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Ambitieux projet que cette enquête de Laurence Alfonsi sur la réception de l’oeuvre de François Truffaut aux États-Unis puis en Asie, doublée d’une étude sur la « stratégie » du cinéaste pour construire sa notoriété. L’auteure s’inscrit dans la mouvance de la sociologie de l’art, qui cherche à « saisir l’oeuvre d’un cinéaste à l’intérieur des circonstances de sa production-réception ». Elle s’emploie à étudier
le processus de légitimation d’une oeuvre à travers la construction progressive de son succès dans un pays étranger. L’objet de l’étude n’est donc pas l’oeuvre elle-même mais l’ensemble des processus qui permettent sa création et sa légitimation sociale et culturelle.
p. 31
L’Aventure américaine de l’oeuvre de François Truffaut cherche à démontrer que le cinéaste « affichait une stratégie commerciale et artistique très cohérente » que l’auteure résume ainsi : « intriguer, surprendre, captiver, convaincre » (p. 33-34). Selon Alfonsi, la popularité de Truffaut aux États-Unis incita trop souvent la critique française à décrier l’oeuvre du cinéaste en renforçant « le cliché d’un réalisateur conventionnel et timoré » ; elle dénigra aussi ce cinéaste devenu universel, « conformiste et unanimiste ». Le but de L’Aventure… sera donc « de briser le miroir — l’apparence d’un Truffaut présentable et mesuré — et surtout, dans la perspective d’une étude de la réception, de balayer l’image d’un cinéaste consensuel » (p. 28).
Des chiffres, encore des chiffres
Le chapitre I fait entrevoir la découverte d’une stratégie consciente, qui influencerait le cinéaste dans sa manière de tourner, en vertu d’une réception particulière en terre américaine. Or, mise à part la demande qu’il adresse à Aznavour « d’envisager une version américaine pour toutes les chansons » dans Tirez sur le pianiste et l’ordre qui est donné à Almendros, son directeur de la photographie, de « cadrer de façon que le bas de l’image soit toujours assez sombre pour que les sous-titres soient bien lisibles » (p. 65), on cherche en vain les « arrangements » qui auraient garanti son succès aux États-Unis.
Si Alfonsi a raison de dire que c’est sous « l’égide de la différence et de la rupture » (p. 51) que les Américains découvrent Truffaut, le chapitre tout entier nous entraîne surtout dans un examen des recettes de chaque film à New York et dans le reste du pays, de son rang au palmarès des films étrangers pour la même année, et au prix de vente des droits de distribution. Lorsque, après La Nuit américaine (1974), le succès ne quittera plus Truffaut, s’ajouteront des données de box-office d’autres villes importantes ; cela fait beaucoup de chiffres et l’on doit se reporter aux notes à la fin du livre pour trouver de la matière intéressante.
Le contexte cinématographique — rupture du « monopole vertical » avec la loi antitrust de 1948 et « chasse aux sorcières » sous McCarthy, doublées d’une stratégie monétaire de l’Europe qui « limite ses sorties en dollars et la décision des gouvernements européens de fixer une limite aux gains effectués dans leur pays par les maisons de production américaines » — favorise un bouleversement dans l’art de tourner des Américains, qui s’inspirent du cinéma d’auteur européen. L’importation de films étrangers s’ensuit (p. 52-53).
Pour ce qui est de la « stratégie truffaldienne » de construction de son succès grâce à une entreprise de séduction, le premier chapitre ne nous convainc pas. Il aura quand même fallu 15 ans, 13 longs métrages et un court métrage, ainsi qu’une oeuvre critique à laquelle les Américains sont sensibles, avant que lui soit assurée la fidélité d’un vaste public. Alfonsi affirme : « l’important se situe moins dans l’irrégularité de ses premières réceptions que dans l’image originale et anticonformiste que Truffaut est en train de construire ». Elle dira aussi que ce qui fait de lui une exception par rapport à d’autres réalisateurs européens, c’est la « régularité » de la distribution de ses films en salle ; il est cité six fois au tableau des meilleures recettes de films nationaux aux États-Unis ( Variety, 7 janvier 1991) (p. 87). Il s’agit de films postérieurs à 1973, au triomphe de La Nuit américaine — Oscar du meilleur film étranger (1974). Comment départager, dans le succès que connut le film sur l’ensemble du territoire américain, ce qui revient à la « stratégie truffaldienne » ou à la campagne agressive de la Warner qui, en coproduisant le film, avait pris un risque que les autres majors avaient refusé de prendre (p. 71-72) ? Le roman d’amour entre Truffaut et les États-Unis ne connaîtra plus que des beaux jours et son rôle dans Rencontre du troisième type (1978) amplifiera cette relation privilégiée. N’oublions pas non plus que, sauf en 1974 et 1982, Truffaut sortira un long métrage chaque année.
L’Aventure… nous permet de revisiter les relations entre Hollywood et le cinéma étranger pendant les années soixante et soixante-dix, un chapitre que les tendances actuelles gomment complètement. Pendant les onze ans qui suivront la sortie de La Mariée était en noir, onze films de Truffaut seront coproduits par Les Films du carrosse et une major hollywoodienne (Artistes associés, Columbia ou Warner) dans une liberté et un respect de l’auteur enviables (p. 68).
La réception critique
En abordant la réception critique de l’oeuvre du cinéaste, Alfonsi montre combien l’originalité du réalisateur — la Truffaut’s touch — retient l’attention de la critique universitaire et des grands journaux, notamment le New York Times. Fait curieux, elle cite souvent des publications canadiennes comme le Toronto Star, The Gazette, Maclean, etc. Un malaise découle de l’assimilation du point de vue canadien anglophone à la réception américaine et de l’exclusion du point de vue francophone.
Par ailleurs, son interrogation sur la possible récupération d’une oeuvre subversive pour en faire une oeuvre classique est fort intéressante, même si nous ne comprenons pas pourquoi elle la pose en vertu de la réaction à long terme d’Hollywood puisque, même si le succès touche une plus grande partie de la population au fil des ans, elle puise toujours chez les critiques lettrés.
Pour finir, on se demande d’où Alfonsi tire l’idée qu’une oeuvre sacrée classique perdrait son potentiel subversif :
Le concept d’auteur et les années n’ont pas assimilé Jules et Jim à une oeuvre classique, dont la négativité initiale serait devenue objet familier de l’attente. La vision de l’ensemble de l’oeuvre crée une profondeur, mais n’amoindrit pas l’impact de Jules et Jim …
p. 218
Sur le plan de l’écriture, L’Aventure… aurait gagné à prendre de la distance par rapport à une présentation qui s’apparente plus à une « thèse de doctorat » qu’à un livre. Une certaine épuration nous aurait épargné des redites et l’impression que l’auteure craint que le lecteur oublie ce qui est écrit d’une page à l’autre. L’introduction et la conclusion offrent une récapitulation dense des courants actuels de la sociologie de l’art et de l’esthétique de la réception. La bibliographie inutilement longue (près de 100 pages) inclut tous les documents consultés et non seulement les documents cités. Il aurait mieux valu pour le lecteur pouvoir recourir à un index, qui fait cruellement défaut pour retracer la pensée des divers théoriciens dont Alfonsi émaille son livre et cerner les conditions de lisibilité d’une oeuvre.
Lectures asiatiques de l’oeuvre de François Truffaut
Était-il nécessaire pour Alfonsi d’écrire deux livres sur le même sujet ? Lectures… est une suite logique à L’Aventure… au point où, deux paragraphes exceptés, la conclusion est la même mot pour mot dans les deux volumes ! Elle aurait simplement dû ajouter deux chapitres au premier livre, ce qui l’aurait forcée à resserrer son texte et nous aurait épargné la pénible impression de redondance qui jalonne le deuxième bouquin au plan théorique.
Le travail éditorial fait aussi cruellement défaut : la préface dithyrambique reste anonyme. Les notes 23 et 24 redoublent les notes 25 et 26 de L’Aventure…, mais bien que l’on parle de lectures asiatiques, on fait référence aux états et aux spectateurs américains (p. 174-175). Quand comprendra-t-on enfin que ce qui vaut la peine d’être dit vaut la peine d’être inséré dans le corps du texte ? Le deuxième bouquin oblige le lecteur à des allers-retours constants entre le texte et les 42 pages de notes en fin de volume. Les deux livres offrent néanmoins un point de vue différent de tout ce qui a été écrit sur Truffaut à ce jour et apportent une contribution à l’esthétique de la réception. Comme le note le préfacier : « L’étude atteint ici une vue générale sur la dynamique dans le monde de la communication […] [elle montre] que l’image est une agitatrice de la vie sociale et culturelle » (p. 21).
Un seul livre aurait mieux éclairé « la véritable nature du succès de Truffaut à l’échelle mondiale ». En regard du souci qu’avait Truffaut de la réception de ses films et de ses écrits sur le cinéma, qui représentaient les deux pôles de sa passion pour le septième art, on peut certes parler de dispositif de séduction, mais le manque de paramètres relativement à la notion de stratégie [1] agace. Truffaut avouait :
C’est un cinéma de compromis en ce sens que je pense constamment au public, mais ce n’est pas un cinéma de concessions, car je ne fais jamais un effet drôle qui ne me fasse rire d’abord, ou un effet triste qui ne m’émeuve. […] Il s’agit d’imposer aux gens sa propre originalité et non pas d’aller vers leur banalité. C’est un travail de conviction et l’entreprise devient un match avec les gens.
p. 36, repris de Cinéma et de Télé-Cinéma, no 341, octobre 1966
C’est sous un autre angle qu’il faut voir la réception de l’oeuvre de Truffaut en Asie : « les lectures asiatiques de l’oeuvre de François Truffaut nous plongent dans une civilisation tout à fait différente et nous font redécouvrir le réalisateur de la nouvelle vague sous un éclairage totalement original et fascinant » (p. 28-29). C’est là, justement, que réside l’intérêt de ce second volet, car la réception en Asie de l’oeuvre de Truffaut donne raison à Alfonsi, selon qui, pour le cinéaste, « la vision d’un film n’est résolument pas une simple distraction, c’est un envahissement du champ symbolique personnel et culturel ». Elle nous semble cependant aller trop loin, lorsqu’elle affirme : « Mesurer l’impact de l’oeuvre de François Truffaut consiste donc à s’interroger sur son rôle de modeleur, sur ses capacités à conforter des mutations socioculturelles, voire à programmer des changements » (p. 37), si l’on songe que ses films « même les plus successful, touchèrent principalement la “classe cultivée” » (p. 44) c’est-à-dire quelques intellectuels et des cinéastes-auteurs.
Professer que l’oeuvre de Truffaut a été « plongée au coeur des mouvements sociaux, culturels et politiques de l’Asie des années soixante à quatre-vingt » (p. 45), alors que la réception dont il est question en Asie du Sud-Est, sauf pour Hong-Kong, va de 1984 à 1991, nous paraît anachronique. C’est beaucoup plus au plan philosophique intemporel que se situe la réception des films de Truffaut, vouant à l’échec toute « stratégie » de la part du cinéaste. L’insuccès au Japon de La Chambre verte — qui abordait un trait particulier de la tradition asiatique et était très inspiré par la littérature japonaise (p. 54-55) — en témoigne et constitue une preuve éclatante du décalage dans l’interprétation par un Occidental d’un phénomène culturel oriental. La campagne publicitaire, qui visait à « orienter l’intérêt du spectateur japonais vers un rituel traditionnel […] issu du confucianisme fondateur » (p. 57), n’y fit rien. Si, pour une fois, il y a vraiment eu stratégie consciente chez Truffaut, elle ne s’avéra pas efficace.
Chaque pays reçoit l’oeuvre en regard de sa propre conception du monde. Alfonsi note : « La stratégie cohérente de Truffaut développe donc, non pas des messages, mais des possibilités interprétatives » (p. 78). Aux États-Unis, on apprécie le côté ironique, léger, des films de Truffaut, alors qu’au Japon, c’est la « dynamique tragique » des mêmes oeuvres qui captive le spectateur. En Asie du Sud-Est, la réception des films de Truffaut est plutôt d’ordre philosophico-religieux ; elle puise dans le bouddhisme, le confucianisme ou le taoïsme, comme Alfonsi le démontre bien. Comment un cinéaste pourrait-il chercher sciemment à répondre à autant d’horizons d’attente différents ? Le succès universel de Truffaut nous semble dû à la finesse et à l’originalité qu’il met à explorer la nature humaine qui, au-delà des particularismes individuels et culturels, possède surtout des traits communs.
Appendices
Note sur la collaboratrice
Denyse Therrien
Docteure en sociologie de la culture et agit à titre de chargée de cours dans plusieurs universités québécoises. Elle poursuit actuellement un stage postdoctoral au sein de l’équipe Soi et l’Autre du Département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal, où elle s’intéresse à l’errance identitaire dans l’oeuvre filmique de cinéastes migrantes au Québec.
Notes
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[1]
« Art de coordonner des actions, de manoeuvrer habilement pour atteindre un but » ( Le Petit Larousse illustré, Paris, Larousse, 1999, p. 967).