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Ce dix-huitième numéro des Cahiers du CIÉRA propose six textes – cinq articles scientifiques et un entretien – se penchant sur différents enjeux autochtones dans le Pacifique insulaire. Publication canadienne multidisciplinaire, Les Cahiers du CIÉRA se sont concentrés le plus souvent sur les questions autochtones au Canada et dans les Amériques, proposant ponctuellement des réflexions sur le reste du monde à l’occasion de numéros thématiques. Si l’influence monumentale de l’Océanie dans la constitution de modèles, théories et concepts fondateurs des sciences humaines et sociales – notamment en anthropologie – est indéniable (Dousset et al. 2014 ; Robbins 2017), l’intérêt pour cette région paraît demeurer limité en Amérique du Nord francophone.
L’actualité vibrante des luttes autochtones dans le Pacifique et les questions qu’elles soulèvent – il n’y a qu’à penser aux implications des référendums de 2018 et 2020 sur l’indépendance en Nouvelle-Calédonie ou aux défis posés par la vulnérabilité accrue de la région dans le contexte actuel d’urgence climatique – nous paraissent pourtant mériter que l’on consacre un numéro entier aux réalités autochtones dans cette région du monde. Cette mise à distance promet d’offrir des points de fuite fertiles pour réfléchir aux enjeux autochtones et faire ressortir des airs de famille[2] (Bosa 2015 ; Wittgenstein 1953 : § 65-71) avec les réalités et les enjeux soulevés au Canada et dans le cadre d’autres situations (post)coloniales[3] dans le monde.
Des registres et des espaces de revendication pluriels
Parler d’autochtonie dans le Pacifique pose pourtant certaines difficultés, car l’identification à cette catégorie varie selon les différentes populations locales. Au regard du critère d’auto-identification, qui est notamment central dans la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (2007), plusieurs des peuples concernés par les articles de ce numéro ne peuvent être rangés résolument sous le vocable « peuples autochtones ». S’identifier comme Autochtone apparaît, dans certains cas, d’autant plus difficile que le terme peut revêtir des connotations plutôt négatives (Gagné 2016 ; Saura 2004). C’est le cas en Polynésie française, où ce dernier se voit associé à une infériorité statutaire, à une citoyenneté de seconde zone, et où la mobilisation de la catégorie apparaît confinée au champ culturel, occupant une place plutôt marginale dans le champ politique (Gagné 2016). La revendication et la mobilisation de cette catégorie dans les mouvements de décolonisation ont été plus fréquentes – et antérieures – dans les territoires où les populations autochtones ont été mises en minorité démographique (Gagné et Salaün 2013, 2020 ; Gagné 2016). Ce fut le cas en Nouvelle-Zélande, en Australie ou à Hawaiʻi, où la « stratégie autochtone » (Gagné 2016) a été employée très tôt. Des leaders maori, aborigènes et hawaiiens ont participé dès les années 1970 à la mobilisation et à des rencontres qui ont contribué à la construction d’un mouvement international des peuples autochtones. La mobilisation autour de la catégorie « autochtone » est beaucoup plus récente dans les territoires d’Océanie où les luttes pour la décolonisation se sont d’abord articulées autour de revendications indépendantistes et autonomistes. Tel que l’ont bien souligné Natacha Gagné et Marie Salaün (2013), les luttes pour la décolonisation en Océanie présentent en effet une impressionnante variabilité et complexité, offrant aux sciences sociales des « conditions proches de celles d’un laboratoire » (Friedman 2003 ; Gagné et Salaün 2010, 2013). La « stratégie autochtone » côtoie aujourd’hui, dans certains de ces territoires, les revendications indépendantistes, autonomistes ou régionalistes. Le caractère relativement récent des constructions nationales et l’impressionnante diversité linguistique[4] et culturelle qui caractérise la région posent d’ailleurs des questions brûlantes sur la construction d’États-nations en contextes pluriethniques et pluriculturels et sur les rapports entre majorités et minorités en situation (post)coloniale (Dousset et al. 2014).
Au-delà de la diversité des registres soulignés par Gagné et Salaün, par le biais desquels s’expriment les revendications d’autodétermination politique dans le Pacifique insulaire, les textes présentés dans ce numéro illustrent plus encore – à travers un échantillon certes restreint – la diversité des espaces investis par les acteurs pour faire avancer leurs revendications (associations, ONG, tribunaux, espaces publics, salles d’exposition, musées, etc.) ainsi que la diversité des espaces visés par ces dernières (océan/espace maritime, « territoire », institution/organisation autochtone, etc.). Les institutions occupent, en ce sens, une place prépondérante dans les différents textes présentés. Le rôle des institutions juridiques, en particulier, dans la détermination des possibilités qui s’offrent aux acteurs et la formulation de revendications spécifiques, apparaît déterminant dans plusieurs des situations décrites dans les contributions à ce numéro (voir notamment les textes de Melody Kapilialoha MacKenzie et Geneviève Motard, de Virginie Bernard et d’Anne-Julie Asselin). Ce rôle, vis-à-vis des revendications autochtones d’autodétermination, est certainement ambigu. Nombreux sont les auteurs qui ont souligné, déjà, la part du droit dans les processus coloniaux, son utilisation en tant qu’outil de légitimation de l’entreprise coloniale, de la dépossession et de l’imposition de statuts et de droits différenciés dans les territoires colonisés. Les tribunaux – le recours au droit – n’ont pas moins constitué une voie privilégiée par les peuples colonisés pour faire avancer différentes revendications (foncières, territoriales ou en termes de droits politiques, de droits de la nature ou de propriété intellectuelle, par exemple). Or, cela s’est fait au prix d’un important travail de traduction culturelle et, tel que l’a notamment souligné la juriste Mary Ellen Turpel, d’une « acceptation du cadre conceptuel et culturel dominant » (1989-1990 : 21).
En plus des diverses formes de revendications d’autodétermination politique et citoyennes, les revendications culturelles en Océanie ont également nourri d’importantes discussions et débats, tant entre chercheurs en sciences sociales (anthropologues, archéologues, historiens, politologues, etc.) qu’avec des acteurs et militants autochtones. Les mouvements de renouveau culturel (notamment « renaissance culturelle » ou « réveil identitaire ») ayant émergé un peu partout en Océanie à partir des années 1960 ont donné lieu à une réappropriation et à une revalorisation de pratiques traditionnelles qui avaient été abandonnées ou interdites à l’époque coloniale (arts traditionnels/artisanat : chant, danse, musique, tatouage, tressage, vannerie, sculpture, cuisine, sports traditionnels, etc.) (Barbe et Meltz 2013). Ces mouvements ont occasionné de vifs débats théoriques sur le thème des politiques de la culture et de la tradition (Friedman 2004 ; Jolly et Thomas 1992 ; Linnekin 1990, 1992 ; Poirier 2004), interrogeant plus largement les rapports entre traditions, modernité et identités dans le cadre de la mondialisation. Parmi ces débats, une importante polémique autour de l’idée d’« invention des traditions » (Hobsbawm et Ranger 2006) a particulièrement marqué les années 1980 et 1990. La mise en cause de l’authenticité des traditions autochtones que sous-tendait l’usage de la notion par ses défenseurs fut largement critiquée comme exprimant une conception essentialiste de la culture (Douaire-Marsaudon 2004). L’usage de la notion, remarque Byron King Plant (2008), tendait par ailleurs à minimiser l’importance des traditions comme source d’innovation.
La rencontre avec l’Autre, Océanien ou non, eut une influence certaine sur les différents mouvements de renouveau culturel. Le cas du renouveau du tatouage en Polynésie, notamment, l’illustre de façon remarquable. Celui-ci prit son essor grâce à l’émigration de Samoans vers d’autres îles du Pacifique au cours des années 1970-1980 (Elegino-Steffens et al. 2013 ; Porter et al. 2005). Pour les Samoans émigrés, le tatouage représentait un marqueur identitaire fort et un héritage culturel grandement valorisé. La présence de maîtres tatoueurs dans plusieurs diasporas samoanes à travers le monde permit un engouement autour de cette forme d’art qui était interdite depuis près de 150 ans. Cela facilita la circulation de savoirs sur le tatouage et, éventuellement, le renouveau de la pratique dans plusieurs communautés polynésiennes (Charest 2018).
Différents événements culturels, notamment des festivals artistiques, ont donné un espace d’expression à ces mouvements de renouveau culturel et permis d’interconnecter différents peuples du Pacifique, ainsi que d’établir des liens entre ces derniers et des peuples autochtones du reste du monde. Le Festival des arts du Pacifique (FOPA) ayant lieu tous les quatre ans dans différents territoires océaniens en est un exemple pionnier. La première édition de ce festival, organisée aux Fidji en 1972 (deux ans seulement après l’accession à l’indépendance de cette ancienne colonie britannique), fut suivie, trois ans plus tard, par le festival Melanesia 2000, souvent identifié comme un événement fondateur de la renaissance culturelle kanak en Nouvelle-Calédonie (Graille 2016). Des festivals du même genre ont été notamment organisés aux Marquises (Matava’a o te Henua ‘Enana), en Aotearoa/Nouvelle-Zélande (Te Matatini) et dans les différents pays mélanésiens (Festival des arts mélanésiens).
Ces festivals peuvent être intégrés au processus plus large de « patrimonialisation[5] » (revalorisation et réappropriation du patrimoine, notamment culturel et historique), dans lequel se sont engagés, au cours des dernières décennies, plusieurs acteurs issus de différents peuples du Pacifique. Ce processus de patrimonialisation adopte des formes et occupe des espaces toujours plus divers (performances/événements, musées/expositions, Internet). Ce processus s’exprime, notamment, au travers de revendications visant la protection de la propriété intellectuelle de ces peuples, de démarches de réappropriation des données et des archives les concernant, de rapatriement de leur patrimoine matériel – objets, peintures, photographies, enregistrements audiovisuels conservés et exposés dans différents musées et collections ethnographiques à travers le monde –, de patrimonialisation de biens matériels ou immatériels – notamment par leur inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO –, de création de musées, d’espaces culturels ou de programmes d’enseignement de techniques d’artisanat traditionnel et de langues locales en ligne (Largy Healy et Glowczewski 2014).
Les enjeux liés à l’autodétermination politique et culturelle n’épuisent évidemment pas la diversité des espaces de revendication qui se déploient aujourd’hui en Océanie, comme en témoignent les thèmes abordés dans les différents articles présentés dans ce numéro. Les préoccupations environnementales ont notamment, dans les dernières années, occupé une place de plus en plus importante (ce qu’illustrent bien, dans ce numéro, les textes de Catherine Pellini et de Justine Auclair). La vulnérabilité particulière de la région aux catastrophes naturelles et aux impacts des changements climatiques pose des questions urgentes. Plus largement, les enjeux de préservation des ressources ainsi que de protection et de valorisation de la biodiversité apparaissent aussi intimement liés à ceux de la préservation des savoirs traditionnels. Comme l’ont à juste titre remarqué Jessica de Largy Healy et Barbara Glowczewski, « le savoir sur les plantes n’est vivant que si les plantes ne sont pas détruites, d’où l’importance de ne pas séparer les enjeux de la biodiversité de ceux de la préservation de la diversité culturelle » (Largy Healy et Glowczewski 2014). Les savoirs traditionnels offrent parfois des solutions créatives aux préoccupations environnementales actuelles et peuvent donner lieu à la revalorisation de pratiques ancestrales (voir le texte d’Auclair). La propriété intellectuelle de savoirs culturels liés à l’environnement suscite également, par ailleurs, d’importantes préoccupations, face, par exemple, aux pratiques de biopiraterie de certaines entreprises « qui s’approprient sous forme de licence l’usage exclusif de […] plantes au détriment des populations concernées » (Largy Healy et Glowczewski 2014).
Un océan d’interconnexions
Le titre de ce numéro, Espaces revendiqués, espaces interconnectés dans le Pacifique insulaire, s’inspire d’une démarche théorique et empirique qui considère les territoires le composant dans une perspective globale. Le Pacifique insulaire (fig. 1) n’est pas un espace éclaté formé d’îles dispersées et isolées les unes des autres par la mer, tel que les Occidentaux l’ont trop longtemps considéré depuis leur arrivée sur ces territoires. Cette vision est héritée de la période de colonisation massive du Pacifique insulaire par les grands empires coloniaux de l’époque (la France, les États-Unis, la Grande-Bretagne, le Japon, l’Espagne, l’Allemagne et la Chine). Elle a notamment servi à justifier une mainmise de ces empires dans le Pacifique insulaire, comme le montrent les essais nucléaires massifs, dans cette région, des puissances britannique, états-unienne et française à la recherche d’espaces « vides » pour réaliser leurs tests (Maclellan 2005), du tournant de la Deuxième Guerre mondiale jusqu’en 1996 (Danielsson 1988 ; Regnault 2005).
Pourtant, dès que l’on accepte d’adopter une perspective plus holistique, comme l’a suggéré l’écrivain et anthropologue fidjien Epeli Hau’ofa dans son essai Our Sea of Islands (1993), le Pacifique insulaire apparaît plutôt comme un vaste « océan d’îles » et d’interconnexions. Ce monde immense a été traversé durant des siècles par des peuples navigateurs expérimentés, lesquels avaient développé les savoirs et techniques nécessaires pour s’y repérer et une connaissance fine d’un territoire qu’ils parcouraient afin d’échanger, de se marier, de maintenir et d’étendre leurs réseaux. Isoler les îles du Pacifique en les considérant comme de simples points distants noyés dans un océan immense, c’est, soutenait Hau’Ofa dans son célèbre essai, adopter une vision étroite, obsédée par la petitesse et le confinement, et ignorer la totalité des relations qui unissent cet espace immense, ce monde dont les traditions orales, les mythes, les légendes et les cosmologies célèbrent pourtant la grandeur.
Si la colonisation a entraîné certaines ruptures et frontières, le monde dans lequel s’inscrivent maintenant les îles du Pacifique est indissociable de la mondialisation, qui crée de nouveaux réseaux de connexions et de migrations en même temps qu’elle institue de nouveaux centres de pouvoir et de nouvelles hiérarchies. Cette région du monde est régie par des flux humains, culturels, politiques et économiques qui opèrent à plusieurs échelles (locale, régionale et internationale), inégalement structurés autour de points nodaux : les relais d’Honolulu et de Guam, pour l’Amérique du Nord ; les villes portuaires de Nouméa, Suva et Pape'ete pour l’Australasie (Doumenge 2010). Sur le plan régional, la migration des populations locales vers les pôles urbains est aussi à considérer. L’émergence relativement récente de la ville en Océanie (à la fin du XIXe siècle pour plusieurs) ne doit pas faire sous-estimer, aujourd’hui, son importance sur le plan local comme régional. Développées pour la plupart après la Deuxième Guerre mondiale, certaines lors de l’entre-deux-guerres (1918-1939), et ayant connu un accroissement démographique largement dû aux migrations internes (en provenance des îles avoisinantes d’abord, puis de l’ensemble du territoire), les villes ont joué un rôle particulier dans la construction de l’imaginaire national (Dussy et Wittersheim 2013). Pour Christine Jourdan (1995), c’est la ville qui permet de croire en un « futur partagé ». L’émergence d’élites nationales et transnationales a participé, comme l’a bien souligné Hau’Ofa (1987), au développement d’une identité régionale à l’échelle du Pacifique. La reconnaissance de problèmes et d’enjeux communs par ces élites – notamment la question du nucléaire, l’exploitation des ressources dans les zones économiques exclusives ou la sécurité et la stabilité de la région – a favorisé la création d’organismes de coopération régionale depuis les années 1970 (ibid.), en premier lieu celle du Forum du Pacifique Sud (aujourd’hui Forum des îles du Pacifique) en 1971. Des regroupements de coopération régionale (notamment le Groupe Fer de lance mélanésien [GFLM] et le Groupe des dirigeants polynésiens [Polynesian Leaders Group, créé en réaction au GFLM]) se sont notamment formés suivant le découpage en trois aires culturelles (polynésienne, mélanésienne et micronésienne) hérité de Jules Dumont d’Urville, suggérant l’efficacité de ces référents identitaires.
Les membres du Laboratoire de recherche en sciences humaines de Polynésie française (LARSH) écrivaient à juste titre, à propos de ceux qui ont peuplé le Pacifique insulaire bien avant la colonisation européenne, que « l’insularité n’impliquait pas la circularité ni la clôture mais que les cultures pacifiques s’inscrivaient nécessairement dans la dynamique d’un devenir » (Rigo 2005 : 3). C’est notamment à ce devenir contemporain que nous nous intéressons à travers ce numéro. Les articles rendent compte d’enjeux auxquels sont confrontés différents peuples du Pacifique (Maori, Ma’ohi, Enata, Noongars, Kanaka Maoli, Chamorros et Caroliniens) habitant différents territoires (Hawaiʻi, la Nouvelle-Zélande, l’Australie, la Polynésie française − Tahiti, Rurutu et l’archipel des Marquises −, Guam et le Commonwealth des îles Mariannes du Nord). Il importe de s’interroger sur les connexions et déconnexions au sein de cet espace marqué par une colonisation parfois assez récente qui a entraîné plusieurs fractures, de nature linguistique, politique, économique et culturelle, notamment, lesquelles sont, dans certains cas, difficiles à dépasser. Ce numéro propose de briser certains cloisonnements théoriques et régionaux qui existent et persistent pour réfléchir aux enjeux communs et au « devenir » de cette région du monde en traitant de sujets aussi divers que les droits autochtones, l’environnement, l’éducation, l’art ou la parenté. Cette démarche cherche notamment à contribuer aux discussions plus générales sur les revendications autochtones contemporaines.
Présentation des contributions
Dans le premier article de ce numéro, Melody Kapilialoha MacKenzie et Geneviève Motard offrent une démonstration saisissante des effets de l’affaire Rice c Cayetano sur le droit des peuples autochtones de s’autodéterminer, non seulement à Hawaiʻi – d’où origine l’affaire –, mais également dans d’autres territoires du Pacifique insulaire sous tutelle états-unienne, notamment à Guam et au Commonwealth des îles Marianne du Nord. Les deux autrices montrent ainsi les interconnexions étroites entre des espaces de revendications dont les opportunités politiques sont déterminées par des liens légaux résultant de la création relativement récente d’espaces coloniaux. L’article illustre bien que la transformation de ces liens et de ces opportunités renvoie à des événements particuliers ainsi qu’à des (ré)interprétations juridiques situées de l’histoire et des identités autochtones concernées.
La contribution de Virginie Bernard s’inscrit dans le prolongement de celle de MacKenzie et Motard en matière de luttes autochtones sur le plan juridique. Son travail est le fruit de recherches effectuées auprès des Aborigènes Noongars du Sud-Ouest australien. Elle a analysé les luttes en matière de droit foncier autochtone au regard des concepts d’« autodétermination » et de « souveraineté » de la nation noongar. La catégorie internationale de « peuples autochtones » adoptée par l’ONU propose certaines possibilités et limites quant aux enjeux liés aux droits autochtones contemporains en Australie. Bernard s’appuie sur des événements historiques et juridiques afin de montrer que la catégorie politique de « peuples autochtones » offre un théâtre d’interprétations – différentes, contingentes –, donnant lieu à des usages divergents au sein de la nation noongar. À partir de certains événements historiques particuliers, Bernard analyse différentes stratégies déployées par les Aborigènes Noongars afin de faire valoir leurs droits. Ces stratégies entrent parfois en contradiction au sein du même groupe, faisant en cela écho aux enjeux politiques rencontrés par d’autres communautés autochtones à travers le monde, ce qu’illustre notamment le dilemme politique entre la revendication d’une souveraineté politique interne de l’État australien et celle d’une reconnaissance plus radicale de la souveraineté noongar sur ses terres ancestrales.
La question de l’influence du cadre juridique sur les possibilités concrètes d’action des individus traverse également la contribution d’Anne-Julie Asselin, qui s’intéresse à une pratique d’adoption coutumière en Polynésie française, le fa’a’amu, dans un contexte de profonde transformation du modèle familial polynésien. Cette transformation du modèle familial renvoie, comme le montre l’autrice, aux changements socioéconomiques plus larges provoqués par l’implantation du Centre d’expérimentation du Pacifique au début des années 1960. Asselin se penche sur les stratégies mises en place par les acteurs, dans un contexte d’absence de reconnaissance juridique officielle de la pratique du fa’a’amu et sur les transformations que connait cette dernière dans le contexte postcolonial particulier de la Polynésie française.
L’article de Catherine Pellini se distingue, pour sa part, par sa fine analyse d’oeuvres artistiques de femmes māori vivant en milieu urbain. Pellini témoigne de la relation de ces artistes au territoire, relation transformée par la colonisation et le déplacement de certains Māori vers les villes. À travers leur démarche artistique, ces femmes māori aménagent, en milieu urbain, un espace particulier qui leur permet de renouer avec leur culture et d’être en connexion avec elle et les groupes auxquels elles sont affiliées. L’ethnographie des oeuvres de ces femmes māori témoigne de leur portée en termes de revendications politiques, culturelles, identitaires, territoriales et environnementales. Leurs démarches s’appuient d’ailleurs sur le statut de tangata whenua (peuple autochtone), les rattachant ainsi à des luttes autochtones internationales contemporaines.
Finalement, deux entretiens menés en Polynésie française par Justine Auclair – le premier auprès de Sylvanna Nordman, présidente de l’association Fatu Fenua no Makatea, le second auprès de Donatien Tanret, chargé de mission pour le projet Ocean Legacy des fondations Pew et Bertarelli, et de sa stagiaire Heiava Samg-Mouit – concluent ce numéro thématique. Ces témoignages abordent la question des enjeux liés à la protection de l’environnement dans le Pacifique, plus précisément en Polynésie française. Dans le Pacifique insulaire, la question environnementale se pose de façon particulière, avec les risques liés à la montée des eaux et les enjeux associés à la protection de l’océan et de ses écosystèmes contre la pollution et la surexploitation des ressources marines. En s’appuyant sur un concept ancestral tahitien, celui de « rāhui », Fatu Fenua no Makatea et Pew, deux organisations non gouvernementales ‒ l’une locale et l’autre internationale ‒ cherchent à améliorer la gestion locale des ressources et la protection de la biodiversité. Un rāhui fait traditionnellement référence à un interdit, une restriction, et implique le respect de tabous culturels notamment liés aux religions locales. Le rāhui que cherche à mettre en place l’association locale de l’île de Makatea (dans les Tuamotu) Fatu Fenua no Makatea vise à protéger la tortue marine ainsi que le Turbo setosus. L’association tente de collaborer avec la population locale de manière à impliquer tout un chacun dans le respect du rāhui et de l’environnement. Avec son projet Ocean Legacy, l’organisme Pew vise, quant à lui, la protection de l’océan. Le concept de « rāhui » est actualisé par cette organisation afin de l’articuler avec un concept moderne, celui d’« aires marines protégées » (AMP), qu’elle souhaite mettre en place, notamment en Polynésie française. Ces deux entretiens mettent donc en perspective la façon dont un concept ancestral – précolonial – polynésien peut être réarticulé (Clifford 2013) à l’époque contemporaine, agissant ainsi à sur le plan local autant qu’international et participant, de ce fait, au devenir des populations autochtones du monde.
Appendices
Notes biographiques
Anne-Julie Asselin est diplômée d’une maîtrise du Département d’anthropologie de l’Université Laval. Elle a obtenu plusieurs bourses d’excellence et de soutien à la recherche. En 2017, Asselin a reçu la bourse de soutien à la recherche du Fonds Georges-Henri-Lévesque. En 2018, elle a obtenu la bourse de mobilité du Bureau international de l’Université Laval ainsi que la bourse de mobilité à la maîtrise du Centre interuniversitaire d’études et de recherches autochtones (CIÉRA). Au cours de la même année, Asselin a décroché la bourse d’études supérieures du Canada (BESC M) Joseph-Armand-Bombardier du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) ainsi qu’une bourse de maîtrise en recherche du Fonds de recherche du Québec – Société et culture (FRQSC). Enfin, elle a été lauréate de la bourse d’excellence de soutien au terrain attribuée par le Département d’anthropologie de l’Université Laval.
Catherine Charest détient une maîtrise en anthropologie et une maîtrise en enseignement collégial de l’Université Laval. Durant ses études, Catherine a travaillé sur les questions d’identité et de revendications autochtones. Elle a ensuite travaillé au Regroupement des Centres d’amitié autochtones du Québec (RCAAQ), pendant deux ans, en tant que conseillère en mobilisation des connaissances. Cette expérience lui a permis de développer un grand intérêt pour les réalités des Autochtones qui demeurent en milieu urbain au Québec. Elle s’est alors penchée sur les thématiques de l’éducation, de l’accès au logement et sur la définition des concepts d’autochtonie urbaine et de communauté autochtone urbaine.
Pascal-Olivier Pereira de Grandmont est candidat au doctorat en anthropologie. Il effectue sa thèse en cotutelle à l’Université Laval, sous la direction de Natacha Gagné, et à l’École des hautes études en sciences sociales, sous la direction de Michel Naepels. Diplômé à la maîtrise en anthropologie à l’Université Laval, son mémoire, « "Négocier les interdépendances" : autonomie, action politique et identité au Henua ‘Enana », se penchait sur la question de l’autonomie politique aux îles Marquises en s’intéressant aux espoirs, aspirations et revendications d’acteurs impliqués dans les milieux politique et culturel marquisiens. Ses intérêts de recherche actuels portent sur la construction du rapport à la politique et des positions sociales durant la pandémie de Covid-19, dans une municipalité du Nord-Est du Brésil.
Notes
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[1]
L’ordre dans lequel nos noms apparaissent, que ce soit en tant que coéditeurs du numéro, coauteurs de cette présentation et d’entretiens, est établi par ordre alphabétique.
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[2]
Suivant Bastien Bosa, « la métaphore [des airs de famille développée par Wittgenstein] invite à établir des connexions entre des situations, des institutions ou des pratiques entre lesquelles existent diverses similitudes, mais pour lesquelles il n’est ni nécessaire ni possible de supposer une homogénéité totale ou de trouver une définition unifiée. Le fait de réunir des cas qui – en dépit de leur idiosyncrasie propre – sont liés les uns aux autres par un réseau complexe de “ressemblances de famille” permet précisément de dé[-]singulariser les faits étudiés, sans pour autant entrer dans des formes abstraites de généralisation. La principale affinité entre la recherche en sciences sociales et l’image des airs de famille s’explique donc par la nature profondément comparative de la première » (2015 : 64-65).
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[3]
Nous employons ici l’expression « situation postcoloniale » dans le sens que lui donne notamment l’historienne Catherine Coquery-Vidrovitch : « L’héritage colonial est une donnée spécifique : la situation postcoloniale ; non pas ce qui s’est passé chronologiquement, après la “phase coloniale”, mais la façon dont, aujourd’hui, de part et d’autre, les regards se font, se construisent, se défont, par rapport à des mémoires nécessairement déformées de la période antérieure » (2009 : 86). En ce sens, comme le souligne également l’autrice, postcolonial ne renvoie pas ici à « un concept chronologique » : « Parler du postcolonial ne signifie pas étudier ce qui se passe après la colonisation, ou de façon linéaire à la suite de la colonisation. Ce n’est pas non plus un concept homothétique, un décalque de la période coloniale, qui signifierait que ce qui se passe aujourd’hui, après la colonisation, est peu ou prou identique à ce qui se passait du temps de la colonisation » (ibid. : 89). L’historien Frederick Cooper abonde également dans le même sens quant à la « temporalité » de la notion de « postcolonial », clarifiant ainsi la confusion à laquelle peut donner lieu l’usage du préfixe post- : « The post- can usefully underscore the importance of the colonial past to shaping the possibilities and constraints of the present, but such a process cannot be reduced to a colonial effect, nor can either a colonial or a postcolonial period be seen as a coherent whole, as if the varied efforts and struggles in which people engaged in different situations always ended up in the same place. One is not faced with a stark choice between a light-switch view of decolonization – once independence was declared, the polity became “African” – and a continuity approach (i.e., colonialism never really ended), but one can look at what in the course of struggle before and after that moment could or could not be reimagined or reconfigured, what structural constraints persisted, what new forms of political and economic power impinged on ex-colonial states, and how people in the middle of colonial authority systems restructured their ties within and outside of a national political space » (Cooper 2005 : 19-20).
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[4]
À ce propos, Michel Pérez note que « [d]es quelque 7 000 langues parlées sur Terre, 1 250 (soit 18 %) le sont en Australie, Nouvelle-Zélande et Océanie insulaire, région qui ne renferme que 0,6 % de la population mondiale » et que « [l]a plus grande diversité linguistique se trouve dans les zones tropicales (extrême nord de l’Australie et Mélanésie) : quelque 200 langues pour les Aborigènes, 70 aux îles Salomon, 110 à Vanuatu, et 830 en Papouasie–Nouvelle-Guinée (mais 1 115 dans toute la Nouvelle-Guinée) » (Pérez 2013 : 95).
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[5]
Jessica de Largy Healy et Barbara Glowczewski entendent par « patrimonialisation » « tous les processus de mise en valeur pour la préservation mais aussi la réappropriation par les personnes concernées des patrimoines culturels, artistiques, scientifiques ou historiques, qu’ils soient tangibles ou intangibles » (2014 : En ligne).
Bibliographie
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