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Introduction

Une observation revient dans la recherche sur l’audiovisuel sur le web : les commentaires en marge des vlogs[1] des youtubeurs ou des webséries et les visionnements sont souvent concentrés sur trois ou quatre jours. Là où les plateformes du web ouvrent l’accès au visionnement au-delà de la grille horaire des chaînes télé ou de la séance de cinéma, le visionnement des internautes semble répondre à un cadre temporel de quelques jours qui rassemblent les internautes, une observation qui trouve écho dans une culture du web fondée sur l’idée que l’internaute doit être toujours présent et répondre dans les minutes qui suivent au message ou à l’invitation.

Pour cerner plus avant la spécificité de cette expérience de visionnement, je vais emprunter, ici, une approche interdisciplinaire et temporaliste[2] qui vise à faire ressortir les jeux de temporalité qu’introduisent et révèlent ces commentaires que laissent les internautes, les fans et les amateurs sur Facebook ou YouTube[3]. Cette approche se déclinera en quatre volets qui visent à dresser un portrait du contexte et de la teneur de ces échanges pour amorcer une réflexion sur leur contribution dans l’expérience du récit audiovisuel sériel sur le web[4].

Le premier volet adopte une position sémio-pragmatique (Odin, 2011) qui vise à faire ressortir les contraintes, les usages et les compétences communicationnelles partagées par les usagers du web qui créent l’espace de communication (Odin, 2011, p. 23) de ces récits audiovisuels sériels sur le web, qui rassemblent en quelques heures, des internautes qui regardent et commentent le nouvel épisode d’un youtubeur ou d’une websérie.

Le second volet propose une analyse temporaliste des échanges en marge de ces productions à partir d’indicateurs temporels, tels le jour et l’heure de leur publication, des changements importants dans leur fréquence ou des moments où l’on voit apparaître une série de commentaires sur un même sujet. Les recherches en théorie de la communication et des technologies apporteront un premier éclairage sur les caractéristiques de ces plateformes d’échange et leurs implications sur la dynamique qui les anime. Pour anticiper sur la suite, l’analyse de ces commentaires à travers leur contenu, leurs marqueurs déictiques (écrits avec ou sans le « je » du locuteur, qui définissent pour interlocuteur le créateur ou une communauté d’internautes, etc.) et le moment de leur publication fait ressortir, dans ce qui pourrait sembler une suite aléatoire de commentaires, des mouvements qui parcourent et animent les échanges. Les travaux de William Grossin (1996) sur les mécanismes qui structurent l’expérience humaine du temps nous permettront de comprendre plus avant la complexité des jeux de temporalité dans ces échanges et leurs implications sur l’expérience de l’internaute.

Le troisième volet reprend une position sémio-pragmatique et explore les facteurs qui influencent et modulent les interventions de l’internaute à travers ces mouvements temporels. À cette occasion, des pistes de réflexion sur les attentes et les visées qui animent la navigation et les interventions des internautes dans le milieu temporel des échanges seront proposées.

Le quatrième et dernier volet ouvre sur le rôle de ces commentaires dans l’expérience de l’internaute. Dans une approche fondée sur la sociologie des usages, ces gestes d’appropriation des internautes que traduisent ces commentaires seront explorés. Les implications de ces gestes d’appropriation dans ces expériences de visionnement à travers les recherches d’Olivier Voirol (2011) sur les identités numériques que crée l’internaute par ses interventions seront approfondies.

À terme, l’objectif est de mettre de l’avant le rôle de ces commentaires dans l’expérience de visionnement d’une websérie ou d’un youtubeur et d’explorer, à travers les jeux de temporalité, ce que ces commentaires peuvent nous enseigner sur ce que recherche l’internaute dans un récit audiovisuel sériel sur le web.

Un corpus d’observation

Le corpus de commentaires analysés a ses limites. C’est un corpus difficile à saisir parce qu’il fait l’objet d’un travail éditorial permanent qui sélectionne les commentaires qui seront affichés, laissant dans l’ombre un corpus jugé inapproprié (trop agressif, trop critique ou détourné vers un usage politique, commercial, etc.), mais aussi par sa nature évanescente (des espaces d’échange sur Facebook apparaissant ou disparaissant au gré des ententes avec les plateformes de diffusion ou, simplement, ils ne sont plus relevés par les algorithmes des moteurs de recherche). C’est aussi un corpus sujet à des variations qui tiennent à la multiplicité des communautés d’internautes [5] , à la diversité des youtubeurs et des webséries et qui témoignent d’écarts au gré des posts qui les déclenchent et des changements que connaissent les communautés d’internautes au fil des saisons.

Ce corpus large et bien modeste, en français et en anglais, tient d’une recherche entreprise en 2009 sur les webséries sur la base des commentaires laissés par les internautes. Je l’ai bâti sur le mode d’un premier échantillonnage de commentaires écrits en marge[6] de productions très diverses, telles The Guild (Felicia Day, 2007-2013), LonelyGirl15 (Mesh Flinders, Miles Beckett et Greg Goodfried, 2006-2008), Red vs. Blue (Levy, Willimans, 2003-), Norman fait des vidéos (Norman Thavaud, 2010-), PewDiePie (Felix Arvid Ulf Kjellberg, 2010-) Cyprien (Cyprien Iov, 2007-), Solange te parle (Ina Mihalache, 2011) et Noob (Fabien Fournier, France, 2008-)[7]. J’ai systématisé ces observations dans une analyse des échanges en marge de cinq publications symptomatiques de la diversité des communautés d’internautes, en l’occurrence des jeunes, garçons et filles, intéressés par les sorties de jeux vidéos et la vie « branchée », fans de Cyprien, amateurs de jeux vidéos de tout âge abonnés à PewDiePie, et une communauté majoritairement féminine et plus âgée, qui aime Solange te parle[8]. Ces échanges illustrent aussi des mouvements qui traversent la dynamique de ces échanges au fil des saisons : Cyprien, « Mon année 2015 » (31 décembre – 1er février 2015, 670 commentaires); Cyprien, « Draw my life » (8 mars – 22 mai 2015, 723 commentaires); PewDiePie, « Hope everyone is having a great day » (3-25 décembre 2015, 3 693 commentaires); PewDiePie, « about to drop some new merch >>godchurch meme goes here<< be on the lookout this week... or not » (18-27 juillet 2017, 1 827 commentaires); et Solange te parle, « Tranches de haine » (25 janvier – 28 février 2016, 334 commentaires) (voir Annexe  1).

Les rendez-vous de la mise en ligne

En amont de la diffusion d’un nouvel épisode, créateurs et spectateurs sont impliqués dans un ensemble d’interactions qui contribuent à créer l’effet du rendez-vous de la mise en ligne. Ce sont des messages qu’envoient les créateurs à leurs fans, des suggestions que se partagent des amis, l’abonnement, qui se traduit par une alerte, ou parfois un calendrier de publication auquel un youtubeur ou les créateurs d’une série ont habitué leurs fans; une fébrilité se crée alors autour de la sortie imminente d’un nouvel épisode ou d’une nouvelle saison. L’attente ou le retard d’une sortie annoncée provoque une série d’échanges entre internautes, qui partagent leur plaisir de suivre le youtubeur ou de retrouver les personnages de leur websérie. Sur le web, l’offre audiovisuelle ne suffit pas pour déclencher le visionnement : il y a, en amont, cette activité des créateurs et des spectateurs, et parfois la publicité des plateformes de diffusion, qui sont autant d’invitations à visionner le nouvel épisode de ces productions sérielles au moment de sa mise en ligne.

La diffusion ouvre une fenêtre de temps[9] où se concentre l’essentiel des commentaires et des visionnements[10], une fenêtre de temps sans prescription sinon un usage qui pourtant va déterminer un moment de convergence pour les internautes qui vont alors commenter, partager, réagir à l’épisode qu’ils viennent de voir, une fenêtre de temps qui devient un point de passage (Proulx et Latzko-Toth, 2000) où se rassemble une communauté d’internautes qui suivent la websérie ou le youtubeur.

Cette fenêtre temporelle, l’internaute l’investit par son geste de visionnement et sa présence active sur les réseaux sociaux, que ce soit les plateformes « officielles » en marge de la websérie ou du youtubeur, ou par quelques échanges au sein de son réseau d’amis. Il suffit d’une réaction au post publié à ce moment : l’internaute aura inscrit sa participation comme amateur ou fan de la production dans l’espace public – ou semi-public – du web.

Cette fenêtre de temps varie suivant les genres, les audiences, les plateformes de diffusion ou les saisons de la production. PewDiePie, qui rassemblait à ses débuts l’essentiel de ses visionnements et ses commentaires sur trois jours, a vu cette concentration se transformer et se déplacer sur quelques semaines au fur et à mesure que s’élargissait la communauté d’internautes qui suivait le youtubeur et qu’elle se divisait en amateurs de jeux, fans et détracteurs (voir Annexe 1, tableaux 1.3 et 1.4). Exemple atypique et populaire, les échanges plus personnels en marge de Solange te parle se sont toujours faits dans une fenêtre de temps plus ouverte, jusqu’à deux semaines après la mise en ligne d’un épisode, laquelle est sans doute liée aux conditions de visionnement plus intimes que se donnent les internautes : « je t’écris depuis mon lit », « j’ai le sentiment que tu me parles à l’oreille » (voir Annexe 1, tableau 1.5).

Au terme de cette fenêtre, la fréquence des commentaires chute brutalement, réduisant du même souffle le nombre de lecteurs potentiels. Le « J’aime » ou le commentaire hors du cadre temporel ne trouve plus de lecteurs. Les échanges s’arrêtent (voir Annexe 2, figure 2.1).

Des mouvements

Dans notre culture d’instantanéité (Domenget, Larroche et Peyrelong, 2015) que nourrit le web, une fenêtre de temps s’ouvre dans les secondes qui suivent l’annonce de la mise en ligne d’un nouvel épisode. Or un regard approfondi sur ces commentaires révèle un spectre temporel complexe lié à une diversité de contenus et d’usages qui vont se traduire par des mouvements qui animent les échanges dans ces fenêtres temporelles qu’ouvrent ces récits audiovisuels sériels sur le web. J’utilise le terme usage en écho aux travaux de Michel de Certeau (1980) et de Henry Jenkins (2013) – je reviendrai plus loin sur cette notion.

Anticiper le mouvement

Ce moment avant la mise en mouvement est parfois difficile à saisir. En amont, il y a eu ces commentaires que publie un youtubeur, les créateurs d’une websérie ou parfois des fans qui annoncent la sortie prochaine d’un nouvel épisode, d’une nouvelle saison. Ce sont aussi, parfois, des internautes qui s’étonnent du retard de leur youtubeur à leur offrir un nouvel épisode ou qui espèrent pour bientôt une nouvelle saison. Ils seront parfois des dizaines de fans à publier en l’espace de quelques heures leur désir et leur impatience de voir ce prochain épisode ou l’ouverture d’une nouvelle saison[11] : « Dans à peine 3 heures », « 10 min », « 1 min », jusqu’à participer au décompte des dernières secondes avant la mise en ligne, « 9 », « 8 », « 7 », etc.[12] Ces commentaires, concentrés dans le temps, deviennent un échange entre les « vrais » fans qui partagent un plaisir anticipé de voir un nouvel épisode et, ce faisant, participent à créer le rendez-vous de la mise en ligne.

Premier mouvement. Ouvrir

Dans les secondes qui suivent la mise en ligne d’un épisode de Red vs Blue, PewDiePie, Noob ou The Guild dans leurs premières saisons, avant même d’avoir pu voir l’entièreté de l’épisode, les premiers commentaires reflètent une course entre les internautes qui suivent la websérie : par leur « First », « Won », « Premier », des internautes cherchent à inscrire le tout premier commentaire qui va ouvrir les échanges en marge du nouvel épisode, un premier commentaire qui se résume à un mot qui permet déjà de pointer des enjeux que porte le geste de commenter la websérie ou le youtubeur que l’on suit.

Ces « First », « Won », « Premier » apparaissent avant même d’avoir pu visionner l’épisode de trois ou cinq minutes. La culture du présentéisme et de l’instantanéité dont nous parle Domenget, Larroche et Peyrelong (2015) dicte le cadre la participation. Cette participation est celle d’un internaute actif, qui anticipe la mise en ligne pour être prêt à inscrire son commentaire dans les premières secondes. Pour gagner la course non officielle et pourtant bien présente chez les internautes, il lui a fallu accepter le rendez-vous de la mise en ligne. À cet instant, il se lance dans la course pour être celui ou celle qui inscrira le premier commentaire (voir Annexe 2, figure 2.2).

Cette culture de l’instantanéité et cette course pour ouvrir les échanges en marge du nouvel épisode se déclinent sur une plateforme d’échange asynchrone (Antaki et al., 2005; Bonu et Denouël, 2011) : l’internaute lit des commentaires écrits quelques minutes auparavant, voire quelques heures, et publie un commentaire sans savoir où il apparaîtra dans le flot des échanges. Sur cette plateforme asynchrone, le potentiel conversationnel d’un « First » ne tient pas au seul fait d’ouvrir les échanges, mais vient de ce qu’il s’inscrit dans une séquence de commentaires où se joue cette course pour la première place (Antaki et al., 2005)[13].

Pour gagner la course, des stratégies sont mises en place par les internautes dans ces commentaires réduits à un mot parfois tronqué, adapté dans son orthographe pour être le plus rapide, qui apparaissent souvent sans ponctuation ni destinataire, tel un monologue dans l’espace public (Garcia et Jacobs, 1999). Son potentiel conversationnel demeure implicite, lié à l’endroit où il apparaît, qui déterminera ses lecteurs, avec lesquels s’établira une quasi-interaction (Ross, 2013): sur une plateforme d’échange asynchrone, l’internaute écrit un commentaire à « caractère monologique […] à l’intention d’un groupe de récepteurs aux contours indéfinis » (Ross, 2013, p. 21). Il pose un geste d’affirmation qui trouve son potentiel de quasi-interaction dans le groupe d’internautes avec qui il débattait le statut d’ouvreur parce qu’il est écrit dans cette séquence de commentaires, à ce moment. A fortiori s’il gagne, il est reconnu par cette petite communauté qui surveille le moment de la mise en ligne, qui lutte pour cette première place. Il sort de l’anonymat des fans; il sera peut-être même remarqué par les créateurs de la websérie ou le youtubeur.

Un regard transversal sur plusieurs webséries et vlogs laisse voir le relativisme de cet usage selon les productions et leur histoire. L’analyse des commentaires en marge de Solange te parle laisse voir l’absence de cette pratique chez ses fans, qui revendiquent plutôt une intimité avec Solange et/ou sa créatrice Ina. Les quelques rares commentaires d’ouvreur (« Premier », « Gagné ») apparaissaient comme des étrangetés qui ne trouvaient aucune compétition. L’auteur du message se démarquait alors par sa méconnaissance de la série et de ses usages. Pour trouver sa portée, le commentaire de l’internaute doit avoir sa pertinence et sa cohérence dans la dynamique des échanges en cours à un moment précis dans la succession de commentaires.

Le cadre temporel de l’échange

Pour comprendre plus avant ce qui pousse l’internaute à afficher un commentaire d’ouvreur dans cette séquence d’échanges, l’analyse temporaliste de Jean-Claude Domenget (2013, 2018) reprend trois concepts que William Grossin (1996) avait développés pour rendre compte des temporalités qui organisent et structurent notre quotidien. Domenget (2013) résume :

  • « la notion de cadre temporel distingue un temps enfermant – la géométrie – de temps enfermés – ceux de la substance. […] Le temps enfermant est un temps reconnu, accepté comme référence et convention. Les temps enfermés ne se découvrent qu’à l’exercice » ([Grossin, 1996], 24). Cette notion présente de nombreuses caractéristiques (rigidité, coercition, régularité, etc.). « Les cadres temporels sont divers. Ils peuvent être naturels ou construits, personnels ou collectifs, actifs ou passifs, intangibles ou labiles, structurés ou non, hebdomadaires ou quotidiens » (Lallement, 2008);

  • la notion de milieu temporel se détache de celle de cadre temporel. « Un milieu temporel est un assemblage de plusieurs temps » (Grossin, 1996, 40). Ces assemblages temporels structurent nos activités;

  • troisième notion distinguée, les cultures temporelles façonnent des représentations communes, des manières de faire, de sentir et d’agir qui portent la marque d’un ici (un groupe, une société donnée) et d’un maintenant (une période, une génération). C’est dire par conséquent que les cultures sont éminemment variables. Il s’agit d’un ensemble de modèles, normes, valeurs concernant les temps sociaux [...] (p. 56; je souligne).

Les premières minutes et les premières heures où se concentrent ces commentaires, qui participent à la course pour la première place, révèlent un premier cadre temporel, lancé par la mise en ligne d’un nouvel épisode, qui anime les échanges en marge de ces webséries et de ces youtubeurs. C’est dans ce cadre labile de quelques heures, qui admet « des tolérances, des marges, des extensions » (Grossin, 1996, p. 31), que se joue la compétition pour la première place. Dans ce cadre temporel implicite et pourtant reconnu et suivi, l’internaute qui ajoute un « First » trop tard fera parfois l’objet de railleries de la part des autres internautes. Un tel cadre temporel peut dicter les échanges dans un groupe d’internautes et être ignoré par un autre. Il sera parfois évoqué dans des commentaires d’internautes qui se plaignent du décalage horaire ou des plateformes qui retardent l’accès à une série à leurs non-abonnés. Ces derniers ne peuvent visionner et commenter en même temps que les autres : leurs interventions arrivent toujours hors cadre.

Un regard sur les échanges en marge de production comme Cyprien, Red vs. Blue, PewDiePie ou Noob révèle aussi que les usages se transforment au fil du temps. La compétition qui donnait parfois lieu à une dizaine de messages dans les premières années ne donne plus guère que quelques messages revendiquant la première place dans les échanges plus récents[14]. Il semble que le cadre temporel d’« ouvreur » fédère de moins en moins d’internautes au fur et à mesure qu’évoluent ces communautés[15].

Ces changements dans les usages au fil des saisons pourraient aussi tenir au développement d’une culture du web, qui a vu le territoire d’exploration des premières productions audiovisuelles sur le web se réduire progressivement à des pratiques et à des genres qui ont aujourd’hui leurs règles et leurs audiences. Ces changements reflètent une période d’intermédialité (Altman, 1999) qui se manifesterait par une diminution progressive de cette compétition pour la première place dans les vlogs ou les webséries pour devenir un phénomène marginal dans nombre de productions audiovisuelles sur le web.

Second mouvement. Réagir

Dans les minutes qui suivent la mise en ligne, on voit apparaître des commentaires qui font fi de cette compétition des premières secondes. « LOL », « Hype », « Cool » ou le « Super!!!! », personnalisent le « j’aime » de l’internaute. Ces commentaires en un mot ou en une courte phrase, parfois soulignés de nombreux signes de ponctuation ou d’une émoticône, sont l’occasion pour des internautes de pouvoir afficher leur réaction à l’épisode qu’ils viennent de voir. Quasi impersonnels, sans inscription du locuteur (le « je » de la première personne) ni destinataire, ils disent bien peu de l’épisode qui vient d’être vu et livrent dans leur expression et leur forme une réaction sur le coup du visionnement. L’internaute se présente comme un fan qui a regardé l’épisode et qui partage sa réaction et son plaisir.

L’internaute pose le geste sur une plateforme où l’échange asynchrone implique la nécessité d’adapter son commentaire pour espérer participer à ce dialogue implicite que construit la suite de commentaires. Il adopte une forme succincte, qui ne répond à aucun commentaire particulier et qui emprunte un vocable et des formes connus : son commentaire s’insère dans le flux des réactions échangées à ce moment.

Ce geste d’afficher sa réaction inscrit l’internaute dans une autre communauté de fans qui suit la websérie : là où les « ouvreurs » cherchent à se distinguer, ces internautes, qui partagent leur réaction, utilisent une rhétorique et des formes convenues qui leur permettent d’intégrer la communauté de fans présents à ce moment[16]. Ces internautes se définissent comme des fans par leur présence dans cette période de grande affluence qui suit la mise en ligne : ils retrouvent, dans les minutes et les heures qui suivent, la mise en ligne une communauté de fans avec lesquels ils partagent leur expérience de visionnement et de fan de la série (voir Annexe 2, figure 2.3). Du même souffle, ils s’affichent comme des interlocuteurs qui répondent à l’invitation à aimer ou à commenter que lancent nombres de youtubeurs et de créateurs de webséries à leurs fans à la fin d’un épisode.

Dans ce second mouvement, on voit apparaître les commentaires de nouveaux usages chez les internautes : là où des internautes cherchaient par leur « First » ou « Won » à se démarquer en occupant la première place dans les commentaires, les « LOL », « Wow » et « Cool » apparaissent comme des gestes de participation et d’appartenance à une communauté qui gravite autour d’une websérie ou d’un youtubeur. Ces gestes révèlent peu de choses sur l’identité de cet internaute, sinon sa connaissance des usages et des règles qui encadrent ces échanges sur les réseaux sociaux. À ce moment, l’internaute qui participe aux flux de réactions s’affiche pudiquement dans l’espace public : en « clair-obscur » (Cardon, 2008), il choisit d’inscrire sa présence en donnant peu d’information sur lui-même, sinon qu’il est fan de cette série, qu’il accepte le rendez-vous de la mise en ligne et qu’il partage dans les premières heures sa réaction avec une communauté qui s’est construite en marge de cette production sur le web.

Dans ce mouvement qui concentre les réactions, des internautes voudront se démarquer. Ils lanceront des commentaires très négatifs (« Sucks », « Shit », « Nul », etc.), qui rompent avec le ton des échanges, ou répèteront à outrance des lettres, un mot ou des signes de ponctuation : « LoooooL », « ENFIIIIN !!! », « Superrrrrr ! », « Suck!!!!!!! ». Ils jouent avec les formes brèves de ces réactions pour venir inscrire un commentaire qui leur donnera une visibilité dans ce cadre temporel de grande affluence.

Un regard transversal sur les échanges laisse voir que ces réactions des premières heures deviennent marginales au-delà de deux jours. Le rendez-vous de la mise en ligne qui créait un point de passage pour les fans s’ouvre et devient après quelques heures tributaire d’un moment de visionnement choisi par l’internaute. Écrire un commentaire succinct qui ne dit rien de son auteur, sinon une réaction que l’on partage sur le coup, perd sa raison d’être au milieu des commentaires plus élaborés et plus personnels qui vont être échangés au fil des heures et des jours. Le cadre temporel de ces réactions s’évanouit : vient un moment où ces commentaires de réaction feraient rupture dans la dynamique plus personnelle des échanges.

Troisième mouvement. Commenter

On voit apparaître au bout de quelques heures des commentaires plus élaborés dans leur écriture et leur contenu : « Salut Cyprien t’est trop cool et j’adore ta vidéo », « génial vidéo mon gars », « Hope you have a great day too PewDiePie », « I’m so confused as to why there are so many negative comments? », « J’matendais a beaucoup mieux. Serieux ». L’arrivée de ces commentaires marque un nouveau cadre dans la dynamique des échanges : des internautes publient des commentaires personnels qui affichent le locuteur et leur destinataire, tantôt le ou les créateurs du vlog ou de la websérie, tantôt d’autres internautes, spectateurs ou fans.

Écrits après coup, ces commentaires témoignent d’un moment de recul que prend l’internaute dans son expérience de visionnement pour exprimer dans l’espace public le plaisir ou l’irritation qu’a provoqué le visionnement d’un épisode, pour commenter une scène qu’il a particulièrement aimée, pour souligner l’écriture ou la réalisation des créateurs ou critiquer leur travail ou leur propos. Réduits parfois à des déclarations d’amour ou de haine à l’endroit des créateurs, ces commentaires sont des gestes d’affirmation forts de la part d’internautes qui assument et revendiquent leur personnalité en exprimant des goûts et des émotions très personnels. Dans le clair-obscur de la présence sur le web, les internautes qui affichent ces commentaires s’engagent davantage dans la lumière : on les reconnaît pour leurs avis, et on verra parfois d’autres internautes réagir à leurs propos.

Liées au visionnement de l’épisode et à ce moment de recul où l’internaute commente son expérience ou le travail des créateurs, ces déclarations s’inscrivent dans un autre cadre temporel : après la course pour la première position ou l’avalanche des réactions, une diversité de regards et de points de vue viennent s’exprimer comme dans un tour de parole (voir Annexe 2, figure 2.4). Ces déclarations inscrites dans ce cadre temporel apparaissent souvent en résonnance ou en contrepoint, polarisées par quelques sujets qui attisent l’attention et suscitent les points de vue. On voit ainsi des séquences de commentaires plus personnels être canalisées par un moment dans l’épisode, la performance d’un acteur ou l’amour que portent les fans à un créateur ou à un youtubeur : « C’était beau et drôle, fidèle à tes autres vidéos. Merci pour ce beau moment », « Tu dessines trop bien j’adore », « Merci à toi tes vidéos sont justes génial », « On t’adore tous Cyprien. Merci pour toutes tes vidéos ». Se crée ainsi un dialogue asynchrone implicite, pendant lequel des internautes essaient de se démarquer les uns des autres par leurs commentaires très personnels.

À travers la dynamique de ces échanges, on voit se dessiner une autre couche de temporalité que porte les commentaires : ces commentaires créent des « identités » à l’internaute, selon qu’ils sont au fil des échanges ou des saisons, plus personnels, plus intimes, plus critiques ou plus distants. « [C]es multiples identités articulées dans une trajectoire biographique » apportent une épaisseur temporelle (Domenget, Larroche et Peyrelong, 2015, p. 16) à cette présence que l’internaute projette dans la communauté de fans de la websérie ou du youtubeur. L’expérience de visionnement de ces récits sériels sur le web devient dès lors une occasion pour l’internaute d’affirmer et de définir une individualité complexe qui rompt avec le caractère éphémère du web et lui donne une épaisseur temporelle dans cette communauté qui gravite autour d’une websérie ou d’un youtubeur.

Ces commentaires plus personnels déclenchent parfois une série de réactions au moment de leur affichage, devenu un point de passage pour un groupe d’internautes qui, par un commentaire court, nourrissent, renchérissent ou contredisent le propos initial[17]. Pendant quelques minutes ou quelques heures, ces réactions réintroduisent une autre dynamique dans les échanges : des internautes affichent leur réaction à un commentaire plus personnel. Cette soudaine dynamique révèle la présence en filigrane de ces internautes qui acceptent le rendez-vous de la mise en ligne, mais aussi la flexibilité des usages dans cette fenêtre de temps qu’ouvre une publication ou la mise en ligne d’un épisode. À tout moment, l’instantanéité qui a ouvert les échanges peut redevenir le cadre qui va dicter une forme brève de la réaction.

Quatrième mouvement. Squatter

À travers ces échanges où se croisent réactions et commentaires plus personnels, on voit apparaître des commentaires qui rompent avec le dialogue implicite entre internautes qui partagent, après chaque épisode ou chaque annonce, leurs impressions ou le regard qu’ils portent sur l’épisode, la websérie, le vlog ou ses créateurs : des internautes « squattent » l’espace des commentaires pour détourner et rediriger les internautes présents vers d’autres plateformes. « Un petit vote svp c’est hyper important sa prend que 20 sec de votre temps merci a vous », « Bienvenue sur ma chaîne perso dédiée aux jeux vidéos sur les formats : PC et 3DS! », « hello everybody pleased go and watch band Scotts », « Une chaine de podcast pour vous faire marrer! » : ces squatteurs profitent d’une fenêtre de temps encore ouverte qui leur assure une audience pour publiciser un autre site, une autre production, un événement qui a souvent peu, sinon rien à voir, avec la websérie ou le youtubeur.

Là où les premiers commentaires affichent une rhétorique et des stratégies pour être présents et pertinents dans l’échange qui se construit dans les premières heures, ces commentaires s’affichent en rupture à différents moments de confluence pour apparaître de plus en plus présents lorsque les échanges s’amenuisent. Ces « squattes » sont d’autant visibles qu’il y a moins d’échanges et que le travail éditorial qui encadrait l’affichage des premiers commentaires perd sa raison d’être (voir Annexe 2, figure 2.5).

Le sentiment d’omniprésence de ces commentaires en rupture annonce la fin des échanges en marge de l’épisode. Les cadres temporels qui auront alimenté, tout au long, les échanges dans cette fenêtre de temps, qui auront dicté à chaque mouvement la dynamique et la rhétorique des commentaires, se referment : la plateforme désertée par les fans, les derniers commentaires demeurent sans écho.

Une pragmatique des échanges

Ces mouvements qui traversent les commentaires et font la dynamique des échanges en marge des webséries et des youtubeurs viennent de ce que les internautes reconnaissent et adaptent leur commentaire en fonction du ou des cadres temporels qui gouvernent les échanges à un moment donné. Ces internautes connaissent les limites et les règles d’écriture qu’imposent ces cadres temporels pour afficher un commentaire qui aura sa pertinence et un potentiel conversationnel à un moment précis des échanges.

Ce moment précis ne se réduit pas à une question de temps. Les cadres temporels s’interpénètrent, se nourrissent ou parfois s’excluent, apportant un dynamisme aux échanges. On pourra ainsi voir des moments, dans les échanges, où cohabitent des commentaires de réactions et des commentaires plus personnels. Ailleurs, on pourra être témoin de ces moments où l’on voit des dizaines de réactions rapides en réponse à un commentaire personnel publié plusieurs jours après la mise en ligne d’un épisode. La fenêtre de temps qu’ouvre une publication ou une mise en ligne constitue un milieu temporel (Grossin, 1996) dans lequel plusieurs cadres temporels peuvent coexister au même moment[18]. L’internaute peut inscrire un rapide commentaire de réaction destiné à un groupe particulier actif à ce moment, comme il peut écrire un commentaire plus personnel et plus élaboré, qui s’inscrit dans une autre séquence, celles d’internautes qui partagent des commentaires critiques sur l’épisode ou ses créateurs (voir Annexe 2, figure 2.6).

Ces cadres temporels dans ce milieu temporel sont possibles parce qu’il y a, en amont, cette culture temporelle (Grossin, 1996) du web fondée sur l’instantanéité (Domenget, 2018). L’internaute a accepté le rendez-vous de la mise en ligne pour être présent au moment où une communauté d’internautes est, comme lui, active en marge de la websérie ou du youtubeur. Dans cette fenêtre de temps, l’internaute est à l’affût d’une période dans les échanges où son commentaire aura un potentiel conversationnel dans la dynamique qui anime les interventions des internautes. En fonction de son désir d’ouvrir, de réagir ou de commenter, de son intérêt pour un sujet qui provoque une série de commentaires ou de la présence d’un cercle d’amis, l’internaute recherche, dans ces échanges, un momentum[19] où inscrire son commentaire, celui qui trouvera ses lecteurs et sa portée. L’internaute adapte son commentaire – orthographe tronquée, reprise d’une expression ou d’un sujet qui traverse une séquence d’échanges en cours – à un mouvement et à une dynamique qu’il reconnaît à ce moment ou qu’il anticipe, tel le rendez-vous de la mise en ligne. Dans cette culture temporelle de l’instantanéité, intervenir trop tard, ou trop tôt, hors du cadre temporel qui façonne les échanges à ce moment, exclurait l’internaute et, parfois, le condamnerait à l’opprobre de ses pairs (voir Annexe 2, figure 2.7).

Ce momentum varie en fonction des visées de l’internaute, les uns se battant pour la première place, les autres voulant interpeller le youtubeur ou les créateurs de la série, mais aussi, et peut-être avant tout, en fonction de la websérie ou du vlog. PewDiePie génère un momentum radicalement différent de Solange te parle : les internautes qui suivent le célèbre youtubeur interviennent majoritairement par une réaction ou un commentaire court dans les premières heures, alors que les fans de Solange trouvent majoritairement leur momentum dans la séquence de témoignages très personnels, dans les jours et les semaines qui suivent la mise en ligne.

Ce momentum varie aussi en fonction du post qui déclenche les échanges. Entre deux épisodes, entre deux saisons, un youtubeur ou des créateurs d’une websérie vont ouvrir une fenêtre d’échanges lorsqu’ils envoient leurs salutations à leurs fans, lorsqu’ils publient une nomination ou un prix ou la production d’une nouvelle saison. Ces annonces deviennent, sur cette plateforme, autant d’invitations à réagir lancées aux internautes, qui répondent par des déclarations d’affection, autant des félicitations, qui ont souvent pour destinataire les créateurs de la websérie ou le youtubeur. Ces échanges, indépendants du visionnement d’un épisode, s’inscrivent souvent dans un cadre temporel concentré – un ou deux jours –, pendant lequel les internautes semblent, dans leur propos être en situation d’échange quasi synchrone avec les créateurs de la websérie ou du vlog. Dans ce cadre temporel, dans cette dynamique des échanges en marge de la série, l’internaute sort de son rôle de spectateur et s’affiche en situation de quasi-interaction avec le créateur de la série et les membres de la communauté en marge du vlog ou la websérie. Le commentaire devient un geste de présence et d’affirmation identitaire qui, encore une fois, dépasse le contexte de l’expérience de visionnement.

On le voit dans cette diversité de cadres temporels, la culture de l’instantanéité, dans ces échanges, n’impose pas d’être présent au moment de la mise en ligne. Le véritable enjeu, pour l’internaute, tient dans la possibilité de choisir un moment dans les échanges où son commentaire trouvera son audience et sa pertinence.

Des temps et des usages

Dans ces cadres temporels, ces commentaires apportent un éclairage sur le rôle de ces échanges en marge d’une websérie ou d’un youtubeur : participer à la compétition pour ouvrir les échanges, réagir dans les premières heures, commenter dans les jours qui suivent, voire squatter les échanges, sont des gestes par lesquels l’internaute sort du clair-obscur pour affirmer sa présence et son identité dans une communauté notamment définie par le ou les cadres temporels actifs à un moment des échanges. Par son commentaire, l’internaute ajoute une autre dimension à son expérience de visionnement, celle d’être aussi un espace de socialisation dans lequel il affiche et définit, au gré de ses interventions, une ou des identités au sein d’une communauté d’internautes qui, comme lui, suivent cette websérie ou ce youtubeur. De fait, le commentaire, suivant son cadre temporel et son contenu, exprime l’usage (Certeau, 1980) que l’internaute fait de son expérience d’une websérie ou d’un vlog. Au gré de leur trajectoire biographique, ce pourra être, pour l’un, l’occasion d’affirmer sa notoriété dans une communauté d’internautes qui accordent une valeur à la première place; pour un autre, le désir d’avoir un statut d’ami ou d’intime des créateurs, qui lui donne une véritable aura dans la communauté de fans; et pour un autre, enfin, d’y trouver l’occasion d’affirmer une présence discrète mais active, qui lui confère une place dans la vaste communauté de fans des premières heures.

Cet usage se fonde sur un geste de braconnage (Certeau, 1980; Maigret, 2000) de l’internaute, qui profite notamment de l’absence de distinction entre fiction et non-fiction dans ces vlogs et ces webséries pour s’approprier son expérience de visionnement et l’investir comme une communication médiée avec les youtubeurs, les créateurs et les internautes[20]. Inscrit dans la fenêtre de temps qu’ouvre la mise en ligne, ce geste d’appropriation devient, pour l’internaute, la possibilité de réagir et de répondre au récit audiovisuel du vlog ou de la websérie par un commentaire qui s’adresse à une communauté d’internautes parmi laquelle il y a aussi le youtubeur ou les créateurs de la websérie. Dans l’absence de distinction entre fiction et non-fiction, des « Solange ou Ina ou Ina ou Solange ou les deux si tu veux, JE TAIME, très sincerement », « Thanks Felix i had a wonderful day », « Pewds it’s my birthday. please notice me. », « À toi aussi Cyprien, mon respect », « Je t’adore Cyprien Iov. », « Gang, il est toujours en retard », « Felix is awesome. If you don’t anything nice to say, dan’t say anything at all » traduisent ces moments où l’internaute investit son expérience du vlog ou de la websérie de cette quasi-interaction d’une communication médiée avec le youtubeur, les créateurs de la websérie ou les internautes de cette communauté.

L’expérience de visionnement de ces récits sériels sur le web brouille aussi les frontières temporelles. Elle a commencé avant la mise en ligne en acceptant l’invitation au rendez-vous; elle se prolonge dans une fenêtre de temps ponctuée de ces cadres temporels où le commentaire devient un échange quasi synchrone; elle se poursuit dans l’attente du prochain épisode ou de la prochaine saison; elle se développe d’épisode en épisode, de saison en saison. L’internaute qui se contentait d’inscrire sa réaction dans les premières minutes des premiers épisodes pourra, avec le temps, préférer des commentaires plus personnels. On voit, au fil des saisons, des internautes « prendre leurs distances » avec un youtubeur, là où d’autres acquièrent de nouveaux statuts d’initiés ou d’experts dans la communauté en marge d’une websérie. L’internaute qui suit un vlog ou une websérie et participe à ces échanges construit une expérience de visionnement qui n’a de frontières temporelles et fictives que celles que se donne l’internaute.

Ce geste de participation demeure souvent discret, réduit à un « J’aime » ou à un simple regard que porte l’internaute sur les échanges en marge d’un épisode qu’il vient de visionner. Ce geste ne laisse alors aucune trace sur les plateformes d’échange, mais ressort dans les entrevues d’internautes[21] : ils veulent voir les échanges qui ont lieu en marge d’un épisode qui les a intéressés ou choqués. Ces internautes discrets répondent à cette même fenêtre de temps et naviguent dans ces mêmes cadres temporels pour trouver les commentaires qui viendront nourrir ce moment de recul dans leur expérience de visionnement. Dans cette fenêtre de temps où se concentrent visionnements et commentaires, le regard porté par l’internaute sur les échanges lui permet d’être en phase avec cette communauté qui, comme lui, suit, aime ou n’aime pas le nouvel épisode, la websérie ou le youtubeur. Il pourra s’afficher sur d’autres plateformes, parmi ses amis, comme un internaute qui suit à claire-voie ou de façon soutenue le youtubeur ou la websérie. En fait, lire ces commentaires dans leur cadre temporel, dans cette fenêtre de temps qu’ouvre la mise en ligne, révèle déjà un usage : l’internaute trouve dans cette expérience de visionnement une occasion de socialisation.

L’expérience de l’internaute

Au départ de cette analyse, il y avait le désir de comprendre un peu mieux ce que l’internaute cherche et, peut-être, trouve dans l’expérience de visionnement d’une websérie ou d’un youtubeur. L’approche temporaliste des commentaires que laissent les internautes avant ou après un épisode a permis de mettre de l’avant cette fenêtre de temps qu’ouvre la mise en ligne d’un nouvel épisode ou d’un nouveau post et les jeux de temporalité qui animent les échanges des internautes. Ainsi, on a vu que, dans la culture de l’instantanée omniprésente dans notre rapport au web, ces commentaires peuvent s’inscrire dans différents cadres temporels où ils trouvent leur raison d’être et leur audience. Pourquoi un internaute ajoute-t-il à son expérience de visionnement un moment de recul où il vient publier dans l’espace public du web un commentaire plus ou moins personnel qui le révèle toujours un peu dans cette communauté de fans ou d’amateurs? Pourquoi un autre internaute vient-il lire ces commentaires après avoir vu un épisode? Les recherches de Olivier Voirol (2011) sur les échanges sur les réseaux sociaux proposent des pistes de réflexion intéressantes sur ces usages et ces gestes d’appropriation qui animent les internautes.

Selon Voirol (2011), l’internaute actif sur le web s’engage par ses choix et ses sélections dans un récit dans lequel il s’expose, mais du même souffle se cache derrière une multiplicité d’identités suivant les intérêts et les réseaux d’amis qu’il affiche sur différentes plateformes. Cette avancée plurielle, en clair-obscur, permettrait à l’internaute de s’afficher sous de multiples identités sous lesquelles il participe à différentes communautés sur les réseaux sociaux.

Ces multiples identités que peut adopter un internaute s’expriment dans une diversité d’usages, passant de celui qui inscrit sa présence d’un commentaire de réaction en marge d’un youtubeur ou d’une websérie, à celui qui développe ailleurs un commentaire plus personnel. L’internaute qui suit plusieurs youtubeurs et webséries multiplie des expériences de visionnement qui deviennent autant de plateformes d’expression d’identités qu’il construit et projette sur le web.

Voirol poursuit cette première réflexion sur cette diversité d’identités que peut adopter un internaute sur le web, en puisant dans les travaux de Georges Herbert Mead : « une conception intersubjective de l’individuation par la socialisation [Mead, 2008]. Selon Mead, c’est en adoptant la perspective d’autrui face aux conséquences que le sujet se constitue un sens de lui-même de ses propres actes » (Voirol, 2011, p. 146). Pour Mead (2006), un individu est un cumul de personnalités (les différents Soi) qui sont autant de réponses sociales dans différentes expériences qui viennent former un tout (l’Esprit), lequel est toujours une résultante de ces interactions sociales.

Ces expériences de visionnement permises par ces webséries et ces youtubeurs qui s’arriment à des plateformes d’échanges sur les réseaux sociaux seraient des lieux privilégiés d’interactions sociales où l’internaute peut exprimer cette diversité d’identités à travers des usages et leurs cadres temporels. L’internaute qui s’affiche comme amateur, fan, intime des créateurs, etc., profite de cadres d’échange définis qui lui assurent à la fois une visibilité dans l’espace public du web et une diversité d’identités sous lesquelles il n’apparaît jamais qu’en clair-obscur au gré de son usage dans ces cadres temporels, de là l’importance du facteur temps dans cette expérience de visionnement, qui permet à l’internaute d’inscrire son geste de participation dans un cadre temporel où il trouve sa cohérence et sa portée : c’est à cette condition, être dans le cadre, que son expérience de visionnement peut aussi devenir une occasion d’expression et de définition de ses identités dans l’espace d’interactions sociales du web. Cette occasion d’expression, l’internaute la recrée dans chacune de ces expériences de visionnement, qui s’appuient sur l’instantanéité des quasi-interactions d’une communication médiée.

Le temps de s’ouvrir

Tout le travail de réflexion sur le rapport au temps dans notre utilisation du web permet, depuis quelques années, de pointer une véritable culture de l’instantanéité qui nous anime comme internautes. Les approches temporalistes de nos échanges et de nos usages du web ont déjà permis de mettre à l’avant-plan le rôle du temps dans ces (quasi) interactions que nous croyons, comme internautes, avoir dans le présent du web. Par ailleurs, les analyses des webséries et des youtubeurs ont permis, ces dernières années, de mettre de l’avant la spécificité de ces pratiques audiovisuelles éphémères et sérielles, mais aussi leur impact sur l’écriture et la création audiovisuelle télévisuelle et cinématographique.

Aujourd’hui, l’analyse des jeux de temporalité qu’introduisent les commentaires que laisse et lit le simple amateur ou le fan de ces webséries ou de ces youtubeurs se veut une invitation à prendre en compte le rôle de ces échanges dans ces expériences de visionnement sur le web. Ces commentaires font partie de cette expérience de visionnement et révèlent une diversité d’usages qui distingue et rassemble les internautes dans ces points de passage en marge d’un récit audiovisuel sériel sur le web.

L’analyse de ces webséries et de ces vlogs de youtubeur se veut aussi une invitation à relativiser nos conceptions de ce que peut être une expérience de visionnement et son récit audiovisuel pour découvrir des formes narratives qui lèvent les frontières temporelles et fictionnelles et qui reposent sur des gestes d’appropriation de l’internaute. Nous découvrons ainsi le récit d’une interaction sociale où l’internaute multiplie ses identités à travers lesquelles il se définit dans l’espace du web.

Cette recherche sur l’expérience de visionnement de ces récits audiovisuels sériels sur le web, sur leurs frontières temporelles et fictionnelles et sur le rôle que joue l’internaute est encore à écrire. Une diversité de corpus apportera des nuances, des corrections et des reformulations qui permettront d’affiner ces premières hypothèses. Il nous faudra aussi prendre en compte les échanges « live », les tweets ou les échanges sur Instagram, en marge des Cyprien, Norman fait des vidéos ou PewDiePie, qui, par leur caractère instantané et éphémère, répondent à d’autres dynamiques temporelles et communicationnelles[22]. Hors du rendez-vous qui crée le point de passage de la communauté sur Facebook, ces tweets et ces messages témoignent du rôle actif que joue l’internaute, qui ne s’arrête pas avec le visionnement et une plateforme d’échange. Ces échanges « live » nous ramènent à la nécessité de développer des approches et des recherches qui prennent en compte la spécificité et la complexité d’un dispositif qui mélange médias sociaux et réseaux sociaux.

Annexe

Annexe 1

L’échantillonnage distingue les commentaires inscrits dans la première minute après la publication : ceux inscrits entre 1 et 10 minutes; ceux inscrits entre 10 minutes et la première heure; ceux inscrits entre la première heure et le changement de date; et suivent le jour 2, jour 3, etc., jusqu’à la fin de la première semaine. La dernière colonne représente tous les commentaires inscrits sur la plateforme entre la première semaine et le dernier commentaire inscrit dans les échanges.

Tableau  1

1. Cyprien « Mon année 2015 » (31 décembre – 1er  février 2015, 670 commentaires)

1. Cyprien « Mon année 2015 » (31 décembre – 1er  février 2015, 670 commentaires)

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Tableau  1

2. Cyprien. « Draw my life » (8 mars 2015 – 22 mai 2015, 723 commentaires)

2. Cyprien. « Draw my life » (8 mars 2015 – 22 mai 2015, 723 commentaires)

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Tableau  1

3. PewDiePie, « Hope everyone is having a great day » (3 décembre – 25 décembre 2015, 3 693 commentaires)

3. PewDiePie, « Hope everyone is having a great day » (3 décembre – 25 décembre 2015, 3 693 commentaires)

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Tableau  1

4. PewDiePie, « about to drop some new merch >>godchurch meme goes here<< be on the lookout this week... or not » (18 -27 juillet 2017, 1 827 commentaires)

4. PewDiePie, « about to drop some new merch >>godchurch meme goes here<< be on the lookout this week... or not » (18 -27 juillet 2017, 1 827 commentaires)

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Tableau  1

5. Solange te parle : « Tranches de haine » (25 janvier – 28 février 2016, 334 commentaires)

5. Solange te parle : « Tranches de haine » (25 janvier – 28 février 2016, 334 commentaires)

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Annexe 2

Les graphiques qui suivent synthétisent l’analyse des commentaires en marge des publications en fonction des mouvements qui animent les échanges à différents moments.

Figure  2

1. Les commentaires selon le temps

1. Les commentaires selon le temps

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Cette répartition reflète ces phénomènes de rendez-vous pour les internautes sans traduire, sinon de façon très approximative, la fréquence des commentaires à différents moments. Ainsi, la première minute obtient, avec 2 %, une moyenne de 29,5 commentaires/minute; les 9 minutes suivantes ont une moyenne de 18 commentaires/minute; entre 10 minutes et 1 heure, la fréquence tombe à 5,2 commentaires/minute; au cours de ce premier jour, dans les heures qui suivent, la fréquence moyenne de commentaire est de 2,3 commentaires/minute. Ces variations relatives au corpus demeurent néanmoins symptomatiques de cette confluence d’activités que provoque une nouvelle publication ou une mise en ligne.

Figure  2

2. Les commentaires « ouvreurs »

2. Les commentaires « ouvreurs »

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Dans notre corpus, l’analyse de ces commentaires « ouvreurs » laisse apparaître un phénomène de concentration sur quelques heures : 8 % de ces commentaires sont affichés dans la première minute; 24 % après 10 minutes; 40 % au bout d’une heure. À la fin du premier jour, marqué par le changement de date, 97 % des commentaires « ouvreur » ont été affichés.

Figure  2

3. Les commentaires de réaction

3. Les commentaires de réaction

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L’analyse de ces commentaires de « réaction » laisse apparaître une concentration qui se met en place progressivement dans les premières heures : 4 % de ces commentaires sont affichés dans la première minute; 9 % après 10 minutes; 23 % au bout d’une heure; 74 % de ces commentaires de « réaction » sont affichés dès le premier jour. Le second jour marque une chute importante, avec 18 % de ces commentaires, qui vont par la suite se répartir (entre 1 % et 3 %) au fil des jours.

Figure  2

4. Les commentaires personnels

4. Les commentaires personnels

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L’analyse de ces commentaires plus personnels dans notre corpus laisse apparaître une agrégation moins concentrée et plus tardive : 1 % de ces commentaires sont affichés dans la première minute; 7 %, après 10 minutes; 14 %, au bout d’une heure. Parmi ces commentaires plus personnels, 78 % apparaissent le premier jour et 12 %, le second jour, totalisant 90 % de ces commentaires en deux jours. Les jours suivants accueilleront entre 2 % et 4 % de ces commentaires plus personnels.

Figure  2

5. Les commentaires de « squattes »

5. Les commentaires de « squattes »

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L’analyse de ces « squattes » révèle d’importantes variations dans leur distribution au fil du temps. Profitant de l’engouement initial, 11 % de ces squattes sont affichés après 10 minutes; 18 %, au bout d’une heure; et 34 % de ces squattes apparaissent le premier jour après la première heure de diffusion. Là où tous les autres types de commentaires déclinent après plusieurs jours, la distribution de ces squattes remonte jusqu’à concentrer 20 % dans les derniers échanges.

Figure  2

6. Des cadres temporels dans les échanges

6. Des cadres temporels dans les échanges

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La répartition laisse voir la place qu’occupe chaque type de commentaires à différents moments des échanges. On voit ainsi la présence soutenue des commentaires « ouvreurs » rapidement disparaître en quelques heures. Les commentaires de réaction proportionnellement plus présents au début persistent pendant plusieurs jours, pour être de plus en plus marginalisés au fil des jours. Les commentaires plus personnels s’imposent au centre des échanges après quelques heures; leur place prépondérante à partir du 5 e  jour apparaît au moment où les échanges se sont raréfiés (on parle de journées qui recueillent en moyenne moins de 1 % de tous les commentaires publiés). On voit aussi apparaître, dans cette répartition, des stratégies qui entourent la publication des squattes. Ils apparaissent dès lors qu’il y a un momentum qui rassemble des internautes; leur place relative évolue en fonction du nombre de commentaires, la diminution du nombre d’échanges leur donnant une plus grande présence dans les derniers jours.

Figure  2

7. Momentum dans les échanges

7. Momentum dans les échanges

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La projection graphique de ces répartitions laisse apparaître ces momentum qui animent les échanges. On voit que les interventions des internautes « ouvreurs » sont concentrées dans les premières minutes, pour se marginaliser dès le second jour. Les commentaires de « réaction » participent d’un momentum qui se met en place de façon progressive pour s’étendre jusqu’à trois jours, pour devenir des phénomènes ponctuels au cours des échanges. Les commentaires plus personnels participent d’un momentum qui concentre les interventions des internautes sur deux jours, pour décliner de façon importante dès le troisième jour. Les squattes suivent, dès les premières minutes, le niveau d’activités sur la plateforme pour devenir de plus en plus présents à la fin des échanges.