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Introduction

Dès 1898, Paul Meuriot avait décrit la métamorphose des villes européennes exposées à une forte croissance, en une nouvelle organisation spatiale englobant faubourgs et banlieues. Il avait donné ainsi substance au concept d’« agglomération urbaine ». Mais, lorsqu’un nouveau palier fut franchi dans l’expansion et que l’agglomération se libéra des contiguïtés, manifestant spécialement sa vitalité outre-Atlantique, la nécessité d’un nouveau paradigme s’imposa. En 1937, Earle Draper, directeur de l’aménagement à la Tennessee Valley Authority, aurait alors été le premier à parler d’urban sprawl (Black, 1996). La formule ne fut toutefois popularisée que deux décennies plus tard, par William H. Whyte et Jane Jacobs, dénonciateurs d’une urbanisation incontrôlée, jugée létale pour la ville et la cité. Simultanément, le phénomène et l’expression prirent place dans la théorie géographique sous l’impulsion de Jean Gottmann, dont le propos était cependant tout autre : il se consacrait en effet aux grandes régions urbaines constituées en megalopolis, tel le corridor Boston-Washington, y voyant une forme inéluctable de l’urbanisation moderne en Amérique du Nord (Gottmann, 1955 ; Gottmann et Harper, 1967).

Bien que l’évolution des grandes villes anglaises ait également appelé l’expression dans l’immédiat après-guerre et même pris une place avantageuse dans un colloque organisé en 1964 à Carbondale, l’acculturation du concept d’urban sprawl en Europe fut tardive. En Grande-Bretagne, elle intervint à l’aube des années 1970, mais sous un autre vocable, suburbanization (Hall et al., 1973). En France, elle advint deux décennies plus tard, au terme d’un cheminement cahoteux qui a rendu l’expression – comme sa cadette, la « périurbanisation » – synonyme de pratiques indûment centrifuges, eu égard à la conception dominante de la ville durable. Une telle acception fait généralement litière de la longue durée de l’occupation et du façonnage des territoires, qui leur confère pourtant de fortes particularités et devrait imposer la nuance. Nous présenterons sommairement le trajet et les raisons de cette dérive, avant d’esquisser une démonstration appuyée sur le cas singulier de la Bretagne, montrant que l’usage inapproprié de l’expression comme du concept fait porter un opprobre largement injustifié sur « les villes invisibles » qui caractérisent désormais cette région. [1]

Désir incoercible et mauvaise réputation

En France, le choc pétrolier de 1973 attira brutalement l’attention sur le coût et les inconvénients des déplacements engendrés par la révision de la politique du logement engagée par Georges Pompidou dès 1966. Désireux d’orienter l’épargne populaire vers l’accession à la propriété, afin de désengager progressivement l’État de son considérable investissement dans ce secteur improductif, Pompidou lancerait en 1969 « une grande politique de la maison individuelle » rendue possible par deux décennies d’augmentation du pouvoir d’achat et par la démocratisation de l’automobile (Le Couédic, 2003). Ce type d’habitation, plus que tout autre, suscitait le désir : une première enquête approfondie sur les préférences des Français en la matière, l’avait montré dès 1947. Le succès de cette politique avait donc été immédiat et souvent bénéfique : Lacaze (2006) a en effet démontré qu’elle avait permis d’écarter le risque bien réel d’une pénurie d’habitations. Cette capacité demeure, dans l’actuelle période de dépression du marché de l’immobilier domiciliaire, d’autant que les villes connaissent une importante diminution de la taille des ménages. La densification des périmètres anciennement urbanisés, régulièrement appelée en antidote à l’étalement urbain, peut donc aller de pair avec une « dédensification » démographique. Ainsi, le dernier recensement a montré que la taille des ménages à Brest était nettement plus faible que dans le reste du pays éponyme (1,9 contre 2,4). Le nombre d’habitants y a même baissé, malgré une augmentation significative du parc domiciliaire (3000 logements) entre 1999 et 2009. À Rennes, les 7500 logements construits dans la même période n’ont apporté que 410 habitants supplémentaires.

Mais cette politique avait aussi engendré des effets dommageables. Certes, la loi d’orientation foncière de 1967 avait instauré des plans d’occupation du sol (POS) visant à protéger les terres agricoles et à éviter la dispersion des édifices, mais leur généralisation fut lente. En conséquence, les lotissements prirent leurs aises et le mitage des paysages ne fut pas rare, ce qui provoqua des réactions consternées, mais aussi un plaidoyer qui introduisit un néologisme appelé à faire florès : la rurbanisation (Roux et Bauer, 1976). Nullement entravée par la critique, la prolifération des maisons sur un territoire sans cesse élargi ne cessa de croître, entraînant une conséquence imprévue : le recensement de 1975 marqua en effet le terme du déclin démographique séculaire des communes rurales ; celui de 1982 marquerait même un net redressement, qui devait ensuite s’accentuer et « profiter à presque tous les territoires ruraux, y compris les plus éloignés des villes » (Rieu, 2011 : 1). Un effet rétro-littoral, dû à l’enchérissement constant du foncier très convoité des communes riveraines de la mer, a en outre accentué le phénomène (Lebahy et Le Délézir, 2006).

En dépit des correctifs à l’idée reçue qu’avait apportés, en 1966, la publication en trois volumes de l’enquête sur les « pavillonnaires » (Haumont, 1966 ; Raymond, 1966 ; Raymond et al., 1966), la grande majorité des urbanistes afficha vivement sa réprobation, reprenant même parfois les accents de Jean Giraudoux qui, avant de préfacer la Charte d’Athènes, avait prononcé une sentence sans appel à l’encontre du lotissement, « ce mot affreux qui évoque l’assassinat et le partage des dépouilles » (Giraudoux, 1939 : 92). Le discrédit qui frappa la doctrine du Mouvement moderne, au cours des années 1970, ne changea rien à l’affaire : il eut en effet pour corollaire la redécouverte et parfois la mythification des vertus de la ville traditionnelle, qui était tout aussi éloignée des aspirations du plus grand nombre, travaillé plus que jamais par « la passion pavillonnaire » (Mercier, 2006 : 209).

La naissance d’une doxa

C’est au Québec que fut forgé un néologisme promis à un avenir considérable : la périurbanisation. Ce nouveau vocable fut proposé en 1967 par Jean-Bernard Racine, alors professeur à l’Université de Sherbrooke, pour décrire la croissance du grand Montréal au sud du Saint-Laurent. En France, sa notoriété ne s’établit qu’en 1978, au terme d’une mission d’étude ministérielle intitulée Demain l’espace : l’habitat individuel péri-urbain. Le rapport final s’employa à rétablir la dignité, souvent bafouée jusque-là, de ses protagonistes ; toutefois, une question posée en préambule marquait l’embarras des rédacteurs : « Le péri-urbain : une mauvaise habitude ou un mode de vie d’avenir ? » (Mayoux, 1980 : 16).

Les échanges suscités par cette mission stimulèrent la recherche, conduisant à un premier colloque de synthèse, qui se tint à Angers, en décembre 1984. Anne-Marie Seronde-Babonaux y proposa une définition a minima du périurbain, qui recueillit l’assentiment général : « La diffusion dans un milieu originairement rural, des lieux de résidence des urbains. » Cependant, prenant sans cesse de l’envergure et recevant des critiques de plus en plus acerbes, venues notamment du milieu de l’écologie en plein essor associatif et politique, le phénomène sembla vite excéder ce qu’évoquait cet adjectif substantivé. Il serait alors concurrencé par l’étalement urbain. Le Québec, à nouveau tête de pont, assura la transmission de cette expression demeurée nord-américaine pendant trois décennies, à l’exception d’un usage parcimonieux dans le monde universitaire pour expliquer les évolutions démographiques constatées entre 1975 et 1982 (Larivière, 1984 : 336). Sa brusque notoriété hexagonale fut en effet consécutive à la publication en France des actes des Cinquièmes entretiens du Centre Jacques-Cartier, qui s’étaient déroulés à Montréal, en octobre 1992. Yves Bussière et Alain Bonnafous avaient assumé la responsabilité scientifique de ce colloque intitulé Transport et étalement urbain : les enjeux, secondés en l’occurrence par Michel Burdeau qui, en 1978, avait été le principal rédacteur du rapport de la mission sur l’habitat périurbain.

Essentiellement consacrées aux aires et régions urbaines de grandes villes – Montréal, Toronto, Genève, Lyon –, les communications avaient montré de considérables différences conduisant à des interrogations épistémologiques. La communication de Michel Barcelo s’intitulait : « L’étalement urbain : qu’en est-il ? Le définir avant même de tenter de le gérer » (Bussière et Bonnafous, 1993 : 299). Cette volonté d’affiner les concepts et de saisir les nuances devait cependant être emportée par les effets politiques de la prise de conscience d’une crise environnementale aiguë. Une extrême généralisation fut alors faite, ramassant toute « effusion spatiale de la ville » (Lussault, 2013 : 131) dans cette expression devenue incantatoire, attribuant de surcroît à toute agglomération les inconvénients relevés dans l’expansion des plus grandes et refusant de voir que, loin d’être submergés par une crue urbaine progressant inexorablement de proche en proche, bien des territoires y trouvaient l’occasion d’une structuration complexe, parfois gratifiante. Une circulaire de la ministre de l’Aménagement du Territoire et de l’Environnement, Dominique Voynet, fondatrice du parti Les Verts, en donna la mesure le 11 mai 1999. Destinée à préciser les objectifs des prochains contrats de plan État-régions, elle indiquait :

L’étalement urbain incontrôlé se traduit, à terme, par des situations socio-économiques peu supportables pour certaines catégories de populations. Nous en voyons les effets annonciateurs en Île-de-France : ségrégation spatiale, logements sans valeur, coût des transports dépassant celui de l’habitat pour certains ménages, friches urbaines, violences. L’étalement urbain renchérit considérablement le fonctionnement de l’agglomération pour la collectivité, par les coût d’investissement et de gestion des réseaux qu’il implique ; il crée des vulnérabilités dangereuses non seulement pour la santé publique (la pollution est proportionnelle aux distances parcourues) mais aussi à plus long terme pour l’économie générale de l’agglomération (énergie et transports)

Voynet, 1999 : 100

D’énigmatiques bassins de vie

Le ton catastrophiste de ce texte, destiné à l’ensemble des régions administratives françaises, trouvait sa justification dans le seul exemple de l’Île-de-France, éminemment particulier, mais considéré comme la préfiguration d’une situation appelée à devenir universelle. En 2001, un décret d’application de la Loi relative à la solidarité et au renouvellement urbains (SRU) entraîna en conséquence une réécriture explicite de l’article du Code de l’urbanisme relatif à l’élaboration du projet d’aménagement et de développement durable (PADD) constitutif des nouveaux documents d’urbanisme. Dès lors, les schémas de cohérence territoriale (SCOT) et les plans locaux d’urbanisme (PLU) durent « fixer les objectifs de modération de la consommation de l’espace et de lutte contre l’étalement urbain ». Le bilan établi en 2010 en révéla l’efficacité très relative : au cours des 10 années précédentes, 1368 communes rurales étaient statistiquement devenues urbaines.

Entre-temps, posés en cause et conséquence indissolublement liées, l’étalement urbain et la périurbanisation – enfin introduite dans la nomenclature de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) en 1996 – subirent un procès systématiquement instruit à charge, où l’accusation usa à l’envi de slogans alarmistes. Le plus percutant fut assurément celui qui prétendait diagnostiquer l’artificialisation de l’équivalent d’un département tous les 10 ans, dans un pays n’en possédant que 101. La complexité du phénomène apparut cependant en 2003, lorsque l’INSEE, secondé par quatre grands organismes d’analyse et de prospective, remit le rapport que lui avait commandé le Comité interministériel d’aménagement et de développement du territoire (CIADT) afin de mieux caractériser les pôles qui animaient l’espace à dominante rurale (INSEE, 2003). Pour la première fois, la situation fut observée depuis un autre point de vue que la ville, devenue agglomération puis aire urbaine. Les études afférentes mirent en évidence l’existence de « bassins de vie », qui sont demeurés dans la nomenclature statistique. Ceux-ci constituent la plus petite maille territoriale sur laquelle s’organise la vie quotidienne des habitants, où ils accèdent à l’essentiel des services, trouvent leur emploi, scolarisent leurs enfants.

De spectaculaires différences régionales, négligées jusque-là, s’imposèrent alors aux analystes. Ainsi, la Bretagne administrative (Ille-et-Vilaine, Morbihan, Finistère, Côtes-d’Armor) comptait 7 % des 1916 bassins de vie alors qu’elle ne regroupait que 5 % de la population nationale. Ensemble, ces bassins couvraient 90 % de la surface régionale, soit 11 points de plus que dans l’ensemble de la France métropolitaine. De surcroît, leurs caractéristiques moyennes les distinguaient nettement du reste du pays : leur taille était inférieure, mais leur population plus élevée : s’ils comprenaient peu de communes – 8 contre 16 –, leur population était double : 1 600 habitants contre 800. En conséquence, le temps nécessaire pour accéder aux différents services, notamment scolaires et sanitaires, était notablement moindre. Ces constats démontraient, d’une part, la vitalité préservée des zones rurales et, d’autre part, que le présumé étalement urbain n’avait pas engendré de piteuses « communes-dortoirs ». Et l’auteur de ce constat, Michel Rouxel, de conclure : « En Bretagne, les particularités du découpage en bassins de vie découlent des caractéristiques de l’organisation territoriale et de la répartition de la population. Ainsi, la moindre concentration de la population bretonne en grandes villes et sa prédilection pour les petites villes et les couronnes périurbaines expliquent l’importance démographique de cet espace : 62 % de la population y réside, contre 36 % au plan national » (Rouxel, 2004 : 22). Les recensements suivants ont confirmé ce constat. Les bassins de vie ruraux de Bretagne comptent désormais 76 habitants par km2 quand la moyenne nationale s’établit à 41. En outre, l’écart se creuse sans cesse, car l’orientation nationale de la politique du logement vers la maison individuelle a rencontré ici des caractéristiques familiales qui l’ont rendue particulièrement efficace : un taux d’épargne élevé, souvent attribué à un ancestral matriarcat, et une stabilité des couples supérieure à la moyenne française, notamment.

Une modélisation abusive

Les disparités régionales constatées par l’INSEE n’influencèrent guère la critique. Plus que jamais, celle-ci condamna ce qui aurait caractérisé l’étalement urbain : « La résidence individuelle en propriété, l’usage dominant du véhicule privé, la séparation des populations par groupes socio-économiques (ou éventuellement socio-ethniques), la séparation des fonctions entre le résidentiel et les autres activités (bureaux, commerces, administration, éducation, loisirs, culture), la faible présence de l’espace public » (Lévy, 2012 : 203). Ce procès incrimina en outre les habitants du périurbain, soupçonnés d’être « égoïstes, adeptes d’un consumérisme primaire, destructeurs de l’environnement, automobilistes forcenés » (Charmes, 2012 : 10). Cette charge se prolongea sur le terrain politique en dénonçant le comportement électoral jugé regrettable des « pavillonnaires », qui seraient portés au vote tribunitien. L’argument n’est pas neuf, mais il a inversé ses feux : Léon Daudet, cacique de L’Action Française, jugeait jadis que « le progrès de la peste socialiste [pouvait] se mesurer au progrès du lotissement » (Daudet, 1928 : 67) ; c’est aujourd’hui la crainte de l’extrême droite qui est attisée (Wiener, 2012 : 3). La Bretagne en offre un démenti formel : 72 % des logements y sont des maisons individuelles, alors que la moyenne nationale n’est que de 55 % ; or, de toutes les régions, elle a été celle qui a le plus massivement contribué à l’élection de François Hollande, candidat socialiste aux dernières élections présidentielles. Qu’importent les distinctions territoriales, historiques et sociales, « l’acte d’accusation est dressé sans faiblir, des journaux gratuits au Collège de France » (Roux, 2012 : 5).

Les instances bretonnes ne font pas exception, qui en viennent à oblitérer les particularités de leur territoire. Un récent rapport du Conseil économique, social et environnemental régional (CESER) consacré aux dynamiques territoriales accuse le périurbain d’entraver la mixité sociale et de susciter des conflits d’usage entre agriculteurs, anciens habitants et nouveaux arrivants. Et d’ajouter qu’il se paierait d’une dégradation inéluctable du niveau de service et des aménités nécessaires au bien vivre. Ce diagnostic est sujet à caution.

En effet, dans le domaine scolaire, 2472 écoles primaires couvrent l’intégralité du territoire régional, à de rarissimes et très modestes exceptions près. En outre, publics et privés additionnés, 388 collèges et 254 lycées généraux, professionnels, agricoles ou maritimes maillent toute la région. On relèvera de surcroît l’excellence de leurs résultats : en 2012, année où la moyenne nationale s’établissait à 84,5 %, l’académie de Rennes, qui couvre exactement la région administrative, a obtenu un taux de réussite de 90,2 % au baccalauréat. Dans le registre de la santé, seuls 18 cantons bretons étaient, en 2013, dépourvus de services médicaux, mais leurs voisins en étaient toujours dotés et, au final, 97 % des Bretons se trouvent à moins de 10 minutes en automobile d’un premier recours et à moins de 23 minutes d’un hôpital (Diodat et Pellet, 2013). L’exemple du pays de Brest – 1690 km2, 89 communes, 384 617 habitants – contribue à battre en brèche les idées reçues. Ce territoire bénéficie en effet d’une offre de soins dense et régulièrement répartie sur l’ensemble de son territoire : on y trouve 10 établissements hospitaliers, dont 4 dans des villes comptant de 7000 à 15 000 habitants (Landerneau, Crozon, Lesneven, Saint-Renan). Par ailleurs, il n’est guère de « désert médical » : ainsi, trouve-t-on des médecins dans 57 des 89 communes ; parmi celles qui en sont dépourvues, 3 seulement comptent plus de 1000 habitants, et encore sont-elles contiguës à des villes abondamment pourvues. Cette situation avantageuse ne diverge guère de la moyenne régionale, qui s’établit à 9,9 médecins et 13,3 infirmiers pour 10 000 habitants. La proximité du patient qui en découle contribue à faire de la Bretagne la région où le poids des dépassements du tarif conventionnel par les médecins libéraux est le plus faible (3,1 % contre 11 % au niveau national). Cette modération vaut également pour la dentisterie.

La vie culturelle n’est pas en reste. Dans le pays de Brest, 52 salles remarquablement équipées ont une programmation régulière de spectacles vivants proposés tant par des troupes professionnelles de haut niveau que par un tissu associatif dynamique participant largement à l’animation du territoire (Géoarchi, 2013 : 35). Dans ce contexte, s’installer dans de modestes communes ou de petites villes ne constitue nullement une relégation, aux yeux des nombreux cadres et membres des professions intermédiaires qui font ce choix.

De présumés coupables

Point crucial du débat, la « consommation foncière » reste à juste titre le motif le plus souvent utilisé pour justifier la lutte contre l’étalement urbain. Il est indéniable qu’en 30 ans (1970-2000), la surface agricole utile de la Bretagne a diminué de 27 %, perdant environ 60 000 ha par an. Les atteintes à l’environnement ont également été nombreuses, même si la mobilisation associative fut précoce et déterminée (Le Démézet et Maresca, 2003). La construction de maisons individuelles, en ordre dispersé ou en lotissements, est évidemment le premier motif à incriminer. Cette consommation excessive n’est toutefois pas uniforme ; elle culmine aux abords du littoral. Mais si l’attrait de la mer est un tropisme souvent très dommageable, il ne saurait être simplement confondu avec l’étalement urbain, sauf à lui attribuer, notamment, la résidence secondaire et les loisirs balnéaires de ceux qui habitent une « ville compacte ».

Il serait hâtif de considérer que la décision de résider dans des zones réputées rurales – le choix de la maison individuelle étant fait – ne trouverait d’explication que dans la recherche d’un foncier bon marché et relèverait donc d’une contrainte et d’un pis-aller. Certes, cet aspect des choses ne peut être négligé, d’autant qu’il a nourri la stratégie de certaines collectivités locales désireuses d’améliorer leur démographie : en 1993, Remengol a vendu 1 franc / m2 les terrains d’un lotissement communal ; en 1997, Le Moustoir a pratiqué le même prix, mais pour le lot complet ; en 2006, enfin, la communauté de communes de Pleyben en a purement et simplement fait don aux jeunes couples. Sans aller à de telles extrémités, de très nombreux lotissements communaux ont été commercialisés au-dessous de leur prix de revient. Ce qui, bien sûr, a augmenté les avantages pécuniaires, déjà bien réels sur les moyen et long termes, de l’accession à la propriété d’une maison individuelle. Mais, à l’exception de quelques zones d’hyper-ruralité (Bertrand, 2014), les nouveaux arrivants ont en outre bénéficié de la proximité de services et de l’existence d’aménités compensant, à leurs yeux tout au moins, l’éloignement d’une ville, relatif de surcroît. Et aux circonstances initiales se sont régulièrement ajoutés de nouveaux avantages au titre de l’équité territoriale, comme en témoigne le plan récemment adopté par la région de Bretagne pour apporter, par fibre optique, le très haut débit numérique jusqu’au plus modeste écart rural. De nouvelles écoles, des médiathèques, des installations sportives, des salles polyvalentes ont ainsi bénéficié de subventions pouvant atteindre 70 % de l’investissement (Piron, 2007 : 26).

En Bretagne, le coût de l’urbanisation diffuse doit être relativisé en égard à l’accessibilité accrue à la culture, au sport et aux loisirs qu’il a permis. L’intérêt de cette démocratisation a été bien compris par les collectivités territoriales, qui ont généralement pris le relais de l’État, lorsque celui-ci s’est désengagé. Il en fut ainsi lorsque la politique nationale de rénovation rurale cessa de subventionner de façon significative la restructuration et l’embellissement des bourgs et des petites villes. En 1984, la région Bretagne créa, en remplacement, le Fonds d’aménagement urbain régional (FAUR) qui, en deux décennies, apporta son aide à 90 % des communes éligibles. L’Éco FAUR, son successeur instauré en 2005, a poursuivi la politique engagée en y adjoignant des exigences environnementales. En 8 ans, il a accompagné plus de 500 projets dans un quart des communes bretonnes : bâtiments et équipements, espaces publics, aménagements paysagers, quartiers nouveaux ou réhabilités. Les communes de moins de 2000 habitants ont accueilli 60 % de ces réalisations : leur pouvoir d’attraction s’est évidemment trouvé amélioré, entraînant des effets inattendus, comme le regain du petit commerce de détail, réputé condamné il y a peu encore. La Bretagne est aujourd’hui la région la mieux pourvue en la matière : 4 % seulement de la population rurale vit dans une commune dépourvue de commerce de quotidienneté quand la moyenne nationale est de 25 % (Solard, 2010 : 3).

En conséquence, l’installation hors de l’orbite immédiate de la ville d’importance ne peut être considérée comme le simple fruit d’une contrainte économique créant de facto des zones de relégation. S’il existe bien, cependant, une pauvreté en Bretagne « hors les villes », elle ne saurait être mise en relation avec le phénomène de périurbanisation. En effet, 66 % des Bretons sont propriétaires de leur résidence principale. Ce taux, très supérieur à la moyenne nationale (57,7 %), s’explique par l’abondance des maisons individuelles – consubstantielles à l’étalement urbain dénoncé –, dont 83 % des occupants sont propriétaires (DREAL Bretagne, 2013). Or, en dépit des vastes dimensions de ces demeures (91,3 m2 contre 84,3 m2 pour la France entière) et des importants remboursements d’emprunts qu’elles engendrent, le nombre des débiteurs surendettés est, en Bretagne, inférieur à la moyenne nationale (4,3 % contre 5,1 %). En outre, la cartographie dressée par l’INSEE des taux de pauvreté dans les principales intercommunalités bretonnes (Rennes, Brest, Quimper, Saint-Brieuc, Lorient, Vannes, Saint-Malo) montre que la ville-centre est toujours la plus affectée (Le Boetté et al., 2006). Cela rejoint d’ailleurs les conclusions pour l’ensemble de la France d’une récente publication de cet institut, destinée notamment à contrecarrer les allégations contraires de Christophe Guilluy (2014), qui avaient bénéficié d’un large écho. Dès lors, se pose la question des origines de cette singularité bretonne, que nous pensons inscrite dans la très longue durée.

Poser une telle hypothèse n’implique pas de souscrire à un intangible déterminisme historique, mais seulement de considérer que les territoires ne sont pas réductibles au spatium in extenso (Di Méo, 1991 ; Raffestin, 1992). Alors que ce dernier laisserait libre cours aux injonctions de l’heure et accueillerait immédiatement les pratiques afférentes, les premiers possèdent une inertie et opposent donc une résistance aux infléchissements brutaux (Frampton, 1974) ; ils introduisent une dialectique et conditionnent, dans leur forme et leur rythme, certaines évolutions liées aux changements qui affectent par ailleurs la société. L’effondrement du Mouvement moderne en urbanisme s’expliquerait par le refus qu’il manifesta de prendre cette mécanique en considération.

Une antique singularité bretonne

En 1907, Camille Vallaux fut un des premiers à se pencher sur « le fourmillement en Bretagne de petites unités éparpillées » et la modestie des bourgs dont « la petitesse [étonnait] dans un pays de population si dense » (Vallaux, 1907 : 123-124). Il avait en outre relevé que si les conditions naturelles expliquaient la situation des premières, elles n’offraient guère de clé pour comprendre la position des seconds. S’appuyant sur les travaux du linguiste et historien Joseph Loth et remontant jusqu’au VIe siècle, il avait alors avancé l’hypothèse d’une conséquence « des habitudes sociales importées par l’émigration bretonne en Armorique » (Ibid. : 124). L’idée fut reprise en 1937 par René Musset qui, après avoir examiné les circonstances naturelles pouvant expliquer leur implantation, écrivit : « Ce ne sont là que des conditions ; les causes sont ailleurs, dans l’histoire du peuplement » (Musset, 1937 : 62). Pour étayer ce jugement, il en référa à la thèse de René Larguillère sur l’organisation chrétienne primitive dans l’Armorique bretonne qui, en 1925, avait apporté des précisions inédites sur les établissements consécutifs à l’émigration. Il nota de surcroît qu’en Bretagne, on usait de vocables particuliers pour décrire une situation qui ne l’était pas moins : les unités de 2 à 20 foyers disséminés dans la campagne étaient nommés « villages » et les chefs lieux communaux, même étiques, « bourgs », quand en France on les aurait qualifiés respectivement de hameaux et de villages. Ces deux acceptions spéciales, avérées dès 1181, ne sont jamais sorties de l’usage depuis (Chédeville et Tonnerre, 1987 : 398).

En 1943, Albert Demangeon repéra à son tour l’étrangeté de « l’éparpillement ou desserrement de l’habitat » en Bretagne, s’étonnant que « la population éparse [y atteignît] près des trois-quarts de la population totale » (Demangeon, 1943 : 165). Cette caractéristique conférait un aspect « mosaïqué » au territoire, qui conduisit à l’instauration d’un impressionnant réseau de chemins et de routes parachevé au XXe siècle. Cette foisonnante capillarité y culmine aujourd’hui à 21 km pour 1000 habitants contre 16 km au niveau national, 7,6 en Allemagne et 7 en Grande-Bretagne. Elle présente deux aspects positifs. D’une part, en irrigant le territoire d’une manière appréciable pour les entreprises, rarement confrontées dès lors à des soucis d’accessibilité, elle a favorisé une large répartition de l’emploi, qui vient diminuer les effets de la dispersion de l’habitat : aujourd’hui, 26 % des 960 000 membres de la population active bretonne travaillent au sein de leur commune de résidence, et 59 % dans la zone d’emploi où se situe leur habitation. Un tel taux pourrait s’expliquer par la présence de gros employeurs locaux créateurs de l’essentiel de l’emploi – c’est en partie le cas à La Gacilly (Yves Rocher) ou Ploudaniel (Even) –, qui retiendraient un quart de la population active, tandis que les autres seraient contraints à de longs déplacements. Il n’en est rien : pour se rendre à leur lieu d’emploi, les travailleurs de Bretagne – proportionnellement plus nombreux qu’au niveau national – ne parcourent en moyenne qu’un kilomètre de plus que leurs homologues des régions dites provinciales. Dans la perception des intéressés, ce très léger surcroît est contrebalancé par un trajet de moindre durée : 17,7 minutes contre 19,5 (ORTB, 2011). En dépit de quelques infléchissements, peut-être annonciateurs d’une tendance générale, comme dans les pays de Dinan et de Lamballe, la répartition de l’emploi et ses évolutions récentes présentent toujours des aspects spécifiques, pointés par les cinq agences d’urbanisme et de développement de Bretagne. Celles-ci relèvent que de petites villes comme Baud, Carhaix, Gourin, Plouhinec-Audierne, Pont-L’abbé, « manifestent un dynamisme de l’emploi supérieur à l’ensemble breton, particulièrement en ce qui concerne l’emploi industriel » (Collectif, 2012 : 46).

Par-delà la Révolution

En 1950, Maurice Le Lannou consolida l’idée que « l’histoire bretonne [avait] donné à la péninsule quelques pièces maîtresses de sa structure géographique » et confirma, nouveaux acquis de la recherche à l’appui, que « le semis de peuplement » remontait bien au VIe siècle où les migrants s’étaient dispersés sur le territoire, en quête d’installations propices à l’agriculture, laissant cependant au prêtre qui les conduisait le choix stratégique « du poste de commandement » (Le Lannou, 1950 : 211). Il fallait y voir l’ancêtre du bourg, qui put demeurer de très modeste dimension tout en jouant un rôle primordial. Le Lannou ne manqua pas de relever les histoires divergentes de la Haute et de la Basse-Bretagne, mais il montra que « la grande activité colonisatrice » des XIe, XIIe et XIIIe siècles avait nivelé les différences et conduit in fine à des situations très comparables (Ibid. : 203). Trois ans plus tard, Max Sorre, professeur à l’Université de Rennes comme l’avaient été Musset et Le Lannou, donna implicitement quitus à cette interprétation, confirmant que la dispersion était « dans une certaine mesure indépendante des conditions physiques » (Sorre, 1952 : 64).

Dès lors, la recherche archéologique et historique ne cessa d’apporter des éléments de confirmation. Olivier Loyer en fit la synthèse qui prévaut désormais. Il rappela l’originalité de l’église celtique, qui était à son apogée lorsque débuta l’émigration. Son organisation était monastique et ne conférait guère d’autorité juridictionnelle à un pouvoir hiérarchique de type romain, commandé depuis la ville où siégeait un évêque. Loyer précisait : « La société celte était une société tribale, c’est-à-dire une fédération de tribus pratiquement autonomes […]. Celles-ci partageaient [toutefois] les mêmes traditions religieuses, culturelles et sociales » (Loyer, 1965 : 63). Ce système fut importé en Bretagne continentale, avec cependant une adaptation notable : « Le centre de la vie religieuse fut la paroisse, le plou, et non le monastère. Mais la paroisse était le regroupement d’une population sous l’autorité d’un moine. » Et de préciser : « Elle était à elle seule un monastère », rurale et autonome donc, au contraire de la paroisse en Gaule, qui était une excroissance de la cité, fruit d’« une décentralisation progressive du culte épiscopal, reflet d’une civilisation urbaine » (Loyer, 1965 : 65).

L’apparition de villes, consécutivement à l’instauration du régime féodal, a également revêtu des aspects particuliers. Henri Bourde de La Rogerie a montré que, hormis une dizaine, elles étaient nées ou avaient gagné cette appellation postérieurement au Xe siècle. Au cours de l’histoire, leur nombre était demeuré relativement restreint, du fait de la taille considérable des paroisses primitives qui les avaient sécrétées : fréquemment plus de 2000 ha et jusqu’à 3000, quand la moyenne dans la Normandie voisine s’établissait aux alentours de 1400. Cette caractéristique est une des raisons du maintien de la vitalité de beaucoup d’entre elles : les unités urbaines de 5000 à 20 000 habitants, en Bretagne, réunissent un pourcentage de la population deux fois supérieur à celui de cette catégorie dans la France entière (Allain et Baudelle, 2000 : 590).

Évoquant ces anciennes petites villes bretonnes, Bourde de La Rogerie notait « qu’elles avaient survécu à l’abolition des derniers vestiges du régime féodal et qu’elles étaient devenues le siège d’organismes administratifs modernes, en vertu de droits acquis parce qu’elles étaient habitées par des bourgeois instruits et parce qu’elles étaient le centre traditionnel des échanges et des transactions entre les habitants des paroisses voisines » (Bourde de La Rogerie, 1929 : 87-88). Pierre Flatrès a surenchéri en pointant la multiplication des communautés religieuses au XVIIe siècle, dont le rôle avait persisté, offrant durablement des « hôpitaux, collèges confessionnels, petits séminaires » (Flatrès, 1960). Il fit remarquer que, non seulement, « les fonctions féodales, qui avaient tant contribué à modeler les petites villes bretonnes, et la fonction religieuse plus récente n’avaient pas complètement disparu à la Révolution », mais qu’en outre, elles avaient reçu et recevaient encore, en 1960, le renfort de la République. C’est ainsi que l’actuel hôpital de Guéméné-sur-Scorff (1170 habitants) – qui, avec la maison d’accueil de personnes âgées dépendantes associée, représente 200 emplois publics – est le lointain héritier de l’hospice créé au Moyen Âge par un ordre de charité devenu oeuvre de bienfaisance à la Renaissance. Loin d’être en butte aux menaces qui pèsent aujourd’hui sur les structures excentrées, l’Agence régionale de santé lui a donné, en janvier 2015, son accord pour l’édification d’un nouvel édifice estimé à 28 millions d’euros.

Flatrès étayait spécialement son assertion sur les établissements d’enseignement : « Lors de la création des écoles professionnelles supérieures ; puis, plus récemment, de la multiplication des lycées, ces nouveaux établissements ont été attribués à des villes, même petites, et jamais jusqu’ici, à des bourgs, même importants. Une fonction purement scolaire s’ajoute donc à l’ancienne fonction des petites villes » (Flatrès, 1960 : 183). Il n’a pas été contredit depuis : Rostrenen, qui ne compte que 3598 habitants mais où la tradition scolaire remonte à 1483, a reçu 1552 élèves et étudiants lors de la rentrée scolaire de 2013. Ce cas n’est pas unique : Ploërmel (7167 habitants) en a reçu 3783 et Lesneven (7300 habitants), 3900. Il n’en demeure pas moins que certaines petites villes, parfois toujours spectaculairement présentes dans le paysage régional (Malestroit, Quintin), n’ont pu ni sauvegarder, ni renouveler leur influence, voyant ainsi leur « capacité d’encadrement des zones rurales » s’étioler (Allain et Baudelle, 1994).

La remarquable persistance des bourgs

Mais durant cette polarisation progressive du territoire par les petites villes, les bourgs n’étaient pas demeurés inactifs. Un certain enrichissement lié aux progrès de l’agriculture – constitution du bocage, emblavement accru, introduction de la prairie artificielle – y avait permis l’installation de quelques artisans et commerçants, dont les maisons accolées et pourvues d’un étage, amorcèrent « une tendance à la formation urbaine » (Demangeon, 1943 : 306). Surtout, la plupart des bourgs s’étaient formidablement monumentalisés par la construction d’églises dans des proportions sans équivalent en France où, pourtant, 25 % furent remaniées ou remplacées au cours du XIXe siècle. Philippe Bonnet nous apprend qu’en Ille-et-Vilaine, 169 paroisses sur 367 virent alors leurs églises entièrement reconstruites ; il y en eut 198 dans les Côtes-du-Nord et 185 dans le Morbihan. Durant la seconde moitié du siècle, la Loire-Inférieure édifia 168 nouvelles églises et le Finistère, 80 (Bonnet, 2005 : 79). Le néogothique, qui triompha, fit jaillir de spectaculaires clochers, confirmant l’élan de l’Église ragaillardie, mais surtout le rôle atypique d’un clergé assumant l’héritage ancestral : le prêtre desservant une paroisse rurale, en Bretagne, a été nommé « recteur » jusqu’à nos jours, sans que ce titre n’ait possédé la moindre légitimité hiérarchique.

La République ne fut pas en reste : retraçant l’histoire des lieux de pouvoir bretons et de leurs édifices du XVIIIe au XXe siècle, Bouju (2011) a montré comment, bien décidée à quadriller cette vaste région demeurée rétive, elle avait favorisé la construction de mairies, de postes et d’écoles, contribuant ainsi au second souffle des bourgs. Ces avantages fonctionnels les rendirent attrayants pour ceux qui, à partir des années 1960, choisirent d’accéder à la propriété d’une maison individuelle. De surcroît, ces bourgs bénéficièrent d’une exceptionnelle considération dans l’élaboration d’une politique régionale, qui s’émancipa un temps de la routine des administrations d’État.

L’embellie du XIXe siècle avait été de courte durée et avait eu des effets insuffisants. Tributaire d’un système agricole sclérosé, en dépit de l’essor prometteur d’un mutualisme qui s’imposerait spectaculairement in fine, privée en outre d’une réelle industrie, la région était en piteux état au sortir de la Seconde Guerre mondiale : l’exode rural, spécialement vers la région parisienne, fut alors considérable, entraînant une régression démographique inédite. Devant l’inaction de l’État, le 22 juillet 1950, toutes les composantes de la vie publique bretonne – politiques, économiques, consulaires, culturelles – se regroupèrent en remisant un temps leurs différences idéologiques. Elles usèrent évidemment de la revendication mais, surtout, elles se dotèrent d’un organisme sans pareil, le Comité d’étude et de liaison des intérêts bretons (CELIB), qui se donna pour mission d’établir un plan. Ce qui fut fait sous la houlette de Michel Phlipponneau, alors acquis à une géographie appliquée et partisan d’une action volontaire (Phlipponneau, 1962 : 5). Le CELIB fut en proie à la défiance de l’administration d’État, mais il bénéficia aussi de la bienveillance d’une partie de la classe politique aux affaires, qu’elle fût éclairée ou craintive devant la menace d’une jacquerie.

Dès 1953, le CELIB publia un Rapport d’ensemble sur un plan d’aménagement, de modernisation et d’équipement de la Bretagne qui, par un arrêté, le 13 juillet 1956, devint le premier Programme d’action régionale adopté en France (Krier et Ergan, 1976 : 29-36). Dans sa mutation souhaitée, la Bretagne entendait donner du poids à ses principales villes, mais aussi à celles, plus modestes, qui pourraient ainsi espérer accueillir de nouvelles activités revitalisant les territoires avoisinants. Il n’y avait là rien d’inattendu. La nouveauté vint en 1971 lorsque le CELIB publia un ouvrage annonçant la deuxième phase de son action : Bretagne, une ambition nouvelle. On y théorisait une organisation inédite du territoire, déjouant le cadre administratif, fondée sur la reconnaissance du « pays » défini comme « une zone géographique dans laquelle la quasi totalité des hommes [étaient] à la fois habitants, producteurs et consommateurs ». L’intention était de rompre avec la formule dominante de « l’aménagement des campagnes par les villes » (Houée, 1974 : 195).

L’invention des pays

Ce projet avait germé à l’observation des bienfaits de la politique de rénovation rurale arrachée par le CELIB en 1967. Un commissaire pour la Bretagne avait été nommé pour la circonstance, Jacques Ferret, qui avait rapidement compris la nécessité de tenir compte de la particularité du peuplement de la région. Le Plan routier breton, obtenu l’année suivante, confirmerait l’intention. En effet, si le choix d’une route nationale à quatre voies ceinturant la Bretagne fut préféré à un réseau autoroutier, ce fut évidemment pour des raisons de coût, mais aussi parce que ce principe permettait de ménager de très nombreux échangeurs et, ainsi, de desservir équitablement les bourgs et petites villes, ce qui favorisait de facto aussi bien la création de zones d’activité que l’installation d’habitations. On notera qu’aujourd’hui, le débat portant sur la desserte ferroviaire de la région, dit Bretagne Grande Vitesse, repose le problème en des termes comparables.

Tel qu’imaginé par le CELIB en 1971, le « pays » aurait eu pour mission d’étudier et conduire la politique d’aménagement ; de réguler l’évolution de l’emploi et de la démographie ; de programmer et de réaliser les principaux équipements. Enfin, l’établissement public régional, dont la création était donnée pour imminente, se serait appuyé sur ces pays pour répartir les crédits d’État (Krier et Ergan, 1976 : 202). De manière très édulcorée, la Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale (DATAR) en reprendrait l’idée en 1975, en instaurant les « contrats de pays ». Le souhait « de rétablir l’unité nationale menacée par la désertification des campagnes » incita plus tard Charles Pasqua, alors ministre de l’Intérieur et de l’Aménagement du territoire, à créer juridiquement ces entités bien floues, par la Loi d’orientation pour l’aménagement et le développement du territoire, du 4 février 1995 (LOADT). Définis comme garants « d’une cohésion géographique, économique et culturelle ou sociale, à l’échelle d’un bassin de vie ou d’emploi », les pays devaient dès lors exprimer « la communauté d’intérêts économiques et sociaux ainsi que, le cas échéant, les solidarités réciproques entre la ville et la campagne ».

Cette réciprocité éventuelle était au contraire primordiale dans les élaborations bretonnes depuis bientôt trois décennies. La difficulté juridique et administrative à définir les pays créés par la LOADT fit attendre cinq ans le premier décret d’application, et encore amorça-t-on les choses par « une opération de préfiguration » instaurant 42 pays-test. La Bretagne fut évidemment partie prenante de l’affaire, comme elle le serait après l’adoption de la loi du 25 juin 1999 défendue par Dominique Voynet, qui confirma la reconnaissance de ces « territoires pertinents », sans toutefois les élever au rang des collectivités territoriales. Elle est aisément parvenue à s’organiser en 25 pays : 4 comprennent un pôle urbain majeur et 11, une ville moyenne ; 6 seulement sont véritablement ruraux et se rapprochent des raisons qui justifièrent leur création nationale (Guizien, 2013).

C’est à cette échelle que doit se comprendre et s’organiser l’occupation du territoire, qui ne saurait être ramenée au modèle d’une ville s’avachissant (exacte traduction de sprawl) par triste fatalité ou défaut de vigilance et d’autorité. En Bretagne, si étalement il y a, c’est aux confins des bourgs qu’on le rencontre où, de fait, la situation des lotissements, leurs dispositions et la dimension de leurs lots furent longtemps déplorables eu égard aux exigences de l’heure (Le Couédic, 2010). Notamment par l’entremise des plans locaux de l’habitat, une saine réaction est désormais à l’oeuvre, comme le prouve la spectaculaire diminution de la taille des parcelles dévolues à l’habitat individuel : depuis 2006, elle a en effet régressé de 28 %, s’établissant aujourd’hui à 845 m2, ce qui fait de la Bretagne la troisième région française la plus vertueuse en la matière. Ce nouvel état de fait, très contraignant, rend malaisée la production de lotissements en « lots libres ». En conséquence, les permis groupés, insignifiants il y a peu encore, concernent désormais 15 % de la production. Dès lors, il devient possible de mettre en oeuvre des typologies de maisons et des morphologies de groupements expérimentées il y a 45 ans, mais qui depuis n’avaient jamais encore convaincu de leur pertinence (Bonnet et Le Couédic, 2012 : 316-318). Une nouvelle phase de structuration des bourgs, plus conforme aux exigences du développement durable et propice à la constitution d’un espace public enrichi, pourrait donc bien s’annoncer.

Conclusion

Cette très longue histoire toute de continuité, certes brossée ici à trop grands traits, rend évidemment suspect le prétendu surgissement d’un étalement urbain, d’autant que les deux villes d’envergure, qui auraient pu en être affectées, s’en sont très tôt prémunies. En effet, le plan de reconstruction de Rennes, après la Seconde Guerre mondiale, comportait déjà des mesures pour éviter un développement en couronnes contiguës ; ces précautions seraient constamment amplifiées et donneraient in fine la « ville archipel » d’aujourd’hui (Chapuis, 2013). Quant à Brest, qui ne fut créée qu’au XVIIe siècle, pour en contrecarrer la tendance, elle se dota en 1974 d’une communauté urbaine volontaire (Communauté urbaine de Brest [CUB], renommée en 2005 Brest Métropole Océane [BMO]), l’une des très rares constituées ainsi en France.

Certes, l’organisation spatiale dont les populations venues des îles britanniques ont doté la Bretagne au cours du haut Moyen Âge en fait un cas éminemment spécial. Mais de récents travaux concernant la Picardie (Brès et Mariolle, 2011), l’Italie du Nord et la Flandre (Secchi, 2008) ont montré qu’en d’autres circonstances, la puissance opératoire de la longue durée n’était pas moindre. Il conviendrait, en outre, que la mesure des conséquences de cette urbanisation, qui n’est pas indemne de contradictions, soit affinée. Ainsi, l’indice utilisé en France par la direction régionale de l’Agriculture et de la Forêt pour déterminer l’artificialisation des terres donne un taux de 12 % pour la Bretagne, tandis que l’indice européen Corine Land Cover le limite à 6,2 %. De surcroît, la récente thèse de Pauline Frileux (2008), appuyée sur l’exemple de communes de Haute-Bretagne, a montré que, contrairement à l’idée reçue, le système pavillonnaire faisait bocage et pouvait être crédité d’un réel intérêt au titre de la biodiversité végétale et animale. Pour autant, il est indéniable que l’artificialisation, quelle qu’en soit la jauge, atteint une cote d’alerte.

On peut dès lors se demander pour quelle raison une vision simpliste, aisée à contredire, a pu s’imposer. On peut certes y voir un effet de panique devant la brutale prise de conscience des dégâts environnementaux occasionnés par un XXe siècle insoucieux. Mais ne faudrait-il pas plutôt incriminer la volonté de rachat de la pensée aménagiste qui, durant deux siècles, aura préconisé la dispersion ? Au XVIIIe siècle, reconnaissant certes que la ville ancestrale avait été le creuset d’une pensée philosophique et scientifique incomparable, elle postula que l’heure était venue d’en propager les systèmes actifs à l’ensemble des territoires. Les propositions consécutives que feraient Charles Fourier et Robert Owen au siècle suivant, partisans tous deux d’une redistribution des populations dans de nouveaux établissements disposés sur un damier universel, firent le lit du Mouvement moderne. Le Corbusier, qui plaida pour une « urbanisation totale », ramassée in fine dans sa théorie des « trois établissements humains », en témoigne, comme la doctrine d’Erwin Gutkind, chantre plus tard de « la dispersion généralisée ».

Mais, dans leur esprit, le système nouveau ne pouvait être pensé, organisé et régulé que depuis la ville où on officiait. Or, la répartition de la population que nous connaissons, bien que soumise à d’innombrables stimuli idéologiques, politiques et économiques, n’en est pas moins, d’abord, le fruit d’une tendance issue de la base, largement affranchie des injonctions idéologiques. Pour autant, elle n’est pas désordonnée. Comment d’ailleurs le serait-elle ? Avant leur adoption, les PLU, qui en fixent les limites, sont soumis à une enquête d’utilité publique, à un vote des conseils municipaux puis à un contrôle a posteriori de l’État. Mais, sans claire conscience, cette procédure s’inscrit dans un système d’organisation parfois millénaire, demeurée opératoire. Aujourd’hui, en le dénonçant ou en l’oblitérant au nom d’un développement durable mal compris, la pensée aménagiste donne à nouveau quitus à Jacques Dreyfus, pour qui l’urbanisme était « une idéologie de la rationalité » et manifestait avant tout « un refus de l’ordre de la différence » (Dreyfus, 1973).

Le retour mythique à une ville compacte telle que la souhaite Jacques Lévy ne peut advenir. Mieux vaut sans doute, selon l’expression africaine, « durcifier » ce qui existe, en tirant parti de ses potentialités, quitte à en endiguer les excès. Martin Vanier a lancé un appel en ce sens en 2011, consterné que la périurbanisation soit toujours « disqualifiée par son existence même » et que « le discours dominant [continuât] à s’inscrire dans le registre de l’injonction ». Il a souhaité, au contraire, la voir assumée et nourrir un projet spécifique, annonciateur peut-être de « la ville de demain » (Vanier, 2011). C’est ce qui semble s’amorcer en Bretagne : la synthèse du séminaire sur l’armature urbaine de la région, organisé en 2011 par son réseau des agences d’urbanisme et de développement, a proposé de remplacer la notion d’agglomération par celle, notamment, de « ville-pays » (Collectif, 2012 : 16). La création du Pays de Brest, préfigurée dès 1995, a été une étape significative de cette prise de conscience, d’autant que le SCOT, exécutoire depuis 2011, a été étudié à son échelle. Sa transformation, le 16 mars 2012, en « pôle métropolitain du pays de Brest », statut arraché à une administration centrale qui en comprenait mal les motivations, en fut une autre, consacrant de facto l’existence d’une authentique « ville invisible », regroupant 12 % de la population bretonne.