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No lists of things to be done. The day providential to itself. The hour. There is no later. This is later.

Cormac McCarthy (2006, p. 52)

Adapté du roman de Cormac McCarthy (2006), The Road (John Hillcoat, 2009) met en scène un monde dévasté par ce qu’on devine être une catastrophe nucléaire. Plongés dans cette désolation, un homme et son fils errent en direction du sud en quête d’une hypothétique chaleur salvatrice. Déboussolés et munis d’une vieille carte rapiécée, ils errent davantage qu’ils ne se dirigent vers un lieu donné. Leur difficile périple est en outre maintes fois interrompu par l’irruption des « méchants », ces autres survivants qui ont pour seul dessein de subsister, comme eux, mais de manières combien plus cruelles et impitoyables ; soit en pillant, en cloîtrant leurs semblables et en dévorant littéralement la progéniture de ces derniers. Cette menaçante anthropophagie rappelle la condition limite à laquelle est confronté Robert Neville, le « dernier homme » présent dans les différentes adaptations cinématographiques du modèle littéraire du genre post-apocalyptique, I Am Legend de Richard Matheson (1954). De The Last Man on Earth (Ubaldo Ragona, 1964) à I Am Legend (Francis Lawrence, 2007), en passant par The Omega Man (Boris Sagal, 1971), le « dernier homme » s’inscrit dans ces récits de survivance comme la « légende » d’une réalité occidentale révolue ; un mythe archaïque, en somme, assiégé par une population infectée qui, sous des traits vampiriques chez Sagal ou bestiaux chez Lawrence, ne digère apparemment pas la perpétuelle résistance de cette figure mythique désormais désuète. Épié et menacé, le survivant s’apparente ainsi davantage à une « figure de proie » qu’à cette « figure de proue » qu’on imaginerait être le héros messianique. Et il en va de même dans les nombreux films s’inspirant de façon avouée ou non du récit de Matheson (de 28 Days Later [Danny Boyle, 2002] à 28 Weeks Later [Juan Carlos Fresnadillo, 2007]), ainsi que dans les quelques films d’horreur post-apocalyptiques de George A. Romero (Night of the Living Dead [1968], Dawn of the Dead [1978] ou Diary of the Dead [2007]), sur lesquels nous reviendrons. Dans tous ces cas, les survivants sont immanquablement confrontés à l’appétit de leurs « semblables », véritables sujets vidés de toute substance, morts-vivants condamnés à dévorer une humanité que l’événement — nucléaire, épidémique ou cataclysmique — leur aura préalablement dérobée. Pour le « dernier » survivant, rien à espérer de ce monde en disgrâce. Plus rien à remettre à plus tard, il est déjà trop tard. Plus rien qu’il puisse projeter, si ce n’est de résister à l’envie de s’arracher, dans une ultime violence, à cette terrifiante situation.

Qu’est-ce qu’une « situation » post-apocalyptique ?

Si la « situation » post-apocalyptique s’avère terrifiante, c’est qu’elle n’offre plus au survivant d’un monde dont la référence — ici notre mythique occidentalité [2] — sombre dans le non-lieu, le luxe d’opposer à sa condition présente l’assurance d’une réduplication symbolique. Une situation est symbolique dès lors qu’elle permet à l’individu, et au sujet-personnage le représentant dans la fiction, de se situer au sein d’une plénitude imaginaire cohésive qu’évoque le mythe de la civilisation et qu’alimente l’idée de société. De cette cohésion imaginaire se dégagent les figures politiques, sociales ou culturelles qui font l’économie matricielle d’une civilisation et permettent, éventuellement, la représentation cinématographique de celle-ci. C’est cette économie [3] qui permet en retour à l’instance moïque de l’individu — sa persona — de s’y reconnaître en tant que sujet, et de se sentir interpellé par l’autorité symbolique — la loi — à laquelle se réfère la cohérence de cette économie. L’économie matricielle d’une civilisation rejoue ainsi à l’échelle sociale la gestion spéculaire du stade du miroir évoqué par Lacan pour illustrer l’entrée de l’humain dans la logique de l’identité et de la reconnaissance d’autrui et, a fortiori, dans le registre symbolique de l’intersubjectivité. Bref, une « situation » est symbolique du moment où le miroir que tend à l’individu toute société permet à celui-ci d’accompagner une circonstance donnée (la disparition d’autrui, par exemple) d’un positionnement signifiant (la mort) au sein d’une structure référentielle de type langagière (le deuil), soit, là même où la circonstance en question fait sens. Cela assure la fonction représentative d’une conjoncture circonstancielle — sa réitération, sa remémoration, son anticipation —, et l’institue alors au sein d’une économie matricielle dans laquelle l’individu reconnaît la place subjective (celle de l’endeuillé) que lui assigne le miroir de la société occidentale en tant que référence textuelle originaire. Origine spéculaire sur laquelle insiste Pierre Legendre (2001, p. 10) lorsqu’il énonce l’idée que la société occidentale est structurée comme un Texte, et que, suivant Lacan, l’inconscient — la société — est donc structuré comme un langage (Lacan 1971, p. 233). Suivant cette logique, l’individu devient le sujet de l’inconscient, le sujet de l’énoncé textuel, ou ce que les Grecs désignaient comme un citoyen. La « situation », quant à elle, prend les caractères d’un énoncé circonstanciel qui procure alors à ce sujet la possibilité d’en incarner l’adresse. C’est ainsi qu’il est permis à l’individu, et au personnage filmique qui le représente comme sujet fictif de l’inconscient, d’éviter l’hystérie que provoquerait une condition où il serait coupé de la référence textuelle le situant et inhibant par la même occasion les failles relatives à la structure lacunaire du langage.

Ainsi, à la situation symbolique correspond de facto une série d’événements instituée par le Texte. En ce sens, dans un monde textuel pré-apocalyptique comme le nôtre, une situation est peu ou prou terrifiante — ou bien elle ne l’est guère longtemps — en ceci qu’il est toujours possible d’en faire l’histoire, de la dater, soit d’en inscrire l’avènement dans un réseau signifiant de moments réitérables, remémorés ou anticipés. Logique textuelle à laquelle répondent désormais les « événements » du 11 septembre 2001. Événements « datés » dont on peut avoir peur qu’ils se reproduisent, mais dont il est difficile, suivant ce contexte de possible répétition, de préserver la nature terrifiante [4]. Or, le film post-apocalyptique présente un monde où l’événement ultime a eu lieu, et dans lequel il semble désormais impossible d’en faire l’histoire. Notons en ce sens que peu de films post-apocalyptiques offrent aux spectateurs l’interprétation d’un événement dont la survenue aura parfois effacé jusqu’aux traces de ce qui aura mené à sa réalisation. Cet effacement de la Raison d’un événement permet d’en faire ressortir le « Réel » au sens lacanien du terme [5], l’intenable irréductibilité, et, surtout, de souligner les failles inhérentes à la structure langagière qui, justement, tenterait de l’interpréter et d’en faire l’histoire. Nous pouvons de la sorte opposer l’historicité d’une représentation cinématographique d’une réalité où l’événement reste à venir, au sentiment d’« hystéricité » qui hante toujours déjà cette réalité angoissée, et que le film post-apocalyptique, nous le verrons, se permet de traduire dans le registre de l’iconicité. Cette hantise hystérique constitue le paradoxe principal de la fiction post-apocalyptique en ceci que l’émotion qu’inspire la terreur de l’abîme nécessite la plénitude d’une réalité où l’événement reste à venir. C’est donc dire que la pleine réalité hante à son tour la situation lacunaire que met en évidence le récit post-apocalyptique. Elle en est en quelque sorte le symptôme. Ce pourquoi le spectre d’une cohésion imaginaire, mystique, théologique ou politique, persiste dans la fiction post-apocalyptique et nous permet toujours d’envisager une éventuelle rédemption. Spectre qu’incarne le « dernier homme » chez Matheson dans la mesure où il oppose au réel de sa condition la persistance d’une réalité désuète où la désuétude exprime de manière symptomatique la faillibilité même de sa réalité. Aussi, la situation post-apocalyptique du survivant demeure-t-elle bien une « situation » qui, plutôt que de permettre d’historiciser dans la peur l’événement à venir, évoque plutôt l’hystéricisation de la plénitude, soit la persistance structurelle du réel et l’angoisse vécue d’une « véritable » fin à venir. Ce qui implique pour toute fiction post-apocalyptique la préséance d’une structure, aussi microscopique soit-elle, qui oppose au réel lacunaire la pleine réalité dont il est la hantise. Il suffit de voir la situation dans laquelle est plongé Robert Neville pour appréhender cette préséance structurelle — figurée dans The Omega Man par les nombreux objets qui composent la résidence assiégée du personnage, véritable Mnémosyne occidentale.

La « situation » post-apocalyptique est donc bel et bien un paradoxe, autour duquel se construit cependant une véritable crise de la représentation. Selon Alain Badiou (1986, p. 32), pour qui elle est « le lieu de l’avoir-lieu », toute situation est éventuellement cohésive puisqu’elle « admet un opérateur de compte-pour-un, qui lui est propre ». En d’autres mots, une situation se caractérise par un devenir symbolique du moment où elle a « lieu », c’est-à-dire du moment où elle est repérable au sein d’un ensemble imaginaire homogène. Une situation nous autorise de la sorte à croire en une économie matricielle qui la rend possible en lui permettant d’être structurellement envisagée et, donc, d’avoir lieu. La situation symbolique renvoie à la puissance d’une matrice qui, par ses différentes conjonctures imaginales (l’économie des objets composant la résidence de Neville, par exemple), opère l’élision apparente du réel et ne fait voir d’une situation que son pouvoir signifiant, soit la représentation du circuit référentiel d’une réalité donnée. De même, parce qu’elle se redouble, toute situation possible dissimule-t-elle, comme en un symptôme refoulé, le court-circuit de sa propre faillibilité. Autrement dit, c’est parce qu’une situation possible se redouble symboliquement pour avoir lieu, qu’elle éveille chez le sujet l’intuition a contrario de cette situation impossible qu’implique l’émergence du non-lieu. Plongé dans un monde où l’inédite référence instinctive ou mystique (celle des « vampires » dans The Last Man on Earth ou celle de la « Famille » dans The Omega Man) lui échappe, le personnage de Neville ne voit dans ses repères habituels — ses objets familiers — que les symptômes d’une situation structurelle ici impossible : la sienne. Il s’agit bien là de l’« hystéricisation » propre à la dialectique d’une « situation » post-apocalyptique où les choses et les personnes ne sont plus à leur place. On peut reconnaître en ce sens le mérite du film Matrix (1999) des frères Wachowski d’avoir de son côté su mettre en scène cette dialectique en présentant un monde post-apocalyptique réel vis-à-vis duquel la réalité symbolique de l’événement à venir expose en pleine lumière l’impossibilité qui menace d’en court-circuiter la structure. Cette impossibilité critique prend dans ce cas-ci les traits de l’oracle, figure d’autorité profane qui exemplifie l’imperfection originaire d’une structure symbolique apparemment infaillible. L’oracle s’avère être en cela l’un des symptômes de la réalité, sa propre trouée lacunaire. Et c’est en attribuant ce pouvoir oraculaire aux ruines matérielles, aux infectés ainsi qu’aux morts-vivants ponctuant nombre de films post-apocalyptiques, qu’il nous est permis de reconnaître que du moment où, confronté à ces figures, il paraît irréalisable pour le survivant d’imaginer qu’une situation — politique, sociale ou culturelle — puisse à nouveau « avoir lieu », c’est la situation de ce dernier qui devient impossible, critique, et en cela, terrifiante.

Une situation sans état

La terreur émane donc de l’impossibilité pour le sujet-personnage d’intégrer un circuit référentiel qui, par sa médiation, le définit en tant que sujet. Aussi, c’est parce qu’elle est structurante que la cohésion imaginaire ajoute à toute situation la performativité du lien. Si une situation a lieu, c’est que le personnage est en mesure de se situer au sein d’une universalité admettant la possibilité, même fantaisiste, de cette situation. C’est que la cohérence d’une situation recouvre cette dernière d’une structure fantasmatique — l’histoire matérielle, chimérique ou spirituelle — dans laquelle le sujet est susceptible de se reconnaître. Et c’est cette reconnaissance qui est au fondement même de l’idée de « réalité » et de son prolongement idéologique dans la vraisemblance narrative propre à l’économie cinématographique de l’image-mouvement (Deleuze 1983). En cela, puisqu’elle doit être cohérente, toute réalité représentée à l’écran est de nature symbolique et, donc, de l’ordre du lien. Ayant pour racine étymologique le latin ad symbolum — « être avec » dans un réseau de signification —, le « symbolique » recouvre de fait la possibilité communicative d’une reconnaissance intersubjective. Dans cet ordre d’idées, la réduplication symbolique d’une situation, qu’entraîne entre autres la seule conjoncture actantielle des personnages dans un film, ne permet donc pas seulement à l’individu représenté d’y reconnaître sa présence subjective en regard d’un avoir lieu dont il incarne l’adresse, elle permet surtout d’envisager l’être de cette présence, son identité en tant qu’existant parmi les existants. Exister en société est déjà une idée, certes. Mais cette idée offre à l’individu l’occasion rassurante d’être situé dans un circuit représentable de temps et d’espace. Plus exactement, se situer dans le temps, d’une part, c’est pour l’individu avoir la possibilité de signifier à l’autre sa présence « maintenant » en fonction d’une durée (la « chronologie » des événements par exemple) au sein de laquelle la circonstance est médiatisée au moyen d’une économie de la réitération, de la remémoration et de l’anticipation ; se situer dans l’espace, d’autre part, c’est pour l’individu avoir la possibilité de signifier à son semblable sa présence « ici » ou « ailleurs », médiatisée au moyen d’une économie de la territorialisation et de la localisation. L’hystéricisation propre à la « situation » post-apocalyptique, on s’en doute, ébranle cette réduplication symbolique du couple espace-temps, et ce, de manière beaucoup plus dramatique qu’il n’y paraît.

Une analyse dialectique de la « situation » nous permet en outre d’envisager qu’un sujet-personnage puisse non seulement être situé, mais que de l’« état » de sa situation dépende également l’être de ce sujet. Être situé dans la durée ou être situé dans un lieu ne sont que les prérogatives ontologiques d’une réduplication symbolique ou d’un régime de représentation qui a force de loi. Dans la mesure où le survivant d’une catastrophe est confronté à ce qui n’a plus lieu, on comprend qu’une telle ontologie situationnelle ne soit plus d’ordre utilitaire et identitaire, mais s’avère le point nodal critique autour duquel gravite l’environnement du sujet en tant que révélateur d’un « désêtre » originaire et refoulé. L’environnement post-apocalyptique a ainsi pour focus imaginarius l’abîme auquel répond habituellement la plénitude imaginaire de la réalité et sur lequel repose, prête à exploser, l’hystérie latente du sujet. Les lois régissant la situation et le processus de socialisation qu’elles impliquent ont ici été renversées, entraînant dans leur chute la possibilité, pour le sujet-personnage, de se situer et de se représenter le monde et son histoire. C’est là toute la disgrâce symbolique d’un environnement post-historique comme celui qu’évoque The Road, où il est désormais impossible de dater le temps et de localiser l’espace. Rappelons-nous à ce propos les premières scènes de 28 Days Later. Jim erre dans un Londres désurbanisé. L’urbanité de la ville que permettent de figurer la circulation et la rumeur constante a disparu au profit d’un milieu symboliquement évidé. Au récit de cette désinstitutionnalisation visuelle du con-texte urbain correspond la suppression d’une économie de durée et de lieu qui permet d’ordinaire au sujet de se représenter la civilisation urbaine. Seule compte hic et nunc l’immédiateté de l’errance. Jim erre dans un espace urbain sans avoir à se soucier du minimum de civilité qu’impose d’ordinaire la « vie » en ville. Aucune règle de conduite ne demande à être observée et aucun code de la route n’a à être respecté. Si cette civilité n’a plus son lieu d’être, le personnage de Jim n’est donc plus en mesure à son tour d’assurer l’incarnation du citoyen. L’environnement post-apocalyptique s’avère en cela être un milieu hors-la-loi, l’environnement diégétique d’une situation sans « état », si l’on entend par « état » d’une situation le pouvoir signifiant d’un montage symbolique qui inscrit toute conjoncture circonstancielle à l’intérieur d’une structure légale et généalogique.

Comprenons que le hors-la-loi ne se définit pas ici en termes d’illégalité. Il ne peut y avoir de crimes dans un monde délivré de la cohésion imaginaire ou du montage symbolique qui fait d’une situation un « état » politique, par exemple. Une situation sans « état », comme l’a si bien illustrée la violence de Mad Max II (George Miller, 1981) et autres « spaghettis » post-nucléaires (1990 : Bronx Warriors, 2019 : After the Fall of New York, Warrior of the Lost World, The New Barbarians, etc.), implique donc pour le survivant une dépolitisation radicale au sens où, comme l’entend Jacques Rancière (1995, p. 43-67), il n’y a du politique que dans la rencontre hétérogène — ou dans un montage — entre un ordre policier qui définit les ayants part et les pratiques antagonistes qui opposent à cette « police » l’activité politique proprement dite, soit la prise de parole du sujet. Du point de vue d’une représentation du politique, le hors-la-loi est celui qui fait le mal envers et contre un bien auquel il refuse de prendre part. Ce sujet n’en existe pas moins au regard de la loi. Sa condamnation effective ou éventuelle est une façon de lui signifier, au sein de la réalité symbolique, la suppression de son ayant part, mais certainement pas la suppression de sa parole. En effet, une logique politique accorde toujours au sujet un droit d’« appel ». Une dépolitisation radicale du sujet exprime quant à elle l’effondrement de ce montage dans la mesure où l’opposant ne s’oppose plus à rien. C’est dans la violence du récit post-apocalyptique que cette affirmation prend tout son sens. La scène au cours de laquelle Jim dérobe le contenu d’une machine distributrice endommagée est une façon de mettre en scène cet effondrement. Jim commet un geste apparemment répréhensible, mais l’environnement diégétique ici présent est tel que le crime y est, par nature, impossible. Pour cette raison évidente qu’il n’y a plus de réalité à laquelle le crime pourrait se référer et au sein de laquelle la criminalité pourrait être idéologiquement représentée. La mise en scène de cet effondrement politique et son assimilation dans le régime de l’iconicité proviennent dans ce cas-ci du montage entre une économie « policière » de l’urbanité — le partage visuel des lieux, l’identification formelle des espaces publics, etc. — et l’incapacité du sujet de cette économie, Jim, à s’y reconnaître, à s’y opposer et, par voie de conséquence, à s’y assujettir. Cette impossible interpellation du sujet, liée à l’effacement d’une structure universelle légale, naît de surcroît de l’absence momentanée du « semblable », figure de médiation au regard de laquelle, également, il pourrait y avoir crime. Une situation sans « état » interdit donc toute reconnaissance intersubjective, tout en révélant au survivant l’impossibilité de faire partie d’une société, de « s’accorder ad symbolum […], [de] partager le même signe de reconnaissance ; soit, en d’autres termes, [de] communiquer à la manière humaine » (Legendre 2001, p. 16).

La trame de fond d’un environnement post-apocalyptique révèle de la sorte un monde sans partage, sans loi et dénué de parole, au sens où la parole n’est telle que dans la mesure où elle s’adresse à un interlocuteur. Faisant écho au mutisme de l’interlocuteur anonyme de Ralph au début de The World, the Flesh and the Devil (Ranald MacDougall, 1959), à celui, intégral, dans Le Dernier combat (Luc Besson, 1983) et aux appels téléphoniques infructueux dans Kaïro (Kiyoshi Kurosawa, 2001), personne ne répond au cri de désespoir que lance Jim dans 28 Days Later au milieu d’une avenue qui, décidément, ne mène nulle part. Qui plus est, la réprimande faite à Dieu dans The Quiet Earth (Geoff Murphy, 1985) demeure lettre morte : « If you don’t come out, I’ll shoot the kid ! », crie Zac, le survivant abasourdi, pointant son arme en direction d’un crucifix. Privé de répliques, le sujet post-apocalyptique n’a plus part. Mais plus tragique encore, du partage symbolique d’une référence textuelle permettant d’ordinaire de le situer parmi ses semblables, fût-ce en criminel, ne reste que de l’individuel et tout le solipsisme tragique que cette condition atomistique entraîne. Les liens sont rompus, la médiation est impossible, le montage se dénoue et la morale s’effondre. Cette « situation » inaugure bien ici une crise de la représentation qui ne trouvera sa résolution partielle que dans un développement éthique trouble au cours duquel le survivant nouera des liens de nature exclusivement circonstanciels, et non plus des liens sociétaux moralement et idéologiquement institués. Dans The Road, le fils s’interroge donc avec raison quant à la moralité des « méchants », dès lors que les « bons », pour survivre, n’hésitent pas à leur tour à laisser mourir leurs semblables. Une situation sans « état » n’interdit donc pas seulement l’institution du bien, elle interdit au sujet de se représenter idéologiquement le mal. L’éthique narrative du film post-apocalyptique commande ainsi l’errance du sujet-personnage au sein d’un environnement hors-Texte où rien n’est plus institué d’avance. La catastrophe n’a donc pas rayé l’existence du Texte comme tel, mais contribue à mettre en évidence l’absence originaire de la référence (morale) instituante — ou du dogmatisme — permettant, entre autres, d’identifier et de condamner ce qui en constituerait la marge. Ne reste dans ce monde textuel dévasté que les figures oraculaires, voire les symptômes d’un milieu brisé, dénué d’emblèmes et de ces autres « signes de reconnaissance » signalant au sujet sa capacité à se méfier du différent de soi et à reconnaître — et à se reconnaître parmi — ses semblables.

Une « zone » dans laquelle se dévoile l’attraction du réel

Dans un milieu hystérique où il s’avère dangereux d’« être avec » qui que ce soit, le survivant zone davantage qu’il ne se situe. « Zoner » désigne une façon d’errer dans la marginalité. Mais surtout, « zoner » au travers du danger que constitue la présence du « méchant » — l’autre en tant que soi-même [6]— s’impose comme le seul acte concevable dans une désinstitutionnalisation généralisée où règne à présent le désordre, la délocalisation et l’isolement. Ce pourquoi il s’avère peut-être préférable de parler d’une « zone » post-apocalyptique [7] plutôt que d’un « milieu » proprement dit. Le récit de cette « zone » présente donc au départ l’errance d’un sujet d’isolement. Rappelons-nous cette situation similaire à celle de Ralph dans The World, the Flesh and the Devil et à celle de Zac dans The Quiet Earth où Jim, après s’être éveillé « 28 jours plus tard », arpente un espace où rien n’a plus lieu ; un espace au sein duquel la persona du citoyen n’a plus part. Ainsi en est-il de l’hôpital laissé vacant, réduit à ce que Marc Augé (1992, p. 100) identifie comme un non-lieu, soit un « espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique ». Le non-lieu post-apocalyptique caractérise de la sorte l’inaptitude du sujet socialisé à établir un « état » des lieux à partir d’une scène urbaine privée de tout dogmatisme social permettant, justement, d’en faire état. Le non-lieu post-apocalyptique évoque cette zone désinstitutionnalisée qui présente, d’une part, le renversement de la référence textuelle, et, d’autre part, l’impossibilité pour le sujet de se situer en un lieu ou en une durée habituelle, et, forcément, d’y avoir part. Le récit de cette impossibilité pose d’emblée la question du « désêtre » du sujet-personnage. Non pas de la désintégration de celui-ci, mais de la persistance dans cette « zone » d’un étant auquel il serait interdit d’être. Signifiant sans signifiés, le personnage du survivant est en quelque sorte un inexistant perdu au milieu d’un monde pour lequel il ne représente plus rien. Ne reste de cet inhumain que les lambeaux mythiques d’une existence révolue lui ayant assuré jadis les garanties représentatives et emblématiques d’une « situation » familiale, sociale ou politique. Le pyjama d’hôpital enfilé par Jim et la nuisette que porte Zac illustrent bien cette existence révolue ou l’obsolescence d’une plénitude fantasmatique dont il ne reste que l’apparence résiduelle. Ainsi pouvons-nous nous figurer la torpeur du personnage post-apocalyptique : il incarne ce « zonard » ultime, existant sans être, qui erre sans but, ou encore avec pour seul dessein la réalisation d’une pulsion vitale à laquelle il manque désormais l’objet, ou plutôt, pour laquelle ne reste que la cruelle insignifiance de la Chose (Das Ding[8] — ou l’idée attractionnelle de plénitude absolue — dont on ne peut plus faire « état ».

Stalker (1979) d’Andreï Tarkovski illustre bien la disgrâce symbolique qu’inspire une telle « zone » dès lors qu’elle instaure pour le sujet-personnage l’environnement dans lequel se déroule une situation impossible. Deux individus qui, après avoir engagé un « stalker » (ou rôdeur), souhaitent ici atteindre, au sein d’un vaste territoire en ruine, une chambre qui, selon les croyances populaires, permettrait à celui qui réussit à y pénétrer de réaliser ses rêves et ses désirs. Cette chambre possède en somme le secret du bonheur. Un secret qui, pour l’individu, justifie à lui seul l’assujettissement à une réalité dans laquelle ce bonheur symbolique doit prendre place et, idéalement, faire sens. Aussi la chambre est-elle en soi le symptôme de cette réalité ; et son secret, le court-circuit qui l’« hystérise ». La chambre est en cela à la fois la cause et l’effet de sa propre représentation fantasmatique. De cette façon, le « véritable » contenu de celle-ci ne peut être visible ou dicible en ceci qu’il ne peut, raisonnablement, avoir lieu. Sa situation, en réalité, est impossible bien que symboliquement nécessaire, grâce entre autres au « sacré » secret qui la redouble. On comprend pourquoi il est demandé de croire en son contenu plutôt que d’espérer en jouir. C’est pourquoi, également, la chambre se situe au milieu de nulle part et apparaît, telle une image d’épiphanie, au sein d’un non-lieu spatiotemporel qu’on appelle ici, et fort justement, « la zone ». Ce n’est qu’au terme d’une longue errance dans « la zone » que les personnages parviennent à atteindre le seuil de la chambre. Or, malgré la jouissance qui les y attend, ils ne franchiront jamais le seuil de cette pièce apparemment vide. C’est que l’objet de leur quête est toujours déjà derrière eux, au sein d’une réalité « désuète » qui fait « état » de cette quête tout en permettant à l’individu d’imaginer l’existence de l’objet et de s’en représenter la « situation » fantasmatique. Le sujet existe pour cette Chose signifiante, bien que celle-ci, du moment où sa véritable situation relève de son seul symptôme, ne puisse exister pour lui. Hors du fantasme, point de salut. On ne peut faire « état » de cette situation que du point de vue du Texte qui en institue le désir et anticipe une jouissance toujours déjà différée. Stalker s’avère être de la sorte un récit gravitant autour d’une zone pulsionnelle, d’un environnement dont le centre d’attraction révèle l’impossibilité inhérente au désir constitutif d’une réalité ayant opposé à son propre symptôme le voile fantasmatique d’une « situation » empreinte de mysticisme et d’idéologie.

La leçon, pour notre propos, qu’on peut tirer du film de Tarkovski, c’est qu’à toute réalité symbolique correspond un vide symptomatique, fondamental et nécessaire, permettant à la société de perdurer — de progresser — et au sujet socialisé de s’accomplir — de se projeter, bref, d’exister. Dans une perspective diégétique, ce vide donne ainsi, et ironiquement, toute sa mesure à l’existence d’un sujet-personnage pour lequel s’articule autour de cet abîme structurel la cohésion imaginaire d’un Texte qui a force de loi. C’est la loi de l’attraction qui oppose de la sorte au vide une situation mystique ou idéologique qui, toujours, prédétermine l’abîme et place l’innommable ou l’irreprésentabilité de la Chose désirée dans le registre de la signification, du visible et du dicible, bref, dans le registre fantasmatique de la monstration. De même, le sujet-personnage ne peut véritablement voir et dire ce vide « en soi », il ne peut en jouir dans la mesure où celui-ci est toujours déjà différé par le désir d’objet et par les diverses figurations de ce désir. L’articulation cohésive et le montage symbolique du vide ne font plutôt voir et dire au sujet que le reflet objectif de sa propre pulsion. Aussi, l’articulation pulsionnelle est-elle bel et bien ce pour quoi le sujet désire ; puisqu’elle lui offre l’opportunité d’exister et de se reconnaître parmi les existants partageant avec lui le même objet, cause du désir. Et c’est à la persistance contenue et généalogique de cet abîme qu’on reconnaît, à plus grande échelle, la pulsion d’une société occidentale qui oppose à la réelle impossibilité du vide un fantasme d’accomplissement — le progrès — qui n’est tel que du moment où il n’est jamais satisfait. Ce pourquoi cet abîme doit être contenu, et sa préservation emblématique perpétuellement transmise. Sa légitimité généalogique ainsi que son historicité en dépendent. Par conséquent, on comprend que dès l’instant où il s’éjecte, de gré ou de force, de l’ordre symbolique duquel il lui est permis de désirer, de se reconnaître et de se représenter le monde et ses événements, bref, suivant la « traversée du fantasme » (Lacan) que cette éjection suppose, le sujet se heurte immanquablement au « véritable » objet du désir, soit, l’innommable insignifiance de l’abîme maintes fois répudié, voire l’immédiate, excrémentielle et réelle stupidité de la Chose. C’est en percevant le réel, cet immonde du monde, que le sujet-personnage appréhende du même coup ce autour de quoi s’articule l’ordre symbolique de la réalité : autour de l’irreprésentabilité attractionnelle de son impossible jouissance, bref, autour de son propre trauma symptomatique.

Une zone « entre-deux-morts »

Nous touchons là à l’image traumatique à la base de l’iconicité du film d’horreur post-apocalyptique et à la source de ce qui nous permettrait d’en proposer une analyse « symptomatologique ». Si à l’économie de l’image-mouvement deleuzienne, par exemple, correspond le registre fantasmatique de la monstration du désir et de ses innombrables figures idéologiques ou mythologiques (dont le corps de la starlette est l’exemple parfait), l’économie de l’horreur post-apocalyptique se situe quant à elle dans le registre symptomatique de la jouissance consommée, figurée par un éventail d’oracles hystériques ; figures oraculaires dont le corps du zombie est la plus remarquable incarnation. Un registre de la jouissance consommée à laquelle on pourrait faire référence en ayant recours au terme « monstruation » proposé par Jean-Luc Nancy (à la suite de Mehdi Belhaj Kacem)[9]. Pensons à la station-service en ruine au début de Land of the Dead (2005). Ces ruines ne laissent transpirer aucune mélancolie dans la mesure où elles ne montrent rien. À la monstration symbolique de la réalité succède ici sa « monstruation » symptomatique, voire, à défaut d’une cristallisation romantique propre à l’économie de l’image-temps, la monstruosité même de l’image-mouvement. À la scène emblématique de la station-service — le réseau signifiant permettant de la nommer, de nous en figurer l’historicité et, a fortiori, de nous émouvoir devant son signifié mélancolique — ne répond désormais dans la « zone » que la seule apparence immonde d’un emblème troué dont il ne reste, à défaut de nom — de nomos —, que la physis. Cette apparence crue, immonde, voire charnelle, est incarnée dans ce cas-ci par la présence du zombie du « garagiste » — puisqu’il faut bien le nommer —, sorte d’abomination excrémentielle de l’emblème. Le zombie est cette figure oraculaire, ce symptôme qui personnifie littéralement la trouée délivrée de l’apparente plénitude, voire du cliché que lui offrait naguère son articulation cohésive au sein d’un imaginaire urbain. De l’imaginaire du garagiste et de sa station-service ne reste qu’une image traumatique, soit l’apparence abjecte d’une chair évidée du désir qui la maintenait symboliquement « en vie » et offerte désormais à la destructivité d’une jouissance ayant finalement été consommée. Le zombie, cet « objet chu » qui nous « tire vers là où le sens s’effondre » (Kristeva 1980, p. 9), illustre à lui seul le répugnant secret de tout sujet socialisé ; il signale, en le personnifiant, l’abîme réel du sujet, l’objet de sa sujétion à un imaginaire qui n’a pour conséquence que de lui interdire toute « véritable » jouissance.

C’est en mettant en scène un monde libéré des scènes emblématiques permettant au sujet d’être situé dans le temps et l’espace, que le film post-apocalyptique parvient ainsi à faire l’économie du noyau vide d’une réalité qui fantasme et craint à la fois l’abîme qui la « symptomatise » et qui, de fait, en souligne l’absolue faillite. Ce trauma symptomatique illustre ce que Clément Rosset (1977) nomme, contre tout « imaginaire de la fin » qui tenterait d’en réguler l’épreuve, l’idiotie du réel [10]. Et ce réel n’engage en rien une émotion mélancolique qui ne ferait que sublimer la terreur de l’abîme. Le « centre d’attraction » de la réalité symbolique signale plutôt ce pourquoi le sujet préfère le redoublement à l’immédiateté ; pour éviter d’affronter l’insensé refoulé de son « désêtre » à venir et l’envers abyssal inhérent à toute « situation ». L’ordre symbolique de la réalité ménage ainsi au sein de sa propre structure contextuelle — que prolonge l’économie de l’image-mouvement — un point zéro qui demeure attractionnel, car il revient au sujet de le redoubler et d’en imaginer la plénitude afin de remettre à plus tard la néantisation originaire qui le guette. L’attraction du réel repose ainsi sur une structure qui a pour véritable secret l’existence différée de sa propre négativité. On peut citer dans ce contexte l’énoncé de Pierre Legendre selon lequel « le secret de la loi, c’est la mort [11] ». Mais une mort ultime — une disparition — qui n’a rien à voir avec cette mort mystique et idéologique, bref, cette mort imaginaire qui institue l’absence du disparu en inscrivant celle-ci dans le registre symbolique de la mélancolie et du deuil. La mort imaginaire — ou cette plus-value de l’abîme — dont le sujet fait l’expérience dans son rapport à l’autre, soit dans son lien social, fait « peur », mais elle ne « terrifie » qu’au moment où elle s’avère cruelle, insignifiante et dépourvue d’objet. Elle ne terrifie que hors de la cohésion imaginaire, soit au contact de la condition larvaire du corps ou du lieu cruellement évidé de son habitus ; une condition immonde, sans intermédiaire, qui n’admet plus le recours à l’émotion mélancolique qu’inspire d’ordinaire la figure du défunt. Il existe donc une mort imaginaire et monstrative — bref, cultu(r)elle — qui ne fait qu’instituer dans le fantasme l’image traumatique qu’inspire la négativité. Une seconde mort, monstrueuse, négative mais néanmoins figurable, est en cela envisageable. Et c’est au seuil de celle-ci que s’accroupissent les personnages du film de Tarkovski et à laquelle font face les survivants de Dawn of the Dead (Zack Snyder, 2004) lorsque, ayant atteint l’île promise, leur désir fait place à la monstruosité de la Chose, et que leur fantasme de délivrance échoue dans le coeur traumatique d’une jouissance définitivement consommée. Face à cette seconde mort qu’évoque le contenu de la chambre dans le premier cas et qu’incarne le zombie dans le second, le sujet-personnage fait l’expérience du réel, de cette négativité attractionnelle qui lui renvoie l’image, d’une part, de sa propre incapacité à jouir, et, d’autre part, de sa monstruosité à venir.

La « zone » post-apocalyptique rappelle ainsi cette « zone entre-deux-morts » conceptualisée par Lacan (1986, p. 315-333). Elle est l’environnement limite qui condamne le sujet à errer à la frontière monstrueuse du vivant, face à l’insignifiance attractionnelle de la Chose. Suivant la lecture que propose Lacan de l’Antigone de Sophocle [12], il y aurait, d’une part, la mort imaginaire permettant au disparu d’exister comme défunt dans le registre symbolique de la société, ce que, d’autre part, la seconde mort comme effacement ultime lui refuse. Il ne peut en effet y avoir de deuil qu’en regard d’un ordre symbolique ou d’une structure langagière permettant au disparu d’exister parmi les endeuillés qui, pour leur part, en instituent le culte. En ayant éradiqué la référence textuelle de cette structure fantasmatique, et, a fortiori, tout le locus cultuel qu’elle suppose, l’événement « apocalyptique » crée une zone d’agonie dans laquelle le sujet n’existe plus pour personne, et dont la mort elle-même ne signifie plus rien. La mort y devient immonde, excrémentielle ; une non-mort en attente d’une « déjection » ultime, d’un rejet hors de la « zone » dans laquelle elle ne fait que persister sans la rassurante signification du deuil. Il s’agit bien ici de cette zone agonisante de l’« entre-deux-morts » dont Antigone fait l’expérience après avoir été légalement mise à mort pour avoir refusé de s’assujettir à l’« état » d’une situation que résume le décret visant l’interdiction du rite funéraire de son frère Polynice. Antigone est condamnée à l’oubli, sans possibilité d’appel, dans cet immonde où, sans disparaître, elle n’existe plus ; « témoin [13] » désormais, dans sa lente agonie, de sa propre négativité symbolique. C’est cette « mort civile » à laquelle est vouée Antigone qu’expérimente le « témoin » dans Diary of the Dead. Caméra au poing, un jeune étudiant en cinéma immortalise sur vidéo l’absurdité de sa condition ainsi que le « désêtre » qui le guette. Comme tout survivant post-apocalyptique, l’étudiant incarne le « témoin », entre deux morts, de sa propre excrétion à venir. Le sujet-personnage se trouve ici, à la première personne, au seuil de son inéluctable négativité symbolique, personnifiée dans ce cas-ci par la figure du zombie, représentation de cette mort immonde et ultime qui, littéralement, guette, et persiste à poursuivre le martyr puisqu’elle en est la monstruosité la plus intime, son extimité propre.

Où le zombie incarne l’iconicité de l’horreur post-apocalyptique

La zone post-apocalyptique présente l’attraction du réel dans ce qu’elle a de plus terrifiant. Cette attraction est terrifiante dans la mesure où l’impossibilité de la Chose attractionnelle et l’impossibilité même d’en jouir dévoile au sujet-personnage (et au spectateur par la même occasion) le « véritable » objet de son désir. Un objet « chu », vide, comme le contenu de la chambre ou le regard du zombie ; un objet se résumant en somme à la réelle négativité du sujet qui en est le témoin. C’est donc par un juste retour des choses que le sujet sera désormais regardé par l’objet signifiant devenu excrémentiel, en ceci que cette négativité ne fait que viser en lui le trauma symptomatique de sa propre humanité. De même, le personnage du survivant est-il en cela témoin de sa propre incapacité à jouir. Cette incapacité relève du traumatisme. Elle évoque l’échec de toute représentation fantasmatique et la faillibilité d’une réalité spéculaire dont le sens, la médiation signifiante et les symboles reposent sur l’insignifiance de la Chose désirée. Ce que résume Paul Eisenstein (2003, p. 71), pour qui cette rencontre traumatique avec le réel de la Chose « exposes the ridiculousness or stupidity of the principle that enables us to make sense of the world. It reveals the Law as something we institute, but whose ultimate ground cannot be found within the domain of reason ». Puisque le monde « commun », celui de la Raison, n’a plus lieu, son imaginaire n’est plus en mesure d’assurer la légitimité de l’objet et de soutenir la symbolique de la Chose. Celle-ci n’inspire dès lors, dans sa cruelle immédiateté, qu’une stupide insignifiance. Ainsi en est-il de cette chambre sublimée dans Stalker, de la station-service dans Land of the Dead, ou de l’île promise dans Dawn of the Dead.

Ce qui ne veut pas dire que le sujet, pour éviter d’affronter le réel de la négativité, n’a qu’à se détourner de l’abîme et poursuivre sa route sur les chemins de la rédemption. Dans un tel milieu, vidé de son « sens », la route ne mène plus nulle part, ou plutôt, elle mène à rien. Ce qu’évoque clairement The Road, mais ce qu’évoque également la route dans Mad Max, réduite à un simple espace de duel sans lendemain, ou encore le chemin que souhaite parcourir Taylor dans Planet of the Apes (Franklin J. Schaffner, 1968) ; chemin de la délivrance entravé par les restes de la statue de la Liberté, figure lacunaire d’une jouissance idéologique consommée. Une figure qui regarde littéralement le personnage de Taylor. Elle le « regarde » et le concerne en ceci que la trouée structurelle se délivre ici de l’illusion qui en faisait d’ordinaire l’objet du regard, voire, pour le sujet, un objet de sens. L’effondrement symbolique aura de la sorte provoqué un glissement du regard du sujet vers l’abîme de l’objet, lequel vise désormais dans le sujet ce qui, en retour, excède le signifiant. Cet excédent s’avère être l’assignation d’une place vide au sein de l’objet signifiant qui implique toujours déjà l’individu dans l’établissement du sens. À cet abîme correspond donc la négativité propre à la positivité du signifiant. Cette place lacunaire est le point aveugle de toute représentation fantasmatique, ce autour de quoi s’organise le sens. Lacan nomme ce point aveugle le « Regard [14] ». Et hormis le film de Schaffner qui nous montre à la toute fin le point de vue abyssal de la « liberté », tant celui de Tarkovski que celui de Snyder parviennent à leur façon à faire image de ce regard, à introduire le regard du réel dans le registre de l’iconicité. C’est, par exemple, au moment où les personnages, chez Tarkovski, refusent d’accéder à la chambre, ou, chez Snyder, lorsque les survivants perdent littéralement l’usage de la caméra avec laquelle ils immortalisaient jusque-là leur espoir en un éventuel salut. Rappelons-nous qu’il nous est impossible chez Tarkovski de voir cette chambre. Tarkovski nous livre malgré tout son contenu ; le point de vue de l’impossible jouissance, de l’impossible rédemption ou de l’impossible « liberté ». Chez Snyder, cette négativité émerge du point de vue ultime du récit qui appartient, dans ce cas précis, au zombie ayant accaparé la caméra. Osons dire alors que la chambre de Tarkovski est une image traumatique dont le zombie incarne la plus pure abjection.

Ces images (à partir) de l’abîme du signifiant soulignent non seulement la négativité absolue de la Chose, elles expriment aussi la profonde intimité entre cet abîme et le sujet dont il s’avère être l’excédent. Ces images placent dans le registre de l’iconicité le trauma symptomatique du signifiant, et, surtout, l’horreur de ce qui l’excède. Le trauma de l’abîme excède le signifiant comme ce qui place le sujet devant l’horreur d’un vide privé de toute médiation symbolique. De manière générale, le film post-apocalyptique fait l’économie de ce vide en soulignant, entre autres, l’insignifiance symptomatique des différentes figures emblématiques de l’urbanité. Qu’on pense aux feux de circulation présents dans quelques plans de 28 Days Later. Sans la présence des citadins, ces symboles deviennent insignifiants. Et il en va de même des panneaux publicitaires ne s’adressant à aucun consommateur. Jusqu’à la place publique dont on ne peut plus fantasmer la valeur sociale. La ville en soi devient impossible, et il en va de même de sa médiation. Les nombreux plans d’ensemble nous font ainsi voir la ville avec le regard vide de l’urbanité, ce qui est visible dans les premières minutes des films de Boyle, de Sagal, de Ragona et de bien d’autres encore, où le survivant est littéralement épié par le regard vide de la ville, de ses rues et de ses bâtiments. Avec la catastrophe s’est opéré un glissement du regard qui a eu pour effet de souligner la vacuité de ses représentations fantasmatiques et, surtout, l’abîme de leur caractère énonciatif. Pensons, dans le film de Boyle, à ces dizaines de Big Ben miniatures éparpillés sur le pont enjambant la Tamise. En marchant parmi ces représentations dispersées, Jim traverse un lieu touristique dépourvu de touristes et, de fait, vidé de sa signification symbolique. Le sens « habituel » des miniatures est de participer au fantasme de l’urbanité et, de fait, à sa médiation symbolique. Mais du moment où ces miniatures se dispersent sur le sol, sans les touristes qui les regardent d’ordinaire, elles évoquent une cruauté — du latin crudus, cru, brut —, voire une brutalité tout à l’opposé de la rassurante réduplication de l’espace et du temps qu’elles étaient, avant l’événement, censées énoncer. Ce désordre évoque l’immonde de leur « situation », ou plus exactement l’envers du « monde » entendu selon le latin mundus comme ce qui caractérise le propre et la parure. L’immonde, c’est l’impropre, mais surtout, la caractéristique principale du réel en tant que symptôme même de la parure, du semblant et de l’illusion. Une crise de la représentation comme celle-ci permet certes de mettre en lumière le trauma symptomatique du signifiant, sa vacuité énonciative, mais elle permet également de situer l’immédiateté de l’immondice dans le registre de l’iconicité, et, éventuellement, d’en personnifier l’horreur.

L’immonde apparaît ici comme ce qui constitue l’envers de la scène dogmatique du monde. L’immondice présente l’« ob-scénité » se tramant au fond de toute médiation symbolique qui ne cherche toujours qu’à dissimuler l’abîme dont cette médiation a besoin pour justifier son pouvoir signifiant. L’obscénité de ce qui excède le signifiant recoupe ainsi le trauma de l’abîme qui en est le symptôme. Bref, elle est l’image traumatique d’un réel qui attire et répugne à la fois puisqu’il nourrit le fondement même du sujet et de ses représentations ; il nourrit l’essentielle médiation d’une cruauté innommable enfouie au sein du sujet donateur de sens. Une crise de la représentation permet de la sorte de mettre en évidence et de faire circuler le trauma catastrophiste de l’abîme au travers des apparentes personnifications du réel, au premier rang desquelles on retrouve la figure hystérique du « semblable » ; de l’infecté de 28 Days Later à l’irradié The Day After (Nicholas Meyer 1983) en passant, de manière plus remarquable, par le zombie de Romero. On doit d’emblée à George A. Romero d’avoir su le premier instituer en fiction l’image traumatique du réel par l’entremise de la figure hystérique du mort-vivant et d’avoir ainsi pu traduire dans toute son horreur l’immédiateté de l’immondice. Romero aura de la sorte mis en place une économie de l’horreur post-apocalyptique en personnifiant la réelle stupidité de la Chose comme cette humanité dérobée à laquelle se heurte tout survivant pour qui il est désormais impossible de jouir de la médiation de sa propre existence. Or, justement, le zombie est cet inexistant qui se caractérise par sa jouissance consommée et par son incapacité à prendre plaisir à la vie autrement qu’en en reproduisant les apparences. Il incarne le déchet d’une idéologie du plaisir et de la consommation. Il incarne les restes excrémentiels d’une réalité définitivement consumée. Le zombie est d’autant plus immonde qu’il renvoie au survivant l’image de sa propre négativité symbolique, le reflet d’une apparence toujours déjà médiatisée par le regard d’autrui à laquelle répond désormais l’abîme originaire de l’identité subjective. En ce sens, le mort-vivant s’avère moins l’autre repoussant qu’il ne représente la répugnance à l’endroit de son « semblable », voire la répugnance éprouvée envers soi. Le zombie est le symptôme larvaire d’un plaisir d’accomplissement symbolique à jamais différé, les restes cadavériques d’un orgasme social sans lendemain. En cela, le zombie est bel et bien pour le sujet socialisé la personnification traumatique de son secret le plus intime et de sa faillibilité maintes fois répudiée ; l’incarnation de ce que dissimule en secret la médiation symbolique aux origines même de l’identité du sujet socialisé.

On peut de la sorte définir le zombie comme la personnification de cette immédiate cruauté qui excède le signifiant. Il incarne dans le film d’horreur post-apocalyptique l’abîme du sujet socialisé. L’horreur du zombie provient de cette obscénité organique du fantasme en ceci qu’il rend « vivace » l’idiotie à l’origine de toute réalité symbolique. Il figure l’image traumatique du réel comme ce qui, fondamentalement, échappe à la référence textuelle, et, du même coup, manque à l’individu s’assujettissant au Texte et cherchant à s’y reconnaître et à y reconnaître son semblable. Plus exactement, le zombie horrifie dès lors qu’il signale l’absence fondamentale de cette Chose insignifiante, perdue d’emblée, à laquelle l’individu aspire ; cette Chose impossible, promesse de jouissance, ayant été pour lui cause de son désir : la réelle identité du sujet. C’est dire que le zombie, par le vide qui l’habite, fait non seulement image du réel, mais qu’il signale en outre la vanité de l’attraction ainsi que la terrifiante irréductibilité de ce réel. Romero met en scène cette irréductibilité attractionnelle dans Dawn of the Dead (1978) lorsque au sein d’un centre commercial où la consommation est désormais impossible, les survivants sont confrontés à ces morts-vivants qui agissent comme si l’habitude du consommateur y était cependant à jamais vivace. Les zombies errent entre les présentoirs, de boutique en boutique, comme si la seule action possible demeurait pour eux celle d’une apparente soif de consommation. Dans la zone post-apocalyptique figure ici, comme un symptôme, l’obscénité du fantasme capitaliste, et, forcément, l’obscénité même de l’image-action. La cohésion imaginaire de ce fantasme est cela même qui excède le signifiant en lui donnant un sens qu’il n’a pas ; dans ce cas-là, celui de la marchandisation. Or, dans un monde où la consommation est désormais impossible, seule l’apparence insignifiante de la « situation » consumériste demeure visible, non pas monstrative, mais bien monstrueuse. C’est cette « monstruation » de l’image-mouvement qu’évoque le zombie, personnifiant du même coup l’abîme logeant au coeur même du signifiant, la place vide du sujet. Ce qui est immonde signale ainsi au sujet ce qui en constitue également le symptôme. Dans une perspective occidentale, le zombie est ce qui excède la réalité symbolique du monde marchand. Mais il est également le symptôme de notre sujétion à ce monde. Il incarne l’horreur du semblable, dès lors qu’il signale l’irréductible insignifiance de l’objet du désir, celui-là même qui fait ici de l’individu occidental un consommateur.

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Apparaît ainsi, et finalement, le second paradoxe, lequel explique en partie le succès de ce cinéma. Il semble bien que l’obscénité monstrueuse du zombie est ce qui permet au film post-apocalyptique d’apprivoiser en une forme de catharsis le trauma symptomatique de l’abîme qu’évoque à elle seule l’éventualité de l’événement ultime. En personnifiant l’image traumatique qu’inspire la Chose propre à la réalité symbolique, le film d’horreur post-apocalyptique neutralise le réel de cette Chose et institue visuellement sa constance symptomatique. C’est cette neutralisation qui fait l’horreur d’une situation a priori terrifiante. Si le « méchant » dans The Road ne suscite pas l’horreur, par exemple, c’est qu’il représente symboliquement une place vide que personnifie habituellement la figure du criminel, du moribond ou du terroriste. Cette figure est menaçante, certes, puisqu’elle se reproduit dans la fiction comme un virus destructeur toujours susceptible d’entraver le processus narratif de socialisation dont elle est, cependant, un pur produit. Quand bien même le « méchant » dans The Road, délivré du processus dont il est le produit, devient-il réel et est-il en cela susceptible d’être terrifiant, il ne répugne pas. Il demeure, par ses actes et ses intentions, image traumatique, celle qu’inspire le court-circuit d’une structure fantasmatique, que seule l’institution monstrueuse et obscène rendra répugnante. Le zombie est l’institution de cette image traumatique, c’est-à-dire ce qui donne consistance à l’abîme que ne fait qu’évoquer le « méchant » au travers de ses intentions cruelles et inhumaines. Le paradoxe, c’est qu’à une telle évocation de l’abîme, comme celle à laquelle renvoie la figure du « méchant » dans The Road ou de l’irradié dans The Day After, s’ajoute l’angoisse d’une condamnation ultime et d’une fin véritable de la réalité symbolique. Alors que le symptôme visuel de cette réalité, du zombie de Romero à l’infecté de Boyle, traduit plutôt dans l’horreur une « situation » post-apocalyptique dans laquelle ça persiste plutôt que de disparaître corps et biens. En d’autres termes, le film d’horreur post-apocalyptique fait du réel une terrifiante attraction, un spectacle d’obscénité ; il fait de cette irréductible insignifiance de la Chose le symptôme d’une réalité symbolique qui ne peut que se représenter, dans la répugnance suscitée par le « semblable », l’image traumatique de sa destruction ultime et se figurer, dans l’abject, l’hystérie du « désêtre », que cette destruction promet au sujet socialisé.