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Préambule

Peut-on dire que le temps a une couleur (à chaque époque, sa palette) ? Qu’est-ce qui fait que certains agencements chromatiques, qu’une certaine texture d’image, sont plus à même d’incarner l’image-souvenir d’un certain passé (années 1950, années 1980) ? Une couleur peut-elle susciter un sentiment de nostalgie, en nous rappelant une époque reculée de notre propre vie, voire une époque que nous n’avons pas vécue, mais qui fait appel à une mémoire extérieure à notre conscience et qui nous invite à « nostalgiser[1] » ? Si l’on a cru au xviiie siècle que le « ranz des vaches » pouvait provoquer chez les soldats suisses en campagne, loin de leur demeure, des crises de nostalgie aiguës et le mal du pays (Bolzinger 2 007, 39, 45-47), qu’en est-il de certaines couleurs ? Et de même que le « ranz » avait parfois l’effet de guérir le mal, pas uniquement de le susciter, est-ce que certaines couleurs qui évoquent le passé peuvent avoir un effet curatif sur celui qui s’y expose nostalgiquement ?

S’il n’est pas possible de répondre de façon clinique à toutes ces questions (ce n’est pas ma spécialité ni le but de ce texte), on pourrait avancer quelques idées en se penchant sur un exemple particulier dans l’histoire des techniques de représentation de la couleur au xxe siècle, à savoir la pellicule couleur mise sur le marché par Kodak en 1935 : le Kodachrome. Les multiples dimensions de cette pellicule célèbre, la fortune absolument unique dont elle jouit dans la culture populaire (sur ce terrain, et pour des raisons similaires, seul Polaroid rivalise avec elle), m’ont conduit à adopter un mode de présentation qui déroge à la logique argumentative et démonstrative à laquelle le lecteur serait en droit de s’attendre dans une revue scientifique (je m’en excuse d’avance). Ce texte est construit comme un montage de fragments juxtaposés, mieux, comme un album de famille. Il présente des « scènes » puisées dans la riche histoire de la pellicule, mais aussi dans ma propre histoire. Je voudrais ainsi faire apparaître, dans un miroitement kaléidoscopique, les circuits et les réseaux de la nostalgie qui est aujourd’hui associée à la couleur de ce mot. Je voudrais montrer comment le Kodachrome s’inscrit dans une histoire médiatisée des affects et une « nostalgie pour l’analogique » (Niemeyer 2018, 9-10), mais aussi dans une logique culturelle capitaliste que Kodak et diverses entreprises culturelles contemporaines ont tenté d’exploiter. Le pari (pour ne pas dire le parti pris) de ce texte serait que l’ambiguïté, les paradoxes inhérents à la nostalgie du Kodachrome sont indissociables de sa pluralité, des lamelles discontinues de son histoire. L’aura singulière de ce mot, « Kodachrome », continue de vibrer à travers les multiples strates entrelacées de temps, d’histoire et de mémoire qui l’enveloppent, et dont ce texte-mosaïque, anachronique, cherchera à faire entendre la polyphonie[2].

1. 1975-2018

Mon père réalisa des dizaines de filmsSuper 8 sur pellicule Kodachrome, 25 ou 40 ASA, du milieu des années 1970 jusqu’au milieu des années 1980 lorsque, comme plusieurs, il abandonna sa Super 8 pour une caméra vidéo (VCR, ensuite Hi8, aujourd’hui numérique). Sa caméraSuper 8 fut achetée quelque temps avant ma naissance, en 1975. J’adoptai pour ma part cette même caméraSuper 8, une Sankyo, au début des années 2000, et tournai des dizaines de cartouches de pellicule Kodachrome, jusqu’en 2009, moment où Kodak décida de mettre fin à sa production. Je me suis alors rabattu, comme plusieurs à l’époque, sur l’autre pellicule couleur inversible, l’Ektachrome, dont la production a à son tour cessé en 2012. En 2018, Kodak, contre toute attente, remettait en circulation une pellicule Ektachrome 100D en format Super 8 et 16 mm, ainsi qu’en pellicule photo 35 mm[3]. Je me suis acheté, au début de cette année-là, deux bobines pour tourner quelques images de famille, fêtes d’enfants, scènes de plage. Le Kodachrome, lui, selon toute vraisemblance, ne fera pas de « retour », malgré l’incroyable nostalgie qu’il suscite.

2. 1935-2009

Le Kodachrome est la célèbre pellicule couleur mise sur le marché par la compagnie Kodak en 1935, tout d’abord en format 16 mm (« daylight »), puis, en 1936, en 8 mm et en 35 mm diapositif. Il s’agit de la première pellicule couleur commerciale destinée, en premier lieu, à une clientèle d’amateurs et au marché domestique. Le communiqué de presse paru en 1935 déclarait non sans ostentation : « The world has needed color photography for thousands of years. »

Kodak, comme bien d’autres compagnies, travaillait sur un procédé couleur depuis des années. La compagnie développa ainsi un premier procédé Kodachrome en 1913 ainsi que le Kodacolor, procédé lenticulaire complexe qui fut lancé en 1928, puis abandonné après la mise en marché du Kodachrome en 1935[4]. Le Kodachrome fut inventé par deux musiciens classiques et photographes amateurs, Leopold Godowsky, Jr. et Leopold Mannes, en partenariat avec le laboratoire de Kodak qui les engagea en 1931[5]. La première version du procédé de développement de la pellicule, en 1935, supposait vingt-huit étapes et nécessitait environ trois heures. Ce processus fut plus tard simplifié, grâce notamment à l’introduction de la séquence dite K-14, en 1974. Mais le développement du Kodachrome allait demeurer complexe, chronophage et coûteux. Cela explique en partie la décision de mettre un terme à la production de ce type de film, sept décennies après sa création. Sa réputation auprès des amateurs et des professionnels est toutefois restée indépassable (Shanebrook 2016, 404-7). Reconnu pour son grain fin et ses couleurs saturées, en particulier le jaune et le rouge (associés depuis aux couleurs de Kodak), le Kodachrome possède une étonnante stabilité. Des décennies plus tard, les images ne semblent pas subir les affres du temps.

Contrairement à l’Agfacolor ou à l’Ektachrome, les couleurs du Kodachrome ne sont pas présentes sur les couches d’émulsion du film. Des teintures colorées sont ajoutées, étape par étape, durant le laborieux processus de développement. La complexité du procédé explique pourquoi, outre les laboratoires Kodak, un nombre très limité d’entreprises étaient accréditées pour effectuer cette tâche. En 2009, au moment où la décision fut prise de cesser sa production, les ventes de pellicule Kodachrome comptaient pour moins de 1 % des ventes de pellicule de la compagnie, alors même que, paradoxalement, elle était devenue un des symboles les plus immédiatement reconnaissables de la marque (Shanebrook 2016, 404-7).

3. 2015

À la fin de 2015, Kodak inaugure au Consumer Electronic Show à Las Vegas une campagne sous la bannière d’une « renaissance de l’analogique » (« Analog Renaissance ») qui trouvera plusieurs manifestations dans les mois et les années qui suivront : sortie d’une nouvelle caméra Super 8 (annoncée en 2015, mais toujours attendue sur le marché) (Habib 2019), entente avec les grands studios hollywoodiens (avec la caution de cinéastes vedettes qui s’engagent à toujours tourner en pellicule, tels Nolan ou Tarantino), un balado consacré à la « culture analogique » (The Kodakery), le lancement d’applications mobiles permettant de répertorier les films tournés en pellicule (Reel Film), des collaborations avec des marques de vêtements, des compagnies de skateboards, la commandite d’événements rétro, etc. Le retour de la pellicule Ektachrome (qui n’était discontinuée que depuis six ans, mais dont la publicité du « retour » donnait l’impression d’avoir ressuscité un mort), un an plus tard, participe également de cette tentative de repositionner l’image de la compagnie pour le xxie siècle, tout en capitalisant sur son héritage historique et sur la valeur iconique et symbolique de son passé. La compagnie mise sur une nouvelle forme de « rétromanie[6] », mais plus encore, sans doute, sur ce que certains chercheurs et chercheuses ont défini comme une « technostalgie[7] », caractéristique de l’âge postnumérique.

La « technostalgie » (on pourrait également suggérer le néologisme de « nostanalogie ») se caractérise par un investissement sensible dans un passé qui s’incarne en un média ou une technologie perçus comme obsolètes, ou « résiduels » (Acland 2007). L’ancienne technologie (vinyle, photographie argentique, machine à écrire, VHS, Polaroid) acquiert dans cet environnement au premier abord hostile une nouvelle pertinence, une visibilité sociale et un intérêt esthétique[8]. S’il existe une nostalgie pour l’analogique, elle trouve une parfaite incarnation dans la nostalgie liée à la compagnie Kodak elle-même et aux produits qui l’ont rendue célèbre. Kodak est un fleuron de l’entrepreneuriat états-unien, l’incarnation du génie du capitalisme industriel. Son déclin et sa faillite en 2012 furent perçus comme l’allégorie d’un affadissement des « couleurs vives », pleines d’espoir et d’assurance d’une certaine Amérique, sous la domination du « tout-numérique ». C’est une des raisons pour lesquelles sa survie de la faillite et sa reprise, toujours fragile, se font sous le signe d’une « renaissance » qui cherche à raviver ces couleurs disparues et idéalisées[9] en s’arc-boutant sur ce que le mot « Kodak » évoque pour tout un chacun : l’époque d’une Amérique « libre », inventive, désirable, stylée (qui irait du milieu des années 1950 à la fin des années 1960[10]) (Habib 2018). En évoquant un retour à et de la « culture analogique », la compagnie entend séduire non pas nécessairement ceux qui se souviennent de ces technologies, mais surtout la génération des milléniaux, née avec le numérique, et pour qui ces technologies dites « obsolètes » sont nimbées d’une aura d’authenticité, d’indépendance, de créativité.

4. 1973-2015

Kodachrome est le titre d’une célèbre chanson de Paul Simon qui ouvrait son troisième disque solo, There Goes Rhymin’ Simon, sorti en 1973. Il s’agit de l’une des rares chansons à être affublée d’un symbole « marque déposée ». Le premier nom auquel Simon avait pensé pour sa chanson était Going Home. Trouvant ce titre trop conventionnel, il chercha longtemps l’inspiration pour le remplacer, jusqu’à ce que le mot « Kodachrome » surgisse dans sa tête (Levitin 1997, 8). Le mot, en effet, rime à plus d’un titre avec « going home », motif central et toujours paradoxal de la nostalgie, à savoir la douleur du retour au pays natal[11]. La chanson en offre d’ailleurs une vision complexe où le « pays natal » est moins un lieu qu’une époque dans le temps, perçue comme idyllique. Le chanteur/narrateur se rappelle toutes les balivernes qu’il a apprises à l’école (« all the crap I learned in high school ») ainsi que toutes les filles qu’il a connues et qui ne peuvent pas être à la hauteur de son imagination (« If you took all the girls I knew when I was single/And brought them all together for one night/I know they’d never match my sweet imagination/Everything looks worse in black and white »). Si le noir et blanc ternit tout, au contraire, ces mêmes images-souvenirs sont forcément embellies par le Kodachrome de sa caméra Nikon qui leur insuffle les couleurs vives du vert de l’été (à la manière de son imagination) :

Kodachrome

They give us those nice bright colors

They give us the greens of summers

Makes you think all the world’s a sunny day

I got a Nikon camera

I love to take a photograph

So mama don’t take my Kodachrome away

Le Kodachrome, s’il fallait « traduire », permet au chanteur, dans un futur antérieur, de colorer l’image du passé et de se mentir ainsi à lui-même en transformant en un été resplendissant une vie sans grand relief. Cette vision quelque peu pessimiste et sceptique du monde est contrebalancée par le rythme trépidant de la chanson, son refrain accrocheur et le bonheur solaire qui s’en dégage (au point où peu d’auditeurs semblent relever son caractère désabusé et grinçant). Il n’en demeure pas moins que Kodachrome nomme bien le noeud qui lie nostalgie, couleur, technologie et souvenir, lesquels relèvent tous d’une certaine forme de « fabrication » imaginaire a posteriori.

Dans une section de son article « Don’t Take my Kodachrome Away », publié en 2018, qui évoque directement la chanson de Paul Simon, M. M. Chandler se penche sur les travaux de C. J. Bartleson, un chercheur engagé par la compagnie Kodak dans les années 1950 pour étudier la relation qui unit la perception, la couleur et la mémoire. Dans son étude « Memory Colors and Familiar Objects », publiée en 1960, Bartleson décrit l’écart existant entre le souvenir que les sujets étudiés avaient de la couleur de certains objets et les objets réels.

Bartleson showed that when asked to identify the color of a familiar object from memory, the vast majority of test subjects incorrectly gauged the color, with a penchant for aggrandizing saturation and amplifying brightness. Grass was greener in memory than in reality, and red bricks were much more red in what Bartleson termed “memory colors.”

Chandler 2018, 222

La saturation et l’éclat des couleurs propres au Kodachrome correspondraient ainsi à la façon dont notre mémoire, naturellement, crée nos souvenirs des objets, des moments, des visages. Cette étude déterminant non seulement la stratégie marketing, mais aussi les processus photochimiques des pellicules Kodachrome, notamment avec l’introduction en 1961 d’une pellicule plus sensible et aux couleurs encore plus vives, le Kodachrome II (40 ASA), en 16 mm et en 8 mm, et plus particulièrement avec le Kodachrome II Type A, en Super 8, introduit en 1965.

Comme le note Chandler :

Bartleson’s findings established a crucial mandate within Kodak as the photo-cinematic imaging industry at large: that representations should carry the colors of memory and not reality in order to look “right” in user’s eyes. This version of “right,” however, was not based in factual reality, but rather on how the mind’s eye chose to recolor what it saw in hindsight, reshaping it into what the viewer would like to remember.

Chandler 2018, 223

5. 1939-1954

En 2004, j’ai acheté une bobine de pellicule 8 mm dans une brocante. Sur la boîte était indiqué : « 1 939. Home Movie. Color ». En déroulant la bobine et en regardant sur le bord de la pellicule, on peut lire clairement le mot « KODACHROME ». Les deux petits points qui se trouvent sur la bordure de la pellicule confirment que cette pellicule a été produite en 1939 et que les images qui se trouvent sur la bobine ont probablement été tournées la même année. Au début du film, on voit une jeune fille à lunettes, les cheveux bouclés, portant une robe de fête blanche, s’avancer lentement vers la caméra, des ballons rouges et jaunes à la main. Dans le boîtier qui contenait la bobine se trouvait aussi un petit feuillet, rédigé au crayon à mine. On y apprend que la jeune fille s’appelle Joyce et que ces images ont été tournées à Highgate Springs, Vermont. Tout laisse croire que le film a été acheté et développé à Toronto. Récemment, passant par hasard dans la même brocante, je suis tombé sur un lot de bobines 8 mm Kodachrome, datées des années 1950. C’est en voyant le nom « Joyce » sur le carton de la boîte que j’ai compris qu’il s’agissait, en fait, de la même famille. J’ai rapidement acheté les trois bobines (1951, 1953, 1954). Sur l’une d’elles, on voit Joyce, la petite fille de 1939, devenue mère. J’avais désormais entre les mains près de vingt ans d’images aux couleurs chatoyantes de cette famille, que je ne connaissais pas.

6. 1949-1963

En septembre 1949, un photographe du National Geographic, Jack Breed, et une équipe d’explorateurs sont partis à la recherche de « curiosités géographiques » (« geographical oddities »), à travers les canyons et falaises d’un parc national de l’Utah. Le premier jour de leur voyage, ils rencontrèrent ce qui fut décrit comme un « color photographer’s paradise ». Dans son article « First Motor Sortie Into Escalante Land », Breed écrit :

It was a beautiful and fantastic country. A mile to the left near the base of the cliff I could see red pinnacles thrust up from the valley floor. The few natives who had been there called this area Thorny Pastures.” But we renamed it Kodachrome Flat” because of the astonishing variety of contrasting colors in the formation.[12]

Avec la permission de Kodak, le parc national prit le nom de Kodachrome Basin State Park en 1963.

7. 2009-2011

La pellicule Kodachrome est à l’origine de centaines, voire de milliers de reportages photo du National Geographic. Parmi ceux-ci se trouve certainement l’une des photos les plus reconnaissables et inoubliables de l’histoire du photoreportage, celle de la jeune fille afghane photographiée en 1984 par le photographe Steve McCurry dans un camp de réfugiés au Pakistan, et qu’il retrouva en 2002.

C’est ce même Steve McCurry qui eut l’honneur de recevoir la dernière bobine de trente-six poses de pellicule Kodachrome produite à la fin de 2009. Il l’utilisa pour prendre trente-cinq portraits de lieux et de gens à New York et en Inde. La toute dernière photographie sur le rouleau fut captée à Parsons, Kansas, sur la route qui menait McCurry à Dwayne’s Photo Lab, le dernier endroit dans le monde qui développait encore du Kodachrome. La photographie a été prise au mois de juillet 2010 au Oakwood Cemetery, où sont enterrées de nombreuses victimes de la guerre civile américaine. On y voit une statue de bronze dressée sur un socle en marbre, monument érigé en 1807 et faisant partie d’un ensemble funéraire dédié aux soldats tués durant la guerre. La photo, prise à la verticale, montre un soldat estropié esquisser de la main gauche un salut militaire. À ses pieds (et ce n’est sans doute pas un hasard), on a déposé des fleurs, jaunes et rouges : les couleurs de Kodak, celles que le Kodachrome fait le mieux ressortir. Cette photographie de McCurry représente un salut aux morts (c’est son sujet). Mais l’acte photographique la transforme aussi, performativement, en un geste qui commémore et salue son propre support de captation. La photographie devient une sorte de lieu de mémoire de sa propre matérialité : elle réalise la disparition du Kodachrome, en en saluant l’histoire. Elle semble aussi dire adieu à la photographie argentique en général qui, à l’été 2010, semblait vouée à disparaître totalement de la pratique photographique.

Le dernier lot de Kodachrome fut développé le 18 janvier 2011 et donna lieu à un projet d’étudiants en photographie, ainsi qu’à un livre intitulé End of the Run : Photographs from the Final Batches (Barrett et Stang 2011). La dernière bobine de 35 mm développée aurait été photographiée par Dwayne Steinle lui-même, propriétaire du Dwayne’s Photo Lab. L’ultime photographie sur le rouleau montrait les employés posant devant le laboratoire, arborant des t-shirts où on pouvait lire : « The best slide and movie film in history is now officially retired. Kodachrome: 1935-2010[13]. »

8. 2010

Le cinéaste et musicien canadien Joshua Bonnetta utilisa en 2010 quatorze bobines périmées de Kodachrome pour réaliser un film expérimental, American Color. Tourné au cours d’un road trip qui le mena du lieu de naissance du Kodachrome, à Rochester, dans l’État de New York, à son ultime lieu de repos, à Parsons, Kansas, au laboratoire de Dwayne’s Photo, son film faisait lui aussi, selon la légende, partie du dernier lot. La trame sonore fantomatique du film (aussi offerte en disque vinyle) est un hommage aux deux Leopold qui inventèrent le Kodachrome. Elle est composée de morceaux de violon ralentis, de bandes magnétiques et de captations in situ de radio à ondes courtes effectuées au cours du voyage. La bande image, pour sa part, est composée de courts segments alternés de couleurs pures (dans la tradition des films de Dwynell Grant ou de Paul Sharits), entrecoupés de plans courts, fixes, filmés à la main, dressant une sorte de portrait pastoral de l’Amérique. Les plans – qui semblent avoir été tournés à la fin de l’automne ou au début de l’hiver – sont généralement sombres, crépusculaires. On y retrouve des motifs récurrents de fleurs (comme autant de bouquets funéraires), d’églises, de jouets abandonnés, d’espaces quelconques, de lieux vides, ainsi qu’une panoplie d’objets jaunes et rouges (palissade en bois peint, bornes-fontaines, etc.). Une portion du film a été tournée dans un cimetière. L’iconographie participe d’une esthétique du deuil et compose aussi l’allégorie d’une Amérique disparue, profondément enracinée dans ses paysages et ses icônes évanouies. Tout comme les « dernières photographies » de McCurry ou des étudiants, le choix des sujets crée des images étrangement hors du temps tout en étant à propos du temps, lesquelles dégagent une vive impression de dislocation temporelle et géographique. American Color est une allégorie commémorant l’existence de la pellicule argentique et du Kodachrome en particulier, de sa naissance à sa mort. Le Kodachrome aura vécu 75 ans, ce qui correspond à peu près à l’espérance de vie aux États-Unis aujourd’hui, qui est de 78 ans.

9. 2018

Kodachrome est le titre d’un film produit par et paru sur Netflix en 2018, inspiré par un article du New York Times au sujet de Steve McCurry[14]. Mettant en vedette Ed Harris, le film relate l’histoire d’un photoreporter de renom, amer et colérique, atteint d’un cancer, qui se lance dans un road trip pour aller développer des rouleaux de pellicule Kodachrome chez Dwayne’s Photo avant qu’il ne soit trop tard – avant qu’il ne meure, et avant que le film ne puisse plus être développé. On l’aura compris : ici, les deux existences – celle du photographe et celle de la pellicule – se confondent. La secrétaire du photographe parvient à convaincre le fils de ce dernier – qui entretient une relation très conflictuelle avec son père, à qui il reproche de n’avoir pas été présent, de ne l’avoir pas « regardé » de toute son enfance – de faire ce voyage « analogique » à travers le pays (ils conduisent une vieille voiture, le père lance le téléphone cellulaire du fils par la fenêtre, il discourt à qui mieux mieux au sujet de la magie de l’argentique et du caractère mortifère du numérique, etc.). Le photographe mourra le jour où Dwayne’s Photo développera les ultimes bobines de film. Le père laissera donc en héritage à son fils une série de clichés, que ce dernier visionne sur un carrousel à diapositives (objet par excellence de la nostalgie et de la fuite incontrôlée du temps, depuis au moins l’épisode mythique de la première saison de Mad Men). Ce que le fils découvre sur ces diapositives, ce sont des images de son enfance, de sa famille alors unie, de sa mère ; une idyllique – et sans doute factice – image de sa propre enfance, enveloppée dans les couleurs du Kodachrome. Le film se termine sur l’image du fils, rejoint par la secrétaire du photographe, tous deux pleurant, réconciliés avec le passé et avec le père post mortem grâce à la médiation de la célèbre pellicule qui lisse les aspérités du réel et guérit les blessures. L’exemple est éloquent de la dimension curative de la nostalgie et du média, sur laquelle plusieurs chercheurs et chercheuses se sont penchés pour finalement suggérer que, plutôt que d’être une maladie dont il faut guérir, la nostalgie pourrait être un remède pour redonner du sens à la vie[15]. L’acte de « nostalgiser », de se plonger dans le passé et de ressentir l’émotion douce-amère que procure la nostalgie, permet à l’évidence de donner un sens et de la valeur après coup à un passé qu’on avait négligé, qui était resté enfoui, dans l’ombre, non développé (comme on le dirait d’un film ou d’un cadeau). En effet, comme le veut le slogan publicitaire du film : « Over Time, Everything Develops. »

10. 19 mai 2016

On trouve régulièrement des pellicules Kodachrome non exposées sur eBay, en 8 mm, en Super 8, en 16 mm ou en 35 mm diapositif. Toutes ces bobines sont aujourd’hui périmées, et il est impossible de développer les films, à tout le moins de retrouver les couleurs de l’époque. Le fameux processus de développement K-14 (qui succédera au plus laborieux processus K-12), mis au point spécifiquement pour le développement du Kodachrome, est une des méthodes les plus élaborées jamais inventées et requiert des installations très sophistiquées. Il comprend 17 étapes et, tout comme, dans un autre contexte, le procédé de fabrication de l’émulsion du film Polaroid, il nécessite nombre de produits chimiques qui sont aujourd’hui discontinués ou carrément interdits en vertu des réglementations environnementales plus sévères (Sax 2016 ; Kaps 2016 ; Bonanos 2012).

On trouve facilement sur Internet des tutoriels expliquant comment développer soi-même des bobines de pellicule Kodachrome, grâce notamment à une technique dite « verte », à base de caffénol[16]. Le processus ne permet malheureusement pas de produire autre chose qu’une image en noir et blanc (négatif ou positif). Tirer une image en couleur s’avère plus compliqué. Cela explique en partie pourquoi il existe une véritable frénésie dans le monde de la photographie argentique, amateur ou expérimentale, autour de cette pellicule et des possibilités d’en développer l’image en couleur. La culture contemporaine du do-it-yourself possède d’ailleurs une spécialisation dans le domaine des technologies « argentiques », elle qui se concentre sur la redécouverte de gestes considérés comme obsolètes et se reconnaît par son goût aigu et vaguement obsessionnel des techniques oubliées (calotype, cyanotype, collodion humide). Nombre de photographes contemporains, tel Kelly-Shane Fuller, se sont donné le défi de trouver une méthode pour obtenir des couleurs à partir de ces films périmés[17]. Certes, on ne retrouve pas dans les photographies de Fuller la saturation caractéristique du Kodachrome (ni dans les rouges ni dans les jaunes), mais les couleurs légèrement affadies et la répartition un peu aléatoire des teintes confèrent aux impressions qu’il tire une aura mystérieuse, hors du temps. Parmi ses premières photos, alors que le processus était loin d’être encore maîtrisé, on trouve celle de son téléphone cellulaire indiquant la date du jeudi 19 mai 2016 : un décalage anachronique se joue entre le temps « réel » de la prise d’image et l’impression du temps du support lui-même.

11. 1938-1958

Le Kodachrome a été largement utilisé par les professionnels du cinéma, bien que très souvent pour des genres et des formes de cinéma de non-fiction[18]. C’est sur cette pellicule que quantité de films ethnographiques ont été tournés, tels Les maîtres fous (1954) ou Moi, un Noir (1958) de Jean Rouch, La villa Santo Sospir (1952) de Jean Cocteau, En pays neufs (1937) de l’abbé Proulx, des documentaires réalisés durant la Seconde Guerre mondiale comme Battle of Midway (1942) de John Ford[19] ou encore les images saisissantes réalisées par l’équipe de George Stevens, notamment lors du débarquement de Normandie ou de la libération du camp d’extermination de Dachau, longtemps oubliées et retrouvées au début des années 1990[20]. Ce fut aussi la pellicule privilégiée par Disney pour le tournage de ses travelogues, par quantité de films industriels et scientifiques ainsi que par plusieurs cinéastes d’avant-garde des années 1950 à 1 970 (Jonas Mekas, Stan Brakhage, Carolee Schneemann, Ernie Gehr). Ce fut également la pellicule utilisée par plusieurs cinéastes de l’ONF, notamment Norman McLaren pour le tournage de l’oscarisé Neighbours (1952). Malgré les efforts de Kodak pour rendre le Kodachrome « professionnel » (on pense entre autres à la mise en marché du Commercial Kodachrome en 1946), la lourdeur et la complexité du processus de duplication comme les restrictions sur le plan de la postproduction (effets spéciaux, étalonnage, etc.) firent en sorte que cette pellicule ne fut jamais adoptée pour des productions cinématographiques commerciales de fiction, et qu’elle sera vite remplacée, au début des années cinquante, par la pellicule Eastman Color Negative (Pope 2016). Cela aura eu l’effet, à la différence du Technicolor ou d’autres procédés couleur plus conventionnels, de limiter le Kodachrome à des types de films bien particuliers, un peu marginalisés et singuliers au sein de l’économie générale du cinéma, et de l’ancrer profondément, pour ce qui est du cinéma commercial, dans la période précise qui irait de 1938 au milieu des années 1950 : films utilitaires, films documentaires, films d’actualités. Cinéastes expérimentaux et cinéastes amateurs, notamment pour des raisons économiques, continueront à tourner en Kodachrome, en particulier avec l’arrivée du format Super 8, en 1965.

12. 22 novembre 1963

Le cinéaste de réemploi Jay Rosenblatt fait paraître en 2017 un court métrage intitulé Kodachrome Elegies. Le film de dix minutes est structuré en trois parties : 1.The Color of Memory; 2.The Color of Dreams; 3.The Color of Blood. La première partie est constituée de films de la famille du cinéaste, en 8 mm. On y retrouve le père et la mère, avant et après la naissance du cinéaste ; des scènes quotidiennes, dans le salon familial, à la plage, au ralenti. Dans l’une d’elles, le père et la mère ainsi que deux autres femmes, au rouge à lèvres éclatant, jouent avec une banane. La seconde partie du court métrage est composée de brefs extraits de films « commerciaux » (éducatifs, promotionnels, scientifiques) de natures très diverses, cousus par la logique du montage (un plongeur voit son mouvement se poursuivre dans celui d’un autre plongeur, au cours d’une autre scène, etc.), l’assonance poétique et certaines affinités visuelles. Par exemple, alors que le genre est chaque fois sensiblement différent, c’est toujours le même rouge, le même jaune, le même bleu, ceux du Kodachrome, qui caractérisent ces films et assurent leur cohésion. C’est aussi l’aspect pédagogique de l’essai de Rosenblatt : tel film de dissection, tel guide pour cuisiner un roast-beef, tel film éducatif sur le baseball, tel travelogue vantant les balades en kayak dans le Nord canadien, tel film promotionnel, tel essai nucléaire au Nouveau-Mexique, tous ont été tournés, sensiblement à la même époque (années 1940-1950), en Kodachrome. Ces images défilent lentement, comme extraites des crevasses d’une mémoire collective enfouie, comme arrachées aux profondeurs du rêve ou du cauchemar, sur le languissant quatuor à cordes no 15, opus 132, de Beethoven. La troisième et dernière partie du film, The Color of Blood, composée d’une seule séquence d’images au ralenti, jette un voile sombre sur toute cette élégie mélancolique. Très certainement l’image Kodachrome la plus connue, la plus commentée, la plus vue, la plus analysée de l’histoire du cinéma, il s’agit des 486 photogrammes (26 secondes) de pellicule Kodachrome II tournés à l’aide d’une caméra 8 mm Bell & Howell appartenant à Abraham Zapruder, le 22 novembre 1963, à Dallas, montrant l’assassinat du président John F. Kennedy.

13. 2017

Kodachrome est le nom d’un magazine publié par Kodak en 2017 (il existe à ce jour deux numéros imprimés, et plusieurs articles en ligne sont également disponibles sur le site du même nom). La revue porte comme sous-titre : Art. Film. Analog Culture. Les articles traitent d’une variété de sujets : compte rendu du Nitrate Picture Show de Rochester, portrait d’une chambre noire indépendante à Londres, rencontre avec des cinéastes ou des directeurs photo fidèles à l’argentique, éloge des revues imprimées, retour sur des histoires oubliées (le Colorama, les photographies de la lune prises par la NASA, rencontre avec un collectionneur de boîtes d’allumettes, etc.). Dans le texte introductif du premier numéro, intitulé « There Is Something Happening Out There », l’éditeur Joshua Coon (2017) explique : « Around the world a new generation has rediscovered the beauty and honesty of analogue technology. Not out of nostalgia, but appreciation[21]. » La revue cherche ainsi à célébrer une culture alternative, qui résiste aux facilités du tout-numérique et qui emprunte la voie souvent plus laborieuse, coûteuse et chronophage de « l’analogique », au nom de la tactilité, d’un contact (considéré comme) plus authentique avec la réalité.

L’axiologie sur laquelle se construit la ligne éditoriale de la revue consiste à placer d’un côté le numérique (synonyme d’ubiquité, de connectivité, de facilité, d’abondance, d’immatérialité, de froideur et d’aliénation), de l’autre l’analogique (synonyme de tactilité, de matérialité, d’un hic et nunc des choses, d’authenticité, de « réalité »). L’analogique réfère moins à une technologie, à un médium circonscrit, qu’à une relation binaire avec son équivalent numérique (Habib et Michaud-Lapointe 2018). Une revue imprimée n’est « analogique » que par rapport à une revue sur le Web. Elle ne l’est pas en soi. Pour la même raison, nous ne célébrions pas dans les années 1950 le caractère « analogique » d’un disque vinyle, du papier ou d’une machine à écrire (voir Habib 2018 ; Sax 2016).

Kodachrome est le nom d’une revue qui parle de cela. Il n’est pas question, dans les deux numéros publiés à ce jour, de pellicule Kodachrome. L’aura du nom et sa capacité à frapper l’imaginaire au-delà de ce qu’il signifie, de ce à quoi il renvoie initialement, montre bien le chemin parcouru par ce mot. Le magazine affiche les couleurs dominantes des emballages de pellicule Kodachrome, et la couverture du premier numéro ressemble au carton usé de nos vieilles bobines Super 8. L’accent nostalgique de l’entreprise est explicitement lié à la « couleur » de la revue. Chaque numéro consacre d’ailleurs un article à une couleur dont on retrace l’histoire. Le premier article parle du jaune ; le second, du rouge.

14. Aujourd’hui –

« Kodachrome » est aussi aujourd’hui le nom d’un filtre, d’un preset, d’un look, on pourrait dire d’un style. Plusieurs tutoriels sur YouTube vous permettent de recréer une image possédant les mêmes couleurs saturées caractéristiques du Kodachrome, et qui insufflent ce qu’un youtubeur a appelé « a nostalgia feel » à vos images numériques[22]. Le faux vintage ou le simulacre numérique d’images argentiques, comme l’ont montré plusieurs auteurs récemment, fait partie de notre culture visuelle contemporaine, à l’ère d’Instagram et d’Hipstamatic (Bartholeyns 2014 ; Caoduro 2014). Pour seulement 15 $, vous pouvez vous procurer un « préréglage » qui vous permet de transformer, en utilisant un programme comme Lightroom ou Adobe Illustrator, vos photographies ou vos images animées afin de retrouver le rouge, le bleu et le jaune caractéristiques du Kodachrome 64, 25 ou 40. On a par la suite la possibilité de jouer sur la saturation, d’augmenter ou de réduire le grain. Une recherche de l’authenticité, de la distinction est, paradoxalement, au coeur de ces outils numériques, alors même qu’ils sont le signe le plus patent du simulacre et du cliché (Nguyen 2017 ; Schrey 2014). Grâce au numérique, on se trouve devant une image qui, tout en étant coupée de ses racines techniques et de son support argentique, parvient, par le truchement de la technologie, à créer l’illusion du passé ; cette illusion opère également une liaison, une continuité par-delà la fracture du numérique, qui permet de suturer un temps historique de plus en plus vécu comme éclaté, disjoint, déboussolé (Bartholeyns 2014). Sans doute y a-t-il, dans cette volonté de donner aux images l’apparence ou la marque du prénumérique, un désir de renouer avec l’image (que l’on se fait) du souvenir, de la voir conformément aux couleurs de la mémoire qui sont, désormais, celles du Kodachrome. Cette photographie, cet extrait de film, cette archive ressemble maintenant à ce qui peut être reconnu (par un ensemble de caractéristiques formelles) comme une « image-souvenir ». Elle coïncide avec l’idée que nous nous faisions, jusqu’à tout récemment, d’une image du passé. Qu’on cherche à instantanément rendre désuètes, âgées, dépolies des images prises numériquement aujourd’hui est sans doute une manière de s’assurer, dès maintenant, fantasmatiquement, que ces images dureront (malgré la friabilité notoire des supports numériques), qu’elles peuvent se projeter dans le temps. Ces outils sont peut-être des manières de pallier l’oubli, ou de remédier à la nostalgie d’un présent qui ne cesse de fuir en le revêtant du vernis extérieur d’une trace photographique ou filmique tirée d’un passé à la fois proche et lointain : à hauteur de mémoire humaine.

15. En Kodachrome

« Kodachrome » est un mot pluriel. Il est devenu le nom de code de toutes ces choses contradictoires et paradoxales (d’où le pari de ce texte-mosaïque, en fragments) : il peut devenir l’allégorie d’un âge d’or de l’Amérique, désormais révolu[23], métaphoriser un passé qui s’éloigne dans le temps, mais dont on peut néanmoins retrouver les couleurs intactes. Assurément, une part de la fascination qu’exerce la pellicule Kodachrome tient au fait qu’elle vieillit sans perdre de son lustre, dans un monde de plus en plus programmé par une logique de l’obsolescence.

Comme la nostalgie, le Kodachrome est un phénomène historique et affectif complexe soumis à des enjeux de médiation, de technologie, d’industrie et d’investissement émotif. Tous deux renvoient au passé, avec lequel ils entretiennent une relation souvent volontairement fétichiste, et tout aussi souvent curative et instructive. Ce « rouge » et ce « jaune » qui enflamment les coeurs et l’émotion ne sont pas, n’ont jamais été la « réalité » : ils sont la réalité de ce que le Kodachrome fait subir à ce rouge à lèvres, à cette fleur, à ce ballon de fête, à ce coucher de soleil. Et, de la même manière, on pourrait dire que l’objet de la nostalgie correspond rarement à la « réalité » de cet objet. Finalement, c’est peut-être de cette capacité de transmutation chromatique de la réalité, et du style de vie qui l’accompagne, qu’on est nostalgique. On ne peut pas les retrouver. On doit se contenter de les contempler à distance, au pire, de tenter de les simuler, en leur donnant l’inquiétante familiarité de ces choses mortes qui vibrent encore.

Épilogue (1975-2017)

En 2017, en route pour la George Eastman House, à Rochester, dans l’État de New York, j’ai récupéré deux bobines de Kodachrome II 25 ASA chez un antiquaire, en Ontario. J’ai payé 16 $ pour les deux bobines. L’adresse à laquelle le film devait être livré après avoir été développé, indiquée à l’arrière de la boîte, se trouve curieusement à quelques rues de l’endroit où j’ai grandi, dans l’ouest de l’île de Montréal. Le film a probablement été tourné et développé autour de 1975, l’année de ma naissance, quelque temps après la sortie de la chanson de Paul Simon, un peu avant les Jeux olympiques de Montréal de 1976. Les visages croisés à travers les scènes de piscine, de parties de hockey, de fêtes de jardin, d’anniversaires sur cette pellicule 8 mm me sont évidemment inconnus. Je ne connais rien de la vie de ces gens, mais je possède un bout de leur histoire : une bobine de pellicule inversible est passée dans une caméra 8 mm au milieu des années 1970, dans l’ouest de l’île de Montréal, a été exposée à la lumière, envoyée dans un laboratoire de Toronto ou de Montréal, et fut renvoyée à cette même famille, avant d’aboutir, 40 ans plus tard, dans une brocante de Brockville, Ontario. Devant mon ordinateur, cette bobine en main, je contemple l’écart de temps entre ce moment, en 1975, et maintenant, ici, touché par l’éclat de ces couleurs, le voile de mystère qui se cache derrière ces visages. Ceci serait une manière parmi tant d’autres de « nostalgiser » grâce au Kodachrome, à l’époque du numérique.