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Depuis une dizaine d’années, plusieurs ouvrages portant sur les cultural studies sont traduits en français, rendant accessible à un public francophone un courant de pensée jusque-là confiné dans le monde intellectuel anglophone. L’essai de Michel Bourse et Halime Yücel propose une étude de ce mouvement à travers le double prisme d’une histoire intellectuelle et sociale. L’ouvrage est divisé en quatre parties. La première ancre la naissance des cultural studies en 1964, avec la création du Center for Contemporary Cultural Studies (CCCS), à l’Université de Birmingham (Angleterre). Ses précurseurs sont Richard Hoggart (1919-2014), Raymond Williams, professeur de littérature anglaise (1923-1988) et Edward Palmer Thompson, historien (1924-1993). Le groupe sera rejoint par Stuart Hall (1932-2014) qui succédera à Richard Hoggart à la tête du CCCS. Ces chercheurs provoquent une rupture avec les approches behavioristes dans l’étude de la réception des médias de masse et de leurs effets sur les sociétés. L’apport de cette première partie est d’avoir exhumé le tribut des cultural studies aux mouvements théoriques des années 1960-1970, en particulier les discours de la French Theory qui essaiment dans les sciences sociales de l’époque.
La deuxième partie accorde une place singulière à l’héritage marxiste des cultural studies. Elle revisite leurs fondements intellectuels grâce aux relectures que ses penseurs font du lien traditionnel entre infra et superstructure. Les rapports de causalité entre ces deux schémas seront inversés et jugés de façon évolutive, ce qui ouvre la voie à une approche plus discursive de l’idéologie. C’est au regard de ces observations que la troisième partie se consacre au concept de culture et à ses variantes. L’accent mis sur la réception comme acte de transformation des discours fait de la culture une simple construction sociale. Cette idée est explorée sur la base d’exemples tirés aussi bien de la culture noire que des communautés de musiciens aux États-Unis. La quatrième partie revient un peu longuement sur la problématique de la réception dont l’histoire est appréhendée entre les écoles (Francfort, Constance) et les approches (fonctionnaliste, culturaliste).
L’intérêt de cet essai est d’avoir mis en lumière trois caractéristiques majeures de la théorie des cultural studies. D’abord, l’interprétation de la culture comme espace d’affrontement symbolique, les questions de normes au regard de la société et la place des cultures vis-à-vis de ces normes sont au coeur de l’ouvrage. Les mécanismes de domination sont examinés à travers plusieurs entrées comme la loi, le pouvoir, le peuple et le populaire, la violence symbolique ou les classes sociales. La culture est analysée sous le rapport de l’interdépendance, des flux et des chocs, afin de mieux éclairer la question de l’hybridité dans le contexte de la mondialisation. La deuxième ligne concerne la filiation des idées. Les influences entre intellectuels et courants de pensée révèlent une généalogie très complexe que les auteurs retracent, en partie, à travers le concept d’hégémonie, qui permet d’examiner la nature du pouvoir tel que traité par les chercheurs des cultural studies dans leur relecture d’Antonio Gramsci. Enfin, la troisième ligne mise en évidence est relative à la complexité théorique du mouvement. La position méthodologique – consistant à saisir plutôt l’inventivité dont font preuve les individus dans leur action – a contribué à modifier la construction de l’objet de recherche en sciences sociales. En outre, cette entreprise intellectuelle est marquée, d’une part, par une position engagée et excentrée qui la situe aux marges des limites institutionnelles universitaires et, d’autre part, par une diversité d’approches, de méthodes et de disciplines.
Cette diversité disciplinaire éclaire aussi bien l’histoire intellectuelle que la dimension sociohistorique du repeuplement des États. Les auteurs explorent une histoire sociale qui place les cultural studies au coeur des pratiques culturelles et montre comment leur ascension accompagne les mouvements sociaux et l’histoire de la gauche, le déclin du mouvement ouvrier et l’avènement d’une culture de masse. Ce travail intellectuel accompagne les périodes de critique sociale qui s’élaborent à travers les mouvements d’opposition et les courants de contre-culture, en rupture vis-à-vis des cultures dominantes au Royaume-Uni et aux États-Unis. Ces préoccupations se retrouveront au sein d’autres courants de pensée comme les subaltern studies et les postcolonial studies, qui font suite à l’internationalisation des cultural studies durant les années 1980-1990.
Cet ouvrage apporte un éclairage sur le fonctionnement de l’idéologie et la façon dont celle-ci est intériorisée à travers la réception qui est comprise, selon Stuart Hall, comme une construction sociale. La place considérable réservée à l’analyse de la réception par les cultural studies autorise les auteurs à lui consacrer la dernière partie de l’ouvrage. Cependant, cette longue étude sur la réception ne se justifie pas forcément au regard du reste du texte et, par conséquent, semble s’éloigner du projet initial. De ce point de vue, il est à déplorer que cette enquête fouillée ait manqué d’apprécier la réception des cultural studies dans les milieux universitaires et alternatifs aujourd’hui. Un point sur l’actualité de cette entreprise intellectuelle aurait complété l’étude historique et scientifique et établi une évaluation de son histoire contemporaine dans les universités. Il suffit, pour en administrer la preuve, de se reporter à l’audience des cultural studies dans l’espace francophone, aux débats qu’elles ne cessent de soulever et aux traductions dont leurs auteurs font l’objet.