]. Malheureusement, certaines ne sont plus présentes dans les archives de la Bracongo et des chaînes télévisées congolaises. Par exemple, Dikanga Kazadi (1996) dans un article abordant les abus dans les publicités de la bière diffusées à la télévision dans les années 1990, cite un spot publicitaire de la bière Skol qui aurait élevé la bière vantée au rôle d’objet de consommation très affectionné par Saint Paul. Selon l’auteur, « la bière Skol bénéficiait de l’appui spirituel de ce Saint » (ibid., p. 91). Elle était accompagnée par le slogan « Skol, qualité sacrée » (ibid., p. 99). Ce spot, aujourd’hui disparu, présentait à en croire l’auteur le scénario suivant : « Saint-Paul est en train d’écrire une nouvelle épitre adressée aux disciples de Bacchus congolais. Au centre de ce message voulu divin, une recommandation : “buvez la Skol, voilà la parole sacrée”. Le Saint Paul made in Brasserie va plus loin. Il recrute tous ceux qui boivent des bières inutiles » (ibid., p. 98), allusion et provocation faites à la bière de la concurrence.

En revenant au spot publicitaire Ngadiadia Saint Paul, notons que ce « Saint », sur invitation de ses deux disciples qui consommaient la bière vantée dans un bar où « règne du désordre (de la confusion) », y apparaît devant ses disciples pour « enseigner » à un autre groupe de jeunes qui étaient dans le même bar sans pourtant consommer la boisson, car « ils n’ont pas de vérité ». Pourquoi cette dernière expression ? En effet, la première moitié des années 1990 était caractérisée par un fort clivage entre la bière Primus et la Skol. Chacune des bières alimentait beaucoup de propos parfois mensongers contre la concurrence. La communication de la Skol répandait l’idée selon laquelle les consommateurs de la Primus et ceux qui ne consommaient pas la bière « n’avaient pas la vérité »[19]. Du point de vue intertextuel, on peut voir le parallèle avec la condition des non-juifs, des gens des nations païennes à convertir… à la consommation de la Skol. Le choix du personnage de Paul pour les « enseigner », pour reprendre le mot utilisé dans le texte publicitaire, était pertinent dans le cadre d’un jeu de détournement du récit biblique sur ce Saint. Selon la Bible, Paul était un enseignant compétent de la parole de Dieu (Actes 19 : 8 ; Actes 20 : 20 et 21).

Le « désordre ou la confusion » qui régnait dans le bar évoqué dans le texte de la publicité peut représenter la situation du marché de la bière telle que décrite ci-haut. Ce concept nous rappelle également la confusion sur la question de la circoncision dans les Églises du premier siècle (en Judée, à Antioche, en Syrie et en Cilicie, etc.). Paul et Barnabé étaient envoyés à Antioche pour apporter « la vérité » sur cette question afin de remettre de l’ordre dans l’Église. Cette vérité émanait des tous les Apôtres, dans une réunion qu’ils avaient tenue à Jérusalem (Actes 15 : 6-29). Ngadiadia Saint Paul apparaît donc comme le personnage approprié pour apporter la vérité sur la bière à Kinshasa, le lieu où non seulement le marché de la bière était en difficulté suite aux prédications des pasteurs des églises du réveil, mais aussi où les deux bières rivales ne cessaient de se quereller à travers la publicité. Voilà pourquoi ce « Saint », porteur de la bière Skol, pris en plan rapproché et en frontal, s’adressant en même temps aux publics diégétique et extradiégétique (les futurs disciples dans la consommation de la bière), invite le groupe des jeunes gens branchés à la « cure » de la Skol. Dans un contexte de crise sociale à Kinshasa, pendant lequel les leaders des églises pentecôtistes enseignaient souvent comment atteindre la réussite sociale, la bière Skol était aussi présentée comme une bière de la réussite. C’est la raison d’être du slogan « Tonton Skol, tembe nye » qui signifiait aussi dans ce contexte précis « avec Tonton Skol, c’est la réussite totale ».

Dans le spot publicitaire, le mensonge prend l’ascenseur. On voit « Paul » à côté de ses deux disciples et face au public congolais, louer la qualité de la bière Skol et celle de ses publicités, et se défendre face aux « mensonges » propagés contre la Skol par le moyen d’un article paru dans un journal. Dans un style énonciatif embrayé, Saint Paul s’adresse au public en usant d’un argument d’autorité : « (…) en tant que Saint Paul, je vous avais dit que le mensonge venait vite, ouf ! Il prend l’ascenseur. (…) En revanche, la vérité prend l’escalier, elle met plus de temps, mais elle finit toujours par arriver. (….) Nous avons la qualité du produit et la qualité de la publicité. » (Nous insistions.) Comme rien de mensonger ne peut sortir de la bouche de Saint Paul, l’Apôtre qui a parfaitement imité le Christ (1 Corinthiens 4 : 16 ; Philippiens 3 : 17), il apparaît comme le personnage biblique approprié pour parler de la « vérité » sur le marché de la bière congolaise, et pour défendre la Skol des « calomnies » de la concurrence — même si c’est, évidemment, dans un ton décalé. Cette bière devrait donc bénéficier de la confiance des Kinois, en majorité chrétiens, et censés connaître la valeur de la vérité face au mensonge. C’est la vérité qu’un « Saint » apporte sur la bière Skol : le religieux, capté via un dispositif ludique et spectaculaire, devient support sémiotique efficace pour l’action polémique de la marque.

La tension polémique entre la bière Primus et la Skol était en réalité le moyen utilisé par ces deux bières pour créer et rendre vivant le marché de la bière en RD Congo. La guerre de ces deux bières s’inspirait de — voire parfois plagiait — la « guerre des colas » entre Coca-Cola et Pepsi aux États-Unis d, des années 1970 aux années 1990. On voit d’ailleurs dans notre texte publicitaire Ngadiadia Saint Paul présenter métaphoriquement ce clivage par l’illustration des querelles entre deux équipes de football. L’objectif était sans doute de rapprocher de la quotidienneté des Kinois de l’époque, marquée par le grand clivage entre les supporteurs de l’AS Vita Club et Daring Club Motema Pembe/Imana. C’est ce qui justifie l’assertion suivante dans cette publicité : « Le débat sur la bière est comme un match de football. Le public vient dans le stade pour suivre le match et voir qui va gagner. Au début du match, chaque équipe se déclare victorieuse. Mais à la fin il n’y a qu’une seule équipe victorieuse ». Bel exemple de rencontre entre sport et sacré, le tout au service de la promotion du produit.

2.4.1.2. Le thème du rassemblement et de la gloire dans le spot publicitaire Ngadiadia Saint Paul

Les créateurs publicitaires se sont également amusés à faire allusion au thème du rassemblement, en détournant son sens biblique au profit de la consommation de la bière Skol et de sa glorification. Saint Paul exhorta les chrétiens du premier siècle à ne pas abandonner les assemblées (Hébreux 10 : 24, 25). Dans notre annonce, la bière Skol est présentée comme la bière du rassemblement. Nous voyons de la cinquante-et-unième à la soixantième secondes les nouveaux disciples recrutés par Ngadiadia Saint Paul soulever des verres contenant la bière vantée, leurs regards dirigés vers les verres comme un geste d’adoration rendue à la bière vantée, et scander « Pour notre rassemblement et la gloire sans fin ».

En effet, de même que les chrétiens du premier siècle étaient exhortés à faire tout pour la gloire de Dieu (1 Corinthiens 10 : 31 ; 2 Corinthiens 3 : 18), les nouveaux disciples de Ngadiadia Saint Paul, le porteur de la bière Skol, doivent se rassembler pour la gloire ou l’honneur de la bière Skol. En plus, ils doivent minutieusement connaître les manœuvres (mensonges, provocations) de la bière de la concurrence, bière n’ayant pas le soutien d’un Saint de Dieu. C’est ce qui justifie la phrase scandée par Ngadiadia Saint Paul, montré en plan poitrine et frontal, dans une modalité énonciative embrayée (« nous-ils »), s’adressant à ses disciples diégétiques et aux spectateurs kinois : « Nous n’avons pas envie d’eux ! » (allusion faite à la bière Primus.) Phrase à laquelle les jeunes gens répliquent : « Nous les connaissons (maîtrisons) très bien »[20].

2.4.1.3. Du slogan « Skol, qualité sacrée » dans le spot publicitaire, Le mensonge prend l’ascenseur

Dans la publicité, Saint Paul dit : « Nous avons la qualité du produit et la qualité de la publicité. […] Qualité sacrée ! » En effet, le slogan « Skol, qualité sacrée » semble au départ seulement dénoter la qualité supérieure de la bière vantée. Toutefois, comme la bière Skol bénéficiait de l’aura spirituelle de Saint Paul, il nous revient que cette bière était exaltée en exploitant un langage d’origine biblique. Ses qualités étaient véridiques malgré « les bavardages et les critiques mensongères » de la concurrence.

Il est intéressant d’observer comment les références religieuses, et notamment la figure de Saint Paul, sont mobilisées pour mettre l’accent et reformuler l’opposition commerciale, en puisant dans une dimension de sens bien connue des publics kinois, en connexion avec des phénomènes sociaux populaires comme le football, sans oublier les lieux communs de la sagesse populaire (le dicton selon lequel le mensonge prend l’ascenseur quand la vérité prend l’escalier). Il faut aussi remarquer que l’évocation du Saint est faite de façon théâtrale, dans un contexte presque parodique, mais permet néanmoins d’activer ces références religieuses. L’éthos du Saint (sa manière d’être et sa valeur), médié par celui de l’acteur populaire Ngadiadia, contribue à la construction de valeur de la bière.

2.4.2. Analyse sémantique, rhétorique, énonciative et intertextuelle du spot Buvez la Primus pour manger : 3 figures visuelles

Pour cette publicité, nous focalisons l’analyse sur une série d’éléments de type thématique (plus abstraits) ou figuratif (concret, sensible). Du côté visuel, nous focalisons nos analyses sur trois figures : la lave vomie par un volcan (Figure 1), la foule de personnes débout, apparemment agitées, qui dirigent leurs regards dans la même direction (Figure 3) et les eaux de la pluie en train de tomber sur une bouteille de bière (Figure 9). Ce plan est aussi appuyé par la phrase : « La bière Primus est la salvatrice de la famille ». Ces figures ont été identifiées sur base de leur pertinence du point de vue intertextuel.

2.4.2.1. La lave vomie par le volcan

Une hypothèse interprétative assez facile de cette figure, compte tenu des éléments infratextuels (notamment la figure de la femme en train de piler), est que le vomissement de la lave peut signifier l’éjaculation masculine, voire éventuellement l’orgasme féminin[21]. Toutefois, il ne s’agit pas là de l’unique hypothèse interprétative. Même si la dimension sexuelle et érotique s’introduit tacitement dans la publicité de la bière en cette période, nous pouvons aussi évoquer l’hypothèse que cette figure symbolise l’enfer de feu qui détruit le mal (Apocalypse 21 : 8, Matthieu 13 : 50, Matthieu 18 : 9).

D’un point de vue intertextuel, il y a aussi une référence à un fait d’actualité. En cette même année 1994, le Nyiragongo, un volcan qui se situe à l’est de la RD Congo, avait repris ses activités[22]. Cette menace était devenue un sujet d’actualité dans un contexte où la Skol s’était imposée en adversaire de la Primus. La Primus avait réagi avec le spot Mela Primus olia, en affichant sa volonté de « vaincre le mal » (la calomnie et les provocations) et de détruire la concurrence en envoyant sa marque Skol en enfer. De ce point de vue, le plan montrant de la lave vomie par le volcan semble donc, selon nous, préfigurer métaphoriquement la destruction totale des calomnies de la Skol, sinon de la Skol elle-même. Cela montrerait donc une volonté de soustraire Primus à l’accusation d’insensibilité. Les trois lectures (sexuelle, religieuse et « polémique » en lien avec le volcan, cette dernière étant partiellement connectée à la deuxième) apparaissent donc comme plausibles, en ouvrant un champ sémantique pluriel, offert à l’interprétation du public.

2.4.2.2. La foule des personnes qui invoquent une aide

Pourquoi ce plan du spot publicitaire, de la quatrième à la sixième seconde, montre-t-il une foule agitée, dont certains membres demandent visiblement de l’aide ? En référence au contexte socio-économique de l’époque, la foule semble représenter les parents congolais ravagés en quête de solutions pour nourrir leurs familles. C’est pour cette raison que le très gros plan qui vient juste après présente progressivement, via un mouvement de caméra vertical de bas en haut, une bouteille de la bière Primus, au moment où l’animateur scande : « La bière Primus est la salvatrice de la famille ». Outre le contexte, c’est le cotexte aussi qui motive cette interprétation. Le « salut » ainsi évoqué est certainement très « physique », mais dans le contexte de l’annonce cette présentation de la bouteille salvatrice n’est pas sans renvoyer à une dimension religieuse, où un sauveur vient résoudre une situation désespérée.

2.4.2.3. La figure de la pluie

Pourquoi la pluie tombe-t-elle sur la bouteille de la bière Primus montrée dans un plan rapproché ? Et pourquoi ce plan est-il appuyé par la phrase « la bière Primus est la salvatrice de la famille » ? La pluie ou l’orage indiquent souvent « l’imminence de changements, [ce qui] peut être difficile » (Bethards, 1997, p.244). La bouteille de bière Primus sur laquelle tombent les eaux de la pluie semble signifier la bénédiction du Ciel, dans le contexte culturel congolais. La perte de vies humaines et les dégâts matériels sont souvent associés à la pluie à Kinshasa. Toutefois, dans la culture congolaise, elle est aussi associée à la bénédiction divine et à la fertilité. Les agriculteurs congolais prient Dieu pour qu’il pleuve. Ils « dépendent de l’agriculture pluviale à cause du manque de capacités techniques et des ressources[23] ».

Les prédications des leaders de certaines formations religieuses évoquent souvent le rapprochement entre pluie et bénédiction divine, dans un contexte social marqué par la crise depuis le début des années 1990 et où la promesse de la bénédiction semble séduire de nombreuses personnes[24]. Ces prédications exploitent la promesse aux israélites, consignés en Deutéronome 11 : 14-17, où Dieu avait promis à son peuple de leur donner la pluie à condition qu’il n’adore pas les faux dieux. Dans la Bible, la pluie est aussi exploitée pour signifier l’amour de Dieu même envers les injustes. Ainsi, les prêcheurs des églises du réveil exploitaient déjà dans les années 1990 l’idée selon laquelle Dieu « fait lever le soleil sur les méchants et sur les bons, et qu’il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes » (Évangile selon Matthieu, 5 : 45. Voir aussi Exodes 16 : 4 ; Isaïe 55 : 10 ; Zacharie 10 : 1). La Primus étant passée pour la bière bénie de Dieu dans le discours promotionnel de la marque, ceux qui allaient l’acheter et consommer allaient obtenir des bénédictions, c’est-à-dire gagner des prix. Voici donc comment le contexte culturel et religieux motive une lecture spécifique de l’image de la pluie, en valorisant la bière comme objet de bénédiction.

2.4.3. Analyse sémantique, rhétorique, énonciative et intertextuelle : aspects sonores, verbaux et thématiques

Du côté audio, la mélodie qui accompagne le spot, et qui reprend la chanson de la série brésilienne « Dona Beija », n’a apparemment pour but que d’accrocher le public, dans un contexte où cette « telenovela » brésilienne bousculait la ville de Kinshasa[25]. En revanche, nos analyses sémiotiques se sont portées sur des aspects liés à la sphère religieuse, et précisément les suivants : la rhétorique testimoniale ; la thématique du salut, de l’Action de grâce et de la supplication ; le son de la cloche ; la thématique de l’égarement et celle exprimée dans la phrase « l’heure est venue mes frères et sœurs ! »

2.4.3.1. La rhétorique testimoniale

Le discours en voix off de l’animateur du spot semble assumer la fonction testimoniale (Dumont, 1993 ; Petters, 2017 et 2018). L’animateur témoigne des bienfaits de la bière Primus, en priorisant les pronoms « je » et « tu », et les adjectifs possessifs « ma » ou « mon ». Ces embrayeurs sont des indicateurs de la rhétorique testimoniale. Ces pronoms et adjectifs établissent une relation directe (« je-tu » ou « je-vous »), le « tu » ou « vous » étant le public cible que le « je » a l’intention d’influencer, selon un style énonciatif embrayé (Dumont, 1993 ; Meunier et Peraya, 2010 ; Petters, 2017 et 2018).

À Kinshasa, les témoignages sur les bénédictions que certains chrétiens auraient tirées de Dieu sont fréquents dans les églises du réveil depuis le début des années 1990 (Kamate, 2007 ; Demart, 2008 et 2017). Il apparaît que la rhétorique testimoniale exploitée par les annonceurs dans ce spot n’est pas différente de la manière dont certains chrétiens de ces églises témoignent face à un public spectateur, sur les grandes choses que Dieu a faites dans leur vie. Il s’agit donc d’une véritable attitude mimétique du discours publicitaire, qui reprend à son compte des formes énonciatives et rhétoriques religieuses.

2.4.3.2. La thématique de l’aide ou du salut, l’Action de grâce et la supplication

Nous sommes attirés par les affirmations suivantes : « Primus est la salvatrice de la famille » et « Merci Primus. Que la Primus te/vous sauve ». La Bralima semble donc assigner à la bière la mission d’assurer la survie des enfants : avec une seule bouteille de la Primus, on pouvait gagner le capital nécessaire pour entreprendre un commerce et assurer la survie familiale. Cela était pertinent dans un pays où « les membres des familles, aux dires de certains, mangeaient un jour sur deux » (Dikanga Kazadi, 1996, p. 95), où « l’inflation avait atteint un pic de 9 769 %, les salaires ne signifiaient plus rien » (Van Reybrouck, 2012, p. 293), et surtout où « les enfants mouraient de faim et les menuisiers ne fabriquaient plus des meubles, mais des cercueils, souvent pour des enfants » (ibid.). Le discours audio de la publicité remercie la bière Primus personnifiée et considérée comme un « Mosungi », le mot lingala rendu en français par bienfaiteur, sauveur. Mais le contexte de cette communication publicitaire peut convoquer une autre lecture. Partant de ces mêmes phrases « Primus est la salvatrice de la famille » et « Merci Primus. Que la Primus te/vous aide (sauve) », on peut se demander en effet si cette marque de bière n’assume pas (magie du langage) le rôle de Jésus-Christ, le sauveur.

Dans cette optique, la solution du peuple congolais face à la crise n’était plus celle qui aurait dû provenir de la Conférence nationale souveraine (CNS) ni des églises du réveil, qui sans cesse promettaient aux adeptes la suppression quasi totale des souffrances en échange de contributions et dîmes (Ayad 2001 et Reybrouck 2012 ; Malu-Malu, 2014 ; Saint Moulin, 2019 ; Conesa, 2020)[26]. Au contraire, c’était le simple achat d’une bière bienfaitrice. Par ailleurs, la phrase : « Merci Primus » ne nous rappelle-t-elle pas le discours d’Action de grâce, un autre registre exploité par les annonceurs dont parle Dumont (1993. p.839) ? En effet, ce type de discours d’Action de grâce serait en harmonie avec l’attitude de gratitude évoquée en 1 Thessaloniciens 5 : 18, et recommandée par de nombreux pasteurs kinois aux chrétiens qui ont bénéficié des « bénédictions » de Dieu. Depuis l’arrivée des églises pentecôtistes, le thème de l’Action de grâce est devenu, à l’époque de la diffusion de notre spot, une composante de la culture locale.

Cette rhétorique de la gratitude, une véritable application du genre rhétorique épidictique (pour reprendre la terminologie d’origine aristotélicienne), s’intègre par exemple dans ce passage textuel, qui unit une recommandation à une invocation, en passant par un remerciement : « Prends la Primus, elle te/vous fera manger. Merci Primus. Que la Primus te/vous sauve ! » (Nous soulignons.) Du point de vue intertextuel, la dernière partie de la recommandation « Que la Primus te/vous aide (ou sauve !) » ne nous paraît pas loin non plus de la rhétorique des églises du réveil congolaises, lorsqu’on considère les phrases suivantes : « que Dieu soit avec toi/vous » ou « que Dieu puisse te/vous aider » ou encore « que Dieu te/vous sauve ». Cette même phrase « Que la Primus te/vous aide (ou sauve!) », nous rappelle les discours de supplication dans la publicité dont parle Dumont (1993), qui ont pour avantage de dissimuler le style impératif décrié par les « antipubs » et de mettre le destinataire en attitude de suppliant dont la prière est déjà exaucée (ibid.). La dimension religieuse de la recommandation « Que la Primus te/vous aide (ou sauve !) » est encore appuyée par le son d’une cloche, typique de l’Église catholique. Nous en expliquons la sémantique et la pertinence dans le point suivant.

2.4.3.3. Le son de la cloche

Il faudra reconnaitre que l’Église catholique, bien que subissant la concurrence des églises du réveil dans le début des années 1990, gardait sa centralité. C’est ce qui justifierait, selon nous, le recours au son de cloche, typiquement catholique.

En outre, de même que les retentissements de la cloche invitent les chrétiens catholiques à rejoindre la paroisse pour la Messe, de même aussi, ils ont métaphoriquement servi dans ce spot à signaler aux familles congolaises traversant des difficultés que l’heure du changement était arrivée. C’est le changement salutaire que propose la bière Primus (niveau connotatif lié au contexte). Le recours au son de la cloche semble également indiquer la dimension spirituelle conférée à la bière vantée, et fait allusion à l’absence d’obstacles mis par l’Église catholique à la consommation de la bière. En effet, cette église, en RD Congo comme ailleurs, ne s’est jamais opposée frontalement, à notre connaissance, à la consommation des boissons alcoolisées, contrairement à la majorité des églises du réveil congolaises.

2.4.3.4. Le thème de l’égarement

Estimant que la promotion de vente Mela Primus olia allait résoudre les difficultés que de nombreuses familles kinoises éprouvaient, les annonceurs de la Primus avaient aussi intérêt à protéger les Kinois contre les « calomnies » de la concurrence. D’où l’interpellation « Attention ! Attention ! Attention ! Ne te/vous égare/ez/pas — ne sois/soyez pas distrait(s) ». Comme nous l’avons vu, la Primus était présentée dans le spot comme le secret de la survie de la famille. L’expression « ne vous laissez pas égarer », utilisée par les annonceurs pour interpeller le public du message publicitaire contre les calomnies de la concurrence, semble emprunter directement le discours de Jésus-Christ et de Saint Paul. Le Christ l’utilisait pour mettre en garde ses disciples contre les pièges du Diable et des faux christs, ou l’hypocrisie des pharisiens (Luc 21 : 8). Saint Paul l’a aussi utilisée (2 Thessaloniciens : 3). Le lien intertextuel est donc très direct.

2.4.3.5. Le thème de l’heure, la phrase : « l’heure est venue mes frères et sœurs ! »

L’expression « l’heure est venue mes frères et sœurs ! » (« Tangu ifweni bayaya ! »), qui vient avant l’interpellation « ne vous laissez pas égarer », semble également rejoindre les mots du Christ tel que présent dans les Évangiles. Ce rapprochement semble avoir pour but de donner encore une fois une portée sacrée au discours, afin que les femmes obéissent aux injonctions, puisque l’animateur du spot s’adresse particulièrement aux femmes[27].

En effet, l’Évangile de Jean oppose l’expression « mon heure n’est pas encore venue » à « l’heure est venue ». On peut trouver la première expression en Jean 2 : 1-4, dans la scène des noces de Cana (voir aussi Jean 7 : 8 et 30). En revanche, vers la fin de son ministère public, Jésus utilise l’expression « l’heure est venue pour que le Fils de l’homme soit glorifié » (Jean 12 : 23). Appliquée à la bière Primus, cette expression fait référence au fait que l’heure de l’acquisition du bonheur ou encore du changement social était venue pour les ménages kinois, avec la promotion de vente Mela Primus olia .

Arrivés à ce stade de la réflexion, nous nous apercevons que le texte de la publicité analysée est émaillé d’allusions religieuses chrétiennes et, spécifiquement, de relations avec la rhétorique des églises du réveil, mais aussi de l’Église catholique. Nous pouvons les considérer comme des discours « euphémiques » ou « dédramatisants » (Bonhomme et Horak, 2009) pour corriger l’image dépréciée de la bière auprès de la population chrétienne kinoise. Les résultats de la promotion de vente Mela Primus olia furent extraordinaires : « La Skol elle-même avait cherché sa mort. Car la promotion Mela Primus olia nous a ramené à 82 % de part de marché [28]» explique Riva Kalimazi. La Bralima avait donc apparemment « consolé » les Congolais affamés. En revanche, il y avait un prix à payer pour arriver à gagner les prix et « obtenir le bonheur ». Très souvent, les consommateurs de la Primus tombaient sur le message « essayez encore ». C’était une situation un peu similaire à celle de certains adeptes des églises du réveil, qui doivent (selon certains observateurs) beaucoup « semer » financièrement dans les poches de pasteurs avant d’obtenir des bénédictions divines, ou qui achètent des bénédictions auprès des pasteurs (Ayad, 2001 ; Reybrouck, 2012 ; Malu-Malu, 2014 ; Saint Moulin, 2019 ; Conesa, 2020).

Conclusions et pistes pour la recherche future

Cette analyse a essayé de montrer comment la publicité a mobilisé des références religieuses et, notamment, celles liées aux églises du réveil, à partir d’une lecture croisée des publicités des deux principales compagnies brassicoles basées à Kinshasa, au moment de l’apparition de ce phénomène de présence du sacré dans le texte publicitaire (1993-94). Redevables à l’interdiscursivité, laissant les traces d’un conflit marketing interminable entre les deux plus grands brasseurs congolais, les spots publicitaires analysés paraissent également comme porteurs des faits politiques, économiques, sociaux et religieux de leur contexte de production et de diffusion. Concernant le domaine religieux, qui a été au centre de l’attention dans cet article, les spots apparaissent comme émaillés d’allusions religieuses chrétiennes et de reprises de la rhétorique des églises du réveil du Congo, que nous avons considéré comme des discours « euphémiques » ou « dédramatisants » par rapport aux discours antérieurs de nature dépréciative dont la bière était victime à Kinshasa. C’est intéressant de noter au passage que la rhétorique des églises du réveil, mobilisée dans un contexte festif, est utilisée pour contrer les enseignements de ces mêmes formations religieuses.

Le discours de ces spots publicitaires a aussi pour particularité d’avoir une connotation messianique, en mettant l’accent sur la thématique du salut, les solutions à la crise socio-économique et le bonheur, ce dernier venant non du Christ, mais des brasseurs et de leurs bières, passées pour les sauveuses des Congolais. La transposition du salut sur un plan très matériel et « immanent », qui semble amorcée dans la position de certaines églises du réveil, trouve une sorte d’accomplissement hyperbolique dans ces publicités. Ces dernières en effet relient la quête de la réussite sociale, mais aussi celle de la survie, à la consommation de la bière, un produit difficile à acquérir à cause du faible pourvoir d’achat des consommateurs et religieusement problématique pour certains. Tout cela à travers une construction rhétorique verbovisuelle qui combine différents plans et qui se présente comme profondément intertextuelle.

Nous avons aussi observé comment la figure de Saint Paul est utilisée, en évoquant le registre de la vérité et de son opposition avec le mensonge pour « resémantiser » la polémique commerciale avec des catégories bien connues des Congolais. D’autres phénomènes discursifs observés sont la rhétorique testimoniale analysée par Petters, l’Action de grâce et la supplication, ainsi que la notion de « gloire ». Nous avons aussi montré les références religieuses sonores et visuelles liées à des figures concrètes, plus ou moins polysémiques (le rassemblement, le son de cloche, la pluie, le feu du volcan), qui intègrent le religieux dans la structure multimodale des spots. Tout cela montre l’ampleur du phénomène de la mobilisation du religieux chrétien dans la publicité de la bière en RD Congo. Le ton décalé des publicités constitue l’occasion pour « capter » des contenus religieux porteurs d’autorité et de persuasion dans le contexte congolais.

Les éléments religieux exploités dans ces spots semblent avoir pour mission de changer l’attitude religieuse négative face à la bière. Mais s’agit-il d’une exception dans l’histoire de la publicité de la bière en RD Congo ? En sortant des analyses détaillées présentées dans les pages précédentes pour adopter un regard plus large, nous pouvons en effet donner des indices qui montrent qu’il s’agit d’une tendance de long terme. Le travail de recherche que nous conduisons concernant le développement de la publicité de la bière en RD Congo, de 1980 à 2020, montre en effet que la religion est l’un des thèmes récurrents dans les textes publicitaires des bières congolaises. Les exemples suivants témoignent en faveur de ce constat[29].

En 2009, dans le clip publicitaire Skol mandra mandra de Koffi Olomide et son Quartier latin, la Skol est présentée comme la bière réclamée par Saint Pierre, l’Apôtre de Jésus-Christ. Ce Saint va jusqu’à demander à ceux qui sont arrivés devant la porte du Paradis s’ils lui ont amené une Skol bien froide. La même bière envoie la Primus au séjour de la mort dans le spot publicitaire Bracongo bistrobon (2012). Nous observons dans ce cas la reprise de paroles issues de la liturgie chrétienne : « va, va, va en paix papa, tu nous fais beaucoup mal à la tête (tu nous causes beaucoup des malheurs) va en paix papa ». Ce spot emprunte aussi la mélodie d’un chant religieux de l’Église catholique, utilisée en RD Congo lors des enterrements, kende malamu (allez en paix), exemple d’« intermélodicité ». Dans le même spot, on laisse croire que la vente de la bonne bière (la Skol) est un acte béni par Dieu, et il est générateur de profits pour le bar qui la propose. En revanche le bar qui vend la bière de la concurrence ne fera pas de profit.

Dans le clip publicitaire 10 ans de collaboration entre JB Mpiana et la Primus, en 2013, la bière Primus est présentée comme la bière de la délivrance et la révélatrice du futur, en cohérence avec la culture ambiante où les églises prophétiques attirent beaucoup de Kinois. Nous avons aussi traqué dans ce clip le mot « amen » : un signe religieux unificateur, car il rassemble toutes les confessions chrétiennes en RD Congo. Ce mot sert dans ce spot à marquer l’accomplissement certain du rétablissement des mariages brisés, grâce à la consommation de la bière Primus, comparée d’ailleurs au fétiche zakalaha. On voit là comment les textes publicitaires des bières associent le sacré de la religion chrétienne à la culture fétichiste qui caractérise toujours en partie la société congolaise, et ils n’hésitent pas à recombiner les éléments religieux et magiques, pourvu qu’ils soient centraux dans la culture.

La bière est aujourd’hui (années 2020) réconciliée avec les chrétiens kinois des églises pentecôtistes qui les rejetaient avant, probablement (nous en faisons l’hypothèse) en partie à cause de campagnes comme celles analysées dans notre article et d’autres plus récentes comme celles exemplifiées supra. Ce serait en effet intéressant d’explorer les liens entre ces publicités et leur accumulation au fil du temps, depuis les années 1990, et le changement d’attitude des Congolais religieux. En revanche, il y a encore des résistances dans plusieurs églises du réveil. Nous verrons dans nos futures recherches, comment les brasseurs mobilisent encore aujourd’hui la religion dans la publicité des bières, en travaillant sur de nouvelles tendances de cette thématique restée centrale dans les textes publicitaires congolais.

La publicité de la bière congolaise mobilise dans son discours multimodal le religieux ainsi que la sphère sexuelle, familiale, économique et politique. Elle apparaît vraiment, en conclusion, comme une « machine sémiotique » qui intègre et remixe les principaux éléments de la culture du pays, y compris la religion, en offrant un terreau très riche pour les analyses à venir.