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Par son articulation singulière de la philosophie du langage avec la morale ainsi qu’avec le cinéma, auquel il porte un intérêt certain, Stanley Cavell a légué une pensée nouvelle et toujours actuelle, poursuivie, encore aujourd’hui, tant en département de philosophie qu’en études cinématographiques et audiovisuelles.

Cette pensée est celle d’un spectateur et philosophe ayant pour problème le scepticisme à l’égard d’autrui.

Pour lui, le cinéma est déterminant, à la fois comme site d’expérience – en tant que médium – et comme site de démonstration – par les films – d’un « réalisme existentiel » : « être réaliste, c’est simplement accepter que des choses, des moments, des gens s’inscrivent en nous. Le cinéma nous éduque à cette acceptation » (Laugier 2005, 101).

En effet, le dispositif confine le spectateur à faire l’épreuve « d’une heure et demie d’isolement spéculatif » (Cavell 1999, 34), dans lequel le spectateur est affecté par la présentation d’un monde immédiatement intelligible (Cavell 1993) et peut avoir tout le loisir de méditer cette affection. Le « réalisme » nous est rendu sensible – perceptible – par les actions et les mouvements que la caméra restitue de manière automatique. La pensée cinématographique est kinésique : c’est par la présentation d’actions, de réactions, d’attitudes, de choses dites, qu’elle se déroule et nous fait comprendre que la pensée humaine s’exprime, avant tout, par l’agitation du corps (Cavell 2011, 239).

Les films de fiction, quant à eux, montrent des personnages aux prises avec leurs problèmes, avec les autres et dans des situations particulières. Le spectateur est, dès lors, dans la situation complexe d’appréciation morale d’une personne ou d’une action : nous ne percevons que ce qui est manifesté/exprimé en situation, le reste étant de l’ordre de l’interprétation de l’observateur.

Ce qui intéresse alors Cavell, dans le monde en général et au cinéma en particulier, est le plan des rapports d’expression/interprétation : il questionne la place du sujet dans son contexte d’action (communicationnelle) – place du spectateur dans un dispositif, place d’un film dans un réseau intertextuel, place du personnage dans le monde diégétique… –, menant, par ce biais, une réflexion sur ses usages quotidiens.

En cela, l’enquête cavellienne peut aussi rencontrer des préoccupations de chercheurs en sciences de l’information et de la communication.

Ce que nous proposons ici est précisément d’établir une première passerelle afin que ces derniers puissent être sensibilisés aux thématiques proposées par Cavell et que l’approche cavellienne puisse tirer bénéfice d’une certaine approche méthodologique.

L’épreuve du cinéma est une épreuve de langage, où le septième art pose, en ses propres termes, le problème des relations entre les mots et les choses dans nos usages ordinaires (Lesson 2019), et nous donne à voir des personnages comme exemples de résolution – res-solution, incarnation de solution – à ce problème. Cette première passerelle proposée s’articulerait donc autour des personnages cinématographiques ; le cinéma serait alors considéré comme un ensemble d’exemples de situations et de manières d’y réagir, comme un vaste répertoire d’actions et de façons de faire rendues visibles et manifestes aux spectateurs, et ce, afin que ceux-ci puissent méditer sur le sens et la valeur de leur pratique. À travers l’analyse des personnages, l’expérimentation d’une morale réaliste prend une ampleur nouvelle et ouvre la voie au perfectionnisme moral – morale d’inspiration émersonienne qui incite le sujet à atteindre un « meilleur état du moi » (Cavell 2009 ; 2011) –, où le sujet moral doit apprendre à trouver à la fois sa propre singularité et la manière pertinente de l’exprimer en situation afin d’être lisible et, possiblement, de susciter l’adhésion – en un mot, d’être exemplaire.

Nous proposons, dans la perspective d’une analyse éthique du personnage, un cadre conceptuel qui permet de caractériser un existant à travers ses actions et propos, soit son style d’existence, et donc de catégoriser la manière dont il persévère dans son être au sein des aléas et des contingences. Ce cadre conceptuel est celui de la sémiotique des formes de vie. Depuis le projet inaugural d’A. J. Greimas à l’EHESS en 1991 et les apports fondamentaux de Jacques Fontanille (sur un plan formel – 2008 ; 2011 ; 2015) ainsi que d’Eric Landowski (sur un plan sociosémiotique – 1989 ; 1997 ; 2004), cette sémiotique partage avec Cavell certaines références théoriques fondamentales – notamment le second Wittgenstein – ainsi qu’un projet comparable : le monde social est le théâtre de manières d’être singulières qu’il importe d’identifier et de reconnaitre. La sémiotique des formes de vie – tout particulièrement celle proposée par Alain Perusset (2020), qui va largement structurer notre approche – offre un appareil conceptuel propice à qualifier des mises en mouvement du corps, des réactions à des circonstances, etc., constituant ainsi une grille de lecture et un langage commun utile pour qui souhaite porter son attention sur des manières d’être et de faire. En contrepartie, pour cette sémiotique, le cinéma serait doublement intéressant : en tant que corpus de formes de vie qu’il s’agirait de caractériser ; en tant que média de masse qui tend à donner une valeur et une place symbolique particulière à telle ou telle forme de vie, à telle ou telle époque.

Dans cette perspective, il n’y a pas seulement les personnages fictifs qui peuvent nous intéresser, mais aussi les figures médiatiques inventées par le cinéma : les stars. C’est la star qui va principalement focaliser notre attention, tant elle est fortement porteuse de sens et de valeurs sociales.

En effet, Cavell propose, en 1979, une théorie surprenante de la relation entre l’acteur et le personnage qu’il incarne : « par essence, l’interprète à l’écran n’est pas du tout un acteur : il est le sujet d’étude », contrairement au théâtre où « sur scène, il y a deux êtres, et l’être du personnage attaque l’être de l’acteur » (Cavell 1999, 57). Au théâtre, le personnage existe indépendamment des divers interprètes qui l’incarnent – ou disons que ce personnage s’enrichit à travers les interprétations successives. Au cinéma, tendanciellement, le personnage n’existe qu’à travers une seule incarnation, qui plus est se voit rendue définitive par l’enregistrement de la caméra[1] ; il y a une indistinction entre le rôle et l’interprète, au point que, dans le langage commun, on tend à parler d’un film en citant l’interprète et non le personnage.

Cette indistinction est devenue totale et caractéristique pour la star, car celle-ci devient alors une figure qui fait sens dans sa capacité à incarner une idée éthique et cinématographique à travers les divers rôles interprétés, qui en seraient des variations[2]. La star est ainsi un objet tout indiqué pour l’expérimentation morale de Cavell, mais également pour une (socio)sémiotique des formes de vie : une figure singulière se construit, évolue et devient un exemple de manière d’exister que le monde culturel se donne à voir à lui-même par l’intermédiaire du cinéma.

L’exemplarité de la star est encore plus profonde, plus riche, mais également plus tortueuse que chez le simple personnage fictif : s’y entremêlent les problématiques du rôle avec celles de l’acteur, de son corps, mais aussi de son style de vie. La tâche de la sémiotique des formes de vie consisterait alors à proposer une typologie de ces figures afin de comprendre comment et en quoi elles peuvent apparaitre comme :

  • Repères : le « personnage » servant à la lisibilité et l’intelligibilité du film, voire de « gage de qualité » (Leveratto 2000) et de référence pour le spectateur (Karpik 2007), mais aussi d’exemple de résolution de contradictions sociales potentiellement utile pour les individus (Dyer 2004) ;

  • Repaires : le « personnage » comme repère pouvant devenir objet de projection/identification plus ou moins forte, et source de discours, d’appropriation/rejet au sein de l’espace public qu’il peut être enrichissant d’étudier (Dyer 2004).

Cette typologie ne fait pas astreinte, mais sert de point de repère. Les stars se caractérisent non pas dans une pure spécificité ni dans le respect de normes, mais dans leurs rapports dialectiques, à travers des jeux de variations : c’est le fait qu’une star propose un aspect nouveau et singulier d’une donnée morale qui fait sens et, réciproquement, lorsque la singularité est posée, c’est une logique morale qui devient lisible et dont les variations, de film en film, deviennent un terrain d’investigation pour le spectateur.

Les réflexions de Stanley Cavell et la sémiotique des formes de vie peuvent se rencontrer autour de cinq thématiques, que nous poserons comme cadres d’analyse possibles – et complémentaires – de la star comme figure morale :

  1. Une star se caractérise par son corps et sa manière particulière de l’animer : la pensée cinématographique étant kinésique, le corps et sa mise en mouvement y font particulièrement sens et les stars – avec leur idiosyncrasie – apportent, à ce sujet, une idée cinématographique ; avec Perusset, l’enjeu consistera à catégoriser ces différentes manières en termes de « formes de vie rythmiques ».

  2. Une star se caractérise par une « personnalité » qui s’esquisse de rôle en rôle : un personnage cinématographique peut faire l’objet de spéculation morale dans sa manière particulière de réagir à une circonstance donnée – et ainsi faire preuve d’une certaine « personnalité ». De rôle en rôle, il apparaît que la star a un registre de situations propre et, surtout, d’adaptation à celles-ci. Il s’agit alors d’avoir une grille de lecture permettant de catégoriser ces différents rôles – qui se caractérisent par une manière de faire pratique (forme de vie scénique) et un certain rapport à l’objet/la situation (« état d’âme ») – et de les mettre en perspective pour repérer la « personnalité » de la star, ainsi que le problème éthique qu’elle pose.

  3. Une star se caractérise par la singularisation de sa pratique d’acteur : sa performance n’a pas seulement une incidence sur le rôle, mais aussi sur l’intelligibilité du film et de son discours moral. Cette distinction est le principe même de la photogenèse, soit la capacité des stars à attirer l’attention sur elles et à sublimer certaines contraintes sociales. Ce faisant, la star devient une figure qui a un discours moral, en se positionnant vis-à-vis du rôle qui lui est échu dans un film. C’est dans le rapport d’affinité ou non avec le rôle/discours du film que la star esquisse, de film en film, ce que Cavell appelle un type, c’est-à‑dire une figure morale particulière. Il s’agit alors de catégoriser « la forme de vie stratégique » – une idée générale de la manière dont on doit agir en situation – à l’oeuvre dans chaque film.

  4. Une star se caractérise comme un modèle d’existence sociale : il s’agit de catégoriser explicitement le type qui s’esquisse de film en film et qui indique une posture générale de la star. Au fil des occurrences, celle-ci exemplifie un « style de vie » – une manière d’agir et d’être dans le social – avec sa forme de socialité et de moralité propre. Elle apparait ainsi comme un certain « idéal de soi » (Lamizet 1999), dont on retrouve des variations dans les films, qui sert de base spéculative pour le spectateur.

  5. Une star se caractérise par sa carrière, qui est une trajectoire sociale et existentielle : la caractérisation du type n’épuise pas tout l’intérêt spéculatif de la star ; sa carrière aussi fait sens, dans la manière dont la star va persévérer dans son cours d’existence – la star devient alors une singularité existentielle. Son évolution, relative à la place qu’elle occupe dans le star-system ainsi qu’au vieillissement de son corps, n’est pas qu’un simple ajustement : c’est la singularisation toujours plus prononcée d’un exemple socioculturel qui devient alors davantage qu’un simple type – c’est pleinement une voix. La difficulté propre à la voix d’une star consiste à demeurer lisible pour le social, ce qui implique que l’évolution soit toujours cohérente ; à ce titre, nous verrons que le star-system peut être composé des divers styles de vie, et que la matrice des styles de vie proposée par Perusset peut servir de point de repère pour l’évaluation d’une trajectoire de carrière.

Les modèles d’analyse sémiotique pouvant sembler complexes et abstraits, nous proposons, dans ces différents thèmes, des esquisses portant sur deux stars : Dwayne Johnson et Tom Cruise. Ces éléments auront surtout pour objectif de faciliter l’appropriation conceptuelle et ne prétendront pas traiter exhaustivement de ces stars.

Un corps propre et une manière particulière de l’animer : idiosyncrasie et forme de vie rythmique

Le constat de l’indistinction entre le rôle et l’interprète au cinéma remonte au moins à Thomas Mann (Clémot 2014, 76-77). Jusqu’alors, cela suscitait tout de même un certain désarroi, tandis que Cavell l’accepte de manière tout à fait positive, cela parce que le cinéma nous montre avant tout – et veille à focaliser notre attention sur – une performance. Par ailleurs, le fait qu’on perçoive un enregistrement choisi – par le montage – fait en sorte que la performance perçue est censée être une synthèse de l’acteur et du personnage :

Le cinéma participe du pouvoir qu’ont les transcriptions photographiques de la réalité de nous présenter leurs originaux, impossibles à distinguer dans tous les aspects particularisables de l’objet précis placé à l’origine devant le mécanisme de la caméra ; et c’est ce trait du moyen d’expression photographique qui contribue à expliquer pourquoi l’acteur prédomine sur le personnage dans le jeu cinématographique. Car, quel que soit le personnage que joue Garbo, la caméra transcrit ou enregistre l’accent sur sa réalité physique de chair et de sang.

Mulhall 2001, 206 – nous soulignons

La caméra donne à voir un corps et sa mise en mouvement – une idiosyncrasie. Cette question est propre à tout acteur/personnage, mais devient, au fil des performances, une idée cinématographique chez la star. Il s’agit donc de déterminer et qualifier cette idiosyncrasie à travers ce que Perusset appelle une « forme de vie rythmique ».

Cette pensée consiste à reconnaitre et définir ces corps qui se présentent à l’expérience du spectateur – ce qu’on peut appeler des présences. Celles-ci se manifestent à travers :

  • un corps, avec ses caractéristiques physiques ;

  • un type de tension manifesté par l’élocution, la posture, les mouvements… le corps apparaissant tendanciellement relâché, contracté (en retenue), mobilisé (en maintien) ou détendu.

À titre d’exemple, pour qui s’intéresse au « personnage » Alan Rickman, il est essentiel de considérer sa physionomie, mais également son élocution et son phrasé absolument caractéristiques. La prise en compte de ces différentes caractéristiques est comparable à l’étape d’analyse de la dimension plastique lorsqu’on analyse une image : il s’agit de noter un ensemble de traits et d’éléments dont il s’agira, dans un deuxième temps, de définir le faisceau de convergence. Ce faisceau peut être le relâchement, la retenue, le maintien ou la détente.

On va tendre assez spontanément à lui prêter une intention, à travers la manière dont l’acteur fait usage de ce corps.

Les actions peuvent apparaitre au spectateur comme :

  • pleinement maitrisées et assumées : les gestes sont justes et émergent totalement d’une intention, comme si cette présence exprimait clairement une idée à travers ses actions, manifestant alors un style sublime ;

  • au contraire, peu maitrisées et contrôlées : on ne parvient pas à saisir une intention, comme si cette présence n’était qu’une chair dépassée par la situation, manifestant un style spécieux ;

  • pleinement maitrisées, mais pas nécessairement assumées ou revendiquées : les gestes sont mesurés et respectent des codes et des convenances, comme si cette présence se refusait à exprimer une idée et voulait seulement se montrer convenable, manifestant alors un style mesuré ;

  • peu maitrisées, mais assumées : les gestes expriment maladroitement une intention, comme si cette présence voulait devenir autre chose que ce qui est attendu, mais sans parvenir à être pleinement compréhensible, manifestant ainsi un style excessif.

Perusset nous offre un tableau synthétique qui, par croisement entre engagement (éthique) et tension (rythme), permet de caractériser les différentes formes de vie rythmiques (tableau 1).

Tom Cruise et Dwayne Johnson sont tous deux des acteurs « physiques » : le premier tend à le montrer de plus en plus à travers diverses « prouesses » (cascades, combats, courses…), ce que Johnson fait à bien moindre mesure – son corps, aux muscles hypertrophiés ainsi que le choix, en cours de carrière, d’apparaitre exclusivement crâne rasé sont des signes manifestes de puissance virile.

Dans l’animation du corps, ces deux stars se distinguent profondément. Tom Cruise « travaille » son corps avec un maintien régulier – par exemple, sa posture de course est droite. Dwayne Johnson, quant à lui, emploie un corps solidifié – qui accorde de facto un certain maintien – ce qui l’amène à avoir ponctuellement une rythmique plus distendue – qu’il peut pousser à l’excès dans certaines scènes comiques, dans Central Intelligence (Rawson Marshall Thurber, 2016) ou la série des Jumanji –, tendant ainsi au « naturel ».

Tableau 1

Les formes de vie rythmiques (adapté de Perusset 2020, 105)

Les formes de vie rythmiques (adapté de Perusset 2020, 105)

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La richesse sémiotique de ces corps apparait avec l’éthique supposée dans leur animation. En effet, ces deux stars proposent des « problèmes » qui leur sont propres. Tom Cruise fait souvent preuve de « justesse » dans les performances physiques, tandis qu’on lui reproche souvent son (non-)jeu d’acteur dans les scènes de dialogue – on peut dès lors y voir un style spécieux, comme s’il y avait un « manque » que le seul échange verbal ne saurait combler. Ce « maintien » devient alors un problème cinématographique : c’est un personnage qui n’est pleinement compréhensible qu’à travers le mouvement, entre maitrise et non-maitrise, et qui, par ailleurs, exprime des tensions internes par une incapacité à exprimer lisiblement une émotion. Dwayne Johnson, quant à lui, reste presque toujours dans une relative « justesse » – ce qui explique l’emploi fréquent, en binôme comique, de Kevin Hart, qui est souvent excessif. L’enjeu significatif est plutôt dans le questionnement de ce que permet son corps – jusqu’à quel point peut-on en jouer jusqu’à la limite du comique ?

L’échafaudage d’une « personnalité » intertextuelle : la relation d’influence réciproque star/rôles dans tous ses films et la caractérisation d’une intelligence pratique qui en découle

La pensée du cinéma, qui est kinésique, donne une grande importance au corps et à ce qu’il exprime. Cette pensée est également, en quelques sortes, systémique : elle donne à voir des situations et des manières d’y réagir. C’est en cela que l’étude des fictions est une forme d’investigation morale pour Cavell, puisque le cinéma nous donne à méditer à partir d’exemples pratiques ; plus qu’une simple expérience de pensée – qui reste abstraite –, l’expérience cinématographique ne se focalise pas sur la seule dimension logique et mécanique, mais donne plus subtilement à voir une variation comportementale singulière, posant ainsi la question de la « personnalité » – c’est-à-dire une certaine manière lisible de réagir à des circonstances données.

La part de l’acteur est alors essentielle : si la narration contextualise et scripte les actions, la performance physique donne, quant à elle, une certaine « pesanteur » au personnage – un comportement et un « état d’âme » – qui en fait alors un exemple moral particulier à méditer.

La sémiotique des formes de vie permet de qualifier la « personnalité » d’un personnage, et ce, en étudiant la situation narrative dans laquelle il se trouve et sa manière spécifique d’y réagir ; le personnage devient l’objet de spéculation de ce qu’il incarne, ce que Perusset appelle une forme de vie scénique.

Ce type d’analyse est particulièrement essentiel dans l’étude d’une star : chez une vedette, la performance est au service du film et du personnage, tandis que la star « prête son être au rôle » (Cavell 1999, 57) ; le rôle dans un film est une variation autour d’une figure qui la transcende, celle de la star. Le rapport entre la star et le rôle n’est pas univoque et unidirectionnel : il y a, au contraire, une contamination réciproque. Le personnage diégétique incarne déjà une certaine intelligence pratique et il peut révéler une facette de la star ; en même temps, la performance de la star offre une certaine intelligibilité particulière du personnage. De manière intertextuelle, la star développe une forte « personnalité » puisqu’« avoir beaucoup de “personnalité” signifie que l’on est capable de gérer syntagmatiquement et avec désinvolture une pluralité de rôles identitaires » (Basso Fossali 2008, 127 ; cité et traduit par Perusset [2020]) et se singularise ainsi.

Nous devons donc porter notre attention à la situation du personnage diégétique et à sa manière d’y réagir.

A. J. Greimas indique que le personnage diégétique est inscrit dans une situation narrative faite de mouvements relationnels, d’enjeux et de sanctions. Ce faisant, l’univers fictionnel impose une situation au personnage diégétique : des motivations, des suites d’actions à accomplir, des compétences à acquérir…

La narration met en scène – ou programme – la manière dont le sujet entretient un rapport à son environnement et exploite les relations et les diverses actions qu’il doit entreprendre. Nous proposons de nous pencher sur quatre grands types de situation selon, d’une part, que le personnage est soit influent soit déterminé par son environnement et, d’autre part, qu’il est dans un rapport de visée – c’est-à-dire de transformation intensive, ce qui ouvre des possibles – ou dans un rapport de saisie – c’est-à-dire d’occupation d’espace, ce qui ferme des possibles (Perusset 2020) :

  1. Position de quête : le personnage vise le monde sensible et ouvre le champ – le personnage a les moyens d’agir, mais vise à découvrir son environnement et/ou à y avoir une incidence positive ;

  2. Position de fuite/repli : le personnage est visé par le monde sensible et il est menacé ;

  3. Position de domination : le personnage saisit le monde et ferme le champ – il fait du monde son empire, sa possession, son domaine de légitimité ;

  4. Position d’aliénation : le personnage est saisi par le monde – il est englobé et localisé dans une situation qui peut prendre la forme d’un piège.

Le principe d’une intrigue est l’affirmation des personnages diégétiques comme acteurs de la situation et porteurs de projets. Une contribution hautement significative de la performance d’acteur consiste à rendre manifeste une manière d’être acteur et porteur. L’animation du corps de ce personnage rend manifestes deux choses : un comportement et un « état d’âme », donnant alors une « pesanteur » au personnage diégétique. Ces éléments orientent profondément la signification qu’on pourrait apposer à une fiction et dépassent très largement le strict cadre de la systémique narrative.

Un comportement est une manière d’agir dans une circonstance donnée – à ce titre, Perusset va parler de « forme de vie scénique ». Pour le repérer et le qualifier, nous devons croiser l’intention supposée dans l’attitude du personnage avec la situation dans laquelle il se trouve.

Nous retrouvons ici les éléments caractérisant l’éthique de l’animation du corps qui, inscrits dans une question de circonstances, deviennent des formes d’éthos aux yeux du spectateur, dont Perusset propose quatre alternatives :

  1. Suspect : ressenti d’un écart entre une exécution pratique conforme aux règles (présence d’un savoir) et une intensité nulle, impossible à capter (absence d’un croire) – il crée de l’illusion ;

  2. Absurde : une exécution pratique ne respectant en rien les règles (absence de savoir) et un croire qui fait défaut, mais avec une intensité démesurément forte – il crée de la confusion ;

  3. Convenu : forte présence du croire déterminée par le savoir, scène conforme aux attentes – il crée de l’évidence ;

  4. Sublime : forte présence du croire avec absence du savoir, scène remarquable qui viendrait questionner les usages – il produit une révélation.

Un éthos donné dans une situation donnée constitue précisément un certain comportement, une « forme de vie scénique », c’est-à-dire une manière d’agir en situation, dont il existe seize variations (tableau 2).

Nous proposons d’exploiter davantage l’étude de la gestuelle en nous servant également de la typologie des « styles rythmiques » : contracté, relâché, décontracté ou mobilisé. Cette manière rythmique peut être interprétée par le spectateur de manière visuelle et comportementale – qui sont les seuls moyens en la possession du spectateur de repérer une psychologie, là où le lecteur peut jouir d’une focalisation interne plus efficace –, comme la manière dont le personnage se positionne par rapport à son « objet » et/ou par rapport à la situation et aux autres personnages. Par exemple, le personnage de Bob Stone, interprété par Dwayne Johnson dans Central Intelligence, est un agent de la CIA qui doit se cacher de ses collègues, car il est fallacieusement accusé de meurtre : par sa maitrise de la situation, il est en « fuite sublime » et, parce qu’il apparait toujours décontracté, il semble en pleine possession de ses moyens et, malgré tout, en situation d’affirmation – ce que ne fait pas le personnage d’Ethan Hunt, interprété par Tom Cruise dans Mission : Impossible (Brian De Palma, 1996), qui, dans des circonstances semblables, garde un « maintien ».

Tableau 2

Les formes de vie scéniques (adapté de Perusset 2020, 182)

Les formes de vie scéniques (adapté de Perusset 2020, 182)

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Pour qualifier ce rapport à l’objet/la situation, nous proposons de reprendre la typologie que Jacques Fontanille (2011) propose des « états d’âme », c’est-à-dire des expériences fondamentales possiblement éprouvées face à une situation, avant tout travail interprétatif ; nous proposons de penser que chaque style rythmique laisserait tendanciellement supposer un certain « état d’âme » :

  • Un style contracté peut signifier une forme d’étonnement : le style contracté peut laisser entendre une certaine vigilance, due à une forte présence au monde associée à l’absence d’un « monde intérieur » ;

  • Le style mobilisé peut signifier une compensation à l’expérience d’un manque : la rigueur de la gestualité peut laisser entendre la présence d’un « monde intérieur » associée à une absence de sentiment face au monde extérieur ;

  • Le style distendu peut signifier une plénitude : le personnage serait en détente, puisqu’en adéquation avec son environnement, laissant entendre une présence au monde qui rencontre la présence d’un « monde intérieur » ;

  • Le style détaché peut signifier un sentiment de vide : puisque l’absence de toute forme de sens n’enjoint pas à une profonde implication ni mobilisation du corps, on peut supposer que le style détaché exprime une absence de sentiment au monde qui rencontre une absence de « monde intérieur », ce qui ne peut qu’engendrer le non-sens.

La rencontre de la performance de l’acteur – qui importe sa forme de vie rythmique – avec le programme de la narration donne une « pesanteur » au personnage diégétique – une certaine « personnalité » –, puisque le spectateur peut y voir une manière de faire pratique (forme de vie scénique) et un certain rapport à l’objet/la situation (« état d’âme »). Par ce biais, une individualité se manifeste et celle-ci se verra sanctionnée positivement ou négativement à la fin du film, selon la « morale » de la fiction. C’est autour de ce principe que, précisément, le cinéma offre un vaste et significatif répertoire de manières de faire, propice à la réflexion du spectateur.

Nous indiquions, en début de cette partie, qu’il y a une contamination réciproque entre la star et les personnages diégétiques qu’elle interprète : nous voyons bien que la performance de l’acteur confère une personnalité au personnage diégétique, mais ce dernier peut également être considéré comme une facette de la star, comme un exemple particulier dans une mise en situation particulière. Il n’est pas anodin que, pour beaucoup de stars, leurs rôles recréent souvent des personnalités et/ou évoluent dans des situations assez similaires : ce sont des variations. Tel un « portrait chinois », une star s’esquisse au fur et à mesure de ses rôles.

Par exemple, les personnages cruisiens sont, tendanciellement, en situation d’isolement ou pris dans un sentiment de solitude ; souvent à la suite d’une « perte » – perte d’un proche, d’un membre, de sens… Ils sont donc souvent en fuite/repli – le monde les menace directement (physiquement, dans les relations…) –, absurdes de surcroit, car leurs stratagèmes sont régulièrement remis en cause dans le système interne des films – Maverick est recadré par son supérieur au début de Top Gun (Tony Scott, 1986), Alice rit aux éclats aux dépens d’Harford au début d’Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick, 1999)… Tout l’enjeu consiste à transformer cette situation initiale en quête ; la question éthique et cinématographique étant de déterminer la juste mesure dans son comportement – ou une adéquation de celui-ci avec son environnement. L’échec est dans le « plus de la même chose », confinant ainsi le personnage dans un paradoxe : s’employer à assurer un contrôle total sur son environnement et donc, supposément, sur sa vie — un avion dans Top Gun, son frère autiste dans Rain Man (Barry Levinson, 1988), son corps, après avoir perdu ses jambes à la guerre dans Born on the Fourth of July (Oliver Stone, 1989)… –, l’enferme dans une prison personnelle, qui est

figurée assez littéralement dans ses films par tous ces véhicules aux habitacles restreints qu’il cherche à maitriser, l’exosquelette de combat d’Edge of Tomorrow (Doug Liman, 2014) succédant ainsi à la cabine d’avion de Top Gun, […] la chaise roulante de Born on the Fourth of July, qui devient un symbole de l’incapacité du personnage à retrouver le sol de cette Amérique qu’il a perdue à la guerre, le taxi de Collateral (Mann signifie dès le début du film que le taxi est coupé du monde, par un contraste sonore entre le fort bruit ambiant d’un garage et le silence confortable régnant à l’intérieur de la voiture).

Lavallée 2018, 189

La raideur du personnage peut apparaitre comme une impossible quête de justice ; raideur qui sera reconnue par les autres, intégrée et acceptée dès lors que le personnage cruisien endosse le rôle qui est le sien, en cohérence avec son environnement – on passe alors d’une impossible obsession de justice à une première étape qui est la pleine justesse.

À quelques exceptions près, les personnages johnsoniens sont dans la situation opposée. La plénitude semble posée de facto : le personnage paradigmatique est celui du Dr Smolder dans Jumanji: Welcome to the Jungle (Jake Kasdan, 2017) et Jumanji: The Next Level (Jake Kasdan, 2019) ; il s’agit d’un avatar dans Jumanji, devenu jeu vidéo, dont les capacités athlétiques et relationnelles sont hors normes et qui n’a aucun point faible – tout l’enjeu étant que le « joueur » qui l’incarne apprenne à accepter cette puissance. Durant tout le film, il y a un glissement progressif d’un style contracté à un style distendu. En un sens, le problème du personnage johnsonien consiste à éprouver totalement cette plénitude, ce qui implique d’en sortir ponctuellement – en étant un agent reconnu mis en doute, un avatar qu’un « joueur » doit apprendre à contrôler, un joueur de hockey sur glace qui doit apprendre à se servir de ses atouts pour faire le bien… –, de l’éprouver, pour y revenir avec une certitude renouvelée – il y a une sorte de « remariage », une acceptation de l’ordinaire qui doit avoir lieu. Sur un ton essentiellement comique, le personnage johnsonien oscille ainsi entre le style absurde, où sa puissance apparait démesurée et générant de la confusion, et le style sublime, où l’action juste apparait comme une révélation. Comme le personnage cruisien, il interroge l’adéquation d’une individualité avec son environnement, mais son « intériorité » est moindre – ce sont les « normes sociales » qui sont plus directement problématisées.

La singularisation de la star : la forme de vie stratégique comme constituant de la photogenèse

Tous les rôles n’ont pas une valeur égale dans la carrière – et la caractérisation – d’une star. Sa performance ne se résume pas à rendre sensible une forme de vie scénique ; elle exprime, en même temps, la position de la star vis-à-vis du film et du rôle qui lui est alloué. Autrement dit, dans l’interprétation du rôle, la star esquisse sa personnalité à travers :

  • le personnage diégétique qu’elle incarne dans une fiction, qui fait déjà sens dans sa manière d’agir dans une situation narrative ;

  • sa part singulière dans l’interprétation de ce rôle, sa manière d’appréhender la situation pratique d’acteur. Ce choix donne, indirectement et stratégiquement, une idée de la manière dont l’acteur conçoit son travail, mais aussi sa vision de la « morale » du film.

Cette distinction est le principe même de la photogenèse : la capacité des stars à attirer l’attention sur elles et qui fait que leurs apparitions, leurs gestes, prennent une signification et une importance notable ; Cavell propose, en exemple, James Stewart qui parvient à ne plus être contraint par son rôle, le sublimant en quelque sorte, pour donner naissance à une individualité (Cavell 2003, 84). Ce faisant, la star propose, dans le monde social – et non plus seulement fictionnel –, une manière d’être et de faire acteur qu’on peut qualifier, à la suite de Perusset (2020), de forme de vie « stratégique ». Les choix expriment alors la manière d’être de l’acteur vis-à-vis de sa fonction sociale et des systèmes de valeurs pris en charge par la société.

En effet, la performance d’acteur n’exerce pas seulement une influence sur la caractérisation du personnage diégétique qu’il incarne, mais également sur la signification générale du film – notamment lorsque cette performance se distingue de celles des autres.

Ces choix peuvent donc aussi être perçus et interprétés comme expressions d’un style esthético-tactique dont Perusset (2020) nous dit qu’il en existe quatre variations :

  1. Style isolationniste : la « personnalité » du personnage se distingue grandement de la « morale » du film, complexifiant l’interprétation que l’on peut en avoir, mais la performance de l’acteur ne se distingue pas de celles des autres, permettant de garantir une lisibilité du film. Tom Cruise et Dwayne Johnson ne se sont jamais risqués à ce parti-pris, avec son équivoque ; en revanche, c’est précisément celui entrepris par Anthony Hopkins dans Silence of the Lamb (Jonathan Demme, 1991) et par Kevin Spacey dans Seven (David Fincher, 1995) – suivant une logique déjà proposée par Anthony Perkins dans Psycho (Alfred Hitchcock, 1960) –, soit un personnage qui a développé sa propre sensibilité, logique et morale, ne correspondant pas à celle du film, mais inquiétante justement par sa résonance.

  2. Style collaboratif : la « personnalité » du personnage va dans le sens de la morale du film et la performance d’acteur ne tranche pas avec celles des autres.

  3. Style individualiste : la star ne respecte ni la morale du film ni la cohérence de jeu avec les autres acteurs – on dit souvent, alors, qu’elle « cabotine » –, ce qui complexifie le propos du film et opacifie son intelligibilité. Parce qu’un tel style pourrait largement nuire aussi bien au film qu’à la star, ce style individualiste est surtout recanalisé dans des films organisés autour de la star : par exemple, The Nutty Professor (Tom Shadyac, 1996) a été écrit et produit en vue de permettre à Eddie Murphy de pouvoir pleinement exposer ses pitreries. Néanmoins, ce style peut être recherché et produire, indirectement, une signification plus profonde au film : nous postulons que c’est ce qui est à l’oeuvre dans l’interprétation d’Harrison Ford, dans Blade Runner (Ridley Scott, 1982 ; surtout la version director’s cut, sans la voix off), dont le détachement ne correspond pas du tout à l’univers diégétique… et laisse précisément planer un doute sur le personnage de Deckard, faisant couler de l’encre depuis et entrant en résonance avec la « philosophie » de Philip K. Dick.

  4. Style collectif : la performance d’acteur tranche avec celles des autres acteurs, mais sert le propos du film. L’exemple paradigmatique est celui de Jim Carrey dans The Truman Show (Peter Weir, 1998), où cette différence soulignait toujours plus la singularité et la distinction spécifique de Truman, dont le monde environnant s’organise en fonction de lui. Dwayne Johnson et Tom Cruise performent particulièrement souvent dans ce style.

Ces styles, qui ne sont que des évaluations esthétiques et pratiques, sont confrontés à des évaluations morales du choix stratégique de l’acteur d’accepter ou non un rôle.

La stratégie est le rapport que l’acteur entretient avec les règles d’usage de la fonction d’acteur. Celle-ci s’évalue en termes de :

  • Positionnement : la tactique se conforme ou non aux règles du travail d’acteur, dont on suppose qu’il consiste à privilégier l’oeuvre à la seule performance ;

  • Conviction : l’acteur assume ou non ses actions, que ce soit dans les propos qu’il peut tenir sur son rôle et/ou, plus subtilement, dans la manière particulière qu’il a de jouer ce rôle, par rapport à d’autres, tenus dans sa filmographie.

Cela donne quatre grands styles stratégiques, que nous extrapolons de Perusset (2020) :

  1. L’accommodation : l’acteur assume sa fonction et il est conforme aux règles du travail d’acteur, mais le fait de manière distanciée, peu convaincue ;

  2. L’abdication : l’acteur prend le rôle pour être visible et tend à y montrer ses performances, sans considération pour le propos du film ;

  3. L’adhésion : à l’inverse du style précédent, on suppose que la performance vise à être au service de l’oeuvre qui, en un cercle vertueux, offre un cadre où la qualité de l’acteur est manifeste – c’est précisément ce qui est à l’oeuvre dans l’exemple du Truman Show ;

  4. L’abnégation : on suppose que l’acteur vise avant tout à manifester ses qualités de performeur, mais il veille à les employer de manière suffisamment cohérente et en cohésion avec l’oeuvre pour que l’on pense ce rôle comme un indicateur de la « personnalité » de l’acteur.

Ce sera le croisement de son style esthético-tactique avec une intention stratégique qui va donner une forme de vie stratégique, c’est-à-dire une manière générale qu’a l’acteur d’assumer sa fonction et, indirectement, par le personnage qu’il incarne, une idée générale de la manière dont on doit agir en situation.

Par croisement, il en existe seize variations (tableau 3).

Les formes de vie stratégiques orientent le point de focalisation spéculatif : plus on pressent une forte adhésion, plus on peut supposer une profonde affinité entre la star et son rôle ; inversement, plus on pressent une abdication et plus on va considérer que la performance prime sur le personnage. Cette orientation est essentielle pour esquisser, de manière de plus en plus précise, l’identité de la star : elle distingue ce qui participerait de son identité profonde vis-à-vis de ce qui est plus superficiel. Cette expressivité à double niveau, où « leurs histoires font partie des films dans lesquels [elles] jouent » (Cavell 1999, 71), constitue la fonction critique de la star, en ce qu’elle devient profondément une singularité.

Lorsqu’il y a un fil conducteur lisible, permettant d’identifier cette singularité, la star devient ce que Cavell appelle un type, c’est-à-dire une figure morale particulière. Par exemple, « Bogart » veut dire « la figure qui a été créée dans un ensemble de films donnés » (Cavell 1999, 57), « Eastwood » renvoie à la figure qui remet en cause le « mythe du Shérif » (Mulhall 2001). Le type singulier qu’incarne une star devient un point de référence et de lisibilité du film, à tel point que le rapport acteur/rôle se renverse totalement – par rapport au théâtre.

Une fois encore, Cavell n’est pas le premier à en faire le constat, mais bien le premier à considérer ce fait de manière résolument positive. En effet, dès la fin des années 1940, Adorno, dans son analyse critique de l’industrie culturelle – l’organisation socioéconomique de la culture qui ne l’est plus de manière artisanale, mais industrielle –, reprochait l’invention des stars, ces grandes figures individuelles, dont il supposait qu’elles avaient pour fonction de camoufler la standardisation des productions : « chaque produit se veut individuel ; l’individualité sert elle-même de renforcement de l’idéologie du fait que l’on provoque l’illusion que ce qui est chosifié et médiatisé est un refuge d’immédiateté et de vie. […] Plus toute cette sphère est déshumanisée, plus elle fait la publicité pour les grandes personnalités » (Adorno 1964, 17). Autrement dit, l’individualité de la star ne serait qu’un apparat, une manière de déguiser la rationalité technique et économique en rationalité esthétique et éthique ; si morale il y a chez les stars, selon Adorno, ce serait tout simplement la morale bourgeoise.

Tableau 3

Les formes de vie stratégiques de la star (adapté de Perusset 2020, 226)

Les formes de vie stratégiques de la star (adapté de Perusset 2020, 226)

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C’est, encore une fois, l’ambiguïté même qui suscite l’intérêt et l’adhésion de Cavell : une star est bel et bien une singularité et non une simple individualité – ce que suppose Adorno –, car la singularité est une forme particulière et exclusive, créée à partir de repères et de normes collectives, là où l’individualité se veut distincte et incommensurable. Comme un cercle vertueux, une singularité et des normes se révèlent respectivement ; comme un cercle vertueux, une star se révèle en même temps que sa présence offre un éclairage nouveau aux conditions d’expression du cinéma, ainsi qu’à la morale.

Une figure médiatique incarnant un certain modèle d’existence sociale : la star comme incarnation d’un style de vie

Le type est plus que l’incarnation d’une idée cinématographique : c’est un exemple de valeurs sociales et morales. Au-delà d’un simple acteur ou d’une agglomération de rôles, la star apparait, avec le type, comme l’expression d’un possible « idéal de soi » (Lamizet 1999), un exemple moral (Cavell 1999) ou social (Dyer 2004) à partir duquel le spectateur peut se projeter (Hall 2008) ou spéculer (Cavell 1999 ; Dyer 2004).

Pour repérer et caractériser ce type, avec sa dimension sociale et morale, nous proposons de l’étudier comme un « style de vie ».

Comme l’indique Jacques Fontanille, « les “styles de vie”, tels qu’ils sont conçus et mis en oeuvre par Eric Landowski, sont des configurations existentielles et sociales », « des typologies de comportements sociaux, constitués par des agrégats cohérents d’attitudes, d’actes, de points de vue, et d’énoncés, qui permettent de prévoir, sous certaines conditions, les choix et les décisions des individus qui relèvent de chacun de ces “styles” » (Fontanille 2015, 13). Autrement dit, le style de vie n’indique plus seulement un objectif particulier dans une situation donnée, mais, plus largement, une manière de persévérer un cours d’existence dans un espace social.

Une star est l’incarnation d’une certaine idée de l’agir et de l’être dans le social et c’est cette idée – ainsi que la manière si particulière qu’a la star de lui donner « forme » – qui fait d’une star une figure qui peut susciter de l’attraction ou de la répulsion, un intérêt spéculatif notable pour le spectateur. On retrouve là le type envisagé aussi bien par Cavell que par Mulhall (2001) et la sémiotique des formes de vie peut alors proposer une typologie utile.

Le « style de vie » – qui fait de la star un véritable modèle d’existence – est une manière générale d’appréhender un environnement et d’en tirer bénéfice pour agir. Il se caractérise alors par deux choses :

  • Une socialité : une certaine manière d’agir en commun, de se positionner vis-à-vis des autres dont elle « goûte », de manière éthique, les rapports sociaux (Landowski 1997) et d’y (sou)mettre une intention ;

  • Une moralité : une certaine manière de faire usage des normes et des ressources du monde social pour persévérer dans son cours d’existence.

Au niveau de la socialité, nous pouvons prendre pour base d’observation les formes de vie stratégiques déployées par l’acteur, de film en film, pour y repérer une tendance qui, ici, aura une véritable signification sociale. À la suite de Perusset (2020), il apparaît une certaine tendance à vouloir plaire – notamment en s’adaptant à ses rôles – ou non, ainsi qu’une tendance à vouloir se faire plaisir – notamment en mettant en avant ses capacités d’acteur – ou non, ce qui permet d’envisager quatre formes de socialité :

  1. La collectivisation : la star est dans une logique où elle s’adapte aux films, laissant entendre qu’elle agit par nécessité et accorde alors une place importante à son milieu ;

  2. L’isolement : la star est dans une logique où elle ne réfléchit pas à sa pratique et ne s’intéresse pas aux propos des films, laissant envisager qu’elle agit par tempérament, selon sa nature ;

  3. La collaboration : à l’inverse absolu de l’isolement, la star s’appuie sur les autres et sur son environnement pour agir au mieux, dans une véritable démarche d’ajustement, ce qui laisse supposer qu’elle agit par conviction, selon un feeling ;

  4. L’individualisation : la star agit comme si elle n’avait besoin de rien ni de personne pour savoir ce qu’il faut faire, laissant entendre qu’elle agit par désir, mettant en oeuvre de la puissance – au sens nietzschéen.

Un individu considère de diverses manières l’ordre social et, de ce fait, peut agir selon diverses moralités, c’est-à-dire différents rapports avec les ressources et les normes établies dans le social. Landowski (2013) a proposé quatre attitudes morales et Perusset (2020) les a redéfinies en y ajoutant la tendance de l’acteur à consacrer – ou non – un intérêt strictement personnel, ainsi qu’en proposant une entrée sur la manière dont on peut faire l’épreuve de cette attitude[3] :

  1. Style déférent : le personnage éprouve les ressources et les normes en les appliquant de manière révérencieuse. Un tel personnage est rassurant, puisqu’il nous maintient dans un cadre de lecture maitrisé ; néanmoins, il rend ces normes insignifiantes, puisque nous sommes alors dans la « normalité » – dans le sens sociologique et usuel du terme – et qu’il n’y a alors aucune perturbation ni réflexion.

  2. Style impertinent : le personnage explore les ressources et les normes, en les questionnant de manière plus ou moins subtile, allant parfois jusqu’à produire un contre-discours. Un tel personnage est déconcertant puisqu’il perturbe les règles et donc, nos grilles de lecture ; néanmoins, il peut susciter un intérêt spéculatif sur le sens de ces normes.

  3. Style complaisant : le personnage exploite les ressources et les normes en sa faveur. Perusset suppose qu’il paraitra alors intrigant, puisqu’il rend les codes particulièrement signifiants et, en même temps, possiblement appropriables pour des intérêts particuliers, ce qui peut susciter un intérêt spéculatif.

  4. Style insolent : le personnage épuise les ressources et les normes, puisqu’il en fait usage de manière inconséquente ou aveugle. Il est malaisant parce qu’il ne soutient aucune démarche constructive et, dans le dérèglement total qu’il impose, transforme les situations d’interaction en non-sens.

C’est le croisement d’une certaine socialité avec une certaine moralité qui constitue ce que Perusset appelle un « style de vie » – un type – parmi les seize variations possibles (tableau 4).

Tableau 4

Les styles de vie (adapté de Perusset 2020, 232)

Les styles de vie (adapté de Perusset 2020, 232)

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À ce sujet, il ne faut pas céder à l’illusion rétrospective : il faut parfois plusieurs films, un tâtonnement, voire une grande partie de carrière, pour que certains acteurs deviennent des stars. Un cas d’école est Morgan Freeman : sa carrière cinématographique a débuté en 1964, mais sa renommée internationale n’arrive vraiment que 25 ans plus tard, avec Driving Miss Daisy (Bruce Beresford, 1989) où un type s’esquisse – celui du sage –, et sera rapidement consolidée avec Glory (Edward Zwick, 1989), Robin Hood: Prince of Thieves (Kevin Reynolds, 1991), The Shawshank Redemption (Frank Darabont, 1994), pour finalement s’installer avec Seven (David Fincher, 1995). Dwayne Johnson a, lui aussi, oscillé entre plusieurs figures : son importation du milieu du catch en faisait aussi une sorte d’antagoniste brutal – le roi Scorpion, dans son premier rôle cinématographique (The Mummy Returns, Stephen Sommers, 2001), le sergent Mahonin qui devient un dangereux « infecté » (Doom, Andrezj Bartkowiak, 2005) –, en même temps que s’esquissait la figure que l’on connait désormais (The Rundown, Peter Berg, 2003 ; Be Cool, F. Gary Gray, 2005). Toutefois, ce n’est qu’en 2013 que sa notoriété et sa figure se sont véritablement installées.

La figure Tom Cruise se caractérise par la recherche de ce qui constitue son désir, afin d’agir selon ses termes – en cela c’est une figure individualiste. Le problème moral de cet individualiste est la normativité sociale, avec sa part d’arbitraire – Jerry Maguire, dans le film éponyme (Cameron Crowe, 1996), lutte contre les dysfonctionnements du métier d’agent qui en font oublier la mission fondamentale –, d’injustices – Ethan Hunt, de même que Jack Reacher, sont souvent mis en difficulté par des antagonistes qui exploitent les faux semblants pour assurer tranquillement leurs méfaits –, etc. L’enjeu consiste alors à remettre du sens, quitte à devoir pleinement assumer le rôle qui lui est échu – parfois de manière subversive, comme Jack Reacher qui, contrairement à Ethan Hunt, assume jusqu’au bout le fait d’être « hors système ». Le personnage cruisien est donc impertinent ; Tom Cruise est ainsi une variation de la figure de l’amoureux.

La figure Dwayne Johnson cherche un meilleur « état du moi » par une meilleure adéquation avec son environnement : il y procède à l’opposé de la quête « romantique » – intérieure – de Tom Cruise, en faisant le meilleur usage possible de ce qui l’entoure – en cela, il est complaisant –, ce qui implique, pour lui, de valoriser également les protagonistes et de s’ajuster avec eux – en cela, il est collaboratif. Il incarne ainsi une variation de la figure de la guêpe, dont l’intérêt spéculatif consiste dans sa capacité à susciter de l’empowerment. L’exemple paradigmatique est Jumanji: The Next Level, où le personnage d’Eddie Gilplin (Danny DeVito), après avoir utilisé l’avatar Dr Bravestone (Dwayne Johnson), emploie ses mêmes mimiques et son pouvoir de séduction sur la gent féminine – le style johnsonien « contamine », sur un ton comique, celui de DeVito et lui apporte un pouvoir d’action, tandis que pendant l’essentiel du film, Bravestone « joué » par Gilplin était rarement efficace et pertinent.

L’épreuve du monde et du temps : la trajectoire de carrière d’une star comme problématisation existentielle de la voix

La caractérisation du type n’épuise pas tout l’intérêt spéculatif de la star ; l’enjeu est également d’en suivre l’évolution, voire les transformations – changements provoqués par le vieillissement de l’acteur, mais également par la place que la star peut avoir au sein du star-system.

Loin de n’être que des effets contingents, ces éléments posent directement la question de notre condition. Plus que de simples ajustements, les trajectoires de carrière portent profondément une signification existentielle : l’exemplarité de la star est celle de sa voix, expression tiraillée entre norme et singularité, entre signification conceptuelle et expressivité sensible, entre revendication affirmée et irréductibilité du corps.

Ce qui importe, avec la question de la voix, n’est pas simplement la catégorie de style de vie propre à la star, mais aussi la place qu’elle prendra dans un système de valeurs ainsi que la trajectoire qu’elle aura – autrement dit, la manière dont elle sera de plus en plus singulière… tout en devant rester lisible/audible.

Les stars font sens dans leur participation à une sémiosphère particulière : le star-system. Nous proposons de considérer que, au sein de ce système, il est possible de retrouver tous les styles de vie, y compris les figures les plus asociales ; la star faisant alors office « d’éternel méchant » – par exemple, Erich von Stroheim, « que vous adorerez détester ». Ce serait à ce titre que Morin y voyait une sorte « d’Olympe » (Morin 1957) : le monde y est re-présenté à travers des figures typiques qui se rencontrent, s’associent, se confrontent…

Plusieurs stars peuvent participer d’un même style : par exemple, Georges Clooney participerait de la figure suffisante du dandy Brummel, place qui a déjà été occupée par Cary Grant et, d’une certaine manière, par Jude Law. Néanmoins, chaque star a sa manière propre d’actualiser son style, et ce, en fonction des circonstances narratives, des styles corporels ainsi que de la signification que pourrait désormais avoir cette forme de vie dans l’espace socioculturel contemporain.

Tout cela indique que la place d’une star n’est pas aussi stable qu’elle y parait : elle dépend de la valeur sociale accordée à telle ou telle forme de vie, à la concurrence au sein de telle forme de vie… Au même titre que, selon Cavell, un genre cinématographique ne dure aussi longtemps qu’il y a des cinéastes pour trouver des « jeux » et des variations au sein d’un ensemble de contraintes formelles et morales particulières au genre, on peut supposer qu’une star ne peut « persévérer », perdurer, qu’aussi longtemps que son personnage s’actualise et/ou se voit actualisé et varié par divers rôles. Trajectoire qui implique aussi un facteur déterminant : l’évolution du corps de la star qui, l’âge avançant, peut parfois être amenée à changer de rôle.

Il peut alors y avoir une unité et une lisibilité possible, non plus seulement en fonction d’une forme de vie sociale, mais en fonction d’une trajectoire parmi diverses formes de vie sociales – si tant est que cette trajectoire ait un fil conducteur repérable.

Cela est possible parce qu’il y a certains points communs entre différents types, permettant le glissement de l’un à l’autre sans qu’il y ait, pour autant, une forte contradiction interne. À ce titre, Perusset (2020) a proposé une « matrice des styles de vie » qui rend compte, en un schéma, des divers rapports de sens que peuvent entretenir les seize figures. Sa matrice est composée de deux grandes oppositions :

  • À l’horizontale, l’opposition entre les « détachés » et les « passionnés », autrement dit entre les figures qui se mettent à distance du réel – que l’on retrouve dans la moitié supérieure – et celles qui se plongent pleinement dans le monde – que l’on retrouve dans la moitié inférieure. Cela signifie, par exemple, que la figure d’anti-dandy est radicalement opposée à celle du caméléon – le glissement de l’un à l’autre serait incompréhensible –, mais a certaines affinités avec celle de l’Oncle Sam, de l’ours… – le glissement ne romprait pas une certaine intelligibilité ;

  • À la verticale, l’opposition entre les « instinctifs » et les « communicants », autrement dit entre des figures qui sont « inspirées », exprimant de fortes motivations « internes », quitte à déplaire – que l’on retrouve dans la moitié gauche – et celles qui sont « cultivées », visant à plaire – que l’on retrouve dans la moitié droite. Cela signifie une opposition absolue entre la figure du dandy Brummel, qui charme son environnement parce qu’il doit le faire, avec celle du chien – qui est heureux d’être charmé –, tandis qu’il a certaines affinités avec la figure du sage, de l’amoureux

Le croisement de ces deux axes d’opposition produit quatre grandes familles de style de vie :

  1. Les âmes farouches, qui agissent selon leur humeur, de manière vive ;

  2. Les compagnons de route, qui agissent selon leur humeur, de manière plus tempérée et distanciée ;

  3. Les personnages du réel, qui ont une intention d’exprimer quelque chose par leurs actions, tout en respectant la logique de leur environnement ;

  4. Les esprits conquérants, qui ont une intention d’exprimer quelque chose par leurs actions, en vue d’exercer une influence sur leur environnement.

Au sein de ces grandes familles, les figures se distinguent en ce qu’elles apparaissent comme simples et facilement lisibles – styles évidents – ou, au contraire, davantage complexes et invitant manifestement une interprétation – styles intrigants. Cette distinction de styles est moins fondamentale que les autres, permettant un glissement très lisible.

Ces oppositions engendrent la matrice suivante (Fig. 1).

Au cours de sa carrière, une star peut glisser d’une figure à l’autre tout en restant lisible, si tant est que cette transformation reste dans un certain cadre de proximité :

  • Rester au sein du même style – intrigant ou évident ;

  • Rester au sein du même hémisphère : Tom Cruise est, par exemple, strictement du côté (droit) des « communicants », il travaille le rapport au monde, souvent centré sur lui (l’amoureux), mais doit connaitre et maitriser son environnement – Jack Reacher, méfiant, doit connaitre les formes de surveillance pour s’en échapper, car il est savant –, ainsi que son entourage – le charme peut souvent avoir une fonction essentielle, Tom Cruise pouvant facilement glisser vers le dandy Brummel ;

  • Rester au sein de la même grande famille : Clint Eastwood est à ce titre exemplaire, puisqu’avec l’âge, à défaut de garder exactement la même forme de vie qu’à l’époque de Dirty Harry (Don Siegel, 1971), il est resté dans le même univers signifiant – celui des âmes farouches –, ce qui maintient une lisibilité et une cohérence – mieux, son « personnage » a encore gagné en profondeur (Mulhall 2001).

Figure 1

La matrice des styles de vie (Perusset 2020, 243)

La matrice des styles de vie (Perusset 2020, 243)

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C’est dire l’intérêt d’étudier la trajectoire de carrière d’une star : elle n’est plus astreinte à un simple type ; son « moi » s’enrichit, se densifie et se complexifie à travers le changement de figures. Ce faisant, elle se singularise de plus en plus, tout en devant rester lisible ; la trajectoire de carrière pose ainsi, à son niveau, la question des possibles et/ou de l’insistance sur un problème. Par exemple, contrairement aux variations proposées par Eastwood, Tom Cruise reste dans un univers très circonscrit ; c’est alors une figure qui questionne profondément ce qu’il en coûte d’être intensément sentimental dans un monde qui se focalise avant tout sur la performance : il exemplifie une vie de devoirs – aimer, connaitre, charmer – difficiles à assumer – psychologiquement dans la jeunesse et physiquement avec la maturité.

Cette trajectoire n’a rien d’une évidence. Il se peut même qu’il y ait des « faux pas », perturbant la lisibilité et risquant ainsi une opacification de la star, pouvant aller jusqu’à sa déchéance. Une star déchue est effectivement celle dont la figure n’intéresse plus, qui ne connait plus d’actualisation ou qui est devenue incompréhensible.

Il peut ainsi être intéressant d’évaluer et catégoriser des styles de trajectoire de carrière. Pour cela, nous pourrions reprendre la grille d’analyse (Fig. 2) que Floch (2002) a proposée pour étudier les comportements d’usagers du métro – qui, eux aussi, doivent négocier ou non avec des imprévus : la trajectoire est-elle continue – il y a un fil conducteur manifeste – ou discontinue – il y a eu une rupture, un changement de cap notable, où l’on aura tendance à distinguer un « avant » et un « après » ? Cette continuité est-elle affirmée – par exemple, Tom Cruise qui persiste à maintenir un type central de forme de vie sociale – ou négociée/gérée – comme les stars qui, les circonstances l’obligeant, changent de catégorie sans perturber la lisibilité ou le fil conducteur ?

Une star a pu avoir une carrière en arpenteur, professionnel, flâneur ou somnambule – il est d’ailleurs assez notable que dans les usages courants, on tende spontanément à qualifier de « grand professionnel » une personne qui s’efforce à maintenir un cap. Cette trajectoire participe de « l’encyclopédie » (Eco 2001) où l’appréhension d’une figure de star s’enrichit avec le temps ; elle peut même donner une autre teinte, une autre lecture à de premiers films qu’on revoit plusieurs années plus tard.

Figure 2

Les types de trajectoire de carrière (d’après Floch 2002)

Les types de trajectoire de carrière (d’après Floch 2002)

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Conclusion

Ce parcours, qui retraduit en sémiotique des intuitions et réflexions de Cavell sur les stars, s’emploie à entrer en conversation avec les recherches cavelliennes : des points seront vraisemblablement revus et corrigés, mais nous espérons offrir aux chercheurs en sciences de l’information et de la communication – et particulièrement en sémiotique – des perspectives d’études fructueuses avec l’appropriation des idées de Stanley Cavell, de même que nous espérons offrir un cadre méthodologique aux chercheurs d’inspiration cavellienne.

À ce titre, nous nous sommes concentré sur la dimension filmique de la star. Il reste, ici, un angle mort important : la figure publique de la star, autrement dit ses interventions et manifestations en dehors du strict cadre des films où elle devient une véritable figure culturelle – ce qui serait intéressant de caractériser et d’étudier, notamment dans le cadre d’une investigation sur l’ordinaire. C’est à dessein que cet aspect n’a pas été traité : il s’agissait d’établir une première passerelle, où sémiotique et philosophie cavellienne peuvent s’associer pour permettre une grande profondeur d’analyse au niveau filmique ; c’est seulement si cette base est acquise, avec son langage commun, que l’investigation avec la star pourra se déployer dans d’autres formes médiatiques.

On peut déjà envisager, à partir des thématiques d’analyses présentées, d’établir une potentielle générativité d’une star en particulier. C’est au fil des rôles tenus et des choix tactiques et stratégiques qu’un acteur se voit progressivement reconnu comme star : Bogart a d’abord été un « beau gars », dont on a reconnu certaines qualités de performeur avant d’être progressivement considéré comme une figure singulière à part entière.

Cette progressivité implique que les rôles notables n’adhèrent plus à l’acteur et qu’on pressente un fil conducteur cohérent de rôle en rôle, dont on va chercher la congruence, laquelle est la forme de vie stratégique, voire, pour les stars, la forme de vie sociale. Certains acteurs ont pu interpréter des rôles très marquants dans leur carrière sans pour autant devenir stars, parce que, précisément, ces rôles leurs sont restés « collés à la peau », c’est-à-dire qu’on les identifie à un rôle précis. Un cas d’école est Mark Hamill, à qui le rôle de Luke Skywalker est resté apposé ; est-ce parce que l’acteur n’avait pas les qualités nécessaires pour enrichir sa palette ? ; est-ce parce que personne ne l’a imaginé pouvoir incarner autre chose ? ; est-ce parce que le cinéma hollywoodien n’a pas trouvé d’équivalent à la figure de Skywalker ? ; nous ne le savons pas et peu nous importe, puisque c’est là toute l’ambiguïté de la star que d’être le fruit d’une rencontre entre un acteur et des jugements collectifs.

Ces différents apports qu’offrent les acteurs sont des objets de spéculation, mais aussi de discussion au sein de l’espace social – et, en cela, on peut alors faire dialoguer Cavell avec Dyer. Parmi les conversations – et les jugements – autour des films, il peut y avoir des jugements posés sur la narration et/ou sur un personnage, sur la performance d’acteur, la tactique, voire la stratégie de l’acteur – on peut envisager la même chose pour le cinéaste, mais cela impliquerait une autre sémiotique qui dépasse l’objectif du présent article… Jugements appliqués avec des appréhensions strictement esthétiques, strictement morales, ou davantage métissées – où esthétique et éthique se voient entremêlées : ce dernier aspect n’est pas une errance intellectuelle, c’est même ce qui donne son « importance » – pour reprendre l’expression cavellienne — au cinéma en ceci que toute action a une morale sous-jacente et que toute moralité n’existe pleinement qu’actualisée de manière circonstancielle. Notre grille, avec ses différentes étapes, permet un discernement : selon les temps d’analyse, l’approche répond à une appréhension précise ou, au contraire, permet une lecture métissée tout en restant lisible.