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En 1908, un Européen vint à Bandiagara (Mali) pour y projeter un film. […] Les marabouts se concertèrent pour faire échouer l’entreprise. En effet, ce « blanc » voulait non seulement faire voir aux croyants des images impies, mais il voulait le faire moyennant rétribution. C’en était plus que trop. Il fallait saboter la chose.

Amadou Hampâté Bâ (1967, p. 9)

À la naissance du cinéma, les pays de l’Afrique sud saharienne francophone (ASSF), tous réunis, sont moins peuplés que la France, et n’ont rien en commun ; ils sont aujourd’hui reliés uniquement par leur passé colonial, avec le français comme langue véhiculaire non assimilée par toute la population, qui n’est utilisé régulièrement que par une fraction des habitants [1]. Cette vaste zone comprend les huit anciennes colonies françaises rassemblées au sein de l’ex-Afrique-Occidentale française (A-OF), créée en 1895, et les six de l’ex-Afrique-Équatoriale française (A-ÉF), créée en 1910. Si leur coopération économique perdure un siècle plus tard au sein de deux organisations, respectivement l’UEMOA (Union économique et monétaire ouest-africaine) et la CEMAC (Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale), aucun de ces deux ensembles transnationaux n’a développé de programme en direction du cinéma ni de la culture. La filière cinématographique commerciale y a été détruite en un quart de siècle, les distributeurs ayant massivement disparu au cours des années 1980 et les salles traditionnelles ayant fermé leurs portes au cours des deux décennies suivantes.

Les obstacles sont nombreux qui empêchent de reconstituer avec précision l’évolution de la diffusion du cinéma en ASSF. La tradition de grande oralité des acteurs de cette région et leur manque d’intérêt pour les sources écrites [2], l’absence de services statistiques des États, l’étroitesse de ces marchés tant en nombre de salles qu’en nombre de spectateurs, l’opacité des sociétés françaises coloniales et postcoloniales, l’enjeu idéologique qu’a représenté le cinéma durant les trois décennies qui ont suivi les indépendances sont autant de facteurs que n’a pas surmontés le faible intérêt des chercheurs pour le fonctionnement de l’industrie du cinéma en cette partie du monde.

Fig. 1

Géographie économique de l’Afrique sud saharienne francophone.

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Dans de nombreux pays, surtout industriels, l’importance économique de l’exploitation en salles a permis à celle-ci d’asseoir durablement sa domination sur trois niveaux : matériel, en ce qui concerne la production de films dont elle assure encore parfois majoritairement le financement (aux États-Unis, en Inde) ; symbolique, comme lieu de sociabilité, fondement de valorisation pour les films, qui y acquièrent un statut d’oeuvre d’art ; et également comme force imaginaire imprégnant le tissu social, la salle participant à l’activité culturelle d’une large partie de la population. La consommation de films en salles par le public assure encore seule ce triptyque, à ce jour aucune diffusion sur les autres supports (télévision, vidéo, Internet) n’y étant parvenue, malgré l’importance économique qu’ils ont pu progressivement acquérir, notamment au niveau de la production. Mais qu’un de ses trois axes s’écroule et c’est l’ensemble de la filière cinéma qui disparaît, comme cela fut le cas en ASSF — mais pas en Afrique anglophone. La principale différence entre ces deux aires résulte essentiellement de la conception du rôle de l’État, du maintien dans la première de la référence en production-réalisation à un cinéma « d’auteur » déconnecté de la demande populaire, par opposition au pragmatisme, à la décentralisation des outils cinématographiques et au rôle du marché qui ont prédominé dans la seconde. Un processus de reconstruction a démarré, depuis le milieu des années 1990, dans les anciennes colonies britanniques (et pas seulement au Nigeria ou en Afrique du Sud, mais aussi au Kenya, en Ouganda, en Éthiopie, etc.), qui ont connu depuis le début du xxie siècle un renouveau dynamique des formes d’exposition du cinéma et une production de films largement supérieure à celle de la plupart des pays européens. Rien de tel dans aucun des quatorze pays de l’ASSF.

Souvent déplorée, la destruction du cinéma marchand — hors l’exception très relative du Burkina Faso et parfois du Sénégal — s’avère donc spécifique à cette étendue géographique vaste comme treize fois la France, et il convenait de détailler les causes qui en empêchent la reconstruction, après avoir analysé celles qui ont provoqué sa disparition.

La période coloniale (1896-1959)

Dès l’origine, le cinéma se propage de manière protéiforme au sein de l’Afrique colonisée, les premiers exploitants ambulants européens arrivant par les grands ports, puis s’établissant dans les villes administratives et les zones qui concentrent la main-d’oeuvre. Après le débarquement d’un forain en 1900 à Dakar, d’autres projectionnistes itinérants parcourent le Sénégal en 1905, puis le Mali deux ans plus tard, et des cinéastes projettent leurs oeuvres au Togo en 1913, etc. Si sa forme commerciale en salles se trouve au centre de l’histoire cultivée du cinéma, les configurations ambulantes et non commerciales (écoles, chantiers miniers et grandes plantations, patronages puis centres culturels) domineront ces régions, ne laissant que peu de traces ou d’archives. Une double caractéristique, géographique — d’immenses territoires souvent difficilement accessibles et peu praticables — et démographique — une population rurale et disséminée —, va toutefois structurer la diffusion du cinématographe en ces territoires. D’une part, la forme ambulante, mobile, de village en village, va l’emporter, et demeurer la seule forme survivante en de nombreux pays (Bénin, Cameroun, Congo, Togo, etc.) un siècle plus tard. D’autre part, le faible niveau de vie des populations et l’identité longtemps exclusivement blanche des diffuseurs du cinématographe vont amener ces derniers à pratiquer les deux voies classiques de diffusion, commerciale et non commerciale, la seconde revêtant toutefois des formes plus variées et plus durables qu’en Occident, et étant, là encore, la seule à perdurer dans la majeure partie de l’ASSF au début du xxie siècle (Forest 2016a).

En ASSF, la pénétration commerciale du cinématographe suivit les mêmes voies qu’en Europe : des marchands ambulants parcoururent les capitales et les grandes villes de ces colonies, avant de parfois se sédentariser durant l’entre-deux-guerres, mais surtout après la Seconde Guerre mondiale. Peu de salles prenaient la forme classique, « noble », de leurs homologues européennes, c’est-à-dire fermées et couvertes, avec des sièges fixes. Les vastes étendues (environ 10 000 km de large) nécessitant des durées et des coûts de transport importants pour les bobines de films (par camion et par bateau, puis souvent par avion), les faibles urbanisations et densités démographiques, ainsi que l’absence de réseau électrique ont durablement limité les implantations, interdit la tenue de séances quotidiennes en de nombreux lieux et réduit le profit unitaire de chacune des salles. Cette faible rentabilité circonscrivait à la fois le nombre d’établissements permanents et celui des entrepreneurs pouvant vivre de cette activité, et donc favorisa rapidement la concentration tant des structures d’exploitation (dès les années 1930) que des salles, dont le nombre a oscillé ensuite autour de trois cents lieux de projection (en 16 mm ou en 35 mm).

Comme dans la plupart des pays, la clientèle, jusqu’aux années 1950, était segmentée, essentiellement en fonction de la situation géographique des salles. Bien qu’aucune loi ne l’édictât, la ségrégation raciale fut dans les faits présente partout jusqu’après les indépendances. Certains quartiers n’étant habités que par les Européens, ils accueillaient conséquemment des lieux de sociabilité — dont les cinémas — par eux seuls fréquentés. De nombreuses autres salles s’établirent avec une mixité raciale et sociale, même si la répartition spatiale reflétait souvent une forme de ségrégation (les Européens aux premiers rangs devant l’écran, ou sous la partie abritée, par exemple). Mais il pouvait être de bon ton pour les élites autochtones de fréquenter ces salles, manifestation d’un partage des goûts et des valeurs des dominants. Enfin les salles les plus nombreuses, dans les quartiers populaires, n’étaient fréquentées que par des Africains.

De manière plus accentuée qu’en Europe, cette segmentation sociale, raciale et spatiale recouvrait celle des dates de passage des films et des prix des places, trois grands types de salles fixes coexistant jusqu’aux années 1970. Quelques salles d’exclusivité d’une capacité moyenne de 500 à 1 000 places, habituellement situées dans la capitale, diffusaient les mêmes programmes qu’en métropole : des actualités filmées suivies d’un court métrage, puis du long métrage — ce dernier, généralement un succès français ou américain, parfois européen, déjà amorti sur son territoire (ce qui permettait aux distributeurs d’obtenir plus facilement et pour moins cher quelques copies), ne demeurant en général qu’une semaine à l’affiche en un même lieu. Des salles de seconde vision, plus nombreuses, au public et à la programmation mixtes, passaient ces films le week-end après les salles d’exclusivité et projetaient en semaine d’autres films européens auxquels se rajoutaient des films arabes (essentiellement égyptiens) et indiens, souvent en double programme (deux films pour le prix d’une seule séance) et sans court métrage. Pour ces films, le prix de la place était de cinq à dix fois moins élevé que pour les exclusivités. Enfin, un grand nombre de salles populaires situées dans les faubourgs des grandes villes ou dans des agglomérations rurales les diffusaient plusieurs mois plus tard, le plus souvent en semaine et en double, voire en triple programme, pour un public exclusivement africain.

Il importe de souligner que chaque marché national de l’ASSF était géographiquement vaste, mais économiquement très restreint, la taille de chacun équivalant au plus à celui d’une ville française moyenne, à la différence des pays de l’Afrique du Nord, aux marchés considérables. De ce fait, seule la couverture de toute la zone transnationale du sous-continent s’avérait commercialement viable pour amortir l’importation, puis la distribution d’un film. Après la Seconde Guerre mondiale, le marché des salles de cinéma en ASSF s’est concentré dans les mains de quelques exploitants, pour aboutir à une stabilisation pérenne autour du duopole exercé par la COMACICO (Compagnie africaine cinématographique industrielle et commerciale) et la SECMA (Société d’exploitation cinématographique africaine), qui contrôlèrent plus de la moitié des écrans en engrangeant une part supérieure de la recette, car elles possédaient ou géraient les salles au meilleur rendement. Ces deux entreprises franco-monégasques, qui cumulaient les fonctions d’importation et de distribution de la quasi-totalité des films, en sus de l’exploitation directe de la majorité du parc et de la programmation des autres salles de la zone, dominaient dès les années 1920 le marché très étroit du cinéma en A-ÉF et en A-OF. La COMACICO, restructurée en 1959 par Maurice Jacquin [3], y oeuvrait depuis 1926, et la SECMA avait succédé en 1948 à la société d’exploitation Maurice Archambaud. Elles se sont progressivement partagé les marchés de l’exploitation et, surtout, de l’importation et de la distribution des films en A-ÉF et en A-OF, les autres exploitants devant passer par leurs filiales monégasques, l’IMPORTEX et la COGECI (Compagnie générale cinématographique), afin de s’alimenter en films, notamment les plus commerciaux.

L’évolution précise du parc n’est pas connue et n’a, à notre connaissance et faute d’archives, jamais pu être déterminée exactement pour aucun des pays, mais varie selon les équipements retenus (salles couvertes ou non, ouvertes toute l’année ou pas) pour se situer entre 280 et 350 écrans fixes jusqu’aux années 1970 [4]. Ce parc était donc adapté à la taille de la population, mais très étriqué dans l’absolu compte tenu de l’étendue du territoire concerné, ce qui en faisait donc un marché secondaire pour tous les intervenants : producteurs, importateurs, distributeurs et exploitants. Par comparaison, la France abritait à la même époque 5 600 salles et, sur le continent africain, l’Algérie en comptait à elle seule plus de 500, tout comme l’Afrique du Sud. La méconnaissance des réalités culturelles et démographiques liées à la faible urbanité de l’ASSF, la transposition de la situation mieux connue de l’Afrique du Nord sur celle des pays au sud du Sahara et l’assimilation dans l’imaginaire colonial de ces vastes territoires comme promesse d’une expansion et d’un potentiel infini de richesses à exploiter biaiseront gravement et durablement le regard porté par de nombreux Européens sur le cinéma en ASSF. Ce tropisme jouera également pour plusieurs cinéastes et intellectuels africains après les indépendances, sous prétexte d’appartenir au même continent et d’avoir subi la même domination impérialiste européenne que les Maghrébins. Ces erreurs d’analyse conduiront à une appréciation erronée de la situation postcoloniale et contribueront à nourrir de nombreuses illusions.

De l’immobilisme économique à la frustration idéologique (1960-1968)

La décennie qui suivra les indépendances ne marquera aucun changement pour le cinéma en ASSF, les gouvernements africains s’y intéressant peu du fait de sa faible importance économique et de la priorité donnée à d’autres secteurs (autonomisation des administrations et de l’armée, infrastructures, etc.). Une nouvelle génération d’artistes, incluant des cinéastes formés pour la plupart à Paris ou à Moscou [5], va trouver de nombreuses tribunes internationales (ONU, UNESCO, etc.) pour faire résonner un sentiment favorable au tiers-mondisme et à l’indépendance culturelle. Souvent doublée d’un affrontement Est-Ouest d’où les arrière-pensées géostratégiques de certaines puissances régionales n’étaient pas absentes [6], l’opposition marxisme-capitalisme jouera un rôle notable dans le cinéma, au nom de la lutte contre le postcolonialisme économique. Si les autres arts (littérature, danse, etc.), peu coûteux à produire, ont rapidement pu s’émanciper, l’ampleur des capitaux nécessaires à la production d’un long métrage, et surtout l’aléa de son amortissement économique en salles, maintenaient la filière sous la tutelle des entreprises françaises, phénomène perçu par les cinéastes africains comme un résidu inacceptable du colonialisme.

L’immobilisme du duopole français durant les années 1960 concentra les critiques à son encontre. La trentaine de réalisateurs émergents [7] de l’ASSF, largement relayés par certains intellectuels et acteurs institutionnels maghrébins et européens, ne cesseront de dénoncer, à partir du colloque de Gênes (Pommier 1974, p. 150), en 1965, et durant dix ans (Charte du cinéaste africain, 1975), le refus des circuits de salles de diffuser leurs courts métrages, les mauvaises conditions de rémunération et de diffusion de leurs longs métrages, la médiocre qualité des films programmés, le détournement vers l’Europe des bénéfices réalisés en ASSF par le duopole, etc. La vétusté grandissante du parc de salles, l’occupation majoritaire des écrans par les films états-uniens, la rotation rapide des titres en salles (un film par jour en moyenne dans les grandes villes), la rareté des films africains programmés et la modicité des prix de leur location furent filtrées par le prisme idéologique de cette minorité active de réalisateurs. Ils s’appuieront sur les travaux des rares pionniers qui se sont intéressés à cette question (en rencontrant de nombreux obstacles, dont l’opacité des entreprises concernées [8]) ; ils peuvent être regroupés en trois catégories : les Français et les Belges, essentiellement via une institution (Jean-René Debrix, Pierre Pommier, Victor Bachy), les cinéastes de l’Afrique du Nord et de l’ASSF (Tahar Cheriaa, Ferid Boughedir, Paulin Vieyra) et les chercheurs anglophones (James Genova, Thomas Guback…).

L’association UniFrance sera la seule à mener des enquêtes régulières — en 1961 (Carrière), en 1970 (de Place) et en 1980 (Roitfeld) — sur le marché africain ; enquêtes incomplètes du fait de la rareté des sources, mais qui permettront une évaluation de l’évolution du parc de salles comme des recettes, et leur ventilation selon la nationalité des films. Même en chiffres approximatifs, la double domination des films français et états-uniens y apparaît nettement dès 1960, les premiers étant majoritairement diffusés dans les salles de première vision, pour un tiers dans les salles mixtes et pour moins du cinquième dans les salles populaires, les cinémas de toutes les nations autres que la France étant fortement minoritaires (Carrière 1961, p. 221). Cette proportion ne variera guère durant le reste de la décennie et sera confirmée par un Français, Jean-René Debrix, qui va avoir une influence considérable [9]. Auteur d’articles peu nombreux, mais extrêmement bien documentés, il y mentionne notamment la domination du duopole COMACICO-SECMA sur l’importation comme sur la programmation des films, dénonce son faible dynamisme et sa position de rente, regrette l’inexistence des films africains en distribution et l’achat de leurs droits au forfait, et se fait le porte-parole des cinéastes africains. Toutefois, la mesure qu’il considère comme l’une des plus « importantes et urgentes », à savoir « l’instauration du contrôle des recettes cinématographiques » (Debrix 1968, p. 6), sera « oubliée » par la quasi-totalité des auteurs et des cinéastes qui le citeront, et qui n’en retiendront que les motifs de faire disparaître le duopole par rachat de ses salles, et la préconisation de la location des films au pourcentage (laquelle se faisait jusqu’alors au forfait) réclamée par les cinéastes africains qui espéraient qu’ainsi leurs films leur rapportent davantage.

N’étant pas des départements français, les colonies de l’A-ÉF et de l’A-OF ne ressortissaient pas au Centre national de la cinématographie (CNC) français, d’où, notamment, l’absence de contrôle des recettes, comme de billetterie officielle, ce qui, au contraire de ce qui se passait dans la métropole depuis la Seconde Guerre mondiale, empêchait la connaissance exacte des entrées comme des recettes, et ne pouvait que susciter approximations et suspicions quant aux pratiques des exploitants (Forest 2012). Toutefois, cette situation n’entravait pas la filière cinéma, car le duopole avait résolu la question de la remontée des recettes par deux mesures. Contrôlant toute la filière, il maîtrisait toute la recette en interne : les salles payaient la distribution, qui payait l’importation, qui payait les producteurs français et étrangers. Ces derniers fournissaient donc tous les films souhaités, selon un système de forfait puisque, justement, il n’y avait pas de billetterie officielle : une rémunération au pourcentage de la recette les aurait lésés, car évidemment, comme avant-guerre en France, les exploitants auraient minimisé les recettes déclarées.

Dans le cas du cinéma, contrairement à la quasi-totalité des autres commerces, le vendeur final — l’exploitant — est la clef de voûte du système, car il finance ex post proportionnellement les autres intervenants de la chaîne en fonction des recettes générées plutôt que selon le volume de produits achetés. Si, dans le commerce ordinaire, la fraude ne lèse « que » l’État, et indirectement les citoyens, elle ne pénalise pas le producteur du bien mis sur le marché, qui est toujours rémunéré, légalement ou non. Dans la filière cinématographique, toute minimisation de la recette déclarée par l’exploitant lèse la distribution et surtout, par contrecoup, la production, car si la location des films se fait au pourcentage de la recette, la minimisation de celle-ci diminue les sommes versées ensuite aux producteurs, ce qui réduit du même coup les moyens financiers consacrés à la production et donc le nombre d’oeuvres possibles (Forest 2012).

Manipulés par les Américains et les Russes qui veulent exercer leur influence sur cette zone après la mort de De Gaulle, par aveuglement idéologique et défense à court terme de leurs intérêts corporatifs, les cinéastes africains ne se soucieront pas de ce mécanisme, resteront dans le déni de la fraude et espéreront naïvement un fort engagement volontaire de tous les États africains, signant ainsi le prélude à la disparition de toute la filière cinéma au cours des deux décennies suivantes.

De l’utopie au chaos (1969-1984)

Accentuée par la faiblesse du prix des places indexé sur le pouvoir d’achat des populations, la nécessité d’un strict contrôle de la remontée des recettes s’avérait d’autant plus indispensable qu’aucun marché national pris isolément n’était économiquement viable au niveau de la distribution des films. Le savoir-faire de deux sociétés et leur entente quant au partage du marché avaient abouti à une concentration inévitable pour peser économiquement et se procurer au prix le plus avantageux des films sur les marchés internationaux, français et états-uniens en priorité. Du fait du verrouillage du marché par le duopole français, les Américains tarderont à s’implanter en zone francophone ; ils tenteront de le faire en 1970, à la faveur des perturbations provoquées par les mouvements contestataires, par l’intermédiaire du cartel Afro-American Films (AFRAM) ; celui-ci assurera alors la distribution d’une partie du catalogue de ses adhérents, affaiblissant le duopole français et permettant temporairement une certaine concurrence sur ce marché, dont la désorganisation grandissante le conduira toutefois à se retirer dès la décennie suivante, comme l’avait d’ailleurs prédit Maurice Jacquin (1970).

À la même période, les idéologies d’inspiration marxiste soufflent sur le cinéma d’une partie du continent. Les réalisateurs africains souhaitent s’émanciper de la contrainte économique qu’ils considèrent comme coloniale, et revendiquent la production et la diffusion maximale de leurs films. Encouragés par la tenue du premier festival de cinéma africain, en février 1969 à Ouagadougou, et baignant dans l’effervescence verbalement révolutionnaire et anticolonialiste du premier Festival culturel panafricain d’Alger, organisé en juillet de la même année, ils décident de se regrouper l’année suivante au sein de la Fédération panafricaine des cinéastes (FEPACI) ; le retentissement continental de l’audace et de la radicalité du congrès fondateur de la fédération, soutenu par les gouvernements de certains pays arabes pour d’autres motifs que cinématographiques, non seulement provoque sa reconnaissance par des gouvernements et des organismes internationaux (dont l’Organisation de l’unité africaine), mais conservera durablement le monopole de l’aura symbolique et de la représentation institutionnelle pour le cinéma [10]. Ces événements créent des frictions avec les salles commerciales de la COMACICO et de la SECMA, et le président de la Haute-Volta (Burkina Faso) décide en janvier 1970 de nationaliser les salles des deux circuits (ignorant au passage que certaines appartenaient à des Africains, et non aux Français). Mesure idéologique non préparée — sans personnel compétent pour reprendre la gestion des salles, aux prises avec des équipements vétustes et incapable de s’approvisionner en films, l’État voltaïque se verra contraint de conclure un contrat avec ces deux mêmes entreprises au niveau de la distribution deux mois plus tard —, mais le symbole est fort et aura des effets de contagion mimétique. Pour des motifs voisins, le Mali procédera à la nationalisation des salles des deux circuits l’année suivante, suivi du Dahomey (Bénin). Peu de temps après, la Guinée sera le premier pays à instituer une société publique nationale (Silly Cinéma) qui intégrera, elle, toute la filière cinéma, tandis que le Sénégal s’assurera le contrôle absolu de son propre marché en mettant sur pied la SIDEC (Société d’importation, de distribution et d’exploitation cinématographique) et qu’à sa suite de nombreux pays (Zaïre, Madagascar, etc.) créeront des structures nationales ad hoc d’exploitation ou de distribution, encouragés par cette première initiative voltaïque qu’ils croyaient efficace et fondatrice d’un nouvel ordre économique indépendant et plus équitable.

Dès lors, la COMACICO et la SECMA feront office de boucs émissaires. Leurs maisons mères étant franco-monégasques, elles seront accusées de détournement de ressources africaines et d’abrutissement volontaire des masses par des programmes avilissants, le réquisitoire confondant marge commerciale et bénéfice net dans des comptabilités purement imaginaires (les deux sociétés ayant toujours refusé de rendre publics leurs comptes cinéma). Sentant la conjoncture commerciale tourner, perdant certains marchés, contraintes de négocier au pourcentage et subissant la pression de l’AFRAM sur leur zone d’influence qui avait été protégée durant un demi-siècle, craignant de nouvelles nationalisations qui les déposséderaient de leurs actifs et subissant des pressions du gouvernement français soumis à d’autres contraintes géopolitiques majeures sur ce continent, les deux entreprises vont accepter de céder leurs salles et transférer progressivement leur activité de distribution au profit d’une entreprise franco-africaine (20 %-80 %). La société française UGC, récemment privatisée, en assurera la direction effective par l’intermédiaire d’une filiale, l’UAC (Union africaine cinématographique), dont l’objectif était clairement d’assurer une africanisation progressive mais totale des activités de distribution et qui sera dissoute après avoir cédé tous ses actifs en 1984.

Par méconnaissance de la nécessité impérative d’amortir les films sur une pluralité de territoires de tailles suffisantes, aveuglés par de nombreux présupposés (le duopole aurait voulu bannir les films africains pour des raisons idéologiques ou mercantiles, etc.) et leurrés par des discours politico-culturels affirmant que l’offre structurerait totalement une demande qu’il conviendrait seulement d’éduquer, les cinéastes porteront leurs principales revendications sur la production et l’exposition de leurs films. Ce militantisme panafricaniste et anti-impérialiste de la FEPACI va conduire ses membres à refuser tout cinéma commercial, à fabriquer l’utopie d’un affranchissement des contraintes économiques par simple volontarisme politique et à se penser moins comme artistes que comme guides d’un peuple à libérer. Ce combat atteindra son acmé dans la Charte du cinéaste africain adoptée à l’unanimité en janvier 1975 à Alger lors du deuxième congrès de la fédération : très symptomatiquement, les mots « public », « spectateur », « salle de cinéma », « distribution de film » n’apparaissent à aucun endroit. La seule indication économique assène que « la considération de rentabilité commerciale ne saurait être une norme de référence pour les cinéastes africains » (Vieyra 1975, p. 425). Tout est dit, y compris que, faute de ressources et d’un marché suffisant pour négocier, les salles ne pourront plus obtenir les films dans les mêmes conditions sur le marché international. Une structure régionale de distribution est alors imaginée. Au terme de rebondissements d’actionnariats liés aux soubresauts politiques africains, le CIDC (Consortium interafricain de distribution cinématographique), créé à cet effet en 1974, ne mettra pas moins de six ans pour fonctionner réellement, accueillant par transfert les actifs de l’UAC. Le consortium était censé être abondé par les quatorze pays membres à hauteur de 600 millions de francs CFA [11], notamment pour racheter les droits du catalogue de films et en acquérir de nouveaux, mais un seul pays s’acquittera de toutes ses contributions financières, trois autres partiellement, malgré la mise en place d’un début de distribution des films sur la zone. Attitude symptomatique d’une incapacité d’inscrire dans les faits une promesse politique, de mettre en place sur un marché limité le panafricanisme qui passait déjà de mode, confronté aux dures réalités de ce marché qui avait réagi de manière très éloignée des rêves d’une poignée d’artistes : le CIDC cessera de fonctionner dès 1985 et sera mis en faillite en 1989.

Mépris local des films populaires, attention internationale centrée sur la production africaine de films élitistes (« pour festivals »), méconnaissance des marchés internationaux de la distribution, absence de formation des exploitants et de leurs personnels, faible capitalisation des structures, non-rénovation des équipements, atomisation des marchés se repliant sur le pré carré national, égoïsmes politiques locaux peinant à réaliser une collaboration régionale effective et refus d’une billetterie contrôlée par la puissance publique : les bases minimales d’une régulation étatique manquèrent, prélude à la destruction inéluctable de toute la filière cinématographique.

Un désert de salles (1984-2017)

Constatant qu’en une décennie la diffusion de leurs films ne s’était pas améliorée malgré les nationalisations pour lesquelles ils avaient milité, les plus lucides des cinéastes africains prirent acte des difficultés de mise en oeuvre d’une politique publique cohérente, nationale, et a fortiori sous-continentale, tout en découvrant que l’argent du cinéma trouvait sa source partout dans le monde… du cinéma, et donc des salles. Celles-ci, en ASSF, sont cependant à cette époque aux prises avec des difficultés liées à la désorganisation du marché provoquée par la destruction d’un duopole qui n’a été remplacé par aucune structure africaine. Soutenus par des experts internationaux, ces cinéastes publient en 1982 un lucide Manifeste de Niamey, qui prend le contre-pied absolu des résolutions adoptées sept ans plus tôt et qui place l’économique au coeur des réformes à effectuer, à commencer par le rétablissement d’un contrôle des recettes en salles. Mais il est trop tard, et l’argent de ces salles va rapidement se tarir, l’incompétence, la fraude et la corruption se généralisant à tous les niveaux. Conséquemment, les films ne rapportent plus suffisamment pour couvrir les frais des distributeurs, qui ne peuvent plus apporter ou promouvoir des nouveautés intéressant le public. Les spectateurs se détournent dès lors massivement des salles, qui, de surcroît, tombent progressivement en décrépitude faute d’investissements nécessaires et ne sont plus gérées par des professionnels, mais souvent par des fonctionnaires pas toujours soucieux de l’expansion de leur activité ou par des commerçants multisecteurs uniquement attentifs au profit immédiat. Or au même moment elles doivent faire face à l’arrivée des concurrences de la télévision puis des vidéodisques, la même absence de régulation du marché favorisant le piratage et le faible prix de vente des DVD par non-paiement des droits d’auteur et de copyright lors de duplications illégales pratiquées à grande échelle et devenant le mode dominant de diffusion.

Tableau 1

Évolution du parc de salles en ASSF (1970-2015)

Évolution du parc de salles en ASSF (1970-2015)
Sources : COMACICO, SECMA, UEMOA, UNESCO, UniFrance

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La dévaluation de 50 % du franc CFA en janvier 1994 va aggraver la situation. Puis, prétextant que la Banque mondiale impose à certains pays comme le Sénégal des programmes d’ajustements structurels, hormis le Burkina Faso, le désengagement des États dans la culture deviendra quasi général malgré les éternelles déclarations de bonnes intentions, comme celles de l’UEMOA en 2004 et en 2014. Il s’ensuivra souvent la privatisation des rares salles de cinéma survivantes qui avaient été nationalisées une ou deux décennies plus tôt sans nulle part générer les profits promis ni voir les investissements nécessaires s’opérer. Les sociétés de distribution vont pour la plupart disparaître par incapacité de survivre sans subvention de l’État sur un marché de taille économiquement insuffisante. De leur côté, les réalisateurs vont se tourner d’abord vers la vidéo, puis vers le numérique, ce qui diminue fortement les coûts de production mais, au-delà des sujets plus populaires dont ils s’emparent avec un fort succès dans certaines zones, appauvrit la grammaire cinématographique, ce qui tend à les éloigner de la reconnaissance internationale liée à certaines normes industrielles, et, surtout, ne règle pas le problème de la diffusion de leurs films sur d’autres marchés que le leur. Diplomatiquement tus ou niés, détournement, corruption et piratage constituent le mode ordinaire de fonctionnement des économies de la zone, et, en l’absence d’intérêt politique et de régulation des marchés, la création cinématographique se trouve structurellement émondée, car son industrie est empêchée de fonctionner. Un tiers de siècle plus tard, alors que se posent d’autres questions, notamment de dépendance technologique, liées à la numérisation de la diffusion en salles (Forest 2016b), le Manifeste de Niamey n’a vu aucune de ses mesures appliquées.

Le degré zéro du cinéma a été atteint en ASSF au début de la deuxième décennie du xxie siècle, seuls deux pays accueillant encore une douzaine de salles, avec quelques initiatives isolées qui peuvent voir le jour, telle la construction d’un complexe de trois salles à Dakar en 2014. Cependant, de grands groupes étrangers comme Pathé, actant le fort développement économique de certaines poches urbaines et l’émergence parcellaire d’une classe moyenne partout avide de loisirs car disposant d’un accroissement de son pouvoir d’achat, songent à y relancer les salles, mais se heurtent pour le moment à l’étroitesse du marché, et un nouveau modèle économique reste à inventer. Le groupe Bolloré [12] s’est toutefois lancé, fin 2016, dans un ambitieux programme de construction sur deux ans d’un réseau d’une cinquantaine de salles de cinéma adossées à une scène de spectacle (zone en plein air adjacente) dans toute l’ASSF [13]. Dénommé CanalOlympia pour bénéficier de la notoriété des deux marques dont le groupe est propriétaire, ce concept innovant mais très surprenant, mis en oeuvre à marche forcée par des non-professionnels du secteur, soulève des questions quant à la véritable visée et à la pérennité de l’opération [14].

Quel avenir pour les spectateurs et quel rapport à la salle si un embryon de filière venait à renaître, portée notamment par de nouveaux réalisateurs ? Pour l’heure, ironie ou retournement dialectique de l’Histoire, avec le piratage Internet qui s’ajoute aux duplications illégales de DVD, l’ASSF pille massivement les ressources immatérielles du Nord pour un public avide d’images à consommer sur tous supports, mais au prix de la destruction de l’ensemble de sa filière cinématographique. Fait historique inconnu ailleurs dans le monde, au cours des trois dernières décennies la région s’est vue inondée d’images, la plupart issues d’anciennes colonies (Égypte, Inde, Mexique, Brésil, etc.) mais pas de chez elle, et une génération entière n’aura jamais connu ni de films africains francophones, ni la salle de cinéma.